Chapitre IV : La Renaissance
p. 101-128
Texte intégral
L’humanisme
1Pour le propos de notre brève étude, nous entendons par Renaissance la période qui va de l’an 1300 environ au milieu du xvie siècle. Un mouvement culturel où l’on peut reconnaître l’humanisme, cet aiguillon de la Renaissance, perçait dans certaines régions de l’Italie à la fin du xiiie siècle et avait gagné la plus grande partie de l’Europe occidentale au milieu du xvie siècle, transformant, parmi bien d’autres choses, la transmission et l’étude de l’Antiquité classique. L’érudit de la fin de la Renaissance avait accès à presque autant d’œuvres grecques et romaines que nous en possédons aujourd’hui ; il pouvait la plupart du temps les lire sans peine ni dépenses excessives : elles étaient imprimées ; et les traductions du grec en latin et des deux dans les langues nationales avaient mis une bonne partie de la littérature antique à la portée du grand public. Cet érudit trouvait déjà une critique historique et textuelle reposant sur des bases solides.
2Même s’il finit par rayonner sur tous les domaines intellectuels et artistiques, l’humanisme fut un phénomène avant tout littéraire qui consista à étudier et imiter les auteurs classiques. Le terme, né au xixe siècle, dérive d’umanista, mot d’argot forgé dans les universités italiennes de la fin du xve siècle, par analogie avec legista et iurista, pour désigner les professeurs enseignant les humanités, les studia humanitatis, qui englobaient à l’époque la grammaire, la rhétorique, l’histoire, la poésie et la morale, canon aussi important par ce qu’il excluait que par ce qu’il incluait. Les harmoniques qu’engendra ensuite l’humanisme découlent en partie seulement de sa tonalité première : enseigner, étudier et mettre à l’honneur la littérature classique.
3Bien des humanistes, au xve siècle en particulier, enseignaient effectivement les humanités ; à ce titre, ils prirent la place des dictatores médiévaux, ces hommes qui apprenaient à rédiger des lettres, des discours et d’autres documents essentiels pour la diplomatie et l’administration. Le dictamen était toutefois un phénomène spécifiquement médiéval, bien déterminé, stéréotypé, sentant le manuel et la composition modèle. L’élégance du style ne devait pas grand-chose à la fréquentation des Anciens, la poésie était ignorée et les études classiques ont été généralement beaucoup moins « humaines », à certains égards, en Italie qu’ailleurs. Pourquoi l’humanisme est-il donc précisément sorti de ce berceau ? Il est difficile de le dire, car la réponse n’est pas simple. On a fait remarquer que la plupart des humanistes de la première heure étaient des notaires, des avocats, bref des hommes de loi. Les écoles de droit occupaient en Italie une position prééminente, et la résurrection du droit romain à Bologne avait rétabli un lien avec l’Antiquité. Les dictatores avaient tenu le haut du pavé aux xiie et xiiie siècles, et la base grammaticale et rhétorique très solide que les futurs juristes avaient reçue avant de se spécialiser, aussi peu classique qu’elle fût alors, leur avait néanmoins donné la maîtrise du latin et un sens aigu du style. D’autres facteurs entrèrent en jeu : l’éducation italienne était séculière, le développement des villes avait favorisé une culture raffinée et il existait des hommes qui, de par leur métier, avaient la formation, les moyens et les loisirs leur permettant de s’adonner encore à l’étude des classiques tout en étant suffisamment mêlés à la vie de la cité pour mettre en pratique la rhétorique nouvelle quand l’occasion s’en présentait. Il faut également tenir compte de la personnalité de certains d’entre eux – un Lovato ou un Pétrarque par exemple – qui avaient le don de communiquer leur enthousiasme ardent, sans oublier un fait bien simple : on avait à portée de main des bibliothèques où puiser les livres à même d’orienter l’humanisme dans une direction nouvelle et de rompre nettement avec le passé. Quand le mouvement s’étendit à d’autres domaines, la fonction de dictator ne perdit pas de son importance pour autant, mais on s’aperçut que pour bien parler et bien écrire il fallait prendre modèle sur les Anciens ; on se tourna vers les classiques latins non pas seulement parce qu’ils étaient inscrits dans le cursus académique, mais parce qu’ils donnaient la clé même de l’éloquence. Ce fut sa maîtrise du latin qui permit à l’homme de la Renaissance d’en imposer à ses pairs, de dénoncer ses ennemis, de fulminer pour défendre sa foi ou sa ville. On en vint ainsi à étudier plus volontiers tous les aspects de la vie des Anciens et à s’identifier, aussi illusoire que fût ce sentiment, à l’homme du monde antique et à ses idéaux : c’est ce qui caractérise le néo-classicisme.
4Ce désir d’approcher de plus près l’esprit classique, de revivre et de repenser le passé en fonction du présent transcende totalement l’approche médiévale. La littérature latine finit par se libérer du petit rôle qu’on lui avait dévolu : celui de servante de l’Église. Si l’humanisme fut fondamentalement séculier, c’est certainement en partie à la tradition ténue mais jamais interrompue de l’enseignement laïc en Italie qu’il le doit. Les humanistes appartenaient au siècle : parfois professeurs de grammaire ou de littérature, plus fréquemment notaires, secrétaires pontificaux ou chanceliers de la cité. Ils se constituaient en général des collections de livres, imposantes bien souvent, et l’essor des bibliothèques privées et du commerce de librairie aida à briser le monopole du savoir que les ecclésiastiques détenaient de longue date. Le mouvement gagna rapidement l’Église elle-même, et l’on trouva bientôt des humanistes aux postes-clé de sa hiérarchie.
Les premiers humanistes
5L’humanisme prit naissance – on le discerne fort bien – dans une petite coterie littéraire qui grandit à Padoue dans la seconde moitié du xiiie siècle. Le chef de file était un juge padouan, Lovato Lovati (1241-1309), que passionnait la poésie classique ; il avait un flair remarquable pour dénicher des textes inconnus depuis des siècles et savait communiquer sa ferveur à son groupe d’amis. Il nous reste de lui une série de poèmes, notamment des Épîtres métriques, où il se montre au mieux un honnête versificateur, malgré une certaine fraîcheur dans son retour aux sources d’inspiration classique. Ce qui est renversant, c’est la connaissance de la poésie romaine qu’ils révèlent et la complexité avec laquelle celle-ci y était réélaborée : ces réminiscences étant plus souvent des échos que des citations directes, elles ne nous fournissent pas des preuves aussi nettes que nous le souhaiterions, d’autant plus que les poètes latins sont friands des reprises d’autres auteurs et que la nature même de la langue poétique fait qu’on ne saurait exclure des coïncidences dues au hasard. Lovato aurait connu Lucrèce, Catulle, les Odes d’Horace, tout Tibulle, Properce, les Tragédies de Sénèque, Martial, les Silves de Stace, Valérius Flaccus et l’Ibis d’Ovide. À un examen plus critique, certains noms ont été supprimés de la liste : les preuves à l’appui d’une connaissance de Catulle et Properce par Lovato sont en grande partie invalidées, même si Catulle, qui allait bientôt refaire surface à Vérone, fut connu de pré-humanistes postérieurs ; pour Lucrèce, les témoignages sont douteux ; mais il est impossible de conclure de façon précise et, même si l’on accepte l’idée que certains textes ne leur étaient pas connus, cela ne change en rien l’importance qu’eurent Lovato et son cercle. D’autres membres du cénacle possédaient le même bagage poétique, et parmi les auteurs de prose qu’ils étudiaient on a décelé un grand intérêt pour Cicéron.
6On a trouvé un magnifique indice de l’origine de certains textes dans un manuscrit, actuellement à la British Library (Londin. Add. 19906), qui contient en particulier l’Épitomé de Justin et des poèmes de Lovato lui-même. À la fin du Justin, le scribe recopia la souscription qui figurait dans son modèle ; elle nous indique que le témoin dont il s’était servi avait été copié au monastère de Pomposa, dans le delta du Pô, juste avant 1100. C’est l’un des livres qui furent copiés quand la bibliothèque s’enrichissait à l’instigation de l’abbé Jérôme (Hieronymus). L’Add. 19906, qu’il ait été copié ou non par Lovato lui-même autour de 1290, comme on l’a proposé, établit un lien entre Lovato et Pomposa auquel on peut apporter d’autres preuves. Entre autres textes anciens énumérés dans le catalogue de la bibliothèque de Pomposa dès 1093, cette abbaye possédait une rareté : le théâtre de Sénèque, sans doute précisément le « codex Etruscus » (Laur. 37, 13 = E) du xie siècle, qui nous est parvenu. Son modèle venait sans doute du Mont-Cassin. En établissant que Lovato a utilisé un texte de la famille de E, on a du même coup suggéré qu’il eut accès à l’Etruscus ou à un manuscrit très proche de celui-ci. Ainsi Pomposa semble avoir été l’une des bibliothèques dont les pré-humanistes purent exploiter les ressources ; ils puisèrent naturellement aussi dans la bibliothèque capitulaire de Vérone, et celle de Bobbio, connue pour avoir eu au ixe siècle des copies de Lucrèce et de Valérius Flaccus, peut finalement expliquer leur connaissance des autres textes. Pourtant, on n’a pas encore résolu toutes les questions posées par leur familiarité avec tant de poètes ; quand ces textes réapparurent par la suite, ce fut en France, en Suisse et en Allemagne, c’est-à-dire qu’il y avait les Alpes entre elles et la Vénétie. Padoue constitue un chapitre à part et encore obscur dans l’histoire du retour à la vie de l’Antiquité.
7Lovato nous a également laissé une note succincte sur la métrique et la prosodie des tragédies de Sénèque, remarquable en ce qu’il l’a tirée non pas de traités médiévaux, mais d’une étude intelligente de la pratique même du dramaturge. Elle fut poussée plus avant par ses successeurs, ce qui atteste le vif intérêt que la tragédie romaine suscitait chez les pré-humanistes. Il tâta aussi de l’archéologie : il vit dans un squelette dégagé par des ouvriers les restes du fondateur légendaire de Padoue, le Troyen Anténor ; c’était une magnifique erreur, bien entendu. Cela dit, il est manifeste qu’on était entré dans une ère nouvelle.
8À l’opposé, un autre juge padouan faisant partie du même cercle, Geremia da Montagnone (c. 1255-1321), qui ne se piquait pas de littérature, suivait les sentiers battus du florilège didactique : son Compendium moralium notabilium, probablement réuni au cours de la première décennie du xive siècle, connut un grand succès et fut imprimé finalement à Venise en 1505. Geremia est plus typique certes de son temps mais son Compendium, par certains de ses aspects, le classe sans conteste parmi les humanistes. Il a énormément lu, classe méthodiquement ses extraits en précisant les références et semble citer les auteurs de première main ; son sens de la chronologie est très honnête pour l’époque et il établit une fine distinction (par exemple poeta et versilogus) entre les écrivains classiques et médiévaux. Ses extraits de Catulle et de Martial, des Odes d’Horace et de l’Ibis d’Ovide, tout comme ses multiples emprunts aux tragédies de Sénèque, montrent à l’évidence qu’il fut influencé par l’humanisme padouan.
9Successeur spirituel de Lovato, dont il était l’ami et le concitoyen, Albertino Mussato (1262-1329), notaire de son état, se tailla une belle réputation dans la politique, la diplomatie et la littérature. Fortement marqué par Lovato, il lut les mêmes poètes latins que lui, mais s’enfonça plus profondément dans la tragédie de Sénèque ; il prit en outre modèle sur Tite-Live, Salluste et César pour ses Historiae. Il connut son plus grand succès en 1315 : pour ouvrir les yeux des Padouans qui risquaient de tomber entre les griffes du maître de Vérone, Cangrande della Scala, il écrivit une tragédie à la Sénèque, l’Ecerinis, où il dépeignait sous des couleurs sinistres l’ascension et la chute de l’ancien tyran de Padoue, Ezzelin III. Cette tragédie, la première à être écrite en mètres classiques depuis l’Antiquité, fut un prodigieux succès littéraire et politique ; les Padouans couronnèrent son auteur de lauriers, reprenant ainsi une coutume romaine qui parlait à l’imagination des hommes de la Renaissance et convenait particulièrement au pionnier de la dramaturgie classique moderne.
10Bien que son rayonnement ait été limité par les piètres moyens de communication et le morcellement de la vie politique en Italie, l’humanisme padouan gagna bientôt Vicence, la ville voisine, où Benvenuto Campesani (c. 1255-1323), un notaire, composa au tout début du xive siècle une épigramme, célèbre et énigmatique, chantant le retour à Vérone de son enfant depuis longtemps disparu, Catulle. Une tradition d’humanisme plus philologique fut encouragée à Vérone, et alimentée par la bibliothèque capitulaire, qui comptait parmi ses trésors des textes en prose : le Veronensis des Lettres de Pline, aujourd’hui perdu, qui avait été connu de Rathier, et le témoin du ixe siècle de l’Histoire Auguste (Vat. Pal. lat. 899), parvenu à Vérone juste à temps pour marquer l’historiographie de la Renaissance. Ces deux témoins furent utilisés par Giovanni de Matociis (actif entre 1306 et 1320), le sacristain de la cathédrale, à qui l’on doit une Historia imperialis, son œuvre principale, et une Brevis adnotatio de duobus Pliniis, la première critique d’histoire littéraire parue sous la Renaissance. S’appuyant sur le Pline de Vérone et sur un texte de Suétone, il put scinder la figure composite du Moyen Âge en attribuant à chacun des deux Pline ce qui lui revenait. La bibliothèque capitulaire eut en outre son propre compilateur : en 1329, un de ses utilisateurs réunit des Flores moralium auctoritatum (Vérone, Bibl. cap., CLXVIII [155]) qui, tout en dérivant en partie d’autres florilèges, donne des extraits de textes rares se trouvant certainement à Vérone : Catulle, Pline le Jeune, l’Histoire Auguste, les Res rusticae de Varron, les Lettres à Atticus et à Quintus de Cicéron.
La consolidation de l’humanisme : Pétrarque et ses contemporains
11Quels que soient les mérites de ce pré-humanisme, que nous avons appris récemment à apprécier – et en particulier parce qu’il a exhumé quantité de poètes latins –, ils ne sauraient obscurcir l’entrée éblouissante que Pétrarque (1304-1374) fit dans la littérature européenne. Il écrase ses précurseurs sur toute la ligne : le poète et l’homme sont incomparablement plus grands que l’un quelconque d’entre eux ; ses horizons sont plus vastes et son influence, qui ne s’arrêta jamais aux limites étroites d’une ville ou d’une province, rayonne sur presque toute l’Europe occidentale ; il est à même de réaliser son rêve : unir les deux brins de l’humanisme d’alors – les lettres et la philologie ; il peut tout à la fois essayer de décrocher la lune et se livrer à de minutieuses recherches ; il tente plus que quiconque de faire revivre au sein d’une société chrétienne les idéaux de la Rome antique et, en voulant approcher les grands hommes du passé, voire devenir leur émule, non sans se payer de gloriole d’ailleurs, il débride d’ambitieuses passions qui vont exhumer tout le patrimoine culturel des Anciens, dont le sceau s’imprimera sur les modes de penser et d’écrire de la Renaissance.
12Il est heureux pour Pétrarque, et pour la continuité de la tradition classique en Occident, que la papauté ait été transférée de Rome en Avignon pendant une période critique (1309-1377). Avignon était bien placée pour devenir le point de contact culturel entre le Nord et le Sud, et l’afflux à la cour pontificale de personnages venus de tous les horizons géographiques et intellectuels ne fut pas sans conséquences. En particulier, les hommes d’église et de robe cultivés qui, s’intéressant toujours plus aux classiques, voulaient appréhender le monde antique mieux qu’ils n’avaient appris à le faire à l’école, se mirent à exploiter l’héritage médiéval du Nord. Les bibliothèques monastiques et capitulaires de France étaient à leur portée et s’ils avaient besoin d’aide pour comprendre les auteurs les plus ardus, ils pouvaient se tourner vers Oxford, vers l’encyclopédique Nicolas Trevet, qui écrivit ses commentaires sur les Tragédies de Sénèque (c. 1315) et sur Tite-Live (c. 1318) à la demande expresse d’un cardinal et du pape. En arrivant à Avignon, Pétrarque trouva donc des aînés se passionnant pour des œuvres qu’on ne lisait pratiquement plus depuis des siècles. Aussi redevable qu’il fût à cette ambiance stimulante, il avait en plus l’imagination et le sens historique lui permettant de voir qu’il ne fallait pas regarder l’Antiquité à travers le prisme du Moyen Âge ; il décida de la recréer comme il l’entendait.
13L’importance d’Avignon en tant que point de contact entre la France et l’Italie, entre le Moyen Âge et la Renaissance, est illustrée par l’histoire d’un groupe de textes, notamment l’épitomé de Valère Maxime par Julius Paris et le De chorographia de Pomponius Méla. Nous avons vu (p. 89) que cette petite série d’ouvrages fonctionnels fut réunie et sans doute éditée à Ravenne au ve siècle par Rusticius Helpidius et survit dans une copie qui fut faite au ixe siècle à Auxerre et qu’annota Heiric (Vat. lat. 4929). Ces textes furent très prisés pendant la Renaissance et les exemplaires de l’époque proviennent tous de l’archétype d’Auxerre, par le truchement d’un manuscrit du xiie siècle, maintenant disparu, que Pétrarque avait acquis en Avignon. Nous en sommes certains, car les notes de Pétrarque ont été souvent reproduites avec le texte ; c’est ainsi que dans le premier des témoins humanistiques (Ambr. H 14 inf.) nous trouvons entre autres cette remarque révélatrice : Avinio. Ubi nunc sumus 1335 (« Avignon. Où nous sommes maintenant, 1335 »). L’histoire du texte de Properce répond elle aussi au même schéma. Le plus vieux manuscrit (Gud. lat. 8° 224 = N), écrit dans le Nord de la France et qui s’est trouvé un temps dans la région de Metz, ne semble pas avoir été utilisé en Italie avant les années 1470 ; un autre manuscrit, aujourd’hui perdu, arriva avec Poggio dans les années 1420 ; mais les premiers exemplaires de la tradition humaniste descendent en ligne directe de l’autre témoin ancien de Properce conservé (Leidensis Voss. lat. O. 38 = A) qui, lui, n’avait jamais quitté l’Europe septentrionale. Le lien entre ce dernier et les manuscrits humanistiques est une copie de A ayant appartenu à Pétrarque. Par cette copie, nous remontons à A qui nous conduit, via la bibliothèque de la Sorbonne – où il se trouvait quand Pétrarque se rendit à Paris en 1333 – au jardin studieux de Richard de Fournival et, par son entremise, aux bibliothèques médiévales du Nord de la France. Dans la ville si animée qu’était l’Avignon des papes, le jeune Pétrarque devint le point de convergence des fils de la transmission qui remontaient, à travers le Moyen Âge, jusqu’à l’Antiquité même et descendaient par de complexes ramifications vers la Renaissance de la grande époque.
14Le manuscrit que tout le monde associe immédiatement à Pétrarque et Avignon est le fameux Tite-Live de la British Library (Harleianus 2493 ; Planche XV). Ce volume, qui contenait originellement trois décades (livres I-X et XXI-XL), fut réuni par le poète ; il en copia lui-même une partie. Le noyau de l’ouvrage est un manuscrit de la troisième décade, écrit en Italie vers 1200 ; comme tous nos autres témoins complets, il dérive en dernière analyse du Puteanus ; Pétrarque ajouta à cette partie centrale une copie de la première et de la quatrième décades. Les différents livres de la monumentale Histoire romaine, d’ordinaire regroupés par décades, avaient eu leurs propres avatars pendant le Moyen Âge et grouper trois décades sous une même couverture était un véritable exploit, d’autant que la quatrième était extrêmement rare à l’époque. Les autres livres de Tite-Live qui nous ont été conservés (XLI-XLV) n’ont été découverts qu’au xvie siècle (voir p. 112). Pétrarque compléta, corrigea et annota l’ensemble de l’ouvrage ; les variantes qu’il releva dans ses notes sur les livres 26-30 sont spécialement précieuses, car elles proviennent d’un manuscrit qui ne descendait pas du Puteanus. Il eut manifestement accès, pour ces livres comme pour la quatrième décade, à un témoin appartenant à la même tradition que le très ancien manuscrit aujourd’hui perdu de la cathédrale de Spire ; cette tradition (dite Spirensis) descend à travers plusieurs intermédiaires du manuscrit en onciale du ve siècle qui se trouvait à Plaisance quand Otton III en fit l’acquisition et l’emporta en Allemagne (voir p. 90). Ainsi Pétrarque réussit à rassembler, quoiqu’il ne fût pas le premier, deux grandes lignes de la tradition textuelle dont on peut suivre l’histoire de l’Antiquité à la Renaissance. Selon une théorie captivante, largement acceptée, la source de Pétrarque pour la tradition Spirensis fut en définitive un manuscrit ancien que Landolfo Colonna (la famille Colonna protégeait Pétrarque), qui avait été durant des années chanoine à Chartres, avait découvert dans la bibliothèque de sa cathédrale. Mais on sait depuis longtemps que la tradition Spirensis de la quatrième décade circulait chez les pré-humanistes padouans dans une forme proche de celle qu’utilisa Pétrarque. L’hypothèse qui veut qu’il ait tiré sa source d’un manuscrit ancien de Chartres apparaît désormais comme peu économique et difficile à soutenir, pour différentes raisons. Ainsi la position géographique d’Avignon, d’où l’on pouvait rejoindre des bibliothèques médiévales françaises, peut être moins significative dans le cas de Tite-Live qu’on ne le pensait auparavant ; et le fait que Pétrarque ait assemblé un livre aussi remarquable est plutôt dû à son flair et à son enthousiasme de jeune lettré, aux relations culturelles qu’offrait Avignon et à la disponibilité de Tite-Live déjà accessible en Italie. Le Tite-Live de Pétrarque passa ensuite à Laurent Valla dont les célèbres émendations figurent toujours en marge.
15Parce qu’il était à la fois un bibliophile et un érudit, Pétrarque se constitua, au fil des années, une collection de livres classiques qui par son ampleur et sa qualité était alors sans égale. Nous pouvons reconstituer dans une certaine mesure son corpus de Cicéron – auteur qu’il tenait pour son alter ego – pour lequel il écuma toute l’Europe. La liste est impressionnante : presque toutes les œuvres philosophiques, la plus grande partie des traités de rhétorique, les Lettres à Atticus et à Quintus, une remarquable série de discours qu’il réunit sa vie durant et qui allaient du Pro Archia, qu’il découvrit à Liège en 1333 et copia de sa main (perdu ; cf. Seniles, 16, 1), jusqu’au Pro Cluentio que Boccace fit transcrire à son intention en 1355 (perdu ; cf. Familiares, 18, 4), à partir d’un manuscrit du Mont-Cassin datant du xie siècle (Laur. 51, 10). Il attachait le plus grand prix aux Lettres à Atticus qui lui parurent valoir immédiatement une lettre à Cicéron lui-même. Il les découvrit, comme d’autres avant lui, à la bibliothèque capitulaire de Vérone en 1345. Ce sont elles, mais plus encore celles de Sénèque (dont il possédait toute l’œuvre), qui inspirèrent ses propres lettres, charmantes au possible, le meilleur de son œuvre en prose.
16Cela dit, l’essentiel n’est pas tant l’étendue de sa collection que l’usage fréquent qu’il en faisait, car il lisait et relisait attentivement les livres qu’il jugeait importants. Or on se contentait aisément pendant la Renaissance de n’être qu’un bibliophile. Nous voyons avec quelle patience il corrigeait et annotait ses textes, par les éditions embryonnaires que sont le Tite-Live de la British Library et le Virgile ambrosien (S.P. 10.27, olim A 79 inf.), bel exemplaire de son poète préféré. Par un heureux hasard, nous pouvons non seulement reconstituer la majeure partie de sa collection et le voir travailler dur sur ses livres, mais aussi connaître intimement ses goûts littéraires. En effet, la page de garde d’un manuscrit de Paris (Paris. lat. 2201) nous donne ce qui s’est avéré être, après un brillant déchiffrage, la liste de ses ouvrages favoris : liste fort instructive par les titres qu’elle comporte et leur ordre de priorité, comme par ceux dont elle ne fait pas mention. Il ne faut pas oublier cependant qu’elle date de la première moitié de sa vie ; or c’est plus tard qu’il découvrit certains des ouvrages qu’il prisait fort. Cicéron est en tête – ce qui ne saurait surprendre –, ses œuvres « morales » ayant la préséance ; vient ensuite Sénèque, avec les Lettres à la place d’honneur, suivies des Tragédies qui sont expressément rejetées dans une seconde liste plus sélective se trouvant sur la même page. Puis on arrive à l’histoire, dont Valère Maxime et Tite-Live sont les chefs de file ; les exempla forment une catégorie spéciale où s’insèrent Macrobe et Aulu-Gelle. La poésie est représentée par Virgile, Lucain, Stace, Horace, Ovide et Juvénal ; Horace est gratifié d’un praesertim in odis totalement à contre-courant de l’opinion médiévale. Viennent enfin les traités techniques : grammaire, dialectique et astrologie. Saint Augustin a droit à une rubrique spéciale, et avec la Consolation de la philosophie de Boèce on a fait le tour de la pensée chrétienne. La seule œuvre grecque est l’Éthique d’Aristote (en latin évidemment), encore disparaît-elle dans la liste sélective. Sur le droit que Pétrarque apprit à Bologne, rien ; et rien non plus des écrivains du Moyen Âge, rendus superflus par le contact direct avec l’Antiquité.
17Le premier à subir l’influence de Pétrarque et de son humanisme fut son benjamin Boccace (1313-1375). Sous le règne de Robert d’Anjou (1309-1343), un mécène, Naples était devenue dès le début du siècle un grand centre intellectuel. Boccace y passa sa jeunesse. Ses premières œuvres, écrites en italien, s’inscrivent dans la tradition médiévale de la rhétorique et du roman courtois. C’est surtout son admiration pour Pétrarque, rencontré en 1350, qui lui fit abandonner l’italien pour le latin, la littérature pour l’érudition, où il était loin d’ailleurs d’égaler son maître ; il n’avait pas assez de patience pour être même un bon copiste. Il aimait avant tout rassembler des faits sur la vie et la littérature des Anciens ; les ouvrages encyclopédiques où il traite des biographies, de la géographie et de la mythologie antiques furent très en vogue pendant la Renaissance et permirent de mieux comprendre les auteurs classiques. Sa passion pour les poètes l’entraîna, par les sentiers les moins fréquentés de la littérature latine, vers une poésie inconnue de Pétrarque, l’Ibis d’Ovide et l’Appendix Vergiliana ; notre plus vieux manuscrit des Priapées (Laur. 33, 31) est de sa main.
18Parmi les œuvres en prose qu’il possédait, il en est une série indiquant clairement qu’un nouveau courant de la tradition médiévale était monté à la surface. Les Annales et les Histoires de Tacite, l’Âne d’or d’Apulée et le De lingua latina de Varron lui étaient familiers ; on doit en inférer que la porte des trésors du Mont-Cassin avait été déverrouillée. La connaissance de ces textes du Mont-Cassin commença à se répandre au-delà des murs du monastère et, en quelques années, les manuscrits eux-mêmes s’étaient envolés de leur demeure médiévale et furent bientôt entre les mains des humanistes florentins. Il n’est pas étonnant que le détail de cet épisode et ses responsables restent en quelque sorte un mystère. Boccace ne fut sans doute pas étranger à l’opération ; il fit, à ce qu’il semble, une visite au Mont-Cassin en 1355 et peut alors avoir établi ou obtenu une copie des deux textes inconnus du manuscrit bénéventin Laur. 51, 10, le De lingua latina de Varron et le Pro Cluentio de Cicéron, car plus tard dans l’année il était en mesure d’envoyer à Pétrarque une copie de ces œuvres écrites de sa propre main. À un certain moment, il fit l’acquisition du Laur. 51, 10 lui-même et avait aussi dans sa bibliothèque des copies de Tacite et d’Apulée. Il put ainsi puiser chez Apulée pour composer le Décaméron, et sa copie autographe d’Apulée existe toujours (Laur. 54, 32). Le Tacite et l’Apulée du Mont-Cassin se retrouvèrent en définitive à Florence et y restèrent ; ils entrèrent en possession de Niccolò Niccoli, passèrent à la bibliothèque de San Marco et, reliés ensemble, sont aujourd’hui à la bibliothèque Laurentienne (Laur. 68, 2). Varron et le Pro Cluentio suivirent un chemin semblable. On a suggéré qu’un rôle important dans cette opération a pu être joué par un humaniste connu de Boccace et de Pétrarque, Zanobi da Strada. En qualité de vicaire de l’évêché qui avait juridiction sur le Mont-Cassin, il avait accès au monastère et y vécut de 1355 à 1357. On conserve des marginalia de sa main dans les trois manuscrits les plus anciens d’Apulée (y compris le mystérieux spurcum additamentum à la Mét. 10, 21, 1) ; ils témoignent du vif intérêt qu’il nourrissait pour ce texte spécifique.
19Sans être un érudit de premier plan, Boccace mit son talent et son enthousiasme au service de l’humanisme et détermina en partie les lignes qu’il allait suivre. Il l’implanta à Florence et fut le premier à essayer, même si ce fut alors en vain, d’introduire l’enseignement du grec dans la ville qui allait en devenir le haut lieu en Occident.
Coluccio Salutati (1331-1406)
20L’alliance du génie créateur et de la curiosité humaniste donne à Pétrarque et à Boccace une aura qui a manqué à Coluccio Salutati. Toutefois, ce dernier était un homme aux réussites solides et durables, un grand administrateur et une figure publique majeure, un écrivain et un penseur qui lutta pour combiner en un tout harmonieux la poésie païenne et l’éthique chrétienne, le passé et le présent, et un érudit qui contribua de façon importante et particulière aux études classiques. Il fut un maillon essentiel de la chaîne humaniste, ne le cédant en importance qu’à Pétrarque, et contribua décisivement à en faire l’un des plus grands mouvements culturels en Europe. Il correspondit avec lui sur le tard, connut bien Boccace et fut fortement marqué par l’un et l’autre. Inspiré par la génération précédente, il passa le flambeau à la « nouvelle vague » ; il pouvait se targuer d’y compter des disciples, dont Poggio Bracciolini et Leonardo Bruni. À compter du décès de Pétrarque en 1374 et jusqu’à sa propre mort en 1406, il fut le chef de file du mouvement humaniste.
21Un goût déconcertant pour l’exégèse allégorique le rattachait certes au Moyen Âge, mais il possédait pleinement les qualités spécifiques de l’homme de la Renaissance. Chancelier de Florence pendant plus de trente ans, il put sceller définitivement la solide alliance qui s’était nouée entre l’humanisme et la politique, utiliser son latin et son savoir pour fouailler ses adversaires – ennemis de la cité ou détracteurs des classiques. Il lisait les Anciens avec passion dans le texte et entra dans leur intimité avec la même aisance que Pétrarque. Comme d’autres humanistes, il conjuguait son enthousiasme pour la littérature antique et un souci porté au détail érudit : il collationnait activement les manuscrits, saisissait remarquablement les processus de corruption et enrichit d’apports non négligeables la critique textuelle, dont il est sans conteste l’un des pionniers (son émendation de Scipio Nasica en Scipio Asina en Valère Maxime, 6, 9, 1 est bien connue). Mais surtout, c’est lui qui, en invitant Chrysoloras à Florence (voir p. 117), allait faire démarrer en 1397 l’enseignement du grec en Europe occidentale.
22La bibliothèque de Salutati est un de ses autres titres de gloire ; on a identifié plus d’une centaine de ses livres, dont un texte classique copié entièrement de sa main, les Tragédies de Sénèque (Londin. Add. 11987), auxquelles il avait ajouté l’Ecerinis de Mussato. Bien qu’elle n’ait pas la valeur intrinsèque de celle de Pétrarque, cette jolie collection fut un grand outil culturel, non seulement de son vivant, mais aussi après qu’elle fut dispersée. Il vaut de signaler qu’il avait, entre autres merveilles, le plus vieux manuscrit complet de Tibulle (Ambr. R 26 sup. = A), l’un des trois témoins primaires de Catulle (Ottob. lat. 1829 = R) et une copie des Lettres familières de Cicéron, son plus beau trésor. Les premiers humanistes attachaient un prix tout particulier à cette correspondance ; elle leur donnait l’impression d’entrer dans l’intimité de Cicéron, de pouvoir remonter le cours du temps jusqu’à l’époque classique et revivre des heures avec celui qu’ils tenaient pour le plus grand des Romains. Les Lettres familières furent découvertes dans la bibliothèque capitulaire de Verceil par Pasquino Cappelli, chancelier de Milan, qui s’était mis en chasse à l’instigation de Salutati. Celui-ci cherchait en réalité un manuscrit des Lettres à Atticus, connu de Pétrarque, et il ne se tint plus de joie lorsqu’en 1392 il reçut – aubaine inespérée – une collection totalement ignorée ; comme il mit la main l’année suivante sur un exemplaire des Lettres à Atticus, il fut le premier depuis des siècles à posséder les deux collections ; ses copies existent toujours (Laur. 49, 7 et 18) ; la seconde est un témoin particulièrement important (M) pour le texte des Lettres à Atticus. Le témoin de Verceil fut en définitive emporté à Florence, où il se trouve encore (Laur. 49, 9) ; c’est le seul manuscrit carolingien qui nous reste des Lettres de Cicéron. Il n’est pas sans intérêt de souligner que l’image de Cicéron qui se dégage de sa correspondance provoqua des réactions très différentes chez Pétrarque et chez Salutati. Le premier fut consterné en découvrant que son héros, Cicéron, avait abandonné la philosophie pour se lancer dans l’action et l’intrigue ; au contraire, c’est ce mélange d’appétits intellectuels et d’ambitions politiques qui suscita l’admiration de Salutati et des hommes de la pleine Renaissance.
L’époque des grandes découvertes : le Pogge (1380-1459)
23La littérature de l’Antiquité fut mise au jour peu à peu ; ces retrouvailles jalonnent la Renaissance, depuis le pré-humanisme padouan jusqu’à la seconde moitié du xve siècle et au-delà. Lovato, Pétrarque, Zanobi et Salutati ont été par excellence ceux qui enrichirent la liste des œuvres classiques accessibles aux écrivains et penseurs de leur temps ; mais quand il s’agit simplement de dénicher des textes perdus, ils sont tous distancés par le Pogge (Poggio Bracciolini), un personnage hors du commun que ses fonctions – il était secrétaire pontifical – n’empêchèrent pas de se consacrer à des genres littéraires fort divers, allant de l’histoire et des essais de morale à la polémique et à une pornographie d’une si parfaite obscénité qu’il est bien évident que les œuvres les plus épicées de l’Antiquité n’avaient pas été redécouvertes pour rien.
24Le Concile de Constance (1414-1417), réuni pour mettre fin au Grand Schisme et régler d’autres problèmes ecclésiastiques, fut la grande brèche par où s’engouffrèrent les classiques. Toute la cour pontificale s’installa à Constance et les humanistes qui assistaient au Concile s’aperçurent très vite, en hommes qu’ils étaient, que les activités intéressantes ne figuraient pas toutes à l’ordre du jour ; ils passèrent leur temps libre à faire la chasse aux œuvres classiques. Le Pogge fit de nombreuses expéditions, la première, en 1415, au monastère de Cluny, en Bourgogne, où il trouva un manuscrit ancien des discours de Cicéron comportant le Pro Cluentio, le Pro Roscio Amerino et le Pro Murena (tous deux inconnus jusque-là), le Pro Milone et le Pro Caelio. Ce vetus Cluniacensis, comme on l’appelle, remontait au moins au viiie siècle ; sa reconstitution partielle en 1905, à l’aide de copies et d’extraits, est peut-être le plus beau fait d’armes du grand éditeur anglais de Cicéron que fut A. C. Clark. L’image la plus fidèle du Cluniacensis perdu est fournie par une copie partielle exécutée avant que le Pogge ne l’emportât en Italie (Paris. lat. 14749). Ce témoin a maintenant livré son secret : il est de la main de l’humaniste français Nicolas de Clamanges.
25Son deuxième raid, à Saint-Gall cette fois, Poggio l’accomplit à l’été 1416 avec trois de ses amis humanistes, Bartolomeo da Montepulciano, Cencio Rustici et Zomino da Pistoia. Le butin est triple : un Quintilien complet (on devait auparavant se contenter en général de mutili), le Commentaire d’Asconius sur cinq discours de Cicéron et un manuscrit contenant quatre livres (1-4,377) des Argonautiques de Valérius Flaccus. Le Quintilien trouvé là a peu de valeur pour les éditeurs modernes, mais pour l’Asconius, nous sommes tributaires des trois copies résultant du voyage de Saint-Gall : une faite par Poggio, une par Zomino, qui est la meilleure (Pistoia, Biblioteca Comunale Forteguerriana, A. 37), et une dérivant de l’autographe de Bartolomeo (Laur. 54, 5). Il a fallu reconstituer le Sangallensis disparu des Argonautiques à partir d’un trio analogue ; l’un des manuscrits, où se trouve également sa copie d’Asconius, est certainement de la main du Pogge (Matritensis 8514, olim X, 81), mais nous avons pour Valérius Flaccus un témoin complet (Vat. lat. 3277, du ixe siècle), beaucoup plus important, qui provient de Fulda et prit en fin de compte le chemin de l’Italie, lui aussi.
26Au début de 1417, forts d’une autorisation officielle, Poggio et Bartolomeo firent une descente très bien organisée à Saint-Gall encore et dans d’autres monastères de la région ; ils en rapportèrent notamment Lucrèce, Silius Italicus et Manilius. Les manuscrits des trois poètes ont disparu, mais leur postérité demeure. Poggio fit du Manilius une copie qui est un témoin précieux (Matritensis 3678, olim M, 31) ; son Lucrèce engendra la famille entière des Itali et tous nos manuscrits de Silius descendent des copies exécutées lors de ce voyage. Par ailleurs, Poggio se procura à Fulda son célèbre manuscrit d’Ammien (Vat. lat. 1873), qu’il emporta en Italie ; il avait également des vues sur l’Apicius qui fut en définitive emmené lui aussi à Rome, par Enoch d’Ascoli, en 1455 (New York, Academy of Medicine, ms. Safe). À la même époque ou un peu plus tard, il se procura un manuscrit de Columelle (auteur déjà familier aux Italiens) ; il s’agissait sans doute du codex insulaire de Fulda qui arriva en Italie au xve siècle (Ambr. L 85 sup.).
27Pendant l’été 1417, Poggio, étendant son champ de prospection, se rendit en France et en Allemagne : il y fit deux grandes trouvailles. Tout d’abord, huit discours inconnus de Cicéron : Pro Caecina, Pro Roscio comoedo, De lege agraria i-iii, Pro Rabirio perduellionis reo, In Pisonem, Pro Rabirio Postumo. Le Pro Caecina venait de Langres, les autres de la cathédrale de Cologne probablement. On a maintenant retrouvé la transcription qu’il en fit lui-même (Vat. lat. 11458), ce qui évite un travail fastidieux de reconstitution. Il découvrit également un des textes les plus rares, les Silves de Stace ; nos témoins descendent tous de la copie qu’il en fit prendre (Matritensis 3678, olim M, 31).
28Une fois le Concile terminé, Poggio passa quelques années en Angleterre d’où il rapporta ce qu’il appelle une particula Petronii, autrement dit les excerpta vulgaria ; ce manuscrit, perdu, est à l’origine de tous les exemplaires du xve siècle. Sur le chemin du retour, il trouva à Cologne, en 1423, un deuxième témoin de Pétrone, contenant la Cena Trimalchionis ; il en fit faire une copie qui est notre unique source complète (Paris. lat. 7989). Niccolò Niccoli l’ayant empruntée, elle fut perdue de vue, mais réapparut heureusement à Trogir, en Dalmatie, vers 1650. Le Properce qu’il envoya à Niccoli en 1427 est sans doute un autre fruit de cette expédition.
29Grâce à ses découvertes prodigieuses, Poggio joua un rôle décisif dans l’histoire de quantité de textes importants. Il occupe aussi une place notable dans l’histoire de l’écriture, même si l’on s’est aperçu qu’il n’avait sans doute pas inventé la nouvelle écriture humanistique, comme on le croyait autrefois (Planche XVI). Avec le temps, mais surtout depuis le début du xiiie siècle, la minuscule caroline s’était faite plus anguleuse, plus épaisse, beaucoup moins élégante ; elle était devenue ce qu’on appelle la gothique. L’écriture humanistique est un retour délibéré à une forme antérieure de la minuscule caroline ; il semble qu’elle se soit développée vers 1400 à Florence et que Salutati et ses deux protégés Niccolò Niccoli et Poggio y aient joué un rôle. Niccoli semble avoir mis au point la forme cursive de la nouvelle écriture. Quand naquit l’imprimerie, l’écriture posée devint le romain et la cursive l’italique.
30Nous arrivons au moment où l’essentiel de la littérature latine que nous connaissons a revu le jour. Nous allons donc passer assez vite sur ce qui fut découvert d’important par la suite. En 1421, dans la cathédrale de Lodi, au sud-ouest de Milan, Gerardo Landriani déniche une série de traités de rhétorique, y compris le De oratore et l’Orator (connus jusque-là uniquement par des mutili) et une œuvre ignorée, le Brutus. En 1429, Nicolas de Cuse apporte à Rome un manuscrit allemand de Plaute du xie siècle (Vat. lat. 3870) contenant notamment les douze pièces que l’on ne connaissait pas encore. Poggio savait dès 1425 qu’Hersfeld détenait l’unique manuscrit des œuvres mineures de Tacite (Rome, Bibl. naz. Vitt. Em. II, 1631), mais il ne réussit pas à l’acquérir ; cette merveille parvient à Rome en 1455, sans doute grâce à Enoch d’Ascoli. La partie encore inconnue de Tacite, les Annales I-VI, sont subtilisées à Corvey pour être envoyées à Rome en 1508 (Laur. 68, 1). Signalons encore, parmi les trouvailles du xve siècle, Cornélius Népos, Celse, le De aquis de Frontin et les Panégyriques latins.
31Ce que Sabbadini appelle la période héroïque de la découverte prend fin quand on trouve à Bobbio, en 1493, quantité de traités de grammaire. Des textes importants continuent néanmoins à voir le jour. Entre 1501 et 1504, Sannazar met la main en France sur l’archétype des Halieutica pseudo-ovidiens et des Cygenetica de Grattius (Vindob. lat. 277) et sur une copie, faisant partie du florilegium Thuaneum, qui n’est pas moins intéressante, car le manuscrit de Vienne est aujourd’hui incomplet. Cependant, la plupart des ouvrages tirés de l’oubli au début du xvie siècle l’ont été par les érudits réunis à l’époque à Bâle, où vivaient alors Érasme et Beatus Rhenanus, de même que des imprimeurs comme Froben et Cratander. On se mit en quête de nouveaux manuscrits, de façon énergique et peut-être plus systématique. Beatus Rhenanus trouva un Velléius Paterculus à Murbach en 1515 et sortit l’édition princeps en 1520. S’appuyant sur un nouveau manuscrit, Cratander put donner en 1528 une édition de la Correspondance de Cicéron contenant cinq lettres à Brutus ignorées jusque-là et pour lesquelles son livre reste notre unique source. En 1527, Grynaeus découvrit à Lorsch les livres de la cinquième décade de Tite-Live ayant survécu. Les érudits des générations suivantes firent rarement pareilles trouvailles ; on n’en resta pas moins à l’affût de textes inédits d’autant que deux sources nouvelles pouvaient être exploitées : les palimpsestes et les papyrus.
32On ne nous en voudra pas de signaler à ce propos que les humanistes étaient parfaitement capables de perdre, eux aussi, des manuscrits. Une fois qu’ils avaient soigneusement recopié un texte, il leur arrivait de se désintéresser complètement du témoin qui l’avait préservé. Les Cicéron de Cluny et de Lodi, les Veronenses de Catulle et de Pline ont péri ; du Tacite d’Hersfeld il ne subsiste que quelques feuillets ; la Cena Trimalchionis a bien failli disparaître à jamais. D’autres manuscrits sans feu ni lieu vécurent jusqu’à la Renaissance (leur progéniture humaniste nous le prouve), mais pas au-delà. Le xvie siècle fut néfaste entre tous. Nombre de beaux manuscrits, traités avec désinvolture par les imprimeurs, prirent un chemin sans retour une fois qu’ils avaient servi leurs propos ; citons, parmi les victimes, l’Histoire Auguste de Murbach, prêtée à Érasme et réduite à quelques restes retrouvés dans une reliure (Norimbergensis Fragm. lat. 7) ; le manuscrit des Lettres de Pline, datant du ve siècle, seule source du livre X, qu’Alde avait réussi à emprunter à l’abbaye Saint-Victor à Paris, dont il reste aujourd’hui un fragment (Pierpont Morgan Libr., M. 462) ; les Tite-Live de Worms et de Spire, utilisés par Beatus Rhenanus et Gelenius. Pourtant ces deux savants sont moins coupables qu’on ne l’a cru parfois : c’est à la fin du siècle que l’Ammien Marcellin d’Hersfeld, que Gelenius avait utilisé pour l’édition Froben de 1533, fut transformé, non loin de Hersfeld, en couvertures de livres de comptes, dont six feuillets ont survécu (Kassel, Philol. 2° 27). Quant au manuscrit de Murbach de Velléius Paterculus utilisé par Rhenanus, il existait apparemment jusqu’à la fin du xviiie siècle, quand on en entendit parler pour la dernière fois dans une salle de vente, en 1786.
La philologie latine au xve siècle : Valla et Politien
33La vie et la littérature des Anciens, sous tous leurs aspects, inspiraient une curiosité toujours plus vive, constamment éperonnée par les découvertes nouvelles ; d’où un essor vigoureux des disciplines essentielles pour comprendre parfaitement l’Antiquité. Alors que l’archéologie, la numismatique, l’épigraphie et l’étude des institutions romaines prenaient un bon départ avec un Flavio Biondo (1392-1463), la critique historique et textuelle, capitale pour les classiques, était lancée avec un singulier brio par deux humanistes dont on peut dire qu’ils représentent l’élite de l’époque, Laurent Valla (1407-1457) et Ange Politien (1454-1494). Étant donné qu’ils vont retenir notre attention, nous devons préciser qu’ils tranchent sur leurs contemporains. L’érudit moyen n’atteignait pas alors ces sommets, encore qu’on ait travaillé beaucoup et scrupuleusement sur les textes latins. Si l’on jette un regard aux apparats critiques de nombreux textes classiques (Catulle en est un bon exemple), on voit la fréquence avec laquelle les érudits de la période étaient en mesure de corriger les erreurs de la tradition ; leurs successeurs d’aujourd’hui, parfois dépités de voir leurs corrections anticipées il y a longtemps par quelque anonyme pédant, n’ont pas toujours raison de croire qu’elles sont le fruit de la chance plutôt que du jugement. Mais il y avait aussi les gâte-sauce, ces médiocres qui se croyaient capables d’émender et d’élucider les textes classiques, sans avoir le bagage nécessaire, et dont les notes désinvoltes pouvaient fort bien vicier l’original, même si telle n’était pas leur intention. On était tenté d’embellir, de produire le texte élégant qu’attendait le public. C’est pourquoi les éditeurs se montrent très prudents devant les manuscrits de cette période, souvent déçus de voir qu’un livre de toute splendeur contient un texte inférieur ou trompeur.
34Il était devenu facile d’étudier attentivement la littérature latine, grâce aux splendides bibliothèques, toujours plus nombreuses, fondées ou enrichies par de généreux mécènes : les Visconti à Pavie, le duc Frédéric d’Urbino, Alphonse V à Naples, les Médicis à Florence et, à Rome, le pape Nicolas V. Marchant dans leur foulée, nous trouvons des hommes d’affaires remarquablement organisés, comme le libraire Vespasiano da Bisticci (1421-1498) qui était prêt à aligner quarante-cinq scribes quand il recevait commande d’une collection. Puis, lorsque les manuscrits firent place aux livres imprimés, les œuvres classiques, et le travail philologique qui commençait à les accompagner, purent être diffusés sans limite. L’invention de l’imprimerie allait bientôt avoir un effet profond sur le progrès et les usages de la philologie. Les textes classiques passèrent dans le domaine public, les philologues eurent à leur disposition le même texte standardisé, sur lequel ils pouvaient mesurer leur sagacité ou collationner les manuscrits : il existait désormais un « forum » international pour les discussions et les polémiques savantes.
35Laurent Valla mit soigneusement au point les principes critiques qui allaient régir cet humanisme jaillissant. Ayant appris le grec et le latin avec les meilleurs professeurs du moment, Giovanni Aurispa et Leonardo Bruni en particulier, et étant exceptionnellement doué, il était manifestement destiné à marquer son époque. Cependant, sa nature vaine et agressive qui le portait à partir en guerre contre tous les monstres sacrés et l’entraîna dans des polémiques venimeuses, avec Antonio Panormita et Poggio notamment, aurait pu nuire sérieusement à sa carrière s’il n’avait joui de la protection d’Alphonse V d’abord, du pape Nicolas V ensuite. Ce dernier ouvrit les portes de la Curie à l’enfant terrible et son successeur en fit un secrétaire pontifical. À partir de 1450, il eut une chaire de rhétorique à Rome.
36Il exerça très tôt ses talents de critique sur la Donation de Constantin, document célèbre fabriqué dès le viiie ou le ixe siècle, qui donnait du poids aux revendications temporelles du pape, car il rapportait le don de Rome et des provinces italiennes que Constantin aurait fait à la papauté ; en 1440, Valla démontra, avec preuves historiques et linguistiques à l’appui, que la Donation était un faux. Il contesta aussi, à juste titre, l’authenticité d’une correspondance entre Sénèque et saint Paul, qui connaissait un succès immérité depuis l’époque de Jérôme. Son œuvre la plus renommée, les Elegantiae, traite du style, de l’usage et de la grammaire du latin ; il l’écrivit pendant qu’il était à Naples ; imprimée pour la première fois en 1471, elle ne comptait pas moins de 59 éditions en 1536 et fit autorité durant les xve et xvie siècles. Par l’érudition critique et l’indépendance dont elle témoigne, elle porte l’étude de la langue latine à un sommet jamais encore atteint. Puis viennent, en 1446-1447, les Emendationes sex librorum Titi Livi (livres XXI-XXVI). Ce chef-d’œuvre philologique, scintillant d’une causticité qui se retrouvera dans des ouvrages du même genre, vise à discréditer deux autres érudits de la cour d’Alphonse V, le Panormita et Facio, en montrant avec une cruelle évidence que seuls les meilleurs pouvaient s’offrir le luxe d’émender Tite-Live. Une de ses armes pour ce combat, c’était le grand manuscrit de Tite-Live qu’avait constitué Pétrarque, et l’on voit encore en marge les commentaires écrits de sa plume (Planche XV). Ne doutant de rien, il travaille sur la Vulgate elle-même ; ses notes et corrections (de 1449) fondées sur l’original grec et sur des textes patristiques de la première heure, furent tout à fait du goût d’Érasme qui les fit imprimer en 1505.
En outre, il trouve le temps de traduire quantité d’ouvrages grecs. Il appartient sans hésitation à la première partie du siècle, et il est significatif que la pleine reconnaissance de son talent ait dû attendre que ses œuvres soient imprimées.
37Politien, né à Montepulciano, fait ses études à Florence. Son talent précoce lui vaut d’être accueilli très tôt par Laurent de Médicis qui en fait le précepteur de ses enfants et l’honorera sa vie durant de son amicale protection. À 30 ans, c’est un professeur si réputé que des érudits accourent de toute l’Europe pour assister à ses conférences sur la littérature grecque et latine. C’est aussi le poète, en italien et en latin, le plus remarquable de son temps ; enfin, en matière de philologie, il lui arrive de dominer, et de beaucoup, tous ses contemporains.
38Politien s’est acquis une place de choix dans l’histoire de la tradition classique à deux titres : d’une part, son érudition ne peut être prise en défaut ; d’autre part, il sait montrer à ses contemporains la littérature antique dans toute son étendue. Valla avait recommandé l’étude de Quintilien, mais comme il tenait à ce que l’on écrivît le latin le plus classique, il avait avivé encore le culte du style de Cicéron. Politien au contraire rejeta le cicéronianisme et choisit de se créer une écriture éclectique empruntant à toute la latinité : ‘non exprimis’ inquit aliquis ‘Ciceronem’. Quid tum ? Non enim sum Cicero, me tamen (ut opinor) exprimo (Lettres, 8, 16 ; « on me dira “tu ne t’exprimes pas comme Cicéron”. Eh bien ! C’est sûr que je ne suis pas Cicéron et cela ne m’empêche pas, je pense, de m’exprimer moi-même »). Il fut aussi le premier à prêter grande attention à la prose et à la poésie de l’époque impériale.
39Politien donna toute sa mesure dans ses Miscellanea, collection d’études plus ou moins longues consacrées à divers problèmes d’érudition. L’organisation élégante et originale de cette miscellanée, qui met autant de distance que possible entre elle-même et le commentaire linéaire d’un texte spécifique (auparavant à la mode), lui permettait de mettre en évidence les nombreuses facettes de son savoir. La première partie (Centuria prima) fut publiée à Florence en 1489 ; on a découvert récemment une seconde série de chapitres écrits de sa main. Par leur forme, les Miscellanea s’apparentent aux Nuits attiques d’Aulu-Gelle ; là encore l’influence des écrivains de basse époque transparaît. Nous allons voir en quoi consistait cet ouvrage par quelques exemples des sujets traités : l’origine des noms des jours de la semaine, le sens primitif du mot « panique », la signification d’une pièce de monnaie frappée par Brutus le représentant coiffé d’un bonnet et portant deux dagues. Pour savoir comment écrire le nom de Virgile, Politien s’appuie sur des inscriptions et sur l’orthographe de très vieux manuscrits. Il recourt à Callimaque pour corriger un passage corrompu de Catulle (66, 48), exemple typique de son usage des sources grecques pour corriger et illustrer les textes latins. Dans un chapitre important pour l’évolution de la critique textuelle (Misc., 25), il signale que le manuscrit des Epistulae ad familiares, confectionné en 1392 pour Coluccio Salutati (Laur. 49, 7 = P) est une copie de celui de Verceil (Laur. 49, 9 = M) et démontre que P lui-même, dans lequel un certain nombre de feuillets ont été déplacés lors de la reliure, est certainement l’ancêtre de toute une famille de témoins postérieurs, où une série de lettres ne se suit pas non plus dans l’ordre voulu. Il fit une déduction du même genre à propos des manuscrits de Valérius Flaccus. Il faudra attendre le xixe siècle pour retrouver cette application méthodique du principe de l’eliminatio codicum descriptorum (voir p. 159). Dans les Lettres à Atticus (15, 4, 4), il change le cera de la vulgate en cerula, sur la foi de la leçon ceruia de M, le meilleur des manuscrits italiens (Laur. 49, 18). Le principe dont il s’inspire plus d’une fois, à savoir que les conjectures doivent se fonder sur le stade de la tradition le plus ancien qui se puisse atteindre, ne sera plus appliqué systématiquement avant Lachmann.
40Certes, Politien se montrait trop absolu en croyant que les manuscrits tardifs dérivent toujours des témoins plus anciens ; il n’empêche qu’en utilisant sans cesse les plus vieux textes disponibles, par méfiance des copies humanistiques, il ne pouvait qu’obtenir d’incontestables résultats. Il fut singulièrement aidé du reste par la multiplication des bibliothèques et l’apparition du livre imprimé : la grande majorité des classiques latins fut mise sous presse entre 1465 et 1475. Il fit appel à toutes les ressources des bibliothèques, publiques ou privées, de Florence et d’ailleurs, en particulier celle des Médicis, dont il avait en prêt 35 manuscrits au moment de sa mort. Parmi les nombreux grands témoins classiques que l’on sait qu’il examina ou collationna, citons : le Bembinus de Térence (Vat. lat. 3226 ; ive-ve siècles), le Romanus de Virgile (Vat. lat. 3867 ; ve-vie siècles), l’Etruscus de Tragédies de Sénèque (Laur. 37, 13), un vieux manuscrit de Properce, sans doute le Neapolitanus, probablement retrouvé par Poggio, et l’archétype perdu de Valérius Flaccus. Certains de ceux qu’il employa sont aujourd’hui perdus, mais ses collations attentives, habituellement consignées (par lui ou pour lui) dans son exemplaire d’une édition imprimée de fraîche date, constituent de précieux témoins. En voici deux exemples : l’editio de Parme d’Ovide se trouvant à la bibliothèque Bodléienne et comportant des leçons écrites de sa main tirées du Marcianus des Tristia ; et son édition princeps des Scriptores rei rusticae, qui contient la collation d’un manuscrit très ancien de Columelle (sans conteste celui de Fulda : Ambr. L 85 sup.) et surtout celle de l’archétype perdu des traités d’agriculture de Caton et de Varron. Les collations qu’il a notées dans son exemplaire de l’édition princeps des Silves sont toutefois aujourd’hui considérées comme faites à partir du manuscrit du Pogge (Matritensis 3678) plutôt que sur son modèle, de sorte que ses collations n’ont plus de valeur en elles-mêmes.
41Que Politien se voit vivement intéressé aux traités techniques de l’Antiquité est indéniable ; nous le savons par une énorme édition de Pline l’Ancien (Rome, 1473) conservée aujourd’hui à Oxford, où furent transcrites ses notes et ses collations. Ces dernières sont tirées de cinq manuscrits différents (scrupuleusement désignés par les sigles a b c d e) et des Castigationes Plinianae, ouvrage critique d’un érudit de la même époque, Ermolao Barbaro. Pour Apicius, Politien a pu collationner les deux témoins du ixe siècle (E et V), de Fulda et de Tours respectivement, sur lesquels se fonde le texte. Le manuscrit de Fulda est maintenant à l’Académie de Médecine de New York (ms. Safe), alors qu’un fragment du propre exemplaire de Politien, présentant ses collations de E et de V, a fini par réapparaître en Russie (Petropol. 1/627) : périple remarquable et pittoresque pour un livre de cuisine. Politien étudia aussi et recopia de précieux traités de médecine, dont le Celse que Giovanni Lamola avait découvert à Milan en 1427 (Laur. 73, 1). La copie qu’il fit prendre d’un vieux témoin de l’Art vétérinaire de Pélagonius est aujourd’hui notre seule source (Riccardianus 1179) ; sa souscription, typique, nous montre avec quel respect et quelle science il abordait le témoignage des manuscrits :
Hunc librum de codice sanequam vetusto Angelus Politianus, Medicae domus alumnus et Laurenti cliens, curavit exscribendum ; dein ipse cum exemplari contulit et certa fide emendavit, ita tamen ut ab illo mutaret nihil, set et quae depravata inveniret relinqueret intacta, neque suum ausus est unquam iudicium interponere. Quod si priores institutum servassent, minus multo mendosos codices haberemus. Qui legis boni consule et vale. Florentiae, anno MCCCCLXXXV, Decembri mense.
Ange Politien, protégé de la famille des Médicis et client de Laurent [le Magnifique], a fait copier ce livre d’après un manuscrit extrêmement ancien ; ensuite il l’a lui-même collationné sur son modèle et corrigé en parfaite bonne foi, en prenant soin de ne s’écarter en rien de celui-ci et de laisser intacts même les passages qu’il trouvait corrompus et il n’a jamais fait intervenir son jugement. Si nos prédécesseurs avaient respecté cette règle, nous aurions des manuscrits beaucoup moins fautifs. Lecteur, sois satisfait et porte-toi bien. Florence, décembre 1485.
Les études grecques : diplomates, réfugiés, bibliophiles
42On pourrait penser que les études grecques auraient normalement été introduites assez tôt dans les cités de l’Italie centrale et septentrionale, par le truchement des communautés hellénophones de l’extrême sud et de la Sicile. Cependant le sud, totalement isolé du reste de la péninsule, n’avait pas partagé l’enrichissement et l’essor des grandes villes du Nord ; tel sera d’ailleurs son lot jusque bien après la Seconde Guerre mondiale. À l’occasion, des hommes de valeur montaient il est vrai vers le nord, chargés de missions diplomatiques ; deux d’entre eux y reçurent au xive siècle un accueil enthousiaste des grands érudits et écrivains de l’heure. Chacun sait que Pétrarque prit des leçons avec le moine Barlaam qu’il rencontra à la cour pontificale d’Avignon. Le moine était certes un maître en théologie et en logique – même ses opposants doctrinaux les plus virulents devaient en convenir – mais le pédagogue laissait à désirer, et Pétrarque ne sut jamais assez le grec pour lire le manuscrit d’Homère dont un ambassadeur de Byzance lui fit présent (Ambr. I 98 inf.). L’étude du grec aurait pu aussi s’implanter en 1360, quand Leonzio Pilato, élève de Barlaam, fut intercepté par Boccace à Florence, alors qu’il se rendait en Avignon. Il se laissa convaincre d’y rester pour donner des leçons de grec, moyennant une rétribution annuelle du gouvernement florentin, mais instable et impatient de nature, il n’y demeura pas très longtemps. Pour Boccace, il traduisit Homère et à peu près quatre cents vers de l’Hécube d’Euripide ; il étudia aussi les sections grecques des Pandectes florentines du Digeste de Justinien. Peu après, il entreprit de traduire une petite œuvre de Plutarque pour Coluccio Salutati. Le latin en était très maladroit et les humanistes sensibles au style latin, y compris Coluccio, entreprirent de l’améliorer. Dans la version de Leonzio, les premiers vers de l’Iliade se lisaient ainsi :
iram cane dea Pelidae Achillis
pestiferam quae innumerabiles dolores Achivis posuit,
multas autem robustas animas ad infernum antemisit…
Chante, déesse, la colère funeste d’Achille, fils de Pélée, qui a donné aux Achéens d’innombrables douleurs, ayant auparavant envoyé aux enfers bien des âmes vaillantes…
43Les contacts furent plus fructueux avec Constantinople qu’avec le Sud de l’Italie. L’empire grec sur son déclin devait souvent implorer l’aide de l’étranger contre l’envahisseur turc ; il dépêcha même un envoyé au lointain roi d’Angleterre. Nous avons vu que Maxime Planude, au retour d’une mission diplomatique à Venise, put révéler la littérature latine aux Byzantins. Un siècle plus tard presque exactement, un autre diplomate byzantin, Manuel Chrysoloras, fut le premier à donner régulièrement des cours de grec en Italie ; il commença à Florence en 1397 – date capitale donc pour l’histoire culturelle de l’Europe – et les poursuivit pendant trois ans environ, avant de se déplacer à Pavie pour un séjour tout aussi bref. Il eut plusieurs élèves de marque, notamment Guarino et Leonardo Bruni. Grâce à lui, on traduisit des œuvres grecques en latin ; il insistait pour qu’on abandonnât le mot à mot d’antan, afin de sortir un texte ayant quelque valeur littéraire. Son enseignement fut très apprécié et son traité de grammaire grecque, les Erotemata, extrêmement demandé ; ce fut le premier manuel du genre à être imprimé (1471) ; des hommes aussi célèbres qu’Érasme et Reuchlin l’utilisèrent.
44Pour un Italien du xve siècle, rien de plus facile que d’apprendre le grec. Nombre de Byzantins vinrent s’installer dans la péninsule où les réfugiés affluèrent après 1453 ; ils arrivaient en général à Venise par la Crète et tous s’efforçaient de gagner leur vie en enseignant leur langue maternelle ou en travaillant comme copistes. Par bonheur pour eux, quantité de gens avaient envie de lire les auteurs hellènes si fréquemment cités ou mentionnés par les classiques latins, que l’on connaissait alors de mieux en mieux. Une école célèbre à Mantoue, dirigée par Vittorino da Feltre de 1423 à 1446, accentua la valeur accordée au grec. Il est néanmoins difficile de dire combien d’Italiens surent en fait assez bien le grec pour le lire sans difficulté. L’enthousiasme des néophytes a pu tomber assez vite, parce qu’ils ne trouvaient pas de bon professeur ou qu’ils étaient rebutés par des précis de grammaire non méthodiques ; Érasme lui-même se plaignait des efforts qu’exigeait la maîtrise de la langue. Des Italiens, dont Politien, apprirent le grec tout seuls en s’aidant d’une traduction latine – par exemple celle de la version traditionnelle de la Bible par saint Jérôme ou celle d’Aristote par Théodore Gaza – et en l’utilisant pour éclairer le texte grec. Sans professeur et sans grammaire convenable, c’était un véritable tour de force. Bien des érudits en devenir ont certainement dû se contenter de lire les versions en latin ; il en sortait d’ailleurs des quantités, notamment à l’instigation du pape Nicolas V (1447-1455), qui commanda des traductions de Thucydide, Hérodote, Xénophon, Platon, Aristote, Théophraste, Ptolémée et Strabon. Une petite minorité d’enthousiastes eurent le courage – et les moyens – d’aller apprendre le grec à Constantinople ; tel fut le cas de Filelfe (1398-1481) et de Guarino (1374-1460), deux célébrités de l’époque.
45On allait en Orient pour une autre raison aussi : la chance aidant, on pouvait en rapporter, qui sait, des manuscrits de textes nouveaux. Des collectionneurs eurent la main particulièrement heureuse : Giovanni Aurispa revint en Italie en 1423 avec 238 livres grecs païens (Planche IV) ; à l’heure actuelle, on trouverait substantielle une aussi grande collection d’ouvrages grecs imprimés, mais il ne faut pas surestimer celle d’Aurispa qui avait sans aucun doute beaucoup de titres en double ; Filelfe, avec ses quarante livres, était probablement plus représentatif des bibliothèques privées de son époque. Les dirigeants des principautés italiennes étaient eux aussi amateurs de manuscrits. En 1492, Laurent de Médicis envoya depuis Florence Janus Lascaris, un des érudits réfugiés, en chercher dans diverses provinces byzantines, et le Vatican ne fut pas le dernier à enrichir ses collections. La grande bibliothèque de Venise a une origine assez différente : en 1468, le cardinal Bessarion lui fit don de tous ses volumes ; il s’efforçait depuis longtemps de rassembler la littérature grecque dans sa totalité et chargeait ses agents d’écumer tous les territoires de l’ancien empire. Nous savons qu’une partie de ses ouvrages, notamment le manuscrit de Quintus de Smyrne, grande nouveauté à l’époque, et peut-être le fameux Venetus d’Aristophane (Marc. gr. 474), provenaient du monastère de Saint-Nicolas d’Otrante.
La philologie grecque au xve siècle : Bessarion et Politien
46Si l’on voulait rendre pleinement compte des études grecques au xve siècle, il faudrait parler d’un très grand nombre d’humanistes éminents ; pour ce petit ouvrage, il suffira de nous arrêter aux deux érudits les plus représentatifs de leur temps, par les objectifs auxquels ils visaient et l’œuvre qu’ils ont accomplie. L’un d’eux incarne le savoir grec, l’autre nous permet de voir ce que les Italiens ont appris de leurs maîtres.
47L’aîné, le cardinal Bessarion (1403-1472), est né à Trébizonde et fait ses études à Constantinople dans l’école dirigée par Georges Chrysococcès, où il rencontre pour la première fois l’Italien Filelfe avec qui il échangera plus tard une correspondance suivie. Entré dans les ordres en 1423, il passe cinq années (1431-1436) à Mistra, dans le Péloponnèse, où il fréquente le cercle de Georges Gémiste Pléthon, un libre penseur ; c’est de là sans doute que date son admiration pour Platon. Pléthon le présente à l’empereur qui l’emploie au service du gouvernement, le nomme en 1436 abbé d’un des monastères de la capitale et, l’année suivante, évêque de Nicée. En 1438, il fait partie de la délégation chargée de négocier, au Concile de Florence et Ferrare, la réunion des Églises grecque et romaine. On avait certes tenté maintes fois de rétablir l’unité religieuse, mais l’empire byzantin estimait alors d’autant plus urgent de mettre fin au schisme qu’il se désintégrait rapidement – il ne contrôlait plus qu’une infime partie de ses anciennes possessions – et qu’il espérait obtenir ainsi une aide militaire de l’Occident. Des négociations interminables débouchèrent enfin sur un accord, grâce surtout à Bessarion qui, par ses arguments puissants, réussit à vaincre l’opposition farouche de plusieurs membres de sa délégation. L’union resta d’ailleurs lettre morte, car la masse de la population de l’empire grec, encouragée par la grande majorité du clergé, refusa d’y voir un juste compromis ; la minorité qui l’accepta forma une secte séparée, l’Église grecque uniate, laquelle doit donc son existence à Bessarion. Bien que le Concile n’ait eu aucune incidence politique durable, le pape ne méconnaît pas les services rendus par Bessarion et le consacre cardinal ; il va dès lors résider en permanence en Italie où il prendra une part considérable aux affaires religieuses ; il sera même plusieurs fois « papabile ».
48Le palais du cardinal à Rome fut un centre littéraire où Grecs et Latins se retrouvaient en bonne intelligence ; on y vit d’un côté Théodore Gaza et Georges de Trébizonde, qui traduisirent diverses œuvres grecques en latin ; de l’autre, le Pogge et Valla, lequel qualifia Bessarion de Latinorum Graecissimus, Graecorum Latinissimus ; le cardinal connaissait de fait admirablement la langue et la littérature latines. Sa bibliothèque était exceptionnellement riche : environ cinq cents livres grecs, sans compter les autres, vers la fin de sa vie ; il avait réuni nombre de beaux manuscrits classiques, car ce prélat ne s’intéressait pas uniquement à la théologie et à la philosophie. Il en prenait grand soin, la preuve en est les notes de possession, les cotes et autres indications portées sur les pages de garde. Il n’avait pas toujours été un collectionneur impénitent, puisqu’à Constantinople il s’était contenté de s’approvisionner chez les libraires ; mais la chute de l’empire byzantin, en 1453, lui fit concevoir, dit-il dans une de ses lettres, le projet de réunir une collection aussi complète que possible de la littérature hellénique pour la mettre à la disposition des Grecs qui avaient survécu à la chute de l’empire et réussi à gagner l’Italie. Voilà l’une des raisons qui lui firent offrir, de son vivant, en 1468, ses propres livres à la cité de Venise : ils devaient constituer le noyau d’une bibliothèque publique dans cette ville qui servait de point de ralliement à une grande majorité des réfugiés.
49Bessarion était aussi un écrivain. On lui doit une traduction en latin de la Métaphysique d’Aristote, un long ouvrage où il s’en prend à Georges de Trébizonde, détracteur de Platon sur différents points et notamment sur la question de l’homosexualité ; quantité d’opuscules nous sont restés, de même qu’une bonne partie de sa correspondance. Deux de ces petits traités méritent notre attention. Le premier découla des négociations sur l’unité de l’Église. Le point crucial opposant Grecs et Latins était la procession du Saint-Esprit : était-il exactement de même nature que Dieu le Père ou simplement d’une nature similaire ? Bessarion fit mouche quand il découvrit dans le Contre Eunome de saint Basile un passage qui correspondait précisément à la thèse de Rome et aurait donc pu être la base de la réconciliation, puisque l’autorité de Basile était incontestée dans l’Église grecque. Les adversaires du cardinal au Concile, ces membres de la délégation hellène décidés à n’accepter un accord que s’ils gagnaient sur toute la ligne, clamèrent que le passage n’était pas de Basile, que c’était un faux dû à un réformateur grec précédent ou même aux Italiens, et qu’il ne figurait pas dans les manuscrits qu’ils avaient en mains. Bessarion avait beau être sûr de son fait, il ne put le prouver d’emblée et dut se rabattre sur des arguments moins décisifs pour désarmer l’opposition. Mais lorsqu’il regagna Constantinople, pour peu de temps d’ailleurs, il résolut d’en avoir le cœur net et se mit à étudier toutes les copies du texte qu’il put se procurer. Au moment du Concile, seul un des six exemplaires disponibles semblait donner raison aux adversaires du cardinal ; or, tout indiquait qu’il avait été falsifié, car le fameux passage avait été supprimé et remplacé par un autre. Bessarion trouva bientôt dans les bibliothèques monastiques de la capitale deux copies anciennes, l’une sur papier datée du milieu du xiie siècle, l’autre sur parchemin, plus vieille encore, qui apportaient de l’eau à son moulin ; seuls les exemplaires très récents, écrits semble-t-il à l’époque du Concile ou juste après, étayaient la thèse opposée. Pour emporter le morceau, le cardinal mit en avant la date des deux témoins anciens, antérieurs l’un et l’autre à l’époque où vivaient certains membres du clergé grec qui avaient été favorables à la réunification ; il ne pouvait donc s’agir de faux qui leur soient imputables, non plus qu’aux Italiens du reste, étant donné l’excellence de la langue.
50Cet exemple illustre la méthode philologique qu’il utilisait pour réfuter la façon dont les textes avaient été manipulés sans scrupule. Mais venons-en au deuxième opuscule : nous allons y voir Bessarion faire le meilleur usage d’autres méthodes philologiques, mais toujours dans un contexte théologique. Après une lecture de l’Évangile selon saint Jean, lors d’un service célébré dans sa demeure romaine, une discussion animée s’engagea sur le texte en 21, 22. Le texte lu était celui de la Vulgate latine qui donne à tort sic au lieu de si (le grec dit ἐάν). Bessarion a soutenu que cette erreur sur une seule lettre était tout simplement le fait d’un copiste. Comme il n’avait pas réussi à convaincre tout à fait son auditoire, il exposa ses arguments par écrit. Dans sa brochure, il énonce plusieurs principes essentiels et traite tout le problème avec un bon sens qui nous paraît aujourd’hui naturel, mais ne fut pas du goût des conservateurs bornés pour qui chaque mot de la traduction de Jérôme était sacré. Fort de l’autorité de saint Augustin, il déclare que le texte grec étant l’original doit l’emporter sur la traduction latine. Il signale aussi que les citations de haute époque du texte grec – celles d’Origène, Cyrille et Chrysostome – donnent toutes la même leçon et que celle de la Vulgate ne va pas avec le contexte. Ce petit ouvrage est très important en ce qu’il annonce Érasme, pour qui l’interprétation du Nouveau Testament doit nécessairement se fonder sur le texte grec. Valla eut peut-être son mot à dire ; il rencontrait fréquemment Bessarion et avait rédigé, sans les publier, des Adnotationes in Novum Testamentum où il mettait en question l’exactitude de la Vulgate.
51À l’opposé du prélat grec qui se fixa en Italie et mit son érudition au service de la théologie et de la philosophie surtout, voici Politien (1454-1494). Le poète, en italien et en latin, ne le cédait en rien à l’érudit. C’est la littérature ancienne qui l’attirait d’abord, mais il était versé aussi dans des disciplines subsidiaires, comme l’épigraphie et la numismatique, car il comprenait qu’elles pouvaient permettre de mieux appréhender le monde de l’Antiquité. Nous avons déjà rencontré cette combinaison du poète et du philologue à l’époque hellénistique chez Callimaque et Ératosthène, et ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si Politien fut le premier humaniste à s’attacher à la poésie hellénistique.
52Nous avons vu précédemment qu’il était un latiniste accompli et saisissait l’importance des vieux manuscrits. Signalons au passage qu’il infléchit les études grecques et latines sensiblement de la même manière, en développant le goût des auteurs postclassiques : en latin, il avait souligné les mérites de Quintilien, Suétone et des poètes de l’âge d’argent ; en grec, il fit des conférences sur Callimaque et Théocrite. Il fut le premier Italien à qui l’on reconnut en général de savoir le grec aussi bien que les Hellènes eux-mêmes ; c’est d’ailleurs ce qu’il déclare dans une lettre à Matthias Corvin, roi de Hongrie (Lettres, 9, 1) à qui il offre ses services soit comme traducteur de textes classiques, soit comme panégyriste officiel : il ajoute qu’il sait le grec aussi bien que les Grecs eux-mêmes, qu’aucun Italien n’a réussi cet exploit depuis mille ans. Il s’en glorifie implicitement aussi dans l’exorde de sa conférence inaugurale sur Homère. Vanité, peut-être, mais justifiée : il est le premier Italien de la Renaissance qui ait fait œuvre durable sur les textes grecs, à telle enseigne qu’on trouve encore son nom dans l’apparat critique d’une édition moderne (les apports de Valla au texte de Thucydide s’expliquent probablement plus par la valeur des manuscrits dont il se servit que par sa propre ingéniosité). Autre preuve – et non des moindres – des capacités linguistiques de Politien : il composa à 17 ans des épigrammes en grec ; il nous en reste une cinquantaine en mètres divers, et même si la scansion et la prosodie n’en sont pas parfaites, elles attestent une remarquable maîtrise de la langue, notamment dans l’emploi d’un vocabulaire très étendu.
53On lui doit également plusieurs traductions : une version bien venue d’Hérodien, historien de la basse époque, et quelques petits essais d’Épictète et de Plutarque. Les prosateurs les plus renommés ayant déjà été traduits, Politien s’orienta dans d’autres directions. C’est dans les Miscellanea qu’il montre le mieux les multiples facettes de son savoir. La plupart des chapitres traitent de questions latines, mais il cite quantité d’auteurs grecs pour justifier ou étayer un argument. Nous avons vu comment il recourt au texte de Callimaque pour émender un passage corrompu chez Catulle (66, 48). Dans le chapitre le plus intéressant peut-être, il présente le cinquième hymne de Callimaque, le Bain de Pallas, accompagné d’une traduction en élégants distiques élégiaques. Il donne un texte grec non accentué pour éviter les anachronismes, sage précaution que n’ont pas suivie les générations suivantes, et il se tire fort bien de cette édition princeps de l’hymne.
Les premiers livres grecs imprimés : Alde Manuce et Marc Musurus
54Si le jeune art de l’impression donna un flot d’éditions classiques latines à partir des années 1470, il n’en alla pas de même pour les œuvres grecques. Cela tient en partie à ce qu’il était difficile de trouver une fonte de caractères adaptée, qui ne fût pas déraisonnablement diversifiée en raison des multiples combinaisons des lettres avec les accents et les esprits. Certains des premiers imprimeurs, désirant à tort reproduire l’écriture grecque du moment, mirent au point des polices qui revenaient très cher tout en ne donnant pas de beaux résultats ; tel fut le cas même des célèbres caractères d’Alde qui servirent très longtemps de modèles aux typographes. Pourtant tous les imprimeurs de l’époque ne tombèrent pas dans ce défaut ; le fameux Nicolas Jenson, un Français qui travaillait à Venise, créa une fonte remarquable, et celle qui fut utilisée pour les passages en grec des Miscellanea l’emporte même par certains côtés : elle ne comportait ni accents, ni esprits, évitait les ligatures et ne ressemblait donc pas exactement à l’écriture manuelle, mais était beaucoup plus lisible. Il est surprenant que l’on n’ait pas immédiatement adopté l’une de ces formules simplifiées.
55Les difficultés typographiques étaient réelles, certes ; le vrai problème pourtant tenait à ce que la demande de textes grecs était trop faible pour que le jeu en valût la chandelle. Fort peu de gens savaient le grec ; au contraire, les tirages des traductions latines pouvaient être assez élevés pour être rentables. C’est pourquoi Platon ne fut pas imprimé avant 1513 en langue originale, alors que la version de Marsile Ficin parut en 1485 à 1 025 exemplaires. C’était un tirage exceptionnellement important il est vrai, car à cette date on ne dépassait guère en moyenne, semble-t-il, le chiffre de 250 ; il fut pourtant épuisé en six ans et l’on dut en faire un autre. En revanche, l’édition princeps d’Isocrate en grec qui sortit à Milan en 1493 s’écoula si lentement qu’en 1535 les invendus furent remis sur le marché avec une nouvelle page de titre. Avant la création des presses aldines, il y eut au total à peine plus d’une douzaine de volumes imprimés en grec, dont les grammaires de Chrysoloras et de Constantin Lascaris ; Isocrate mis à part, les grands classiques étaient uniquement représentés par Homère, Théocrite, quatre pièces d’Euripide, Callimaque, Apollonios de Rhodes, Lucien et l’Anthologie grecque.
56C’est Alde Manuce (c. 1450-1515) qui eut l’idée de fonder une maison d’édition destinée essentiellement aux œuvres grecques. Il en conçut le projet pendant qu’il était à Carpi, aux environs de Modène, où il était le précepteur des fils du seigneur de l’endroit. On pourrait penser que Florence, compte tenu de sa prééminence intellectuelle, s’imposait pour l’implantation de son entreprise ; mais, d’une part la mort de Laurent le Magnifique privait le monde des lettres de son protecteur le plus puissant ; d’autre part, Venise, grâce au don de Bessarion, possédait un plus grand nombre d’ouvrages grecs que n’en avaient rassemblé les Médicis (et Alde ne savait peut-être pas qu’ils étaient en fait inaccessibles) ; enfin, elle s’était acquis une très belle réputation dans l’impression : plus de la moitié des livres mis sous presse en Italie avant 1500 l’avaient été dans la cité des doges, ce qui n’était sans doute pas négligeable pour Alde ; il y trouverait des ouvriers connaissant bien leur métier.
57De 1494 à 1515 quantité de classiques sortent des presses aldines, qui périclitent à sa mort. S’il ne fait paraître en première édition qu’un seul texte latin, mineur de surcroît – il arrivait trop tard –, on lui doit en revanche la primeur de presque tous les grands auteurs helléniques dont il eut le quasi-monopole pendant ses vingt années d’activité. Dans le territoire de la république de Venise, il tenait du gouvernement des privilèges qui lui accordaient le droit exclusif d’utiliser les caractères qu’il avait dessinés ou commandité lui-même.
58Il n’aurait pas pu réaliser son grand dessein sans l’aide de ses nombreux amis, Grecs ou Italiens. Il fut redevable du plus gros travail d’édition à Marc Musurus (c. 1470-1517), un Crétois ; la contribution d’Alde lui-même est probablement de premier plan, mais il n’est pas toujours facile de déterminer ce qui revient à l’un et l’autre ou à d’autres membres de leur groupe. Bien souvent, les pages de titre et les lettres dédicatoires d’Alde n’indiquent pas le nom de l’éditeur du texte ; c’est vraisemblablement parce que plusieurs de ses amis y avaient collaboré. Plus tard, et à partir de 1502 en tout cas, les pages de titre font référence à l’Académie ou Neakademia – un club qu’il avait fondé pour encourager les études grecques. Une des clauses du règlement, rédigé en grec, précisait que ce serait la seule langue utilisée pendant les séances. On a pu identifier de trente à quarante membres. Il n’était pas nécessaire de résider à Venise pour en faire partie, puisque Musurus, qui enseigna à Padoue et à Carpi pendant un temps, semble en avoir été membre. Les érudits étrangers de passage y étaient les bienvenus, l’exemple le plus célèbre est celui d’Érasme.
59Les presses sortirent, au plus fort de leur activité, des éditions princeps en quantité ; c’est là une preuve de l’enthousiasme des collaborateurs et de l’excellente organisation de l’entreprise. On ouvrit le feu avec un petit texte, Musée, choisi sans aucun doute parce qu’il fallait faire du facile avant de s’aventurer sur un terrain délicat. Vint ensuite un texte de Théocrite et d’Hésiode plus complet que celui qui avait déjà été imprimé. Puis on s’attaqua à la tâche monumentale d’éditer Aristote et Théophraste : cinq in-folio sortis entre 1495 et 1498. Les presses ne s’arrêtèrent que pendant la guerre menée par la Ligue de Cambrai contre Venise, et aucun livre grec ne put être imprimé de 1505 à 1507 et de 1510 à 1512. Leurs années les plus fécondes pour les grands classiques se situent entre 1502 et 1504, quand elles firent connaître Sophocle, Euripide, Hérodote, Thucydide et Démosthène. Loin de se limiter aux grands classiques, Alde publia aussi des textes comme l’Histoire d’Hérodien, Pollux, Étienne de Byzance et la Vie d’Apollonius de Philostrate, pour n’en citer que certains. Cette dernière était précédée d’une préface où il avoue tout de go, avec une candeur surprenante dans la profession, que l’œuvre vaut moins que rien : nihil unquam memini me legere deterius (« je ne me souviens pas d’avoir jamais rien lu d’aussi mauvais… »). Il se cantonna presque toujours aux classiques, avec occasionnellement un écrivain chrétien. Il aurait envisagé un Ancien Testament en hébreu, grec et latin, de même qu’un Nouveau Testament en grec et en latin, mais ce projet n’aboutit pas de son vivant.
60À l’époque, un éditeur se heurtait à mille difficultés. Il lui fallait d’abord trouver des manuscrits à confier aux typographes et, si le texte était corrompu, ce qui arrivait souvent, il devait ou bien l’émender ou bien essayer de s’en procurer un meilleur. Les préfaces nous donnent une idée de ces servitudes. Alde nous dit par exemple qu’il n’a pu trouver dans toute l’Italie qu’un seul témoin de Théophraste (cela suffit à prouver qu’il n’a pas pu exploiter les richesses de la bibliothèque de Bessarion) ; à la fin de son introduction à Thucydide, il signale qu’il aurait aimé y joindre Xénophon et Gémiste Pléthon, mais qu’il a dû y renoncer pour cette fois faute de manuscrits. Musurus, pour sa part, indique dans sa préface aux épistolographes que certains passages d’Alciphron étaient à ce point corrompus qu’il n’a pu les restituer, et demande au lecteur d’excuser le texte inintelligible qui lui est présenté. D’autres ouvrages nous permettent de suivre d’un peu plus près ses méthodes de travail. Le premier livre important que Musurus édita certainement lui-même est l’Aristophane de 1498 (Planche VIII) ; il travailla à partir de quatre manuscrits, dont l’un est aujourd’hui à Modène (Estensis α. U. 5. 10), pour établir le texte qui serait envoyé à la composition. Il dut aussi rédiger les scholies qui furent imprimées en marge à la place même qu’elles occupaient dans un témoin médiéval. Comme elles étaient de nature différente dans les sources dont il disposait, il lui fallut choisir les notes, les combiner et les mettre en forme pour l’impression, basse besogne peut-être, mais énorme. Il dut également restituer le texte en bien des endroits. Il se trouva devant les mêmes lourds problèmes quelques années plus tard quand il mit en chantier le Lexique d’Hésychius, dictionnaire grec du vie siècle qui ne survit que dans un seul témoin (Marc. gr. 622). Plutôt que de refaire de bout en bout une copie destinée à la composition, il apporta dans le manuscrit toutes les corrections et les instructions nécessaires à l’imprimeur ; comme le texte était peu lisible à force d’abréviations, il récrivit en entier, au-dessus de la ligne ou dans la marge, chaque mot abrégé ; il rectifia, de plus, maintes erreurs et le plus récent éditeur a constaté que chaque page comporte quelque émendation attestant sa compétence et ses connaissances linguistiques. Un exemple amusant nous montre que Musurus va beaucoup plus loin que les critiques modernes ne le jugent bon : dans la troisième bucolique de Moschos, il a composé six hexamètres pour boucher un trou entre les vers 92 et 93 ; ils étaient très inspirés de Théocrite et visaient tout simplement sans doute à indiquer le sens général qu’appelait le contexte. D’aucuns ont cependant pensé qu’ils étaient authentiques et que Musurus les avait probablement tirés d’un manuscrit unique disparu depuis lors.
61Musurus a-t-il été un grand philologue ? Il est difficile de le dire avec précision, car la plupart des manuscrits qu’il donna à l’impression sont perdus et, avec eux, la meilleure source qui nous aurait permis de répondre à la question. Mais s’il est réellement l’auteur de toutes les bonnes leçons apparaissant pour la première fois dans les éditions dont il surveilla l’impression, il est à n’en pas douter le critique le plus doué qu’ait jamais produit son pays.
Érasme (c. 1469-1536)
62Voyons maintenant ce qu’était l’érudition dans l’Europe septentrionale et à quel niveau elle se situait. On pense bien entendu d’emblée à Érasme. Ce moine de Steyn, près de Gouda, réussit à obtenir l’autorisation de quitter définitivement sa communauté ; il va à Paris où il se met au grec ; la langue lui paraît ardue et il ne tire pas grand profit des leçons d’un réfugié, Georges Hermonyme. Afin de se perfectionner, il part en 1506 pour l’Italie, où il prendra ensuite contact avec Alde. Il est à l’époque honorablement connu dans le monde des lettres pour sa première édition des Adages, une série de proverbes assortis de commentaires, et pour avoir publié l’Enchiridion militis Christiani, où il exposait sans mâcher ses mots des vues sur la religion que ne partageait pas la hiérarchie. Il jette de l’huile sur le feu en 1505 quand il supervise l’impression d’un ouvrage qui n’est pas du goût de l’Église, ces Adnotationes in Novum Testamentum où Laurent Valla ne traite pas la Bible comme un texte sacré, mais comme tout autre monument littéraire. Qu’il se mette en rapport avec Alde va donc de soi, et il part bientôt pour Venise où il est l’hôte de l’imprimeur pendant quelques mois. Plus tard, il décrira sans fard le train de maison misérable et la pauvre chère, dans Opulentia sordida, l’un de ses Colloques, mais on a lieu de croire qu’il a noirci le tableau pour répondre aux attaques grossières d’Alberto Pio de Carpi. À Venise, il eut évidemment la possibilité d’apprendre autant de grec qu’il lui en fallait et de puiser dans la belle bibliothèque personnelle d’Alde ; aussi publia-t-il bientôt une édition nouvelle de ses Adages, très étoffée par le matériel grec dont il venait de découvrir les richesses.
63Beaucoup plus tard, il consacra une brochure à la prononciation correcte du grec ; elle assura le succès de la prononciation qu’on appelle toujours érasmienne. Les réfugiés enseignaient en général la langue classique en utilisant la prononciation moderne, qui est à coup sûr assez différente de celle en usage dans l’Antiquité. Déjà Antonio Nebrija (1444-1522), un érudit espagnol, et des membres du cénacle d’Alde l’avaient fait remarquer, preuves à l’appui. L’épithète « érasmienne » ne rend donc pas justice à qui de droit ; on doit cependant à l’équité de dire qu’Érasme ne prétendit jamais avoir inventé la prononciation nouvelle, dont il avait sans doute eu connaissance pendant qu’il habitait chez l’imprimeur vénitien.
64Malgré de beaux résultats, l’association d’Érasme avec Alde eut beaucoup moins d’importance que la collaboration qu’il apporta pendant des années à une des grandes maisons d’édition au nord des Alpes, celle des Froben à Bâle. Ce milieu était fait pour Érasme, qui s’occupa activement de l’aspect scientifique de l’édition et noua avec Jean Froben une amitié qui devait être décisive pour la promotion de l’humanisme chrétien. Un des premiers résultats de cette alliance, et le plus spectaculaire sans doute, est l’édition princeps du Nouveau Testament grec (1516). Coïncidence, on le préparait aussi pour l’impression à Alcalá, en Espagne (cette édition incluait aussi l’Ancien Testament en grec et en hébreu) ; mais en raison de difficultés diverses, il ne put sortir qu’en 1520. Il vaut de signaler que si le cardinal Ximénez, principal éditeur de la Bible polyglotte d’Alcalá, parfois appelée Bible polyglotte complutense, recommandait d’étudier la Bible dans le texte original, ses collaborateurs ne partageaient peut-être pas tous cet avis : une des lettres liminaires au moins donne à entendre que la version en latin a la plus haute autorité. Pour Érasme au contraire, établir le texte original du Nouveau Testament s’imposait. On sait maintenant comment il procéda. Il se mit sérieusement au travail en Angleterre où il séjourna en 1512-1513, et se servit de quatre manuscrits grecs ; on en a identifié un : c’est le manuscrit de Leicester, du xve siècle. Pendant que l’ouvrage s’imprimait à Bâle, en 1515-1516, il avait cinq manuscrits en main ; nous en avons conservé un qui servit manifestement de copie aux imprimeurs (Bâle, Universitätsbibliothek, A.N. IV. 1). Cet exemplaire du xiie siècle n’a aucune valeur particulière. Érasme savait sans doute que les manuscrits vraiment anciens pouvaient présenter de l’intérêt, mais il connaissait trop peu la paléographie pour être capable de dater à bon escient. De ce point de vue, Érasme était inférieur sans conteste à Politien, et presque sûrement à Bessarion. Il se servait en général de livres assez tardifs, alors qu’il pouvait de toute évidence se procurer des textes plus anciens, donc meilleurs, en s’adressant à ses nombreux correspondants. Son attitude en face du Vaticanus B (Vat. gr. 1209) est typique. Certes il pensait, à juste titre, que c’est un témoin d’âge vénérable et il a pu, grâce à un ami, le citer de-ci de-là dans un tirage suivant de son Nouveau Testament ; en revanche, il ne semble pas avoir cherché à l’utiliser systématiquement pour l’ensemble du texte. D’autre part, de façon tout à fait excessive, il tenait en très haute estime un manuscrit de l’Apocalypse qui, à son avis, pouvait bien remonter jusqu’aux temps apostoliques : la philologie moderne l’a retrouvé et a abaissé sa datation au xiie siècle (anciennement au Schloss Harburg, aujourd’hui à Augsburg, UB, I, 1, 4° 1). Un aspect positif de son travail : il semble avoir compris le principe difficilior lectio potior (voir p. 168-169).
65Il y aurait beaucoup à dire encore sur cette édition du Nouveau Testament ; bornons-nous à signaler deux points : pour l’Apocalypse, il disposa d’un seul manuscrit, où manquaient les derniers versets et qui était inintelligible par endroits ; bien décidé à faire imprimer un texte en grec, il traduisit lui-même en grec ces divers passages, pas toujours parfaitement d’ailleurs, à partir de la Vulgate. C’était pousser le zèle plus loin qu’on ne le demande à un éditeur. Dans la première épître de saint Jean (5, 7), Érasme, suivant en cela le grec, ne reprit pas le comma Johanneum, une allusion au dogme de la Trinité, figurant alors dans la Vulgate. Une polémique s’en étant suivie, il offrit inconsidérément d’insérer, dans toute nouvelle édition, le passage incriminé si on le trouvait dans un manuscrit grec. Bien entendu, on en fabriqua un sur le champ pour les besoins de la cause (Dublinensis Trin. Coll. 30) et il fut obligé de tenir sa promesse ; il précisa toutefois qu’il doutait de l’authenticité du témoin. Cette histoire nous montre que, faute de principes logiques permettant d’évaluer les manuscrits, les érudits se trouvaient désarmés devant des adversaires n’hésitant pas à recourir à des faux. Bessarion, on le sait, s’était trouvé dans la même impasse lors du Concile de Florence ; il lui avait cependant été plus facile de réfuter les arguments de ses antagonistes, car il s’agissait pour lui de prouver l’authenticité d’un passage en s’appuyant sur des manuscrits antérieurs aux falsificateurs éventuels. Érasme, lui, ne pouvait que se prévaloir de la haute autorité de témoins fort anciens.
66Bien qu’elle soit loin d’être parfaite, l’édition du Nouveau Testament grec marque un très grand progrès dans l’histoire de la philologie. Érasme y établit, contre vents et marées, de sains principes, à savoir qu’il faut se fonder sur des textes en langue originale et non sur des traductions, et que les Écritures doivent être interprétées, comme tout autre ouvrage, selon les règles de la logique et du bon sens. Valla et Bessarion n’avaient pas prêché dans le désert.
67Érasme avait été attiré à Bâle surtout parce que c’était déjà le centre de l’édition patristique. Son Nouveau Testament fut immédiatement suivi par sa première édition des Lettres de saint Jérôme, et celles-ci par une longue suite de Pères de l’Église – Cyprien, Hilaire, Ambroise, Augustin – dont il produisit les éditions soit seul, soit en collaboration avec d’autres, n’hésitant pas à revenir sur un auteur et à le republier. Ces in-folio rendent un hommage impressionnant à son énergie et à sa science : il fallait un travail considérable pour éditer cette masse de textes, d’autant que les premiers éditeurs n’avaient fait qu’un assez mince travail critique.
68Malgré ces entreprises gigantesques, Érasme, fidèle à son programme humaniste, ne négligeait pas les classiques. Les services qu’il a rendus au grec sont relativement faibles, bien qu’il ait produit un certain nombre de traductions, et édité Aristote et Démosthène ; le seul auteur dont il ait donné l’édition princeps est Ptolémée (1533). En revanche, la littérature latine lui doit bien davantage : il a publié Térence, Tite-Live, Suétone, Pline l’Ancien et Sénèque. Les deux éditions (1515 et 1529) de ce dernier permettent de caractériser les mérites et les faiblesses d’Érasme philologue. La première, parue en 1515, a été gâchée par une précipitation typique. Son éditeur n’était pas là au moment de l’impression, et de toute façon il avait largement de quoi faire avec son Nouveau Testament et son Jérôme, tous deux en voie d’achèvement. Éditer un texte, préparer la copie pour l’impression et relire les épreuves, ces trois activités interféraient alors ; on laissa une trop grande initiative à des correctores auxquels Érasme par la suite reprocha leur incompétence, et bien pire encore. Le texte avait été ravivé par l’art du critique, mais Érasme savait combien il aurait pu être meilleur, et il y revint en 1529 pour réparer ce qu’il considérait comme une infamie. La deuxième édition, qui a pour préface un essai sur Sénèque admirable d’équilibre et de sensibilité, prouve à l’évidence le jugement et la science de son auteur. Mais là encore, l’impression a été un peu bousculée : des manuscrits continuaient d’arriver quand une partie du livre était déjà composée. Érasme fit un usage judicieux des témoins qu’il put rassembler, mais ceux-ci semblent avoir été sans grand intérêt, à une exception près. Il eut accès aux leçons du manuscrit de Lorsch du De beneficiis et du De clementia (voir p. 84), l’archétype de toute notre tradition. Hélas, il ne lui vint pas à l’idée d’en faire la base de son texte ; suivant les habitudes de son temps, il se contenta de l’utiliser çà et là pour corriger le texte qu’il avait devant lui, et ainsi une grande occasion fut perdue.
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