Préface à la première édition française (1984)
p. 11-13
Texte intégral
1Sur les rayons de votre bibliothèque vous prenez le texte de quelque auteur classique de l’Antiquité, Virgile peut-être, ou encore Platon. Tel qu’il se présente, cet ouvrage ne se distingue pas matériellement d’un livre moderne ; vous l’avez peut-être acheté chez le même libraire qui vous a procuré le dernier roman à la mode ; mais quelle différence ! Entre l’auteur contemporain et son livre, tel que vous l’avez entre les mains, ne s’interpose qu’un écran, celui du service « fabrication » de son éditeur. Le texte que vous lisez est celui-là même qu’il a définitivement mis au point, la part faite, et elle est normalement minime, aux fautes d’impression, bourdons et mastics (aucun des livres parus depuis 1455, si soigné qu’il fût, n’en est exempt), la part faite aussi aux interventions indiscrètes du prote, ce gardien vigilant de la tradition en matière de grammaire et de ponctuation (Valery Larbaud a écrit un essai amusant là-dessus). Quelle distance au contraire nous sépare de Virgile, de l’Énéide publiée, c’est-à-dire mise en circulation, par L. Varius au lendemain de la mort du poète en l’an 19 avant J.-C., de tel dialogue de Platon, mort lui en 348. La distance n’est pas seulement chronologique : tant d’étapes intermédiaires, dans la plupart des cas, séparent l’état premier du texte, celui de l’auteur et l’état présent, celui de la plus récente édition critique établie par un savant contemporain.
2L’esprit en quelque sorte assoupi par les habitudes mentales contractées au sein de la « galaxie Gutenberg », nous oublions trop facilement quelle histoire complexe s’est déroulée entre ces deux points extrêmes. Ce sera sans doute une surprise pour beaucoup de lecteurs de découvrir les multiples aspects de cette étonnante aventure dont N. G. Wilson et L. D. Reynolds ont si bien su résumer de façon précise et claire les principaux épisodes, l’un pour les classiques grecs, l’autre pour les latins.
3Que de faits pittoresques, romanesques même, dans cette histoire de la survie de la littérature antique, où se reflètent les grandes étapes de l’histoire générale de notre civilisation européenne. C’est souvent par miracle que les grandes œuvres des anciens ont échappé à la destruction. Pour s’en tenir à l’Occident latin, il y a quelque chose de providentiel dans le fait que les ténèbres des Âges obscurs – cet affaissement du niveau culturel où la tradition lettrée fut près d’être interrompue – ne se soient pas étendues au même moment dans toutes les régions de l’Empire. Grâce à la domination éclairée d’un Théodoric, la vie culturelle demeurait assez florissante en Italie jusqu’en plein vie siècle, alors que depuis 400 les invasions barbares avaient profondément ravagé la Gaule, l’Espagne, l’Afrique romaine. Certes, en Italie même, le niveau baisse, mais déjà, dans l’Extrême-Occident, en Irlande d’abord, en Grande-Bretagne ensuite, nous voyons se produire un nouveau départ, celui de la nouvelle culture médiévale. Nous verrons les pèlerins anglo-saxons emporter de Rome des cargaisons entières de manuscrits, au moment où l’invasion lombarde, succédant aux ravages de la difficile reconquête byzantine, va mettre en péril la survie des bibliothèques italiennes. Dans les îles à leur tour, quand les raids vikings et l’invasion danoise feront peser sur ces trésors de nouvelles menaces, l’ardeur missionnaire des Scotti – celtes ou anglo-saxons – qui ne séparaient pas la prédication de l’Évangile d’un travail consciencieux de formation littéraire, ramènera, non moins providentiellement, tels de ces précieux manuscrits sur le continent ; soit conservés tels quels, soit recopiés par quelque main carolingienne, leurs textes reposeront en sécurité dans quelque monastère rhénan, jusqu’au jour où un humaniste italien saura les y dénicher, les rapporter en Italie et bientôt les éditer.
4L’histoire troublée de notre Europe occidentale ne limite pas à ces siècles lointains les cas de destruction brutale : pour ne rien dire des deux guerres mondiales, le bombardement de Strasbourg en 1870 entraîna l’incendie de sa bibliothèque et la perte de tous ses manuscrits – dont tel manuscrit grec, sauvé de justesse à Constantinople vers 1436 (il risquait de périr comme papier d’emballage chez un marchand de poissons) par un jeune clerc latin venu étudier le grec dans la capitale byzantine et qui, avant d’aller se faire martyriser en pays musulman, l’avait cédé à un cardinal dalmate, légat du Concile de Bâle auprès du basileus ; il en fit don à un couvent de cette ville où un humaniste alsacien l’acquit à son tour, etc. (j’abrège, il le faut bien).
5Mais, et c’est ce qui décuple l’intérêt de cette histoire, la transmission des classiques, comme on le verra, ne se limite pas au fait brut de la survie de tels et tels manuscrits échappés à la destruction par une série de bienheureux hasards, car à travers leurs copies et éditions successives les textes vivent et se transforment. Il est tout à fait exceptionnel qu’une œuvre littéraire de l’Antiquité nous ait été transmise aussi directement que le sont celles de nos contemporains : c’est le cas de textes conservés par une inscription comme cet « Éloge funèbre d’une matrone romaine », la Laudatio Turiae, – où l’intervention du lapicide, analogue à celle aujourd’hui de l’imprimeur, constitue le seul intermédiaire capable d’avoir plus ou moins légèrement altéré le texte original. Il est très rare aussi que nous ayons conservé des manuscrits contemporains de l’auteur. Le cas ne se présente guère que pour des écrivains de l’Antiquité finissante : ainsi la précieuse collection de la bibliothèque capitulaire de Vérone – longtemps oubliée au sommet de quelque armoire (nous verrons le marquis Scipione Maffei se précipiter en chemise de nuit et en pantoufles à l’annonce de sa redécouverte en 1712) – conserve un manuscrit de la seconde partie du De civitate Dei, copié vingt ans au plus après la mort de saint Augustin (430), sinon même de son vivant, soit au lendemain de l’achèvement de l’œuvre en 427. Trop souvent, nous ne disposons – notamment pour les classiques grecs – que de manuscrits très tardifs, heureux encore lorsqu’il ne faut pas nous contenter de textes imprimés, les éditeurs de la Renaissance ayant laissé détruire ce qui, une fois publié, leur paraissait inutile à conserver…
6Même lorsque nous avons la chance de retrouver quelque papyrus pas trop mutilé (n’oublions pas que, dans la majorité des cas, ce qu’on récupère, en fait de papyri, c’était le contenu des corbeilles à papier – d’où tant de fragments lamentablement déchirés), fût-il antérieur à notre ère, déjà entre l’œuvre originale et ce témoin s’interpose un filtre coloré qui peut avoir modifié sensiblement l’éclairage, je veux dire l’état du texte : il s’agit de l’intervention souvent intelligente, perspicace, d’autres fois bien hardie et contestable des savants alexandrins qui déjà, devant le foisonnement de copies peu correctes, avaient éprouvé la nécessité de rééditer, de corriger, d’améliorer les chefs-d’œuvre du passé. Et ainsi de suite à travers tous les siècles, ainsi pour la littérature latine les recensions de ces aristocrates lettrés de l’Antiquité tardive qui occupaient leurs loisirs à corriger les manuscrits de leur bibliothèque, manuscrits qui, ainsi restaurés, sont à la source de notre tradition ; et de même à chacune des grandes étapes de notre histoire culturelle, – la Renaissance carolingienne, celle du xiie siècle, la Renaissance humaniste des xve-xvie siècles, l’essor de la philologie, depuis l’œuvre de nos grands prédécesseurs, les érudits des xviie et xviiie, jusqu’à l’épanouissement d’une « science de l’Antiquité » dans les universités, notamment germaniques, du xixe…
7Nos auteurs ont cherché à rendre justice à tous ces bons ouvriers dont certains s’appellent Pétrarque et Boccace ; si rapide qu’il soit, leur récit est très significatif : c’est tout le développement de la culture occidentale qui se reflète dans cette histoire de la tradition classique. Le lecteur mesurera tout le profit qu’on peut tirer de cette histoire d’une histoire ; nous voyons la méthode se former de siècle en siècle, se faire toujours plus exigeante, plus rigoureuse : un chapitre final, rigoureux sans être austère, fera découvrir l’ensemble des processus logiques mis en œuvre par la technique que constitue aujourd’hui la critique textuelle ou l’art de rétablir, dans la mesure du possible, l’état le plus ancien, le plus proche de l’état original, d’une œuvre transmise à travers tant de vicissitudes. Je parle à dessein d’un art plutôt que d’une science car ce n’est pas une technique d’application mécanique aux résultats par avance garantis : il reste toujours une marge d’incertitude et la nécessité d’un recours ultime à l’esprit de finesse, à la liberté du jugement. Aussi bien nos éditeurs d’aujourd’hui sont en général devenus plus prudents qu’à l’époque, disons, de Lachmann, où le philologue trop sûr de lui, corrigeait avec assurance le texte fourni par la tradition manuscrite, au risque, non de rétablir l’original, mais de procéder à un véritable rewriting, d’établir ce qu’à son idée, à lui moderne, l’auteur ancien aurait dû écrire. À pénétrer plus avant dans la mentalité des anciens, nous nous sommes aperçus bien souvent que nos prédécesseurs écartaient la leçon d’un manuscrit simplement parce qu’ils n’avaient pas su la comprendre.
8Je souhaite que le présent ouvrage trouve, auprès du public français, le même accueil que lui a fait celui de langues anglaise et italienne : nos deux auteurs ont su démêler l’écheveau compliqué de cette histoire avec précision et clarté ; ils possèdent cette qualité, toute à l’honneur des grands scholars britanniques, d’être savants sans être pédants et d’éclairer par moment d’un sourire l’exposé le plus austère. Ce livre rendra également de grands services aux étudiants, leur fournissant les éléments d’une initiation par l’histoire à la philologie ; les notes complémentaires qui ont bénéficié des soins particuliers de P. Petitmengin fourniront au néophyte le moyen de pousser plus avant son apprentissage.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
D’Homère à Érasme
La transmission des classiques grecs et latins
Leighton D Reynolds et Nigel G. Wilson Luigi-Alberto Sanchi et Aude Cohen-Skalli (trad.)
2021
Magikon zōon
Animal et magie dans l’Antiquité et au Moyen Âge
Jean-Charles Coulon et Korshi Dosoo (dir.)
2022
Une autre histoire
Histoire, temps et passé dans les Vies et Passions latines (IVe-XIe siècle)
Marie-Céline Isaïa
2023