Chapitre VI. Histoire vraie
p. 305-362
Texte intégral
César, à ce qu’on raconte, fonda ce lieu après qu’il a dompté la Gaule par une longue guerre : et c’est lui qui lui donna le nom de Gand. Car, tandis qu’on s’armait en Hibérie citérieure (c’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’Anglia), il pensa que c’était l’endroit où passer l’hiver, peut-être parce que l’emplacement était adapté puisqu’il fournit de l’eau et du fourrage pour l’armée en abondance, ou bien à cause de la proximité de la mer qui permet une traversée très rapide – pas plus de six milles de distance. D’autres veulent néanmoins que ce soit le roi Hermanaric, dont le chronographe Jordanès dit qu’il a soumis seize nations nordiques, qui soit venu là, et qui y ait régné. Laquelle des deux versions est la plus vraie, je le laisse à l’appréciation de leurs auteurs. Quant à moi, je conclus à l’authentique antiquité du lieu pour cette raison qu’on trouve de nombreux indices, comme des murs et des récipients de céramique, et aussi, ce qui paraîtra peut-être étonnant au lecteur, des chaussures ferrées pour homme et pour femme, pour différents âges, en quantité telle qu’ils me poussent facilement à affirmer l’ancienneté [de ce lieu]1.
1Au moment où il réécrit la Vie de Bavon à la fin du xie siècle, Thierry de Saint-Trond réfléchit à l’histoire de Gand. Il se livre à un exercice rationnel de comparaison entre différentes sources possibles pour connaître l’Antiquité. L’hagiographe ne dit pas qu’il a lu César ni Jordanès. Il dit que c’est en fonction de ces deux historiens qu’on peut faire des hypothèses pour connaître le « plus vrai ». Il apporte son propre témoignage sous la forme de sources archéologiques et conclut : il est correct de dire que Gand est de fondation antique. La démarche intellectuelle explicite est d’autant plus intéressante qu’elle est suivie dans la Vie d’une succession d’affirmations qu’on ne lisait pas dans la version antérieure de la vie de Bavon : Bavon est l’évangélisateur d’un peuple de « païens furieux », Gand est un repère de démons, il faut que le saint détruise « les autels de Mercure » pour dissiper l’erreur des « fanatiques » en renversant leurs fana ou « sanctuaires païens2 »... L’hagiographe s’est donc autorisé d’une reconstruction de la vérité historique – l’antiquité de la fondation de Gand – pour recréer par déduction le tableau d’une Antiquité où tous les clichés du paganisme antiques viennent s’accumuler3. La considération sur les sources historiques et archéologiques n’était donc pas un excursus entièrement gratuit mais le point de départ d’une recréation hagiographique. Le but de ce chapitre est de retracer ce phénomène, qui conduit d’un effort pour connaître le passé par les sources historiques à l’autorisation de le recréer selon la loi de la vraisemblance.
2Le chapitre « Sources » a mis en valeur deux périodes du passé qui ont exigé des hagiographes un retour aux textes historiographiques, soit le ive siècle des fondations dogmatiques et le ve siècle des invasions barbares. La technique cependant n’est pas bornée à ces deux moments seulement. À partir du ixe siècle, tout regard vers le passé antique se nourrit régulièrement d’une source narrative. Si la méthode est constante, l’intention varie du ixe au xie siècle. Les hagiographes semblent moins soucieux de produire une histoire de substitution, une histoire qui imite le genre historiographique, que d’expliquer ce qu’il fallait comprendre de l’histoire et en retenir. Que reste-t-il de la vérité alors si on n’écrit pas ce qui s’est passé ? Pierre van den Bossche avait fort peu d’estime pour une deuxième Vie d’Arnoul de Metz (BHL 693)4 qui mélange rois et royaumes mérovingiens5 et ne peut pas rivaliser du point de vue de l’exactitude avec la première Vie composée peu de temps après la mort du saint (641)6. La réécriture de la fin du xe siècle n’est pourtant pas l’œuvre d’un affabulateur, mais d’un érudit qui célèbre en Arnoul l’ancêtre des Carolingiens7. Il pourrait bien avoir eu sous les yeux la Chronique de Réginon de Prüm8, dont il a tiré une chronologie raisonnablement fiable et les signes extérieurs d’une compétence de computiste : « Saint Arnoul fut à la tête de l’Église de Metz quinze ans, dix jours, sous les papes Boniface [v, 619-625], Honorius [625-638], Séverin [638-640], Jean [iv, 640-642], tandis qu’Héraclius gouvernait l’empire avec sa mère Héracléona [sic] et son fils Constantin9. Il mourut le 17 des calendes de septembre [16 août], la première année de ce Constantin, fils d’Héraclius10. » Cet hagiographe est aussi le lecteur compétent des historiens de la dynastie. Il connaît bien le Livre des évêques de Metz, qu’il utilise par exemple pour sa présentation d’Anschise, fils puîné d’Arnoul qui mérite par sa générosité l’élection royale11 ; mais il en réécrit le récit s’il porte atteinte à la dignité de la famille12. Il emprunte de même à l’Histoire des Lombards13 et au Liber Historiae Francorum14, sans jamais chercher à respecter le sens littéral de ses sources : son aisance à compiler des textes d’histoire va de pair avec la conviction que l’hagiographie n’est pas là pour répéter leur sens littéral mais pour révéler une vérité plus haute, en l’occurrence, l’élection de la famille royale.
3Plus les hagiographes recourent aux sources du passé avec aisance, plus ils s’affranchissent, comme cet hagiographe légitimiste, du détail de la vérité historique pour construire leur propre discours de vérité. En prenant la figure de l’empereur Constantin comme cas d’école, ce chapitre suit la façon dont les hagiographes fabriquent, non par l’imagination mais à partir des sources historiques nombreuses, un portrait à la fois présentable et crédible de l’empereur chrétien. Plus ils rencontrent des contradictions entre leurs sources, et plus ces sources leur apprennent des faits incompatibles avec ce qu’ils pensent raisonnable, plus les hagiographes enrichissent leur définition de la vérité : puisqu’on ne peut pas la confondre avec l’exactitude littérale, il faudra la faire surgir de la critique des sources. Ils en sont les spécialistes.
4Parce que le latin utilise le terme polysémique de veritas, le partage des tâches entre histoire et hagiographie n’est pas toujours aussi clair qu’il l’est chez Hincmar de Reims ou chez Almann de Hautvillers : pour ces hagiographes qui appliquent la méthode exégétique, les sources apportent une matière, historia, soit le récit de bonne foi du témoin honnête, que l’hagiographe interprète pour en dévoiler le sens religieux. Il y a donc deux ordres de veritas, la fiabilité d’une part, qui est toujours relative, et la vérité d’autre part, composée des certitudes de la foi transmises par la tradition et examinées par la raison. On a vu les hagiographes des viiie et ixe siècles à l’aise avec cette méthode, qui permet de comprendre le sens de l’histoire en partant d’un récit dont ils ne sacralisent pas la lettre. Mais quand il faut construire ce récit à son tour ? Quand Thierry de Saint-Trond se fait l’historien de Gand antique, ou l’anonyme de Metz l’historien des Carolingiens, quelle est la vérité de leur récit ? Les hagiographes sont conscients qu’elle n’est pas certitude absolue mais reconstitution probable15 ; et le discours qu’ils tiennent alors sur leur propre narration est comparable à celui des historiens leurs contemporains, qui plaident l’honnêteté et la vraisemblance. Les reproches que la critique méthodique adresse aux sources hagiographiques méconnaissent dans une certaine mesure les lois de la composition historiographique que les hagiographes appliquent.
Retrouver Constantin : l’hagiographie comme exégèse
Prédestination des saints et typologie
5Hincmar de Reims (m. 882) a théorisé au début de sa Vie de Remi l’existence de différents niveaux de lecture de son texte hagiographique : le récit littéral est accessible au plus grand nombre ; il a été transmis par la première Vie de Remi, des documents d’archives et la tradition rémoise. Le commentaire que lui adjoint l’hagiographe carolingien consiste à révéler le sens de cette historia par le recours aux enseignements des Pères ; il relève de l’interprétation savante, de l’enseignement et de l’exhortation16. À l’intérieur du même texte hagiographique, Hincmar fait ainsi tenir ensemble présentation du sens littéral et développement du sens spirituel, selon les principes essentiels de l’exégèse. La méthode était enseignée dans le diocèse de Reims si on en croit la Vie qu’Almann de Hautvillers a rédigée à la demande d’Hincmar pour l’impératrice Hélène. La Vie d’Hélène, mère de Constantin, fait partie d’un dossier hagiographique complet, composé à l’occasion de la translation des reliques de la sainte dans le diocèse de Reims17. Cette longue méditation savante sur le temps et l’histoire souffre de n’avoir pas reçu d’édition scientifique ; mais même en l’absence d’une identification systématique de ses sources, on comprend à la lecture qu’Almann s’est informé sur le règne de Constantin à travers une lecture suivie d’Orose, de l’Histoire tripartite latine et de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe-Rufin. Il applique à ces textes une lecture typologique, inspiré par la double signification que revêt la Croix : l’objet matériel qu’Hélène a retrouvé au ive siècle à Jérusalem est aussi le moyen éternel du Salut. La Vie est donc structurellement pensée comme un trait d’union entre l’histoire et l’éternité, le récit historique et l’enseignement théologique :
Racontons pour commencer comment, depuis les débuts de la création de l’Homme, a été préfiguré le mystère salutaire de la Croix, dont l’invention fut sur terre le triomphe de la bienheureuse Hélène : voici pourquoi on se réjouit dans l’éternité des cieux qu’elle reçoive désormais la vénération qui lui est due ; dans l’Église présente, que toutes les tempêtes fluctuantes de ce monde soient dominées par l’étendard de cette Croix sainte ; dans les temps futurs, que celle qui a déjà reçu la grâce d’atteindre le bois même de cette Croix très sainte contemple le Crucifié dans la vision bienheureuse18.
6Almann de Hautvillers met donc en présence plusieurs niveaux de réalité. En Adam et en Christ (§ 4-8) sont venues pour toujours et pour tous la perte du libre arbitre avec l’arbre qui condamne à mort, puis la Rédemption par l’arbre de vie. Avec Hélène, l’invention de la croix manifeste dans le temps ce dessein éternel de Salut. Le principe exégétique de la préfiguration (praesignatum) est étendu à l’ensemble de l’histoire humaine : le « plan du Salut » par la croix était intégralement impliqué dans la Création même19. L’histoire est donc le déroulement chronologique qui permet la révélation d’un mystère initial anhistorique. Dieu dévoile peu à peu son dessein par des « visions », des « images variées et des révélations de toute sorte20 », qui restent des anticipations incomplètes avant l’Incarnation et la Crucifixion : elles manifestent la réalité mystique de l’union de Dieu avec son peuple, union dans la chair par l’Incarnation et mariage du Christ et de l’Église sur la croix21. L’Église est dépositaire de « ce grand sacrement [de la Croix] qui ne sera accompli en plénitude pour tous qu’à la fin du monde » même si « c’est aujourd’hui qu’il se réalise dans chacun des élus22 ».
7Articuler le Plan de Dieu et le sort des individus pose avec acuité la question de la prédestination, concept-clé pour l’hagiographie dont Almann se saisit avec précaution. Contre des erreurs dont on est particulièrement conscient dans la province de Reims23, il affirme d’abord l’universalité de la prédestination au Salut. L’homme est un mortel capable de retrouver l’immortalité parce qu’il a été créé avec un libre arbitre efficace sur le modèle divin24 et qu’il « a gardé en lui l’image de la monade25 ». En dehors du temps, Dieu « avait prévu que les hommes depuis l’origine du monde aient part à son royaume26 ». La Chute implique donc une conversion réelle et individuelle, mais pas un changement ontologique : l’humanité peut encore « obtenir de parvenir à la vision de Dieu et à l’éternelle union bienheureuse avec Lui27 », parce qu’elle a été par nature prédestinée au Salut. À cette définition qui écarte méthodiquement l’hypothèse de la double prédestination, Almann ajoute la possibilité d’une prédestination singulière des saints, puisque Dieu se sert des saints pour agir dans le monde. Par exemple, la curiosité d’Hélène pour le judaïsme a été voulue par Dieu « afin que, quand viendrait ce pour quoi elle avait été destinée par le Ciel depuis le commencement du monde, elle puisse plus facilement fouler au pied et détruire la lettre qui tue et rester très solidement attachée à l’esprit qui donne la vie28 ». Dans la plus stricte orthodoxie hincmarienne, l’hagiographe affirme alors seulement que la prédestination universelle au Salut justifie un complet gouvernement de l’histoire humaine par Dieu par le moyen de la prédestination individuelle :
Nous savons donc que la divine providence est bonne, et juste, et que c’est elle le moteur du monde et de l’humanité ; mais aussi que l’humanité est à la fois malade et rebelle, du fait de son instabilité naturelle et de la liberté qui lui est permise, et que la bonté rend nécessaire de gouverner les pauvres, en même temps que la justice implique de restreindre les débordements de la liberté. C’est la raison pour laquelle depuis les débuts de la création de l’humanité, ce monde a été en proie à une alternance de biens et de maux. La bienheureuse Hélène a revêtu la forme (assumpsit formam) de cette providence divine quand par une admirable sagesse, qui venait de ce que le zèle de la maison de Dieu la dévorait [Ps 68, 10], elle piétina les cous des orgueilleux qui voulaient cacher ce qui leur avait été donné de savoir [c’est-à-dire l’emplacement où la Croix a été conservée]. De là qu’elle menaça avec une violence céleste de les jeter au feu, et qu’elle donna l’ordre de les brûler comme rebelles à ce que permet la liberté, mais qu’elle témoigna à tous de ce que peut la perfection de la bonté royale et la générosité de la largesse impériale, une fois qu’elle eut trouvé ce bois d’une ineffable douceur, une invention connue de tous et que le monde entier désirait par-dessus tout29.
8Almann écrit donc sans hésiter qu’Hélène est dans le monde la traduction visible – forma – de Dieu, en tant qu’il punit et favorise30. Littéralement, les saints sont une nouvelle Incarnation – assumere formam. Le travail de l’hagiographe qui raconte leur histoire est donc exactement celui de l’exégète qui comprend l’Écriture, et leur prédestination se comprend sur le modèle de la préfiguration. De la même façon qu’on ne peut comprendre qu’après coup, à la lumière de la Révélation plénière, les épisodes mystérieux de la vie des prophètes de l’Ancien testament, de même l’hagiographe doit comprendre le destin historique des saints par un regard rétrospectif sur l’histoire de l’Église, elle-même préfigurée dans l’Écriture. Le jeu de la préfiguration et de la typologie irrigue l’hagiographie depuis ses origines ; même s’il développe le procédé au-delà de ce qui est usuel, il n’y a rien d’inédit à ce qu’Almann lise le songe et l’échelle de Jacob [Gn 28, 12] comme l’annonce de la fondation de l’Église – où se dresse la croix comme une échelle qui touche au ciel – et affirme qu’Hélène, préfigurée par Jacob31, par Marie32, par la reine de Saba33, est elle-même le type – species34, figura35, praefiguratio36, praesignans – de l’Église. C’est le rapport que ce mécanisme traditionnel implique entre hagiographie et récit documenté du passé qui est nouveau dans son application systématique, dans la mesure où Almann n’entend pas faire de la typologie un simple rapport intellectuel ou spirituel entre Bible et hagiographie : il considère le texte hagiographique comme le moyen d’accéder à la vérité de l’histoire du ive siècle, telle qu’il la lit chez les meilleurs auteurs. Car si les saints accomplissent les prophéties bibliques, ils préfigurent à leur tour, dans leur histoire terrestre, les réalités à venir :
[Hélène et Constantin] furent la cause que l’Église catholique, confortée et victorieuse, resplendit, poursuit sa course comme le soleil et s’élève toujours vers Dieu comme l’aurore qui point. Constantin l’avait signifié par avance (praesignaverat) quand il s’était empressé de construire des églises au moment de célébrer ses vicennalia par des réjouissances publiques, comme le raconte l’Histoire tripartite selon Socrate au dix-huitième chapitre du deuxième livre37...
Pluralité des sources historiques sur Constantin
9Almann reconstitue donc méthodiquement, par la lecture des historiens de l’Antiquité, le contexte historique où s’est déroulée la vie d’Hélène. Il insiste au § 25 pour que le lecteur sache que les événements viennent de l’Histoire tripartite38 ; il y a déjà fait auparavant quelques emprunts, notamment pour raconter selon Sozomène la vision de l’empereur, en butte à l’hostilité de Maxence : Constantin « vit le signe de la croix rayonnant dans le ciel et les anges qui assistaient éblouis à cette vision disaient “Ô Constantin, vainc par elle !”39 ». Selon Sozomène, Constantin fait donc représenter la croix sur ses armes, mais Almann interrompt la citation pour conclure plutôt qu’à partir de ce songe, Constantin et Hélène eurent à cœur de retrouver la Croix. Comme il le dit et le redit, c’est dans l’HET encore qu’il trouve le récit de l’invention :
La Croix était d’autant plus difficile à trouver que, comme le raconte l’Histoire ecclésiastique, Helius Adrien avait fait construire à cet endroit, sur le conseil des prêtres des juifs, un temple à Vénus. L’idée de ces prêtres était, par envie et par jalousie, de déposséder les fidèles de ce lieu pour qu’ils ne puissent pas fléchir le genou devant le Christ là où était installée la représentation d’une prostituée. Mais la reine très fidèle fit renverser et le temple et la statue païenne, et trouva trois croix, celle du Seigneur et celles des larrons. D’où une hésitation, puisque personne ne savait laquelle était la Croix du Seigneur, selon ce que raconte l’Histoire susdite, doute que leva le vénérable évêque de Jérusalem qui était à cette époque Machaire – celui qui veut en savoir plus n’a qu’à lire le livre 10 de l’Histoire en question40.
10Almann renvoie à l’Histoire tripartite, mais il n’en cite pas la lettre : il a composé un résumé à partir d’épisodes dispersés, dont le temple dédié à Vénus (HET ii, 16, 7 chez Théodoret), sa destruction par Hélène (HET ii, 18, 7, Socrate), l’intervention de l’évêque Macaire (HET ii, 18, 10 par Sozomène)41. En conclusion de la Vie, il peut aussi confirmer les informations de l’Histoire tripartite en la confrontant à l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe/Rufin :
L’Histoire ecclésiastique rapporte qu’après que la résurrection de la défunte [Libania42] lui [à sainte Hélène] a donné « le signe évident » qu’il s’agissait de la croix du Christ, « parvenue à ses fins, elle fit construire avec un faste royal une église magnifique là où elle avait retrouvé la croix. Elle porte aussi à son fils les clous qui avaient fixé le corps du Seigneur : il en fit des freins à utiliser à la guerre et un casque non moins apte aux besoins des combats. Quant au bois salutaire, elle en porta une part à son fils et en laissa sur place une part dans une châsse d’argent, en souvenir qu’on conserve et vénère aujourd’hui avec empressement. […] Ces faits se déroulèrent à Jérusalem » [HE X, 8]. L’Histoire tripartite est d’accord sur ces faits, qu’elle raconte en ces termes : « C’est ainsi que la mère de l’empereur reconnut, comme elle le désirait, lesquels de ces clous avaient percé les mains du Christ : elle en envoya certains pour faire à l’empereur son fils un casque qui lui garantirait la tête et la soustrairait aux tirs au combat, et mêla les autres au frein d’un cheval ; elle veillait à la protection à l’empereur et accomplissait l’ancienne prophétie. Car le prophète Zacharie avait dit jadis : Et il y aura – comprenons sur les freins – “La sainteté au Seigneur tout-puissant !” [Za 14, 20]. Elle distribua une certaine part de la croix salvifique aux proches du roi » [HET ii, 18, 11], renferma l’autre dans une châsse d’argent qu’elle confia à l’évêque de la cité et, rassemblant de tous côtés des artisans, fit construire en ce lieu des églises considérables en taille et en beauté43.
11Comme l’apparition de la prophétie de Zacharie dans le texte de l’HET le rappelle ici, c’est l’écriture tardo-antique de l’histoire de l’Église qui a fourni les premiers exemples d’une interprétation prophétique voire typologique, du passé comme accomplissement. S’il dépend pour l’information principalement de l’HET, c’est bien d’Orose alors qu’Almann imite la méthode interprétative.
12Dans un premier temps, Almann semble emprunter à Orose seulement son tableau du contexte : il décrit le partage de l’empire romain entre Galère et Constance en remontant aux mariages de Constance et plus généralement aux dernières persécutions sous Galère, auxquelles le règne de Constantin doit mettre un point final. L’histoire a déjà été racontée souvent, mais Almann se réclame de l’historiographus Orose44. Il le connaît de fait par une lecture directe et le cite souvent, en l’avouant45 ou non46. Il compose le texte de son prédécesseur pour ramasser l’action47 et éliminer ce qui pourrait entacher la mémoire de Constantin, c’est-à-dire l’association de son père Constance aux persécutions de Galère contre les chrétiens et le statut de concubine d’Hélène48. Ceci au prix de retours en arrière, comme dans ces chapitres où Almann utilise successivement les paragraphes 5, 15 puis 7 du chapitre 25 du septième livre d’Orose, qui apparaît en italique :
Les empereurs Galère et Constance tracèrent d’abord une frontière pour séparer l’empire romain en deux parties, comme on l’a dit. Et Constance, qui était l’homme le plus pacifique qui soit, fut satisfait de recevoir seulement la Gaule et l’Hispanie ; il céda à Galère les régions de ses pères. Il prit pour épouse Théodora, belle-fille de Maximien, dont il eut six fils, qui devaient être les frères de ce Constantin qu’il eut d’Hélène. […] L’infâme Dioclétien fut terrifié par ce péril. Lui qui occupait alors le sommet de l’empire romain nomma Auguste Maximien surnommé Hercule, qui était César, et choisit pour Césars Constance et Maximien Galère. Ce César Constance partit soumettre aux Romains les nations des Gaules et s’efforça d’étendre l’empire de Rome depuis l’Alémanie jusqu’aux confins de la Bretagne49.
13Le recours à Orose dépasse largement la question de l’information. Almann a surtout repris à Orose la conviction, formulée par l’historien après Paul : « Ces choses [qui ont concerné les Hébreux dans le désert] sont des préfigurations qui nous concernent nous aussi… Toutes les touchaient comme des préfigurations, mais elles ont été écrites pour servir à notre correction, à nous qui sommes parvenus au terme des siècles50. » Orose concluait de ce principe qu’il était légitime de se servir de l’Ancien testament pour comprendre l’histoire de l’empire romain du ive siècle, appliquant comme on sait les dix plaies d’Égypte (Ex 7-12) aux persécutions (Adversum paganos, vii, 27, 3-13). Almann reprend l’idée51 mais en s’attardant sur le règne de Néron. Il cite l’intégralité du septième chapitre du livre vii d’Orose, soit la description complaisante des vices de Néron, acteur libidineux, pyromane, parricide, assassin des saints Pierre et Paul, dont le suicide a causé la mort de tout ce qui restait de sa famille52, et conclut :
En voyant cela, le lecteur pourra facilement discerner à quel point la première plaie des Égyptiens, qui a consisté en un déversement de sang, se rapporte à Néron comme la préfiguration à sa réalisation, puisque s’est alors produit une telle accumulation de crimes variés qu’elle était comparable à une maladie du sang qui aurait fait pourrir l’intégralité de l’empire romain53.
14La focalisation sur Néron, au détriment des neuf autres plaies, transforme le tableau historique, donc dynamique, d’Orose, au profit de la mise en valeur de vérités immuables. Orose en effet se servait de la trame des dix plaies pour décrire dans le temps la succession impériale, soit l’histoire d’une décadence durant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne ; Almann remplace cette dégradation linéaire par un tableau où se font face le type du mauvais empereur, Néron, et le type de l’empereur modèle Constantin (§ 19-21) : Constantin a construit des églises pour les apôtres Pierre et Paul que Néron a tués ; il a remplacé les désordres de Domitien par une pieuse sobriété, la corruption d’Antonin par une foi pure, la persécution de Maximin par la paix, etc. Il n’y a pas eu de véritable paix avant Constantin54. Dans une œuvre savante d’une complexité extrême, Almann, identifiant la révélation dans le temps de vérités éternelles, centre l’attention sur un type d’empereur modèle, Constantin, qui a accompli exactement ce que Dieu attendait de lui. La canonisation de Constantin est l’un des effets les plus visibles de l’attention portée par les hagiographes au ive siècle. Ce n’est plus vraiment le ive siècle connu des historiens.
Constantin dans un légendier (Cod. Sang. 561)
15Dans les manuscrits médiévaux, les œuvres hagiographiques ne sont pas reliées en même temps que les sources historiographiques ; on ne les utilise pas dans les mêmes circonstances ; on ne les conserve pas dans les mêmes fonds. Parmi les exceptions à cette règle évidente figure en bonne place une copie partielle de l’Histoire tripartite latine dans un légendier conservé à Saint-Gall. L’incongruité de la chose a suscité l’intérêt de Desiree Scholten, qui interprète la présence dans ce manuscrit de la traduction d’Épiphane comme celle d’un maillon manquant : le chapitre historique servirait dans le volume de transition entre les temps apostoliques et le Moyen Âge, dans le but de donner au légendier un sens chronologique55. Après avoir réuni les Passions des apôtres, et avant de copier des Passions et Vies de saints du Moyen Âge, les concepteurs du légendier ont effectivement intégré des extraits de l’HET :
Tableau 14 : Passionnaire, Sankt-Gallen, Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 561 (ixe-xe s.)
Numéro | Nom | BHL | Fête | Contexte (selon le texte) (pages) | |
1 | Pierre et Paul | 6570 et 6571 | 2 Kal. Iul. | Répartition de la prédication aux juifs et aux gentils ; passion sous Néron (3-20). | |
2 | André | 428 | 2 Kal. Dec. | Lettre de l’Église d’Achaïe à tous les fidèles ; passion sous le proconsul de Patras (20-27) | |
3 | Jacques le Mineur | 4093 | Kal. Mai. | Jacques évêque de Jérusalem menacé par les juifs, scribes et pharisiens, qui le jettent du haut du Temple, puis l’assomment (27-28). | |
4 | Philippe | 6814 | Kal. Mai. | Prêche « pendant 20 ans après l’Ascension » ; dénonce à Hiérapolis l’hérésie des Hébronites ; fonde l’Église d’Asie ; meurt non-martyr à 87 ans (28-29). | |
5 | Jacques le Majeur | 4057 | 8 Kal. Aug. | Lutte de virtus contre Hermogène qui nie la divinité de Jésus ; comparution devant les juifs : le Christ objet des prophéties est le Crucifié. Baptême du juif Josias martyrisé avec Jacques (30-37). | |
6 | Thomas M | 8136 | 5 Non. Iul. | Thomas appelé par le roi des Indes. Évangélisation des païens ; il faut renoncer aux idoles. Exécuté par le grand prêtre du paganisme, corps rapporté à Édesse (37-52). | |
7 | Barthélemy | 1002 | 9 Kal. Sept. | Barthélemy en Inde trouve le temple d’Astharot. Délivre la fille du roi Polemius des démons. Après le martyre de l’apôtre, conversion du peuple dont Polemius devient l’évêque (52-59). | |
8 | Jean évangéliste | 4320 | 2 Non. Mai. | Prêche à Éphèse où a fait construire la basilique qui porte son nom. Meurt à 97 ans (60-70). | |
9 | Matthieu | 5690 | 11 Kal. Oct. | Évangélisation de l’Éthiopie pendant 23 ans après résurrection du fils du roi, qui reçoit le baptême. Prospérité de l’Éthiopie chrétienne qui résiste aux Romains (70-82). | |
10 | Simon et Jude | 7749-7751 | 5 Kal. Nov. | Considérée comme la suite de la précédente : l’action est en Éthiopie : lutte contre des mages. Abdias évêque de Babylone écrit les gesta des apôtres (82-93). | |
11 | Historia Ecclesiastica Tripartita extraits recomposés | ||||
– i, 2-3 (p. 95-98) [omission de « Crispo et Constantino Caesaribus atque consulibus »] puis suite i, 4-8, § 5 (p. 98-104). | Les juifs incapables de recevoir le Salut. Projet historiographique de Sozomène. | ||||
12 | Basile de Césarée | 1023 | Kal. Ian. (ou Kal. Iul., fol. 6v) | Formation (Cappadoce, Athènes, Égypte, Antioche, Jérusalem, baptême) ; sacerdoce (Jérusalem, Antioche, Césarée) ; miracles dont eucharistie (juif) (111-134). | |
13 | Reversio de la Croix | 4178 | 18 Kal. Oct. | Soumission de la Syrie et de la Palestine aux barbares perses de Chosroès. Combat singulier d’Héraclius avec le fils de Chosroès. Retour triomphal de la Croix à Jérusalem (humilité d’Héraclius) (134-137). | |
14 | Eulalie de Barcelone | 2696b | 4 Id. Dec. | Martyre de la jeune chrétienne par le praeses Datien (dialogue et tortures type épique). Sans contexte (137-139). | |
15 | Geneviève | 3334f | 3 Non. Ian. | Hérésie pélagienne ; protection de Paris contre les Huns. Faveur du roi Clovis (139-152). | |
16 | Eustase/ Eustache | 2760 | 17 Kal. Aug. | In diebus Traiani imperatoris, Passion romanesque ; général laïc converti avec sa femme et ses deux fils, dispersion puis réunion de la famille, martyrisée sous Hadrien (152-162). | |
17 | Agnès | 156 | 12 Kal. Febr. | Martyre romaine, sans contexte. (version de la Passion sans attribution à Ambroise) (162-166). | |
18 | Luceia | 4980 | 7 Kal. Iul. | Moniale originaire de Rome, capturée par le roi barbare Aucaeia à qui elle sert de talisman pendant 20 ans. Décapitée à son retour à Rome, avec Aucaeia et autres martyrs (166-169). | |
19 | Agathe | 133 | Non. Febr. | Quincianus consularis Siciliae martyrise Agathe (titre qui situe la passion sous Dèce pas repris) (169-174). | |
20 | Colombe | 1895 | 2 Kal. Ian. | Diebus illis adueniens Aurilianus imperator de partibus Orientis : vient à Sens chercher les chrétiens (174-176). | |
21 | Radegonde | 7048 | Id. Aug. | Vie de Fortunat : portrait la princesse thuringienne épouse de Clotaire ier puis moniale. Lacunaire (177-184). |
16Les concepteurs du manuscrit ne l’ont pas organisé selon le calendrier liturgique56. Ils ont travaillé à partir de dossiers préétablis, faisant la synthèse d’un passionnaire apostolique (nos 1 à 10) et d’un passionnaire de vierges martyres (17 à 20) de part et d’autre de l’HET. La suture n’est pas égale : la page 94 laissée blanche après le passionnaire des apôtres signale sa relative autonomie, alors que l’HET et la Vie de Basile sont copiées sur la même page 111, sans titre ni changement de main. La continuité de la copie parle bien d’un projet cohérent et non d’une reliure aberrante. Peut-on tenir l’hypothèse d’une organisation historique de la matière ? Le passionnaire apostolique n’est pas préoccupé par l’histoire. Il réunit des Passions riches d’enseignements fondamentaux, mais sans contexte ou presque : Jacques le Mineur explique toute la vie de Jésus aux juifs de Jérusalem, qui le tuent pour le faire taire (p. 27-28)57. Jacques le Majeur explique aux mêmes que les Écritures s’accomplissent en Jésus (p. 33-35). Barthélemy prêche l’Incarnation et la conception virginale (p. 54-55). Matthieu rappelle que les apôtres sont dépositaires de la plénitude de la vérité depuis la Pentecôte (p. 72), etc. La Passion d’André, qui inaugure la série après celle de Pierre et Paul, fait de ces enseignements des vérités universelles toujours valables : elle se présente en effet comme une lettre, adressée par les prêtres et les diacres d’Achaïe « à toutes les Églises qui sont, en Orient et en Occident, au Midi et au Septentrion, fondées au nom du Christ58 ». Après Pierre et Paul, seuls à être datés d’un empereur romain, cette Passion d’André frère de Pierre ouvre largement le champ de la mission universelle, avec les Indes (6 et 7) et l’Éthiopie (9 et 10) en sous-ensembles. Si on les lit en continu, ces Passions décrivent le passage de l’intérieur du monde romain et juif à l’universalité de la prédication aux Gentils. C’est bien l’histoire de l’Église si on veut, mais sans chronologie apparente. Les pièces ajoutées après l’HET ne dénotent pas pour leur part une compréhension fine de la chronologie. L’empereur très chrétien du viie siècle (1359) précède les persécuteurs du iie (16) et du iiie siècle (20), des rois païens convertis (15 et 18) ou non (21), dans un désordre qui montre que la seule pensée historique consiste à séparer le temps des fondations apostoliques (1 à 10) de l’histoire contemporaine (12 à 21).
17Pour expliquer la présence de l’HET alors, il faut observer que le copiste en a recomposé les extraits. Il présente le deuxième chapitre du premier livre en guise d’introduction, avant la préface de Sozomène à Théodose. Ce deuxième chapitre de Sozomène donne pour justification de son œuvre une réflexion sur l’histoire du peuple juif : comment se fait-il, demande Sozomène, que les juifs, qui ont reçu avec Abraham, Isaac et Jacob, puis les prophètes, toutes les étapes nécessaires et suffisantes de la Révélation aient été les moins disposés à la recevoir60 ? La providence, répond l’historien, voulait que la foi ne soit pas le produit de raisonnements mais de miracles ; les preuves que sont les prophéties accomplies ne convainquent personne, mais les exploits des saints et des martyrs provoquent la foi :
Car bien qu’ils n’aient pas eu le discours facile ou le beau langage de l’éloquence, ni n’aient usé des mots ou des preuves des philosophes, ils n’en furent pas moins convaincants : mais c’est en renonçant à leurs richesses et en méprisant leurs propres biens, en subissant nus et comme si leurs corps leur étaient étrangers tant et plus des pires tortures, sans plier devant les foules de citoyens, sans se laisser séduire par les juges qui les amadouaient, sans être pétrifiés de terreur, qu’ils firent clairement voir au monde entier qu’ils enduraient ce genre de combats pour obtenir les plus hautes des récompenses. C’est la raison pour laquelle on n’avait pas besoin de mots persuasifs, tant les faits eux-mêmes qu’on voyait par les lieux habités et les villes, ces faits auparavant inouïs, poussaient à croire61.
18Sozomène entend donc provoquer la conversion par le récit des exploits accomplis par les saints, donnant une des justifications les plus évidentes de l’hagiographie. Le concepteur du légendier qui le fait copier n’insuffle donc pas de l’histoire dans son légendier : il réutilise un paragraphe éloquent sur la raison d’être du discours hagiographique. Il y a une concordance évidente entre le motif des saints qui ne sont pas éloquents en tête de l’HET, et le topos des prédicateurs galiléens ; les mots de Sozomène traduits par Épiphane forment en fait un parfait prologue au légendier, dont ils décrivent et le contenu et les buts :
Celui qui fixe par écrit a pour premier devoir, on l’a dit, de placer au-dessus de tout la vérité, puis de proclamer avec la plus grande fidélité possible (veracissime) les enseignements de l’Église catholique… Si cela avait convenu, j’aurais voulu fixer seulement ce que j’ai appris au sujet de l’Église établie dans l’empire romain : il m’a semblé bon cependant de fixer aussi, dans les limites de mes moyens, ce qui s’est passé chez les Perses et les barbares relativement à la religion. Et il ne semblera pas qu’on s’éloigne d’une histoire de l’Église si on mentionne aussi dans cette œuvre ceux qui furent jadis les pères et les maîtres des moines, ou ceux de leurs successeurs qui furent utiles, comme nous l’avons entendu dire, et recommandables. Nous ne serons pas des ingrats qui livrent au silence leurs vertus, et ils ne seront pas exclus de cette histoire, eux qui ont laissé les exemples d’une si grande sagesse, qu’ils peuvent conduire ceux qui en useront à une fin très heureuse et bienheureuse62.
19N’est-ce pas là un prologue hagiographique par excellence ? Sozomène promet une histoire vraie, c’est-à-dire qui raconte des faits établis et des dogmes, fondée sur l’exigence de la reconnaissance envers les pères, de la mémoire et de l’utilité morale. En lisant Sozomène, le concepteur du manuscrit a reconnu la pertinence de ce passage dont l’amplitude géopolitique correspond aux dossiers réunis dans le volume, dont quatre sont intérieurs au monde romain (14, 17, 19, 20) tandis que deux décrivent les royaumes barbares d’Occident (15, 21) et que beaucoup portent une attention particulière aux marges orientales (12, 13, 16, 18) ; les contacts avec le monde perse sont au centre des textes qui suivent immédiatement l’extrait de l’HET (12, 13).
20Or dans le même légendier, la copie des chapitres 3 à 8 du premier livre de l’HET (p. 98-104, avec une suspension en fin de § 5) correspond après cette préface à la création d’une biographie sélective de Constantin, centrée sur l’apparition de la Croix et la promesse de victoires militaires. Le gouvernement de Constantin est omis au profit d’une présentation de choix religieux antagonistes : Constantin, seul chrétien contre tous ses adversaires dont Maxence, se trouve opposé pour finir à un Licinius qui embrasse le paganisme et pratique la divination63. C’est à ce moment seulement que le copiste ajoute la lettre de dédicace de l’Histoire tripartite (HET i, 1, § 1-19), qui est un éloge de Théodose ii : il apparaît alors que le propos général des concepteurs du manuscrit consiste à donner deux biographies impériales exemplaires au format d’une Vie. Dans la lettre de dédicace, Sozomène énumère les critères vains qui font d’ordinaire la gloire des empereurs, à commencer par les vertus guerrières, pour vanter les qualités qui placent Théodose au-dessus de tous : la piété arrive au premier rang64. La reconstruction de la source historique par le jeu des coupes conduit ainsi à la réalisation de deux textes quasi hagiographiques juxtaposés, une Vie de Constantin de type biographique et une Vie de Théodose ii de type encomiastique. La composition du légendier de Saint-Gall ne répond donc pas à l’envie de donner à l’hagiographie l’allure, le contenu ni le rythme de l’historiographie, qui serait le modèle générique de référence : contrairement à cette tendance observée ailleurs au ixe siècle, le légendier de Saint-Gall incorpore des fragments d’histoire retouchés à un ensemble structurellement hagiographique. Parmi les trames qu’on peut y déceler, le fil qui court de Constantin à Héraclius en passant par Théodose ii (nos 11-13) insiste sur le rôle des empereurs dans la défense de l’Église contre les païens, les juifs et les hérétiques.
Utiliser Constantin
De l’histoire à l’hagiographie : édification et apologétique
21L’hagiographie documentaire du ixe siècle repose sur la conviction que des textes du ive ou du ve siècle ont conservé des informations fiables et suffisantes pour retracer le contexte dans lequel tel ou tel saint évêque a défendu la foi catholique ; comme on l’a vu avec la Vie d’Eusèbe de Verceil, la démarche de documentation n’interdit pas, mais plutôt stimule, une part de reconstitution, par exemple quand il s’agit de retracer l’enfance du saint. En suivant dans l’hagiographie des ixe-xie siècle la réception de l’histoire de Constantin, on a une bonne idée de la gamme à l’intérieur de laquelle s’étend cette possible reconstitution, qui n’est ni pure invention, ni stricte fidélité aux sources. Quelles sont les transformations possibles de l’histoire dans l’hagiographie ?
22La transformation la plus évidente est celle qui consiste à passer du récit à la morale. À partir de faits connus, l’hagiographe met en valeur les attitudes intérieures et les vertus du saint. Le dossier d’Innocent, évêque de Tortone65, présente ce phénomène à propos de Constantin, bien perceptible dans les changements survenus entre la première Vie (BHL 4281) postérieure au viie siècle66 et sa réécriture avant 85367. Innocent, persécuté sous Dioclétien et Maximien, est promu évêque de Tortone quand le baptême de Constantin ouvre la Paix de l’Église. Sa Vie combine ainsi la célébration d’un authentique confesseur68 avec la description du patrimoine d’une Église prospère sous Constantin. L’hagiographe qui refond cette Vie transforme le contexte historique en un joli paganisme de convention69. Comme Almann, il oppose les ténèbres à la lumière, c’est-à-dire tous les empereurs romains païens à l’exceptionnel Constantin. La figure de l’empereur est l’objet d’une amplification. Son action, décrite avec une forme de sobriété factuelle d’après les Actes de Sylvestre dans la première Vie, est désormais relue sous l’angle psychologique et moral :
[Première Vie] Constantin commença alors à persécuter les chrétiens sur toute la terre, raison pour laquelle il mérita d’être frappé de lèpre ; et après qu’il a été baptisé par l’évêque Sylvestre, il donna l’ordre de rétablir les chrétiens dans leurs droits. Le pieux Sylvestre demanda alors à l’empereur très chrétien que les croyants soient baptisés sur toute la terre, que les églises soient rendues, que des prêtres soient institués. Cette demande plut à l’empereur, qui ordonna par l’autorité impériale et la puissance publique que les églises soient rendues dans le monde entier70.
[Deuxième Vie] Quant à Constantin, il pourchassait au commencement de son règne les chrétiens sur toute la terre avec la rage d’un incroyant ; pour avoir accompli ce crime avec une obstination farouche, il fut frappé de la maladie de la lèpre, et trouvé plus mauvais que tous les autres empereurs. Par une réflexion intime, il reconnut qu’il avait mal agi et, de son éloignement, revint au Christ qu’il n’avait pas craint auparavant de persécuter, en reprenant le droit chemin. Et pour donner bien clairement à voir qu’il revenait au Christ, et devenait le promoteur du Salut, il fit venir Sylvestre et confessa à chaudes larmes en présence des siens qu’il avait gravement péché et qu’il était coupable. Le saint évêque l’instruisit et l’onde salutaire du baptême lava les souillures non seulement de son corps mais aussi de son cœur. Il mit alors son plus grand soin à ce que les églises, longtemps orphelines de prêtres et de célébrations, reprennent leurs offices71.
23La première attitude possible d’un hagiographe du ixe siècle par rapport à un récit initial est résumée dans ce traitement réservé à la figure de Constantin : les faits sont bien là, mais relus à la lumière des motions intérieures, dans la perspective d’une réinterprétation spirituelle. Le portrait de Constantin est glosé pour donner une leçon au présent : le bon empereur se repent de ses erreurs et demande conseil aux évêques pour savoir ce qu’il doit faire ; éclairé par leurs judicieux conseils, il rend aux églises leurs biens, etc.
24Ce que l’hagiographe d’Innocent fait à l’échelle intime, avec le discours des vertus, Jean Diacre de Naples le fait à l’échelle collective, au nom de la justice divine. Avant 907, il s’empare d’un résumé d’histoire du ive siècle donné par le Bréviaire d’Eutrope et en fait une histoire religieuse, c’est-à-dire une histoire où les événements qui s’enchaînent chez les historiens sans nécessité ni logique, deviennent l’expression d’un dessein divin. La page figure au début de la Passion des Quarante martyrs de Sébaste. Jean Diacre de Naples annonce son intention de commencer par un aperçu des années 300-325 « d’après les histoires et les chroniques grecques et latines72 » :
Dioclétien donc et Maximien Hercule avaient renoncé à la pourpre et choisi de se retirer de la vie publique ; Maximin Galère, qui avait régné avec eux et tenait l’Italie, créa deux Césars, Maximin en Orient et en Italie Sévère. Constantin alors, après la mort de son père, devint empereur en Bretagne, dans la cité d’Eboracum [York] ; mais à Rome, Maxence, fils de ce Maximien Hercule dont on a parlé, fut considéré comme auguste par les soldats de la garde prétorienne. Le César Sévère marcha contre lui et fut tué à Ravenne du fait de la trahison des soldats. À la suite de ce décès, Galère fit de Licinius son associé au trône. Après avoir été entraîné en des combats variés et autres choses dans les commencements de son gouvernement impérial, il prit pour épouse Constance, sœur de Constantin : il donnait de la sorte l’impression d’être tout entier favorable à la religion et aux enseignements du christianisme, au point d’avoir même plusieurs chrétiens parmi ses amis les plus chers. Quant à Constantin, il tua par la suite Maxence lors de l’engagement du Pont Milvius, libéra les Romains des désastres sordides de ce dernier et fit donner par les quirites à ce Licinius qui lui était apparenté le titre de César. Il lui confia les régions orientales. Mais quand Licinius fut établi empereur par le susdit Galère à Carnuntum [en Pannonie], il rompit avec tout commandement divin et se mit à tramer des soulèvements contre Constantin ; jugeant qu’il pouvait l’affliger considérablement en faisant du tort aux chrétiens, il expulsa sur-le-champ tous les chrétiens de son palais, condamna à des peines des prêtres nombreux, et bien d’autres encore qui n’étaient pas prêtres mais qui étaient majoritairement des militaires. Le châtiment divin ne tarda cependant pas à étouffer la folie de ce chien enragé. Lors de la guerre qu’on faisait en Bythinie, Constantin reçut du Ciel un tel soutien qu’il fut vainqueur et sur terre et sur mer ; et Licinius pour sa part, trop terrifié pour paraître devant lui, se retira à Nicomédie, demeura un peu de temps à Thessalonique après s’être dépouillé de tout titre royal, et trouva là le terme de sa vie par une mort cruelle. Finissons-en sur cette conclusion et venons-en désormais à notre propos73.
25L’hagiographe ne conserve aucun suspense. Ses ajouts au récit factuel d’Eutrope disent ce qui s’est passé après la Passion qu’il va raconter, qui présente comment Licinius, rompant l’accord politique qui le liait à Constantin, a fait mourir quarante soldats chrétiens à Sébaste. L’auteur semble soucieux de prévenir une mauvaise interprétation possible de ce martyre : même s’ils sont morts, dit-il en substance, les quarante de Sébaste n’ont pas été abandonnés par Dieu ; tout ce qui leur est arrivé était prévisible : Licinius faisait seulement semblant d’être favorable aux chrétiens, il était responsable de l’Orient, il vouait une haine particulière aux soldats, il était fou. Les événements de plus ont trouvé une juste récompense : Constantin est victorieux, Licinius est mort. Des faits qui, comme l’assassinat des quarante soldats, heurtent l’intelligence des chrétiens tant qu’on les saisit dans une chronologie brève, prennent leur place, une fois remis en perspective sur le temps long, dans une histoire de la victoire inéluctable du christianisme dont Constantin est l’agent docile : Constantin ne prend pas le pouvoir mais s’y laisse porter, il n’attaque pas Maxence mais le bat quand même, il ne part pas en guerre contre Licinius mais s’y retrouve victorieux. Jean Diacre n’a pas eu besoin de bouleverser les informations d’Eutrope. On peut tenir que son récit est véridique de ce point de vue – et alors même qu’il l’instrumentalise pour démontrer que tout est toujours pour le mieux, comme l’histoire le prouve.
26Cette interprétation est d’autant mieux fondée qu’elle s’applique aussi à l’œuvre de Bonitus de Naples, qui connaît bien la Passion écrite par Jean Diacre et s’en sert pour écrire avant 955 sa traduction remaniée de la Passion de Théodore d’Héraclée74. Bonitus ajoute à l’hypotexte grec le paragraphe de contextualisation en histoire sainte qu’on trouve dans l’hagiographie napolitaine jusqu’à Pierre Soudiacre. Il suit principalement pour le reste l’Epitome de Caesaribus75 et la Passion des Quarante martyrs de Sébaste. Les deux hagiographes napolitains sont d’accord pour dire que Licinius persécute les chrétiens pour atteindre Constantin à travers eux76. Bonitus relit à son tour l’histoire du ive siècle dans une perspective providentialiste – mais ce qui était suggéré par Jean Diacre est cette fois martelé :
Au moment où le mystère de la vénérable Incarnation de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ était prêché par ses disciples, c’est-à-dire après qu’Il a triomphé dans la purification de la Croix vivifiante, après qu’Il est revenu depuis les enfers par la Résurrection, et après qu’Il a été reçu et rétabli à la droite du Père, une telle persécution contre les fidèles chrétiens fut mise en branle, par Néron le premier puis par tous ses successeurs, qu’il n’est pas donné aux hommes de connaître en vérité le nombre des saints martyrs qui subirent pour le Christ les tourments et les supplices, et moururent – seul le peut Celui pour l’amour et la foi duquel ils les ont endurés. Différents empereurs continuèrent donc à exercer cette épreuve cruelle durant trois cents ans environ, jusqu’à ce que l’empire échoie à Constantin le Grand. Comme il devenait un jeune homme d’une beauté extrême et que son père Constance menait ses guerres d’Occident, Galère, qui avait été fait Auguste en même temps que Constance, le retenait à Rome sous couvert de religion en guise d’otage. Mais comme le Rédempteur du genre humain voulait désormais que son Église, qu’il avait rachetée par son sang précieux, soit délivrée de l’oppression des injustes, le destin final tomba sur l’Auguste Constance, père de Constantin, à Eboracum en Bretagne. Mu par l’inspiration divine, Constantin s’enfuit de Rome pour cette raison et parvint auprès de son père en Bretagne. Quand Constance fut mort, l’armée tout entière se donna pour Auguste son fils Constantin. Pour être en mesure de priver Galère du trône, il fit Licinius César et, lui donnant sa sœur Constantia pour épouse, l’institua maître de l’Orient. Quand cette Constantia mit au monde un fils, elle l’appela Licinianus par amour de Licinius. Il n’avait pas vingt mois quand Constantin le créa César en même temps que son propre fils, nommé Crispus, que lui avait donné Fausta la fille de l’Hercule Maximien. Sur ces entrefaites, l’Auguste Constantin, du persécuteur qu’il était, devint chrétien et reçut par conséquent à Rome le baptême de saint Sylvestre au palais du Latran. Mais puisque ce Licinius dont on a parlé fut créé empereur par l’Auguste Galère à Carnuntum77 et qu’ils se soutenaient l’un l’autre, un désaccord considérable naquit entre lui et Constantin. C’est à cette époque que l’athlète de Dieu nommé Théodore, un homme remarquable, etc.78.
27La fresque de Bonitus pousse à un paroxysme la métamorphose de Constantin en juste persécuté que meut l’Esprit, et qui accomplit dans le monde le dessein salvifique de Dieu. À quoi bon ? Comme chez Jean Diacre, l’histoire de Constantin sert en fait à répondre à la question délicate posée au croyant par la mort du martyr : comment accepter la mort du saint et la victoire apparente du persécuteur ? Bonitus répond par une interprétation de l’histoire du ive siècle, qui vient enchâsser la biographie de Théodore. Dans la tradition grecque, Théodore est un martyr de la persécution de Licinius. Après qu’il a converti l’Achaïe en tuant un dragon, Licinius s’en émeut et le fait exécuter. Le dragon mis à part, et si on omet que le martyr descend subrepticement de la croix où il a été cloué pour convertir 82 personnes, Théodore est un martyr comme tant d’autres. Le montage historiographique que Bonitus ajoute apporte alors un peu plus qu’une contextualisation. Après l’introduction qu’on a lue, il donne encore un épilogue à la Passion en racontant comment Constantin a battu Licinius – en gras, encore l’Epitome de Caesaribus :
Pour que vous sachiez, mes bien-aimés, quelle fin reçut de la vengeance divine ce païen monstrueux, écoutez ce qui suit. Alors que cet homme que tout le monde connaît, l’Auguste Constantin, avait reçu en plénitude par la grâce de Dieu la foi chrétienne, ce Licinius, que conduisait la jalousie, tuait implacablement les chrétiens partout où il pouvait les atteindre… Et comme il n’obéissait par à l’ordre [de Constantin qui lui a demandé de cesser la persécution]… l’Auguste rassembla son armée contre lui : tombant d’abord sur son campement près Cibala à côté du marais qu’on appelle Hiulca, il mit en fuite son armée. Licinius prit à tire d’aile la fuite vers Byzance, où il fit César Martinianus, maître des offices. Puis Constantin rejoignit avec une troupe plus importante Licinius en Bithynie. Comme la paix qu’il avait conclue avec lui avait peu après été brisée, il le chassa de là, prit Thessalonique et ordonna qu’on étranglât Licinius et ce Martinianus qu’il avait fait César. Voici comment mourut Licinius. Il avait régné 14 ans ; parvenu à sa soixantième année, il perdit en même temps par le jugement divin, et le règne et la vie79.
28Bonitus a retrouvé le fil de l’Epitome de Caesaribus là où il l’avait laissé (cap. 41) et le modifie dans le même esprit qu’en introduction. L’invraisemblable martyre de Théodore devient ainsi la cause directe de l’assassinat de Licinius par Constantin, et un juste retour des choses. L’indéniable historicisation d’une Passion grecque légendaire, avec recours à une source historique plus ou moins contemporaine des faits, ne vise donc pas seulement un ancrage dans le réel, dans un passé connu et daté. L’inscription de Théodore dans le contexte des années 320 est le moyen qu’a trouvé l’hagiographe pour démontrer que les souffrances des martyrs ne sont pas négligées par Dieu, ou pas seulement récompensées au ciel.
Rétablir la vérité : principes de méthode
29Jean Diacre ou Bonitus n’ont pas eu besoin de modifier radicalement le Constantin de l’histoire pour atteindre leur but apologétique. On les voit travailler, tailler dans les sources historiographiques pour des raisons qui se laissent deviner, mais sans qu’ils aient besoin de formuler explicitement leurs méthodes. Une explication devient plus nécessaire pour tous les hagiographes qui prennent leurs sources historiographiques en flagrant délit d’affabulation : que faire par exemple quand on lit à propos de Constantin que le grand ordonnateur du concile de Nicée a reçu le baptême de la main d’un évêque arien ? C’est le problème qu’affronte l’auteur d’une Vie d’Abundius évêque de Côme, contraint à une véritable réécriture des sources sur ce sujet dans un modèle d’hagiographie documentaire80. La Vie d’Abundius/ Abundantius de Côme s’attache en effet à la figure d’un évêque du ve siècle connu des sources latine, grecque et syriaque, comme homme de confiance du pape Léon le Grand81. L’hagiographe entremêle l’histoire des ive et ve siècles, connue par des textes narratifs, à des documents. Il cite en particulier une lettre que Théodoret de Cyr a adressée au saint pour avoir tenu bon contre l’hérésie de Nestorius et Eutychès – il reproduit de la même façon une lettre du pape Léon à Théodoret pour prouver ce que vaut l’homme qui témoigne en faveur d’Abundius82 – lettre qui exprime une lecture de l’histoire qui ne diffère guère de celle de l’hagiographe :
Au seigneur aimable en vérité et très saint frère Abundius, Théodoret adresse son salut dans le Seigneur. Votre religion conserve en esprit de piété la vraie foi apostolique, j’en suis témoin, et j’ai rendu grâce au Dieu tout-puissant de ce que votre sainteté a renouvelé la religion qui périclitait : elle a paru en pleine lumière. De même qu’au jour du Déluge, Noé et ses fils furent laissés comme un germe du genre humain, de même aujourd’hui les régions occidentales ont été mises à part pour que ce soit d’elles que les régions orientales de la sacro-sainte Église puissent conserver la religion véritable, qu’une nouvelle hérésie sacrilège tentait d’anéantir et de dévorer entièrement. C’est bien à propos que la voix du Prophète a pu dire : Si le Seigneur Sabaoth ne nous avait laissé en germe, nous aurions été semblables à Sodome et Gomorrhe [Is 1, 9], tant il est vrai que c’est en quelque sorte un déluge et une guerre que la colère de Dieu a fait tomber sur nous du fait de l’impiété hérétique83…
30Théodoret comprend l’actualité des hérésies à la lumière d’une histoire sainte où Dieu, depuis le Déluge, juge et punit les hommes par des catastrophes, tout en préservant par quelques hommes choisis l’accomplissement de son dessein. L’hagiographe trace un mouvement comparable dans son histoire du ive siècle : Dieu juge Arius, et soigne son Église par l’intermédiaire de quelques saints, dont Abundius. Les histoires saintes ont souvent joué au tournant des viiie et ixe siècles le rôle de toile de fond capable de présenter un saint donné en homme providentiel : dans le cas de la Vie d’Abundius, c’est le récit des controverses théologiques qui remplit cette fonction. L’auteur commence par nommer tous les grands contemporains d’Abundius, une entrée en matière d’autant plus fréquente qu’elle est autorisée par l’évangile de Luc (3, 1-2) :
Au temps où le pontife Léon occupait le plus haut rang apostolique, où l’Auguste son homonyme dirigeait le gouvernement de l’empire, où Anatolius siégeait sur la cathèdre de la cité de Constantinople, où Nicetas gouvernait l’Église d’Aquilée, où Amantius avait reçu la charge du troupeau de Côme et où s’illustrait Anastase comme évêque de Thessalonique, le bienheureux Abundius, remarquable habitant de cette ville, voyagea par bateau sous l’effet de la disposition de la divine providence et arriva à Côme84...
31Abundius devient alors un ami proche de l’évêque Amantius, qui meurt après l’avoir désigné comme son successeur. L’hagiographe ne s’intéresse pas davantage au saint ; il décrit le contexte historique, et l’arrivée d’une paix trompeuse pour l’Église avec Constantin. On reconnaîtra cette fois en gras la Chronique d’Isidore de Séville :
Déjà s’était éteinte et flétrie la folie tyrannique des princes païens. En outre, Constantin et sa mère Hélène avaient bâti la seconde Rome qu’on appelle Constantinople. Premier empereur à être chrétien, il avait non seulement autorisé, mais même prescrit qu’on se réunît librement et construisît des basiliques en l’honneur du Christ ; et Théodose fit un pas plus grand encore dans la profession de la foi chrétienne : c’est sur son ordre que les temples des nations et les sanctuaires des païens furent détruits – ils étaient restés intacts jusque-là. Ainsi parut la liberté de l’Église ; ainsi succomba, abattue et sans force, la puissance du paganisme85.
32Dans la Chronique d’Isidore de Séville, qui est une énumération, les miracles d’intérêt local se mêlent aux dates de règnes et d’épiscopat ; puisant dans cette source parataxique par nature, l’hagiographe développe une logique causale. Il l’avait annoncé en introduction : l’hagiographie est là pour mettre en lumière le sens contenu dans le déroulement même de l’histoire, dans la succession des événements.
Considérez attentivement, frères, comment la foi catholique s’est développée en fonction de moments et de périodes chronologiques, d’abord à travers les luttes sanglantes des martyrs, ensuite par la défense victorieuse des confesseurs contre l’hérésie ; et qu’alors, la punition divine rétribua encore leurs erreurs comme elles le méritaient. La commémoration des fêtes annuelles est le témoin manifeste et l’attestation de ces plans que nous avons racontés. En suivant les traces de ces saints, nous arrivons jusqu’aux débuts de l’histoire de l’évêque Abundius, si bien que le déroulement continu de l’histoire apporte à nos raisonnements un élément important à noter86.
33L’histoire en tant que telle, écrit ici l’hagiographe, constitue l’enseignement le plus important, à condition qu’on comprenne l’enchaînement des faits. C’est théoriser l’instrumentalisation ponctuelle à l’œuvre chez Jean Diacre ou Bonitus. L’histoire, une fois présentée par l’hagiographie, devient par essence de l’apologétique. Le retour vers des sources au prix d’un travail savant de documentation ne peut donc pas être tenu longtemps pour un but en soi. L’hagiographe connaît l’histoire mais n’est pas là pour la répéter. On appréciera donc dans la longue page d’histoire du ive siècle, le retour de commentaires destinés à bien montrer causes et conséquences. Le mélange entre des faits qui intéressent l’Église universelle, comme le concile de Nicée, et des prodiges plus anecdotiques, comme le châtiment d’Olympius, vient d’Isidore bien sûr mais est aussi révélateur d’une interprétation spirituelle : il n’y a pas d’événement plus historique qu’un autre, de grande ni de petite histoire, mais toujours la même intervention divine, adaptée aux circonstances.
À la même époque brilla Ambroise évêque de Milan [353 ; p. 169] et resplendit Martin, célèbre évêque de Tours [355 ; p. 171]. Le prêtre Jérôme, traducteur fidèle de la loi divine, fit resplendir son éclat depuis Bethléem sur toute la terre [358 ; p. 171]. L’évêque d’Épire Donat était célèbre pour ses miracles : il tua en lui crachant dans la bouche un immense dragon, que huit attelages de bœufs eurent de la peine à traîner jusqu’à l’endroit de le brûler pour qu’il ne corrompe pas l’air en pourrissant [366 ; p. 174]. L’évêque Augustin était connu pour son enseignement [369 ; p. 176]. Ces cultivateurs travaillèrent à semer dans les siècles des semences qui ne feraient pas défaut mais, parmi elles, la folie insensée des hérétiques jeta l’ivraie cachée d’une religion nouvelle. Ces hérétiques furent Arius et Sabellius, Eutyches et Nestorius, princes de l’erreur et porte-étendards de la conjuration. Mais les défenseurs de la foi droite découvrirent leurs vains déguisements tandis qu’ils se tenaient aux mangeoires divines et ne supportèrent pas la contagion de leur foi dévoyée : ils leur opposèrent le bouclier du combat pour la foi. L’Église n’endura pas dans son enfance de combats plus funestes contre les forces plus robustes du paganisme qu’elle n’eut à en soutenir dans sa jeunesse contre les hérésies multiples et leurs sectes diverses et fallacieuses, tant il est vrai que les guerres civiles sont plus effroyables que les guerres extérieures. Néron, Dioclétien et Maximien assassinaient et couronnaient les zélateurs du Christ et, par une métamorphose soudaine, transformaient les fils de la terre en habitants des cieux : mais Arius, Sabellius, Eutyches et Nestorius changeaient la pureté de la foi en foi dévoyée, et la maladie contagieuse que ces animaux galeux faisaient naître avait empoisonné des troupeaux nombreux. Dieu leur appliqua soigneusement ces traitements que furent Hilaire et Athanase, Eusèbe, Ambroise et Augustin : ils s’efforcèrent par des remèdes et des médecines de faire disparaître des cœurs de ceux qui croyaient de travers tout virus d’une croyance pervertie. De là vint que Constantin réunit le concile de Nicée contre Arius [331 ; p. 157], dont l’erreur se propagea durant le règne de Constantin au point d’infecter le funeste rejeton de Constantin, souillé de la croyance des ariens, qui persécuta les catholiques du monde entier. Arius, fort de sa faveur [celle de Constance ii], alors qu’il se rendait à Constantinople dans une église pour disputer de la foi contre les nôtres, fit un détour par le forum de Constantin pour une nécessité pressante, et répandit aussitôt ses viscères et expira [336-337 ; p. 159]. Les ariens en conçurent une vive crainte, et les catholiques une joie non moins vive en considérant le jugement de Dieu. Après cela, Pélage enseigna son erreur contre la grâce du Christ ; c’est pour le condamner que le concile de Carthage fut réuni [374 ; p. 178]. Après ce moment, l’évêque de Constantinople Nestorius échafauda l’erreur de sa foi dévoyée, et le synode d’Éphèse fut réuni, qui mit en accusation et dénonça sa secte impie. À cette époque, le diable apparut sous l’apparence de Moïse en Crète et promit de conduire ceux qui viendraient avec lui à pied sec à travers la mer jusqu’à la terre promise : après que beaucoup sont morts, ceux qui furent sauvés s’empressèrent de trouver refuge dans la grâce du Christ87 [378-379 ; p. 180]. Après cela se tint le concile de Chalcédoine, où Eutychès fut condamné avec Dioscore évêque d’Alexandrie [381 ; p. 182]. En outre, à Carthage, un certain Olympius qui était arien fut foudroyé d’un trait enflammé bien visible dans les bains où il blasphémait la Trinité sainte [392 ; p. 188]88.
34La modification majeure par rapport à la source de ce récit porte sur Constantin : la suppression de la précision selon laquelle Constantin a reçu le baptême arien de la main d’Eusèbe de Césarée (Chronic. 334, p. 156) permet à l’hagiographe de faire du seul Constance ii le responsable de la propagation de l’hérésie. L’hagiographe d’Abundius dit-il la vérité ? Puisqu’il est de notoriété publique que Constantin est le grand défenseur de l’Église, on peut aller jusqu’à dire qu’il rétablit la vérité. Il ne l’a pas écrit, mais les hagiographes napolitains l’ont suggéré. À les entendre, ils visent une écriture hagiographique plus factuelle et plus précise qu’en langue grecque ; le parallèle avec les productions romaines contemporaines a été fait depuis longtemps89. Le traitement que ces auteurs appliquent aux textes d’histoire montre aussi qu’ils ont conscience d’être dépositaires d’une vérité supérieure à l’exactitude historique.
35Le corpus napolitain délimité par Edoardo D’Angelo est caractérisé par ce que Thomas Granier a appelé une historicisation du propos à partir du milieu du ixe siècle90 – on a déjà vu Pierre Sousdiacre (ca. 930-962) utiliser la Chronique de Jérôme. Cette historicisation relève d’un choix de méthode, donc on ne saurait la réduire à un déterminisme chronologique. Disons pourtant que les sujets retenus se prêtaient bien à un regard rétrospectif, puisque 75 % des 33 textes composés à Naples aux ixe et xe siècles concernent des martyrs ; 75 % des saints sont placés aux iiie-ive siècles de Maximien et Dioclétien – il y a parmi eux 15 % de confesseurs (soulignés). Le tableau 15 résume les informations présentes dans les tableaux 8 et 9 ci-dessus :
Tableau 15 : Contexte historique dans les Vie ou Passion de Naples des ixe et xe siècles
Nom | Contexte | Rédaction |
Arethas/ Théophile/ | vie siècle | ixe siècle |
Eustrathe d’Arménie | ive siècle | |
Athanase Ier | ixe siècle | |
Janvier/ Quarante martyrs | ive siècle | Fin ixe-déb. xe siècle |
Euthyme | ve siècle | |
(Abba) Cyr et Jean/ | iiie-ive siècle | Mi-xe siècle |
Anastase le Perse | viie siècle | |
Christophe | ? | 2e moitié du xe siècle |
Marguerite/Quatre Couronnés/Erasme | iiie -ive siècle | |
Potite | iie siècle | Av. le xie siècle |
36Jusqu’au début du xe siècle, c’est-à-dire si on considère les textes de Paul Diacre de Naples, Guarimpotus puis Jean Diacre de Naples, avec la traduction réalisée par l’évêque Athanase ii, huit des treize Vitae et Passiones napolitaines sont des traductions du grec. La proportion passe de 60 à 75 % pour les vingt biographies du xe siècle, œuvres de Grégoire, Bonitus, Orso et surtout Pierre Sousdiacre. L’hagiographie grecque fournit des Passions romanesques, pleines de rebondissements et de surprises. L’histoire politique peut y prendre de l’importance, mais ce n’est pas l’histoire que connaissent Eusèbe de Césarée, Socrate ni Sozomène : on est plutôt chez Corneille, où le récit d’une guerre où s’affrontent des rois – Perse contre Arménie par exemple – donne le cadre d’un récit héroïque de trahison et d’amitié, sans être pour autant une histoire de l’Arménie, ni de la Perse91. De même, le cycle d’Eustrathe peut commencer sous la persécution de Dioclétien, sans que la confrontation du martyr et de l’empereur revête l’importance qu’a le récit des tribulations de la famille du saint92. Or ce tissu romanesque entache la crédibilité de leurs œuvres, jugent les hagiographes napolitains, qui expliquent qu’ils ont dû le simplifier. Le plus virulent d’entre eux est Bonitus, en tête de sa traduction de la Passion de Théodore martyr d’Héraclée qu’on a déjà lue partiellement :
Il est des incapables qui, quand ils écrivent les passions des saints martyrs, les remplissent d’expressions d’une telle extravagance et d’idées d’une telle obscurité qu’on ne peut comprendre ni l’époque de la passion, ni la persévérance des combattants, ni leurs victoires contre les impies (tempora passionis, agonumque constantia, uel contra impios eorum victoriae). Cependant les créations de ces gens furent rassemblées par des spécialistes des documents très experts : du couteau de leur science, ils les ont taillées et, partant des seuls restes de ce naufrage, ont rabouté des phrases et se sont efforcés de leur mieux de les rendre compréhensibles. Parmi eux… Grégoire de Naples… qui avait vu que la lecture à l’église de passions… rédigées dans la langue malhabile des Grecs… suscitait davantage le rire de l’auditoire que l’imitation93...
37Ce prologue parle d’abord d’un travail stylistique, mais Bonitus dit au passage ce qu’il faut voir apparaître dans une Passion réussie, soit en premier lieu « l’époque » du martyre, son contexte, ses circonstances, pour aller à l’essentiel, qui est l’endurance dans le témoignage. Il ne dit pas pourquoi, mais une première explication se trouve peut-être plus loin, dans le texte même de la Passion. Elle se présente dans ses derniers chapitres comme le témoignage d’un certain Augarus qui a assisté aux tortures de Théodore. Bonitus suspend alors sa narration en un rare moment de doute explicite sur la pseudépigraphie :
Reste alors à savoir, frères bien-aimés, qui fut cet Augarus qui affirme avoir assisté au combat du très saint homme, et mettre sa passion par écrit sur son ordre. La raison de cette question, frères bien-aimés, est qu’il est arrivé que certains, qui étaient nés bien des années après, disaient avoir connu personnellement des saints martyrs qu’ils ne connaissaient ni n’avaient vus. On doit laisser cela à Celui qui connaît les choses cachées : pour Augarus, nous voulons faire connaître à votre charité des hypothèses, dans la mesure du possible… [Bonitus suppose qu’il s’agit d’un chrétien qui faisait semblant d’être païen à cause de la persécution, ce qui lui a permis d’être parmi les gardiens du martyr.] Que ce soit l’un ou l’autre, nous ne doutons en aucune manière qu’il assista physiquement [au martyre]94.
38Pourquoi prendre le temps d’une telle incise ? Parce qu’il y va de la crédibilité du témoignage d’Augarus. Bonitus ne le valide pas pour le fond, en le recoupant par d’autres sources sur le martyre, mais en déduisant des circonstances la possibilité qu’Augarus ait assisté à la scène. Autrement dit, la véracité du témoignage étant un préalable qu’on n’a pas les moyens de remettre en question, reste à vérifier la probabilité logique de ses circonstances. C’est le travail propre des hagiographes, croit-on à Naples : bien obligés de faire avec les témoignages dont ils disposent, surtout quand ils s’emploient à des traductions ou des réécritures, ils ont le devoir de vérifier que ces témoignages ne heurtent pas la raison. Jean Diacre formule ce principe avant 907, dans une préface à sa Passion de l’évêque de Bénévent Janvier95. Dans un dialogue au style direct avec son commanditaire96, il imagine que l’évêque Étienne iii lui indique ce qu’il doit faire du matériau initial qu’il lui fournit : « Je me souviens en avoir vu jadis une version écrite, organisée d’une façon assez claire à mon avis… Tu dois t’en saisir telle qu’elle se présente et, comme tu peux être sûr que l’ont fait tes prédécesseurs, en supprimer le superflu, mettre le nécessaire à la place et rejeter les inepties97. » Des « inepties » bien présentes dans la source par conséquent, mais que l’hagiographe a le devoir d’éliminer. Selon quels critères ? L’hagiographe ne l’a pas dit. Un de ses collègues a expliqué en revanche quelle erreur il y aurait à confondre texte et réalité : dans le prologue à sa Passion d’Eustrathe (avant 898), Guarimpotus exhorte à ne pas s’attacher à la lettre pour comprendre le sens98. Ce n’est pas seulement le propos d’un bon traducteur. C’est une déclaration de principe sur le rapport entre le récit et ce qu’il rapporte : les hagiographes, continue Guarimpotus, n’ont pas noté mot à mot ce que les saints ont fait ou dit, mais plutôt reconstitué leurs intentions99. La contradiction entre des versions différentes de la même histoire est intrinsèque au principe même de récit, et ce, jusque dans les évangiles100 : personne de sensé pourtant ne verrait dans leurs contradictions internes l’indice qu’elles ne disent pas la vérité. Il faut simplement un interprète capable, à la lumière de la tradition, d’en faire une exégèse correcte.
39Ces auteurs ont donc réfléchi à l’hagiographie selon des critères de crédibilité, de rationalité et de reconstitution de sens. Ce sont les mêmes qui s’affirment comme les spécialistes de la réécriture de sources d’histoire. Avant Jean Diacre et Bonitus, un auteur qui est vraisemblablement Guarimpotus écrit à la fin du ixe siècle un préambule historique à sa traduction de la Vie de l’évêque d’Alexandrie Pierre successeur d’Athanase101. Il s’agit d’une histoire des débuts de l’arianisme, revue sous l’angle de l’économie divine, l’aveuglement de l’évêque Alexandre, qui a promu Arius au sacerdoce, ayant permis d’affermir la foi des catholiques102. Plus remarquable, le traducteur ouvre une longue parenthèse de compléments historiques en postface, où on le découvre certain de sa compétence dans l’évaluation des sources disponibles :
Combien de complots il [Athanase] eut à subir des hérétiques… il est complètement superflu, d’après nous, d’aller le puiser dans le flot du texte grec puisque Rufin, un homme religieux, raconte les faits d’une façon suffisante. Il existe même un petit livre qui rapporte la dispute entre ariens et catholiques. L’Histoire, qui porte le nom de « tripartite », s’efforce elle aussi de rappeler des faits nombreux sur ces questions. Mais elle souffre d’un défaut d’autorité ; car le bienheureux pape Grégoire [le Grand], dans sa lettre à l’évêque d’Alexandrie Euloge, écrit des choses différentes de ce que dit l’histoire de Sozomène à propos d’un Eudoxius dont les Eudoxiens ont pris le nom. Le siège apostolique refuse que cette Histoire soit reçue, puisqu’elle contient des mensonges nombreux. Il faut savoir en outre qu’on ne trouve pas formulées dans sa langue maternelle [en grec] que nous avons entrepris plus haut de traduire toutes les actions du très bienheureux martyr Pierre, mais que nous avons travaillé à en sélectionner certaines dans un cahier qui rapporte la vie et les actions du très saint Athanase ; d’autres enfin viennent de la Chronique dont le très vénérable moine Georges syncelle du patriarche Taraise a entrepris d’agencer le déroulement très digne d’après d’authentiques historiens [chronographi]. Il commença par la première année de Jules César et parvint jusqu’à la première année de Dioclétien d’horrible mémoire ; mais rattrapé bientôt par ce qui est le lot des hommes, il finit de vivre. Théophane à sa demande, moine également vénérable et higoumène du monastère qu’on appelle Ninagros, ajouta le reste avec le même zèle, jusqu’à la deuxième année de Michel [empereur Michel Rhangabé, 811-813] et Théophilacte [son fils, empereur associé 812-813]. Et puisque nous avons mentionné le très clément empereur [c’est-à-dire Constantin], il serait sacrilège de cacher aux oreilles des Latins ce que j’entends Théophane dire de lui, entre autres choses103.
40L’hagiographe, non seulement donne la liste des sources disponibles à propos du ive siècle, mais en évalue aussi la valeur : il approuve la Continuation de Rufin, dénonce les mensonges de l’Histoire tripartite, loue la Chronique de Théophane le confesseur104. Pourquoi penser que la source la plus récente est la meilleure ? Parce que Théophane dit que Constantin a été baptisé à Rome par Sylvestre ; seuls des ariens peuvent croire que l’empereur a repoussé le moment de son baptême et a reçu le sacrement de l’évêque arien Eusèbe105. L’argument est fondamental : il est prévu que les sources soient discordantes, et qu’il faille en supprimer les inepties. Or il n’est pas vraisemblable qu’un païen ait participé au concile de Nicée106. Il faut donc contester les affirmations des sources les plus explicites sur ce point, Jérôme compris. C’est en effet dans la continuation de ce dernier à la Chronique d’Eusèbe qu’on lit : « Constantin, baptisé à ses derniers moments par l’évêque de Nicomédie Eusèbe, se laisse aller aux enseignements des ariens107. » L’hagiographe commente :
L’Église tout entière tire profit des discours de vérité du bienheureux Jérôme : mais il n’a pas affirmé avec son autorité que l’Auguste ait été baptisé par cet Eusèbe ; il a plutôt voulu que sa chronique ne manque pas de mentionner ce qui était l’opinion commune. Qui ignore que les historiens n’entendent ni ne croient tout ce qu’ils écrivent de la même façon108 ?
41Contre la répartition actuelle, qui accorde aux historiens la vérité et laisse aux hagiographes l’opinion partisane, cet auteur napolitain de la fin du ixe siècle place la vérité relative du côté de l’histoire et s’accorde, en tant qu’hagiographe, l’autorité pour désigner une vérité mieux assise. Ses collègues ne l’ont pas dit avec autant de force, mais ont-ils agi autrement ? Ceux qu’on a lus n’ont jamais témoigné de révérence pour la lettre des historiens, qu’ils utilisent largement et modifient, soit pour faire apparaître la vérité de la foi, soit pour rétablir ce qu’ils pensent être l’exactitude des faits. Que Guarimpotus puisse pour autant ramener la vérité historique à l’expression d’un consensus demande encore quelques explications.
Qu’est-ce que la vérité ?
L’histoire récit de ce qui s’est passé
42Si l’histoire est une opinion discutable voire fautive sur le passé, et l’hagiographie un récit dont le dogmatisme entache la sincérité, quelle place reste-t-il pour la vérité historique ? L’expression fait sourire, mais le concept existe bel et bien pour les intellectuels du Moyen Âge qui donnent de l’histoire la définition d’Isidore de Séville :
L’histoire, récit de ce qui a été fait (narratio rei gestae), permet de connaître le passé. En grec, l’histoire se dit apo tou historein, ce qui vient de « voir » et « connaître ». Parmi les anciens en effet, personne ne consignait l’histoire par écrit s’il n’avait pas été mêlé aux événements qu’il devait écrire, ni ne les avait vus. Car nous saisissons mieux comment les choses se sont passées avec les yeux que nous ne les appréhendons avec l’ouïe109.
43Isidore n’a pas parlé de la « vérité », mais envisage un récit si ajusté aux événements qu’il sera capable de les restituer tels qu’ils se sont déroulés. L’histoire raconte ce qui s’est effectivement passé, et non ce qui aurait pu se passer ; et c’est bien ce récit que les hagiographes visent quand ils promettent de relater une existence connue par le témoignage et placent le témoignage visuel du plus proche compagnon du saint loin au-dessus du témoignage par ouï-dire. L’intérêt d’un modèle de sainteté récent a déjà été souligné par les hagiographes étudiés au chapitre « Histoire sainte » ; on retrouve le motif dans la préface à la Vie d’Isarn, abbé de Saint-Victor de Marseille mort en 1048 et dont la Vie est écrite au cours des années 1070. L’auteur souligne autant qu’il le peut qu’il écrit en contemporain des événements ou presque, puisque c’est le moyen d’affirmer qu’il a eu accès à des témoignages de première main :
La raison qui me pousse le plus à écrire sur lui, c’est que je suis d’autant plus sûr de dire la vérité la plus sincère que son souvenir est récent : ce que je vais dire, toute la Provence ou presque en est témoin et en particulier de nombreux moines très vénérables ses disciples, dont je crois indubitablement qu’ils veulent éviter le mensonge comme la mort – j’aurai tout dit à leur sujet si je dis que leur conduite est le clair reflet de la vie même de leur maître. Ce travail doit être reçu avec d’autant plus de gratitude que c’est notre propre époque qu’a embellie la vertu de cet homme, sujet de notre écrit. Une sainteté récente et des miracles d’aujourd’hui se trouveront peut-être combattre plus facilement notre dureté, puisque la faiblesse des hommes désormais ne récusera pas comme impossible ce qu’elle saura qu’a accompli un homme de son époque, et que la victoire d’un homme d’aujourd’hui suscitera des émules, chacun travaillant avec plus de zèle à résister aux laisser-aller spirituels et à en triompher, une fois sa nonchalance vaincue. Commençons donc au nom du Seigneur Jésus ce que nous avons décidé de faire, pour que l’Antiquité ne se glorifie pas de se signaler plus que nous par le privilège de la sainteté et la noblesse des vertus110.
44Les nombreux hagiographes qui fondent ainsi la vérité sur le témoignage le plus immédiat y sont encouragés par le précédent de l’évangile, qui présente la vérité historique comme accessible de visu et transmissible sans perte par l’écriture : « Puisque beaucoup ont entrepris de raconter dans l’ordre ce qui a été accompli chez nous, comme nous l’ont transmis ceux qui l’ont vu depuis le commencement et furent les instruments de la parole, j’ai pensé bon de t’écrire tout dans l’ordre en reprenant soigneusement du début… pour que tu connaisses la vérité des mots de ceux qui t’ont instruit [Lc 1, 1-4]. » Dans cette veine, la tradition hagiographique répète que l’intention droite de celui qui écrit garantit cette vérité dans le discours – on a déjà entendu la solennelle objurgation de Sulpice Sévère, « je supplie ceux qui me liront d’accorder foi à mes dires et de ne pas juger que j’aie écrit quoi que ce soit dont je ne sois convaincu et que je n’aie vérifié ; je préférerais me taire pour sûr plutôt que dire quelque chose de faux111. » La formule a souvent resservi112. Elle interdit catégoriquement d’inventer, selon des catégories religieuses tranchées qui accordent la vérité à Dieu, le mensonge au diable :
Parce que nous nous préoccupons de transmettre à la postérité, pour qu’elle s’en souvienne, la vie du très bienheureux confesseur du Christ Anatolius en restant dans les limites de ce que nous avons appris de la bouche d’hommes de bien, nous allons effleurer quelques-unes de ses actions parmi celles que nous connaissons pour certaines et connues de la population aujourd’hui, car devant la face de la divine majesté, dont la simplicité et la bonté vomissent toute invention, nul n’a le droit d’inventer ce qui n’a jamais existé. Nous savons bien que c’est Sa Sagesse en personne qui dit : « Bouche qui ment tue l’âme [Sag 1, 11] »113.
45Un glissement peut s’opérer de l’intention de l’hagiographe vers la bonne foi des témoins qu’il interroge dès lors qu’il s’intéresse à un saint plus lointain : « ... Je vais raconter quelques-unes de ces choses que j’ai découvertes grâce au récit d’hommes fiables114. » Beaucoup de prologues peuvent ainsi n’être qu’une longue méditation sur la transmission de la vérité d’une génération à l’autre, sur le modèle de la transmission de la foi et des Écritures115. L’hagiographe n’est pas toujours le témoin direct qu’est Sulpice Sévère, il n’en est pas moins engagé puisque c’est lui qui choisit les témoins et donne toutes les raisons qu’il a de leur faire confiance. Ils sont honnêtes, ils sont nombreux, voire, ils ont été choisis par la providence :
J’ai mis par écrit la vie et les vertus de la très illustre vierge sainte Adelheid [abbesse de Vilich] parce que j’ai pensé que c’était péché qu’elles soient plongées dans le silence et sombrent dans l’oubli. Pour qu’elles demeurent à l’abri de l’invincible pouvoir de conviction de la vérité, j’ai eu recours pour partie aux déclarations de celles des vôtres qu’Adelheid a instruites de son enseignement et de ses exemples quand elle était encore en vie, pour partie aussi à une certaine Engilrade, sa fidèle servante […]. Quand j’eus fini de tout retracer de ma modeste plume, ce témoin véridique (verax testis) parvint sans encombre au terme de sa vie, ce qui donne à comprendre clairement que c’est l’insondable profondeur du jugement divin qui avait disposé qu’elle durât si longtemps rassasiée de jours dans ce monde, dans le but qu’elle illumine le monde de vertus si hautes, par la clarté de son témoignage116.
46Le couplet sur les sources d’information relève du cliché et se prête donc à des variations et des surenchères. La version qu’en donne Bertha de Vilich est représentative d’une tendance tardive (xie siècle) qui voit dans l’existence de témoins fiables le signe éloquent d’une intervention divine, y compris par des moyens surnaturels117 : qu’il y ait des hommes pour raconter la vérité à propos d’un saint serait presque l’un de ses premiers miracles. C’est encore répéter que la publication des mérites et vertus d’un individu relève de la volonté de Dieu et non du caprice d’un hagiographe. Le dossier de Wiborade (m. 926) martyre des Hongrois met en évidence cette évolution d’une façon limpide118. La première Vie, rédigée par Ekkehardt de Saint-Gall vers 960-970, disait s’appuyer sur une chaîne de transmission certifiée, permettant à l’auteur d’écrire moins d’un demi-siècle après le décès de la sainte qui l’a miraculeusement guéri119. La deuxième Vie préfère expliquer la part qu’une certaine Kebeni a prise dans cette collecte initiale des faits – elle joue un rôle qui rappelle celui d’Engilrade pour Adelheid :
[Celui qui voulait écrire la vie de Wiborade en reconnaissance pour sa guérison] fit venir Kebeni qui avait servi la bienheureuse vierge de son berceau jusqu’à sa dernière extrémité, lui fit connaître le vœu qu’il avait fait et qu’il viendrait le lendemain la trouver pour qu’elle lui en dise plus sur ce thème. Elle fut plongée à ces paroles dans un violent étonnement, et non moins angoissée parce que l’atteinte de l’oubli avait depuis longtemps déjà enseveli ces souvenirs sur lesquels elle devait être interrogée. Pour finir, sur les conseils d’un prêtre, elle se prosterne sur la tombe de sa maîtresse [Wiborade] pour prier : que Celui qui voulut restaurer par Esdras la Loi que les Chaldéens avait brûlée juge bon de proclamer Lui-même les mérites de sa martyre, si effacés fussent-ils de la mémoire des hommes. Après qu’elle a répété et répété encore des prières de ce genre, elle se releva et sortit de la basilique non moins anxieuse qu’elle n’y était entrée. Elle ne savait pas en effet qu’elle ne tarderait pas à être consolée : la nuit suivante, comme elle s’était endormie, elle revint en vision au lieu de sa prière et vit la bienheureuse vierge lui montrer une feuille de parchemin écrite en lettres d’or : « Faites-en l’usage que vous désirez », ajoutait-elle. Elle s’éveilla bientôt, si bien débarrassée de toute impuissance à se souvenir qu’elle commença à user à la perfection des puissantes ressources de la mémoire au point non seulement qu’elle ne s’inquiétait en rien de ce qu’elle répondrait au frère, mais qu’elle prit encore spontanément l’initiative de lui exposer le thème qu’il avait souhaité, depuis les débuts jusqu’au jour où elle [Wiborade] avait reçu le prix du vainqueur avec la palme du martyre120.
47Passer des critères de véridicité – les témoins ont connu le saint, ils sont honnêtes, ils racontent ce qu’ils ont vu, j’écris ce qu’ils racontent – à ces démonstrations surnaturelles relève d’une évolution du goût et d’une histoire des mentalités, qui voit l’hagiographie passer de la rationalité affichée jusqu’au ixe siècle à l’exposition privilégiée du surnaturel au xie siècle ; mais du point de vue de la vérité, l’effet n’est pas radicalement différent : puisque la mémoire du passé peut être transmise par un parchemin descendu du ciel, ce n’est certainement pas des souvenirs douteux qu’on y lit. L’hagiographe est capable d’atteindre à propos du passé une vérité absolue, entière, parfaite, littéralement révélée et garantie par Dieu.
48Le projet de véridicité est à ce point inhérent au discours hagiographique que les réécritures doivent commencer par promettre de ne toucher qu’à la forme et non au fond121. Sigebert de Gembloux s’engage : « Je ferai donc ce qui est facile à faire, j’ôterai le superflu, corrigerai ce qui est défectueux, remettrai de l’ordre dans ce qui est confus : je ne m’écarterai cependant en aucune manière de la vérité de l’histoire. Je ne veux pas sembler faire quoi que ce soit de neuf alors que je restaure seulement ce qui est vieux en limant et polissant122. » Les généralités de ce type s’accumulent en tête des réécritures, mais une Vie du prêtre Meinolf détaille davantage les interventions que l’hagiographe s’autorise123. Composée par un certain Sigeward pour son maître Albuinus, prévôt de Hersfeld dans le premier tiers du xie siècle, la Vie de Meinolf a été critiquée pour son éloignement de « la vérité historique124 ». Sigeward pourtant a juré de ne dire que la vérité, d’autant qu’il est contraint par la Vie qu’il réécrit :
Si je m’étais emparé d’un sujet dont j’aurais eu la propriété privée, sujet où il m’aurait été loisible de baguenauder à ma guise, je ne t’aurais pas fait honte, je l’espère ; mais en l’occurrence, il y a deux raisons pour qu’en conscience je ne puisse pas m’écarter de la voie où progresse un transmetteur digne de foi, à savoir la sauvegarde de l’âme qui ordonne de rechercher dans les histoires sacrées les faits dans leur vérité nue plus que l’agrément d’un discours brillant, et la très contraignante loi qu’impose l’itinéraire d’autrui. Je parle de l’itinéraire d’autrui parce que quelqu’un m’a précédé sur le chemin de cette œuvre ; Maîtresse Vérité m’interdit de modifier ses phrases, me laissant seulement le soin de disposer de l’ordre des mots selon mon style ; elle me permet même, si le discours de mon prédécesseur décroît et faiblit, ou déborde et exagère, de le soigner et le guérir par mes bons soins. Pour que mon bavardage n’ajoute pas à tes nombreuses occupations, j’ajoute brièvement pour finir que je prends à témoin, et Dieu qui connaît les secrets, et la majesté de ta très honnête personne, que je ne dis rien dans cette œuvre que la vérité. C’est la raison pour laquelle, si un lecteur venait à s’emparer de notre œuvre, je le supplie encore et encore au nom du Jugement parfaitement équitable du Juge ultime, de ne pas m’accuser de dire un mensonge nouveau alors que l’autorité d’un écrit ancien apporte sa garantie125.
49La vérité historique, la vérité pleine et entière des faits passés qu’un texte peut abriter parfaitement, est l’un des éléments essentiels du discours hagiographique. Or l’historien qui lit ces sources aujourd’hui repère aisément quelle part de jeu se glisse dans ces protestations. Il y a d’abord ces hagiographes qui assument si parfaitement le discours de leurs prédécesseurs qu’ils sont à la limite de la pseudépigraphie126. D’autres qui prêtent à un saint le miracle connu pour un autre127. D’autres qui s’emparent du motif et s’en amusent : quand on voit Folcuin de Lobbes tourner tout autour du thème de la vérité sans l’aborder autrement que par le paradoxe « Si tu mens, tu dis vrai en disant que tu mens128 », on sait quel prix l’hagiographe lui-même accorde aux protestations de sincérité. Il n’est pourtant pas raisonnable de faire de l’ensemble de la profession une catégorie de schizophrènes machiavéliques, qui promettent par principe pour mieux mentir ensuite, pas plus qu’il n’est de bonne méthode d’excuser les hagiographes au nom de la commode crédulité du Moyen Âge – « cessons de voir avec condescendance ces temps peuplés de naïfs conteurs129 ». Il faut croire que le principe isidorien de « l’histoire récit de ce qui s’est passé » (historia narratio rei gestae) ne résume pas tout ce qu’ont pensé les hommes du Moyen Âge à propos de la vérité historique.
La véritable loi de l’histoire
50Hincmar a dit avant 882 quelles difficultés il avait rencontrées pour s’informer à propos de l’évêque Remi (m. 533/535) dont il voulait écrire la Vie. Il a cherché en vain un manuscrit grand format sur l’évêque mérovingien, donc énumère les vagues sources dont il s’est servi à la place :
… ce que j’ai trouvé dans les histoires que les anciens ont publiées, ce que j’ai rassemblé à partir de divers parchemins, mais aussi ce qu’on raconte et que j’ai mis par écrit, parce que, comme on l’a dit longtemps avant nous, et qu’on découvre dans les saintes écritures et même dans la vérité de l’évangile, la loi véritable de l’histoire est de confier simplement à l’écriture pour l’instruction de la postérité ce que la rumeur colporte après l’avoir recueilli130.
51Hincmar est en train de définir l’histoire comme la somme des opinions répandues. Pour Bruno Krusch, c’est le moment où l’hagiographie quitte sciemment le plan de la vérité pour s’autoriser n’importe quel mensonge. Hincmar n’est pas un innocent, mais il n’est cependant pas assez idiot pour attirer l’attention dans son prologue sur son recours à l’« opinion commune » s’il est évident que c’est un autre nom pour la libre improvisation. L’archevêque du reste ne place pas la question sur le plan de la morale mais de la méthode : en renvoyant à la « véritable loi de l’histoire », il souligne qu’il applique pour écrire ce que Remi a fait une méthode historiographique ; il a en effet emprunté sa définition de l’histoire à l’Histoire ecclésiastique de Bède, en gras. En remontant la longue transmission de l’adage, Roger Ray parvient à Jérôme qui l’a formulé comme principe d’exégèse131, une origine dont Hincmar est bien conscient. Jérôme, répondant aux objections d’Helvidius sur la perpétuelle virginité de Marie, voulait justifier que les évangélistes appellent Joseph « père de Jésus » :
... à l’exception de Joseph, d’Élisabeth, de Marie elle-même et des très rares personnes dont nous pouvons penser qu’elles ont appris de ceux-là [que Jésus était le Fils de Dieu et non de Joseph], tous pensaient que Jésus était le fils de Joseph, au point que même les évangélistes, exprimant l’opinion commune qui est une véritable loi de l’histoire, dirent qu’il était le père du Sauveur, comme dans ce passage où « il – Syméon bien sûr – vint au Temple sous l’inspiration de l’Esprit ; et comme les parents de l’enfant Jésus entraient à ce moment pour faire à son propos ce que la loi demande... » [Lc 2, 27-28]132.
52Chez Jérôme, il s’agit d’un argument conjoncturel dans un traité polémique et non d’une définition de l’historiographie. Comme Roger Ray l’a parfaitement expliqué, l’argument est destiné à accabler Helvidius, coupable de n’avoir pas compris que les évangélistes appliquent la définition cicéronienne de la narratio probabilis : quand on raconte quelque chose, il faut rester dans les limites de ce que le public est capable de croire133. En matière de vérité, il ne faut pas tomber dans le fondamentalisme de la lettre : ce qui est écrit, y compris dans les écritures révélées, doit encore être interprété à la lumière de la tradition des Pères134. Guarimpotus de Naples a correctement lu Jérôme. Dans la Passion de Pierre qu’on a citée déjà, il utilise donc l’argument hiéronymien comme pierre de touche qui l’autorise à ne pas sacraliser la lettre des sources historiographiques qu’il consulte :
… [Jérôme] a voulu que sa chronique ne manque pas de mentionner ce qui était l’opinion commune. Qui ignore que les historiens n’entendent ni ne croient tout ce qu’ils écrivent de la même façon ? comme les évangélistes du reste, auxquels il serait péché de reprocher mensonge ou négligence. Ne trouve-t-on pas dans l’évangile que « le roi [Hérode] fut affligé à cause du serment et de ceux qui étaient à table avec lui [Mt 14, 9] » ? Dirons-nous que l’évangéliste est à ce point doué de la simplicité de la colombe et privé de la prudence du serpent qu’il croie qu’Hérode a voulu accomplir sa promesse mortelle [de faire tout ce que Salomée lui demanderait, en l’occurrence de tuer Jean le Baptiste] contraint par un serment hasardé plus que par une arrière-pensée criminelle ? Quant à Luc, quand il met par écrit ce que proclame après l’avoir longtemps désiré le juste Syméon, il ajoute : « son père et sa mère [ceux de Jésus] s’étonnaient de ce qu’on disait de lui » ; comme le Saint-Esprit dirigeait sa plume, il ne pouvait certainement pas se tromper au point de croire que Joseph était le père du Christ ! Mais, conformément à l’usage des auteurs, l’histoire évangélique a eu soin de consigner la rumeur populaire135.
53Guarimpotus en conclut qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on trouve dans les histoires, surtout si elles ont été rédigées par des ariens qui ne pensaient qu’à salir la mémoire de Constantin : quand ils racontent qu’il est le fils d’une concubine, ce ne peut être qu’un mensonge éhonté. L’hagiographe, pas plus que Bède, n’a renoncé à trouver la vérité : au contraire, il la fonde sur l’opinion la mieux partagée.
54Bède en effet utilise l’Adversus Helvidium dans son propre commentaire de l’évangile de Luc136, et il serait absurde qu’il reprenne l’expression de Jérôme pour relativiser la vérité de son discours historiographique137. L’adéquation qu’il propose entre « opinion commune » et source d’information valable lui est au contraire dictée par la définition isidorienne de l’histoire relue par les hagiographes dont Bède fait partie : s’il existe de nombreux témoins d’accord sur un fait, alors un auteur peut atteindre la vérité du passé. Pour preuve, l’énoncé de la « véritable loi de l’histoire » intervient dans l’Histoire ecclésiastique au terme d’un paragraphe consacré à saint Cuthbert – il faut lire la préface d’une traite à cet endroit :
Les événements qui sont arrivés à l’Église de différentes régions dans la province des Northumbriens, depuis le moment où ils ont reçu la foi chrétienne jusqu’à nos jours, je ne les ai pas connus de quelqu’auteur unique mais par l’attestation garantie de témoins innombrables, qui étaient en mesure de les connaître ou de s’en rappeler, à l’exception des événements dont j’avais une connaissance personnelle directe. Parmi ces événements, il faut savoir que ceux que j’ai mis par écrit à propos du très saint père et évêque Cuthbert, que ce soit dans ce volume [c’est-à-dire l’HE] comme dans le livret sur ses actions [c’est-à-dire la Vie de Cuthbert], je les ai pour partie puisés dans ceux que j’ai découverts écrits précédemment à son propos par les frères de l’Église de Lindisfarne, en ayant la simplicité de faire confiance à l’histoire que je lisais ; et j’ai pour partie pris soin aussi de les compléter d’après ce que j’ai pu connaître directement moi-même grâce au témoignage indubitable d’hommes de confiance. Je supplie et conjure le lecteur qui trouverait dans ce que nous avons écrit autre chose que la vérité, de ne pas nous en rendre coupables : selon la véritable loi de l’histoire, nous avons simplement confié à l’écriture pour l’instruction de la postérité ce que la rumeur colporte après l’avoir recueilli138.
55Ce discours, on en conviendra, n’est pas destiné à relativiser la vérité des faits rapportés, mais bien à prouver qu’il existe des moyens éprouvés de se documenter sur le passé par la collecte du témoignage. Certains témoins sont excellents, comme Kebeni, Engilrade, les frères de Saint-Victor qui ont eu Isarn pour abbé… ; mais le nombre des témoins compte aussi, et si l’opinion s’accorde à dire qu’une chose s’est produite, alors elle s’est produite comme l’opinion le croit. On voit bien le parti qu’un hagiographe de plus ou moins bonne foi peut tirer de la situation : Hincmar oublie Jérôme, et déduit de Bède qu’on écrit l’histoire correctement en l’abreuvant à la tradition orale. C’est moins la vérité historique en somme qui est fragile que la définition à donner de la « tradition ». Si pour Guarimpotus de Naples, la tradition est ce que l’Église croit vrai, donc ce qui autorise à corriger des sources divergentes, elle peut devenir pour un auteur comme Hincmar l’autorisation d’écrire ce qui se dit. L’historien peut aujourd’hui concevoir des doutes légitimes sur la vérité de ce que raconte l’hagiographe, mais aussi noter qu’il se réfère, pour justifier sa méthode, à un texte historiographique influent.
56La réception de cette « loi de l’histoire » par les hagiographes montre qu’elle est surtout utile pour sa polysémie. Folcuin de Lobbes y fait allusion quand il écrit la Vie de Folcuin de Saint-Bertin après être devenu abbé de Lobbes (965). Il raconte qu’il a pris cette initiative parce que, de tous les admirables saints de la région, Omer et Bertin, et Winnoc même, Folcuin est le seul à être connu de tous sans qu’une Vie ait jamais été écrite à son propos. La « rumeur populaire » est donc décisive pour le projet de Folcuin, qui se souvient de son indignation juvénile : « Ô tempora où nous vivons ! Ô mores ! Les Modernes ont à ce point négligé de s’occuper de Folcuin, de ce saint vénérable et que le monde entier devrait se voir prêcher, qu’il ne disposait d’aucun monument commémoratif sinon la rumeur populaire. Je bouillais devant la négligence de ces gens, qu’on devrait appeler plutôt un abandon, et polémiquais intérieurement contre eux139 ». Il est donc évident que l’hagiographe ne dispose d’aucune autre source que de ce qu’on raconte autour de lui de Folcuin. On pourrait s’attendre à ce qu’il affirme que cela n’entame pas la véracité de sa Vie puisque « la loi de l’histoire », qu’il connaît par l’intermédiaire d’Hincmar, valide précisément l’opinion comme source équivalente au témoignage de visu d’Isidore de Séville. Ce n’est cependant pas à ce moment de la préface que Folcuin de Lobbes renvoie à la vera lex, mais après avoir insisté sur la limpidité volontaire de son style :
Sans doute ai-je passé de nombreux événements sous silence, mais je n’ai rien mis d’autre [dans cette Vie de Folcuin] que ce que j’ai reçu parce que me l’ont transmis des hommes dont on devait reconnaître la pondération sans que leur autorité ne puisse être mise en doute… Parce qu’il fallait à cet ouvrage un garant pour l’appuyer de son autorité, je vous l’ai dédié, à vous et à toi surtout, vénérable père Walter [abbé de Saint-Bertin]… S’il se trouvait des critiques pour me reprocher de ne pas avoir suivi les usages de la syntaxe ni toutes les autres normes dont se préoccupent ces gens qu’on peut désigner d’un trait par la formule « Il est odieux l’homme qui s’exprime par des sophismes [Si 37, 23] », qu’ils sachent que l’Église du Christ, sans qu’elle ignore ces règles, les a volontairement rejetées ; d’autant qu’on a dit longtemps avant nous que la véritable loi de l’histoire est de confier simplement à l’écriture pour l’instruction de la postérité ce que la rumeur colporte après l’avoir recueilli140.
57Folcuin a changé l’interprétation de l’expression : il fait porter l’accent sur le simpliciter « simplement » dans la continuité de ce que Grégoire le Grand a dit des règles de Donat. Chez Bède, simpliciter était plus proche de « sans duplicité », « avec sincérité », « directement », mais Folcuin comprend « sans élaboration », « avec simplicité », « clairement ». L’évolution de Bède à Folcuin en passant par Hincmar est éloquente d’une évolution globale du discours hagiographique : la consignation sans altération d’un témoignage oral validé, qui semble à Bède l’essentiel de son travail d’historien et d’hagiographe au début du viiie siècle, devient la collecte d’une tradition largement partagée pour Hincmar à la fin du ixe siècle, une tradition qu’on n’a pas besoin de répéter à l’identique, ajoute à la fin du xe siècle Folcuin, l’expression relevant du choix de l’hagiographe – autant dire que la porte est largement ouverte à l’invention.
Tempus, locus, persona
58La formation des hagiographes leur a appris qu’il existe d’autres moyens éprouvés que le témoignage direct pour valider un récit. La rhétorique grecque puis latine a défini ce qui était nécessaire pour introduire un sujet et en faire le tour, soit la réponse aux questions qui, quoi, pourquoi, où, quand, par quels moyens, de quelle manière. Des maîtres de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge ont donné une version brève de cette liste ; ils retiennent qu’au moment de raconter un événement, les trois informations essentielles touchent ses acteurs (qui ?), son lieu (où ?) et son moment (quand ?) – persona, locus, tempus141. Il s’agit du B.A-BA de la grammaire d’après Sulpice Sévère, qui y voit les bons critères d’appréciation d’une situation : pour juger un fait, il faut en connaître ces circonstances décisives142. Les hagiographes du haut Moyen Âge ont souvent lu ses Dialogues, et s’ils sont allés à l’école, savent qu’un récit commence par ces coordonnées essentielles. Muirchú par exemple donne au début de sa Vie de Patrick les trois précisions des tempus, locus et persona143 puisque les trois informations fondent tout récit-historia, c’est-à-dire tout récit qui établit les faits indépendamment de l’interprétation qu’ils pourront recevoir. La leçon est répétée par Grégoire le Grand dans les Homélies sur Ézéchiel, non parce qu’il s’agirait d’un raffinement subtil de la rhétorique mais bien plutôt d’une évidence partagée, par laquelle il est possible d’inaugurer un enseignement convaincant : « Une parole prophétique part normalement d’une description de la personne, du moment et du lieu, pour énoncer ensuite les mystères de la prophétie : c’est une façon de manifester la vérité plus sûrement que de planter ainsi préalablement la racine de l’histoire, et de formuler ensuite les fruits spirituels au moyen de signes et d’allégories144. » Autrement dit, le moment, le lieu, l’acteur sont les trois éléments d’une connaissance littérale ou historice. On lit donc dans le petit memento scolaire « Le récit (De historia) » qui figure dans un manuel italien de grammaire et de rhétorique de la fin du viiie siècle que
Trois devoirs incombent à qui raconte une histoire (historicus) : il doit exposer des choses vraies, d’une façon à la fois claire et brève. Les choses sont vraies dès lors que l’ancienneté et l’obscurité des événements sont scrutées avec soin, et scrutées en toute liberté, c’est-à-dire sans crainte, sans partialité ni haine. Le récit sera clair si le contenu, qui doit consister en moments, lieux et agents, est développé au fil d’une construction simple et complète ; et bref, s’il n’est interrompu par rien de superflu ni d’accessoire, si les idées sont rendues par des mots sélectionnés, si le discours n’aboutit pas à une longue circonlocution145.
59Le principe n’a donc rien de nouveau quand, aux xe et xie siècles, de nombreuses sources hagiographiques le mentionnent pour valider les informations qu’elles transmettent ; les auteurs écrivent en somme que ce qu’ils disent du saint est vrai puisqu’ils sont capables d’établir fermement acteurs, lieu et époque de leur récit. C’est le cas de ce moine anonyme qui donne à l’évêque de Ravenne Severus, attesté au concile de Sardique (342), une Vie adaptée aux nouveaux idéaux grégoriens146. À sept siècles de distance environ, l’hagiographe promet de se comporter en « historien » et recourt à un vocabulaire spécialisé (gesta, historiographus, res gestae, historia, etc.). Il se flatte d’être en mesure de donner les coordonnées essentielles de son saint grâce à un document écrit : « Parce qu’on a besoin de nouer l’ancre de la foi à ce qui s’est passé, selon l’usage habituel des historiens, nous plaçons grâce à un document au commencement du récit les trois éléments dont on a besoin d’user pour composer comme il convient l’œuvre qu’on s’est proposé d’écrire, à savoir la personne, la patrie et l’état de vie147. » Le lecteur contemporain pourrait être légèrement déçu par ce qui suit : l’hagiographe développe en effet quelques considérations étymologico-spirituelles sur le nom du saint, tire une citation de Grégoire le Grand pour dire combien il est important d’être bien né (ce que Sévère a fait à Ravenne), et s’appesantit davantage sur le chaste mariage du saint évêque. Il conclut : « Maintenant que nous avons fait si longuement cette sorte de digression pour établir la vérité, reprenons ce que nous avions entamé148. » Il donne clairement à comprendre que les trois informations sont apportées comme des garanties nécessaires, attendues, qu’il s’agit d’un passage obligé pour établir, si on veut agir en bon narrateur, la réalité de l’existence d’un saint tardo-antique – pour le reste, on pourra broder.
60Un bon élève s’appliquera donc à montrer qu’il connaît la règle du tempus, locus, persona, d’abord parce qu’il fait valoir une compétence rhétorique acquise, ensuite parce qu’il sait que cela donne du poids à son récit. Sans surprise, la pratique apparaît chez des hagiographes qui ne sont pas anonymes et qui s’intéressent à des saints d’un passé très distant. C’est le cas d’un disciple d’Abbon de Fleury, Byrhtferth de Ramsey, qui écrit la Vie de l’évêque Ecgwin du viie siècle vers 1016-1020. La mise en valeur des trois données est celle du manuscrit149 ; elles apparaissent bien comme les arguments d’un discours de vérité :
Je n’insère pas ici ce qui vient de moi, mais ce que j’ai trouvé dans d’anciennes chartes et ce que j’ai appris des fidèles, car il est patent que c’est un péché de parler pour mentir comme le dit le prophète : « Tu hais tous ceux qui disent des mensonges [cf. Ps 5, 7] ». Nous savons que reçoivent au contraire la palme de l’éternelle vie ceux qui contribuent autant qu’ils en sont capables à la louange de l’Église ; j’ai le désir d’être pour toujours de ce nombre, même au dernier rang, grâce à vos prières. Époque : si tu t’enquiers de l’époque de cet homme, sache pour certain qu’il fit resplendir ses mérites aux jours bienheureux d’Æthelred [675-704] et Cenred [704-709], rois de Mercie. Personne : si tu cherches la personne, sache qu’il s’est lui-même fait connaître quand il a dit : « Moi, Ecgwin, serviteur de Dieu150. » Lieu : si tu cherches le lieu, il est plus clair que le jour qu’il gouverna le siège apostolique de la cité de Worcester, et qu’il construisit aussi ce monastère qu’on appelle Ethomme. Des observateurs attentifs peuvent le voir aujourd’hui encore, comme le montre la topographie – ou « description du lieu » – suivante151…
61Pour Byrhtferth de Ramsey, les trois coordonnées sont les preuves qui ancrent l’existence d’Ecgwin de Worcester dans la réalité ; il ne s’agit pas d’un saint imaginaire, dit-il, puisque les dates de ses contemporains connus, des documents conservés dans des archives, des monuments visibles dans le paysage, attestent son existence passée. Trois générations plus tard, le lien entre les trois circonstances majeures et la réalité du fait est encore central dans la démonstration de la véracité d’une Vie de l’évêque de Cantorbéry Augustin – Goscelin de Saint-Bertin écrit à la fin du xie siècle la Vie de l’évangélisateur du Kent des années 600 :
Qu’on reconnaisse combien sont vraies ces choses que nous avons écrites, les époques, les lieux, les personnes, quand, où et envers qui cela s’est produit, on le sait ; vos documents écrits, ceux d’autrefois et les contemporains aussi, mais aussi les yeux des présents, l’attestent indubitablement. Que nous ayons maintenant fait apparaître des réalités d’autrefois sous un jour nouveau ou que nous fassions connaître des événements récents par une expression récente, aucun tenant de l’ancienneté ne devrait s’indigner devant cette nouveauté, sauf à paraître s’indigner que Dieu fasse toujours toute chose nouvelle [cf. Ap 21, 5], puisque le Dieu d’Abraham est aussi le Dieu d’Augustin [cf. Mt 22, 32], et que Celui qui accomplit les miracles d’autrefois les accomplit à l’identique aujourd’hui dans ses saints contemporains et actuels. C’est devant Lui que le prophète proclame : « Renouvelle les miracles et transforme les merveilles [Sir 36, 6] ! » Qu’Il crée des cieux nouveaux ! et, voici qu’assis sur son trône, il fait toute chose nouvelle ! [cf. Ap 21, 5]. Si les pères d’autrefois n’avaient pas accueilli ces choses qui, à leur époque, étaient nouvelles, elles ne seraient pas aujourd’hui pour nous anciennes. Mais les juifs et tous les autres païens, qui sont les ennemis de la nouveauté et de la vérité, préfèrent demeurer dans les ténèbres de leur antique erreur plutôt que de se laisser illuminer par la lumière de la grâce nouvelle. C’est cette attitude qu’imitent, même s’ils vivent sous la grâce, ceux qu’un attachement rance à l’usage antique a rendus sourds : ils refusent qu’on rénove et améliore les nouveaux miracles de Dieu ! La plupart des hommes renoncent à croire ce qu’ils méprisent – c’est ce qu’ils aiment qu’ils aspirent à croire davantage. Et personne n’a de mépris pour le héraut de la vérité, quel qu’il soit, même le dernier des hommes, car si personne n’a l’autorité de rendre vrai un mensonge, la vérité comporte en elle-même sa propre autorité152.
62On a déjà rencontré dans le chapitre « Histoire sainte » ce discours qui justifie un nouveau texte hagiographique par les qualités divines essentielles – Dieu est le Dieu des vivants et non pas des morts. Goscelin de Saint-Bertin modifie le propos en liant audacieusement vérité et nouveauté. Il y est autorisé par le verset qui sous-tend sa démonstration « Et celui qui siégeait sur le trône dit “Voici que je fais toute chose nouvelle” et il me dit : “Écris, parce que les paroles que voici sont parfaitement véridiques et vraies” [Ap 21, 5]. » Il commence néanmoins par l’argument savant des trois circonstances qu’on repère désormais facilement : si on peut donner le lieu, le moment et les acteurs d’une histoire, qu’on les connaisse par des textes ou par des témoins, alors l’histoire est vraie. Folcuin de Lobbes permet de savoir qu’il s’agit bien d’une pratique consciente de vérification des faits, qui reflète un enseignement commun. Il détaille son raisonnement vers 980, en réfléchissant à voix haute à ce qui distingue la Vie d’Ursmer rédigée au viiie siècle et ce qu’il est, pour sa part, capable de dire du saint :
On nous a souvent demandé pourquoi nous disons qu’il [Ursmer] fut évêque. Le texte qui décrit sa vie enseigne bien qu’il fut évêque, mais ne dit rien ni du lieu, ni de la date, ni des agents de son ordination. Dans les actes qui furent faits à son époque cependant, et dans les très anciens parchemins que nos archives contiennent dans notre église, nous le trouvons mentionné avec le titre d’évêque et pontife. L’interprétation de nos anciens diffère à ce sujet ; certains disent qu’il fut consacré évêque pour pouvoir prêcher… ce que nous lisons aussi au sujet de saint Amand, d’autres attribuent cette dignité au lieu et appuient cette opinion sur le raisonnement suivant : on n’aurait pas confié un monastère royal, construit par la munificence royale, jouxtant le palais royal comme on l’a dit, sans qu’on l’ait au préalable consacré évêque153.
63Folcuin (m. 990) commence par établir que l’hagiographe du viiie siècle n’a pas donné les trois critères qui auraient validé son information, ni lieu, ni date, ni acteurs. Folcuin est donc fondé à recourir à ces sources capables de pallier la lacune, soit des documents d’achives. Seulement ces documents, qui suffisent à accorder à Ursmer le titre d’évêque, ne suffisent pas à dire pourquoi : c’est l’opinion et la raison conjuguées qui permettent l’élucidation des causes dans l’ordre du possible.
Vrai et vraisemblable : faire la part du possible
64Quand Folcuin de Lobbes se met à écrire sa Vie de Folcuin, c’est en prenant Cicéron pour référence154. Cicéron, « le plus grand des orateurs », est aussi le nom auquel Hériger a voulu faire allusion en tête de sa Vie de Remacle vers 970155. Cicéron est le nom de beaucoup de savoir-faire pour ces amoureux du latin ; c’est surtout pour les historiens du xe siècle le théoricien de l’histoire comme narration du vraisemblable156. Ils redécouvrent en effet que Cicéron, qui intègre l’historia dans la catégorie plus englobante du récit (narratio), la considère comme « l’exposé de ce qui s’est passé ou de ce qui aurait pu se passer157. » La connaissance de cette définition, tirée du De inventione, est certaine dans les milieux scolaires du ixe siècle puisque Alcuin la donne à Charlemagne dans son Dialogue sur la rhétorique, avec les trois qualités qu’on doit attendre d’un discours :
La narratio est l’exposé de ce qui s’est passé ou de ce qui aurait pu se passer ; elle doit être brève (brevis), claire (aperta), crédible (probabilis). […] Elle pourra être claire si ce qui s’est produit en premier est exposé en premier, et qu’on conserve l’ordre des faits et des moments, pour que les faits soient racontés dans l’ordre où ils se sont produits ou dans l’ordre où ils auraient pu se produire. […] Elle sera crédible si ne s’y trouvent que ces choses qui se produisent d’habitude pour de vrai158.
65Cicéron ne parlait que de l’éloquence judiciaire, réservant l’histoire à l’entraînement privé de l’orateur ; mais à partir d’Alcuin au plus tard, c’est tout discours organisé sur le passé qui peut être ainsi défini pour les intellectuels formés à la rhétorique. L’inventio en histoire est légitime dans ces limites, comme Justin Lake l’a démontré à propos de Richer de Reims. L’historien se donne les trois qualités cicéroniennes comme guides au début de ses Histoires159, dans l’ordre inverse de leur apparition chez Alcuin : « Quand j’aurai tout conduit d’une façon crédible (probabiliter), selon la limpidité (dilucide) et la brièveté (breviterque), le lecteur sera satisfait, je crois160. » Avec ces principes, la vérité de l’histoire reçoit une définition plus large que celle de l’exactitude. Une reconstitution des faits selon les lois de la vraisemblance est non seulement possible, mais souhaitable ; le discours en effet n’atteint pas la vérité abstraite que la dialectique discerne, mais une vérité définie comme ce qui est raisonnablement possible au regard des circonstances donc crédible du point de vue du public.
La narratio sera vraisemblable si elle montre ce qui se fait voir d’ordinaire pour de vrai, si elle conserve les rangs des personnes, si elle fait apparaître les causes des faits, si elle montre qu’il était possible de les faire, si elle fait voir que pour l’action qu’elle envisage, le temps était favorable, l’espace suffisant, le lieu approprié, si l’action est conforme à la nature de ceux qui la font et s’accorde à ce que le peuple croit comme à ce que le public pense161.
66Les trois coordonnées et critères de vérité servent précisément, selon Cicéron, à faire tenir l’invention dans les limites de la narration vraisemblable162. On a du mal à croire d’abord que les hagiographes, dont on a dit la crispation sur la vérité absolue, aient pu adopter les principes de la rhétorique cicéronienne. L’hypothèse d’un alignement de certaines Vies sur les principes rhétoriques de la narration historique rend cependant assez bien compte des phénomènes observés, et notamment de la propension à la déduction du possible par analogie. Comme Thomas Granier l’a montré à propos du dossier de Géminien de Modène, puisque Géminien a protégé la cité de Modène contre les Huns selon sa première Vie, l’hagiographe se croit autorisé à généraliser et déduire que Géminien la protège aussi contre les Hongrois (Vita IIa), et partant contre tout ennemi163. L’analogie consiste ici à étendre le champ d’action d’un même saint. La dissémination des légendes apostoliques sur le bâton de Pierre qui ressuscite les morts suit pour sa part la règle de l’analogie d’un saint à l’autre : puisque le fait est avéré, on peut le raconter de tout évêque contemporain de Pierre, et ce d’autant plus raisonnablement que c’est toujours Dieu qui agit en ses saints. La règle est connue puisque Bède l’a formulée dans un acte de foi qui doit convaincre le lecteur de l’Histoire ecclésiastique que l’épouse du roi Ecfrid est restée vierge dans le mariage : « On ne doit pas douter qu’ait pu se produire à notre époque aussi ce qui s’est passé à quelques reprises durant la période précédente, comme le racontent des récits fiables (fideles historiae narrant), puisque c’est le seul et unique Seigneur qui accorde ce don, et qu’Il a promis de demeurer avec nous jusqu’à la fin des temps164. » De là à raconter à propos d’un saint ce qu’on a dit d’un autre, il n’y a qu’un petit pas, un peu trop vite franchi selon Létald de Micy. L’écolâtre s’agace qu’un de ses prédécesseurs ait prêté à Julien évêque du Mans ce qu’il avait lu d’autres saints. Ce n’est pas le miracle en lui-même qui n’est pas possible, insiste Létald puisque rien n’est impossible à Dieu, mais la crédibilité du récit est entachée quand on lit de Julien ce qu’on sait de Fursy :
… quand je proclame des faits si étonnants et magnifiques parmi les actes de cet incomparable père, je ne doute pas de ses mérites plus que je n’ai d’hésitations sur la puissance du Christ. Mais quand je les trouve à l’identique à propos d’autres, à qui il est plus crédible de les attribuer, je n’y vois pas clair s’il ne se trouve pas quelque magnifique docteur pour me tirer de l’erreur de tout le poids de son autorité et affermir, comme l’ancre pesante, mon esprit vacillant. Beaucoup de choses en effet ont été écrites dans les actes du père susdit, qu’on trouve avec la même signification et presque les mêmes mots, et à propos des bienheureux martyrs Clément et Denys, et du saint confesseur Fursy165.
67Létald est à ma connaissance le seul hagiographe à s’être ému de la méthode, qui peut être tenue ailleurs pour logique, voire théorisée sous la forme de l’argument du specialiter et du generaliter. Il figure sous cette forme franche dans la Vie de Gildard évêque de Rouen, contemporaine de l’œuvre de Létald. L’hagiographe ne connaît pas grand-chose sur ce Gildard, dont on veut faire le frère jumeau de Médard de Noyon ; il croit légitime de lui prêter beaucoup : « Bien qu’incapable de faire connaître les vertus spécifiques (specialiter) de sa vie d’une plume fidèle comme je l’aurais voulu, je ne doute pas cependant qu’il ait en commun avec tous les autres élus de Dieu les vertus qu’ils ont en général (generales), lui qui a reçu en partage avec eux les récompenses du royaume des cieux166. » Un saint autrement dit est juste, miséricordieux, tempérant, pieux, etc., vertus qu’on peut donc attribuer en toute vérité à Gildard comme à tous les autres167. Ce n’est pas autoriser assurément le recyclage complet d’une anecdote que dénonce Létald ; mais c’est ouvrir la possibilité pour un hagiographe de reconstituer une silhouette par déduction168. L’auteur vers 900 de la Vie de Liboire évêque du Mans explique de fait que la déduction pallie l’absence de sources, dans une démonstration qui vaut le détour. Elle commence bien entendu par affirmer que la vérité est préservée par un témoignage écrit, avant de reconnaître que, dans le cas de Liboire, ce même témoignage fait défaut :
Que personne ne juge que nous nous éloignons du droit chemin de la vérité et de la mesure quand nous chantons ses louanges, puisque nous n’affirmons rien que nous n’ayons appris par de fiables rapports écrits et oraux, et que c’est Dieu lui-même, dont il partage à présent le règne immortel, qui manifeste par des démonstrations visibles qu’il mérite d’être loué par la bouche des hommes. Dieu atteste en effet qu’il Lui fut agréable par toutes ses vertus et par tout le mérite de sa vie tant qu’il vécut puisqu’Il ne cesse pas de faire resplendir ses reliques, maintenant qu’il est mort, par des signes sans équivoque aucune et des miracles répétés. Ce phénomène donne à comprendre qu’il n’a en aucune manière durant sa vie terrestre manqué de la grâce, bien que, pour une raison ou une autre, on ne dispose pas sur ce point d’informations écrites précises (specialia litterarum indicia), soit qu’il ait obtenu mieux que quiconque ce que l’humilité dont tous les saints sont coutumiers les encourage à faire, c’est-à-dire à désirer cacher et dissimuler tout ce qui pourrait leur attirer gloire et louange à la face des hommes, soit que ses actions, signes et vertus aient bien été mis par écrit par le menu, mais aient été soustraits par quelque accident à la connaissance des générations ultérieures, soit pour une autre raison que nous ignorons : cela ne nous empêche pas de croire avec la force de l’évidence que la grâce du Saint-Esprit, qui trouve bon de manifester tous les jours devant ses sacro-saints restes mortels le don éclatant de Ses charismes ou opération de Ses prodiges pour mettre en évidence ses mérites, n’a pas le moins du monde manqué à ce même homme quand il vivait en son corps. Non cependant que manquent aussi les monuments établis des sommets auxquels parvint son mérite : on a même les Gesta des évêques de cette Église du Mans qu’il dirigea, dont le récit fidèle est rédigé dans une langue simple et dépourvue de la tare de toute invention : dans ces Gesta, ce n’est pas l’intégralité de la vie de chacun d’eux qui est reproduite, mais on note brièvement le nom du prédécesseur, sa valeur, le nombre des années169.
68La longueur de la démonstration fait partie intégrante de son efficacité. Si on la résume, on verra qu’on n’est pas loin des lois de l’inventio : les miracles qui se produisent autour des reliques de Liboire démontrent qu’il est un saint ; on peut donc croire à son propos ce qu’on sait des autres saints ; une source écrite apporte par ailleurs quelques informations fiables ; pour le reste, l’hagiographe n’apportera qu’une narration du vraisemblable, défini comme ce qui se produit « d’habitude pour de vrai ».
69Le Byrhtferth de Ramsey dont on a dit l’application a été à bonne école. Abbon de Fleury a été son maître à Ramsey (985-987), à une époque où Abbon lui-même rédigeait la Passion du roi martyr Edmond (m. 869)170. Abbon y met en lumière ses méthodes de reconstitution du passé vraisemblable, en commençant par témoigner de l’incrédulité générale à propos de la miraculeuse conservation du corps du saint roi. Il dit pourtant avoir été convaincu de la réalité du fait par deux raisons suffisantes, le fait est raconté par Dunstan de Cantorbéry (autorité du témoin visuel) et il est rendu possible par le précédent de saint Cuthbert (argument du probabiliter) :
... Je me proposais d’écrire les vertus de celui qui fut, sur le trône du royaume, un vrai philosophe, et en particulier ces vertus inouïes du monde qui se produisirent après son décès, auxquelles personne n’attacherait crédit si elles n’étaient confortées par l’affirmation de ton irréfragable autorité [celle du dédicataire Dunstan, archevêque de Cantorbéry (959-988)]. Dans la mesure où la blancheur de ta tête imposait de te croire quand tu racontais la préservation du roi qui dure jusqu’à présent, on te demanda avidement si ces choses-là sont possibles. Et toi, trésor d’une science inépuisable, qui voulait éliminer le doute de la question, tu ajoutas en guise d’exemple, quelque chose qui frappa bien davantage d’ébahissement les cœurs de ceux qui écoutaient, à savoir que le saint du Seigneur Cuthbert, confesseur incomparable et évêque, attend jusqu’à présent le jour de la première résurrection dans un corps non seulement parfaitement conservé, mais encore irrigué d’une tiède douceur. Saisi d’étonnement, ce fut pour moi un argument qui me permit d’entreprendre enfin avec plus de certitude l’écriture des hauts faits du saint roi171...
70Dès lors convaincu de la vérité fondamentale – Edmond est saint – Abbon peut écrire sa Passion sous la forme de longs dialogues et monologues du saint roi qui rappellent exactement les discours inventés par Richer dans ses Histoires, et surtout par Aimoin dans ses Gesta172. La Passion d’Edmond obéit aux mêmes lois de composition que ces textes historiques des années 980-1020 : au premier niveau de connaissance fiable donné par les sources écrites – Bède pour Abbon, le LHF pour Aimoin, Flodoard pour Richer – ces auteurs ajoutent le niveau légitime de l’inventio rhétorique ; cum grano salis, Abbon imagine d’ailleurs qu’Edmond pratique l’éloquence oratoire173.
71Comment les historiens du xe siècle prétendaient-ils connaître le passé ? Richer explique qu’il n’a pas de difficulté à s’informer puisqu’il dispose d’une source sûre, qu’il a largement réécrite :
Si on me reprochait mon ignorance d’un temps passé que je n’ai pas connu, je ne nie pas avoir puisé quelques points dans un petit ouvrage du prêtre de Reims Flodoard : il est évident dans mon travail que je n’ai pas repris les mêmes mots mais d’autres, et que je les ai agencés dans un discours aux figures bien différentes174.
72Justin Lake a démontré que cette réécriture n’est pas l’embellissement par Richer d’une vérité immuable, ou amélioration de la forme d’un indépassable fond de vérité. Fort de son Cicéron, l’historien distingue plutôt les réalités fondamentales (fundamenta) donc les fondations que sont les coordonnées minimales (dates, personnes, lieux) qu’il tire de Flodoard, et le niveau d’élévation (exaedificatio) c’est-à-dire la construction par le discours appelée inventio. La réécriture hagiographique obéit souvent au même mécanisme, même si le topos de modestie se conjugue à la définition religieuse d’une vérité absolue pour empêcher les hagiographes de le dire avec franchise. Parmi les indices d’une réception par un hagiographe de la méthode cicéronienne de Richer figure cependant ce que Michel Bur a appelé le Livre de fondation de Mouzon. Rédigée à l’époque de Gerbert dans le diocèse de Reims comme les Histoires de Richer, cette chronique abbatiale est composée de trois livres, soit une Vie du saint pèlerin Arnoul vénéré à Mouzon, une biographie du réformateur de l’abbaye, Adalbéron archevêque de Reims, et un embryon de Gesta abbatum175. L’œuvre s’ouvre avec la célébration de la fête d’Arnoul ; l’hagiographe constate que des miracles se produisent autour de ses reliques ; il pose le problème : « La raison demande désormais qu’un récit suivi expose les causes de faits si grands176. » Son discours d’élucidation rationnelle des causes est la Vie d’Arnoul qui suit. « Le vénérable Arnoul, homme digne en vérité de Dieu, vécut en Lotharingie et, comme ses miracles le manifestent, entreprit de marcher sur les traces de l’innocence et de la sainteté177 » : puisqu’on ne sait rien d’un pèlerin mort roué de coups au fond d’un bois, l’hagiographe part de faits sûrs et connus, les fundamenta qui sont ici les miracles, puis procède par déduction et amplifications vraisemblables, au point de pouvoir rapporter les derniers mots du saint (cap. 4, p. 602). L’hagiographe peut conclure à l’entrée du livre ii :
Ainsi par la teneur du discours précédent avons-nous fait le récit abrégé de la vie et du trépas du saint martyr Arnoul ; où il fut enterré, comment il fut élevé de là pour être porté à Guiledium puis enfin, selon la disposition de la miséricorde de Dieu, vint à cette église de Mouzon tandis que les miracles redoublaient, nous l’avons dépeint dans une langue rustique et rugueuse sans doute, mais selon la raison, nous avons exposé complètement, comme le lecteur le trouvera au bon endroit, les éléments qu’on a découverts et qui sont suffisamment prouvés178.
73Cette finale en satis probabiliter – les faits sont « raisonnablement vraisemblables », « assez bien établis », « crédibles » – renvoie certainement à ce que l’hagiographe a pu découvrir par son enquête de terrain et les documents qu’il a consultés. Il s’agit aussi à Reims, dans le contexte intellectuel que Justin Lake encore a qualifié179, d’une méthode d’écriture historique explicite, qui peut servir pour un saint. L’anonyme moine de Stenay qui compose à l’extrême fin du xe siècle la Vie de Dagobert martyr ne dira naturellement rien d’autre que la vérité180. Seulement, à l’en croire, il n’a disposé d’aucune source et va parler d’un saint dont personne ne garde le moindre souvenir :
Ses actions royales et magnifiques [celle du roi saint Dagobert], une plume malhabile ne peut pas les écrire en totalité, parce qu’elles n’ont jamais été consignées dans le moindre texte et sont entièrement sorties de la mémoire des vivants d’aujourd’hui. Ce sont seulement les maigres informations que j’ai apprises de témoins fiables que j’entreprends de mettre par écrit, pour que la seule fraternité qui sert le bienheureux ait un petit quelque chose à lire au jour de sa fête. Bien que les gestes du très saint soldat du Christ soient cachés aux hommes, ils sont cependant tous visibles devant ce Juge suprême. Je prie donc et mets humblement en garde tous ceux qui les liront, de prêter foi à ces dires, sachant que je n’ai pas écrit autre chose que ce que j’ai vérifié par un témoignage181.
74Sitôt après, l’hagiographe développe un portrait nourri au moins, selon Bruno Krusch, de la Chronique de Frédégaire, des Gesta Dagoberti, de la Vita Karoli et de l’Histoire des Lombards182. Qui croira alors à la naïveté un peu rustique d’un hagiographe informé seulement par la rumeur publique ? S’il y a une logique derrière la répétition (sérieuse ? amusée ?) d’un prologue aussi typique, alors il faut conclure que tous ces textes historiographiques sont pour l’hagiographe, non des sources sûres pour connaître le martyr Dagobert, mais les moyens d’une invention vraisemblable. La mention de la destruction du livre elle-même, si courante à partir de la deuxième moitié du ixe siècle, opère comme une forme complémentaire d’autorisation. Pourquoi tant d’auteurs commencent-ils par déclarer qu’ils ont perdu ce qui aurait dû être leur source principale ? Il y a des livres, il y a des vikings, et si ces derniers savent voler et revendre les manuscrits précieux, ils semblent mettre un point d’honneur à brûler tous les textes hagiographiques… La mention du livre brûlé sert en fait à garantir l’essentiel – le saint est saint puisqu’il a eu une Vie – tout en ouvrant largement le champ de la reconstitution183.
Rester crédible
75La difficulté majeure de l’invention n’est pas l’imagination mais la crédibilité. L’orateur doit éviter par-dessus tout de perdre la confiance de son public : si le public se méfie, le récit perd son statut d’histoire pour devenir fiction. Les hagiographes protestent donc de leur stricte fidélité à leurs sources, comme Wolfhere d’Hildesheim dans sa première Vie de Godehard. Le fait qu’il place ce paragraphe au moment de présenter un dossier diplomatique sur Gandersheim n’a rien d’anodin. L’hagiographe sait qu’on pourrait l’accuser de composer un dossier à charge, puisque les Églises de Mayence et de Gandersheim se disputent la juridiction sur l’établissement. Il s’en défend avec un argument important : la vérité est ce qui n’a pas été modifié à dessein pour tromper.
Si quelqu’un jugeait que j’ai rassemblé des éléments faux, pour les sujets précédents ou même dans cette question présente, je prends à témoin Dieu qui est la suprême vérité, que je n’ai décrit dans ce qui précède rien que je n’aie appris par la description des hommes les plus sûrs ou le rapport d’hommes fiables, et que dans ce qui va suivre, je n’ai rien décidé d’ajouter par esprit d’hypocrisie. S’il est inconvenant qu’un insolent note à propos d’un autre, par flatterie ou par haine, autre chose que ce qui est vrai, un auteur encourt péché et péril si dans ses histoires – et surtout dans des histoires si controversées – on le surprend à cacher une part de la vérité par crainte ou par amour184.
76La vérité de Wolfhere est avant tout isidorienne. Mais quand il précise qu’elle n’a pas été altérée, c’est en reprenant ce que Cicéron a dit de l’historia dans son traité De oratore. Après qu’il a retracé une histoire de l’écriture historique depuis les annales des pontifes romains (De oratore, ii, 51-52) puis les auteurs grecs (De oratore, ii, 55-58), Cicéron interroge par l’intermédiaire de son porte-parole Marc Antoine :
Ne voyez-vous pas quel grand cadeau l’historia est pour l’orateur ? Je ne sais pas si j’en connais de plus grand du point de vue du flux du discours et de sa variété, et je ne la vois jamais traitée pour elle-même dans les leçons des rhéteurs. Ses règles sont en effet évidentes : qui ignore que la première loi de l’histoire est d’hésiter à dire ce qui est faux ? Puis de ne pas hésiter à dire ce qui est vrai ? Qu’on ne puisse pas soupçonner qu’elle soit écrite pour attirer la faveur, ni par quelque haine ? Tout le monde connaît ces fondements185.
77L’historia visée par Cicéron n’est à l’évidence pas la vérité du passé, mais ce récit convaincant que l’orateur emploie pour restituer des circonstances, planter le décor, réfléchir à voix haute aux comportements possibles de ses acteurs. Son but principal est donc de rester crédible. Wolfhere donne une version christianisée de la même définition, où le vrai est ce qu’on a reçu et qu’on n’a pas déformé sciemment. Il amoindrit ce faisant la liberté d’invention à laquelle invite Cicéron, mais manifeste qu’il est conscient de l’existence du pacte qui le lie à son public : rien de ce qu’il raconte ne doit sembler s’écarter de la vérité vraie.
78Ce principe préside apparemment, si on a bien lu la Vie de Dagobert de Stenay par exemple, à l’emploi des sources historiques dans certaines Vies. En empruntant leurs informations, des hagiographes y trouvent le moyen d’engager le lecteur dans une histoire connue – celle de Constantin mais aussi celle de Charlemagne – pour mieux le convaincre de la vérité de l’histoire qu’ils ajoutent. Parce qu’il dialogue avec la tradition historiographique antique186, et qu’il recycle nombre de sources narratives sur l’époque carolingienne, l’un des plus intéressants en la matière est Lampert de Hersfeld (m. ca. 1080), « parfait styliste mais historien sans scrupules187 » selon son éditeur. Avant d’être l’auteur des Annales188, Lampert est celui d’une Vie polémique de l’archevêque de Mayence Lull (m. 786). Composée entre 1063 et 1073, elle s’intéresse au successeur de Boniface et fondateur du monastère de Hersfeld. Deux manuscrits autographes racontent les hésitations de l’auteur, qui a composé une version brève et inachevée de cette Vie puis aussitôt sa propre réécriture complète189. Lampert achève cette tradition amplifiée par une récapitulation de ses sources et de son projet, dans un après-propos qui compense l’absence de préface classique :
J’ajoute ceci que je crois opportun en guise de postface à cette histoire. Si je présage bien de la vérité [Virgile, En. vii, 273], quelque jalousie va s’enfler contre l’auteur, surtout chez ceux qui prendront pour un blâme personnel tout ce que j’ai dit à sa louange [celle de Lull]. Si elles se levaient, je ne considère pas que soit une pénible et redoutable tempête la jalousie, la haine, la persécution que je partagerais avec un tel homme. Tout critique injuste s’attirera pour seule réponse que je n’ai pas taillé dans un matériau brut mais dans une matière que le génie d’autres auteurs avaient déjà travaillée ; et que j’aurais été un mauvais interprète si, mu par la haine ou silencieux par partialité, j’avais tu ce que d’autres auteurs ont transmis alors que c’est pertinent. C’est d’eux que dépendra surtout la confiance à accorder aux faits. Je me suis seulement chargé d’extraire de la Vie de saint Boniface [par Otloh], de celle de sainte Lioba, de celle de l’abbé Sturm, aussi bien que des diplômes et actes des princes qui gouvernaient à cette époque les Gaules, tout ce qui fut dit à la mémoire de cet homme et de rassembler dans le petit volume d’un même cahier les éléments démembrés de son histoire190.
79Lampert assume la définition négative du récit donnée par le De oratore. S’il n’agit ni par haine, ni par partialité, le compilateur n’a pas à se prononcer sur la vérité de ce qu’il a reçu ; il a même le droit d’en douter comme l’allusion à Sénèque le fait comprendre (voir note). S’il mobilise des sources narratives – les sources hagiographiques qu’il avoue, des actes, mais aussi la Vita Karoli d’éginhard ou la Chronique de Réginon de Prüm – c’est sans se préoccuper de leur véracité mais dans le but d’entrelacer l’existence de Lull, disciple de Boniface, et l’histoire des princes carolingiens191. Le lecteur se trouve lire des vignettes qui lui rappellent quelque chose : « ... et Pépin qu’on appelait auparavant maire ou préfet du palais comme tous ses ancêtres avant lui, fut déclaré roi par l’autorité du pontife et reconnu roi en titre par l’assentiment sans retour de tout le peuple ; et c’est ainsi que furent transmis de Childéric à Pépin et à ses successeurs, le titre royal et tous les regalia192 ». Est-ce vrai ? Un peu à la manière de Lavisse, avec de l’épopée quand il en faut193, mais aussi une morale194. Main dans la main, évêques et princes régissent une société chrétienne où chaque membre assume une part de responsabilité. Quand Lampert imagine alors Boniface tenant un long discours devant Pépin iii pour que Lull lui succède au siège de Mayence195, c’est un discours à la fois entièrement inventé et parfaitement crédible dans le contexte que Lampert a scrupuleusement retracé. Or le discours en question est une exhortation qui doit atteindre son but : Boniface explique comment les fidèles remplissent dans la société politique un ministère partagé qui fait de la collaboration entre le roi et l’épiscopat la racine de tout équilibre. La leçon est cruciale et s’adresse aux acteurs de l’empire salien d’Henri iii. Lampert en somme n’est pas cet hagiographe sournois qui déforme ses sources pour le plaisir de faire enrager les Monumentistes. Il écrit une histoire qui doit former les comportements, éviter les guerres civiles, assurer la paix de l’Église ; cela vaut la peine de donner à son public aristocratique un récit qui lui plaise et qu’il ne révoquera pas d’emblée en criant à la supercherie.
80Les variations du concept de vérité historique dans les Vies entre le ixe et le xie siècle dessinent le rapport que les hagiographes entretiennent avec la documentation écrite, indispensable pour ces auteurs qui s’intéressent à des saints d’un passé reculé. Leur consultation de sources narratives est toujours marquée par une grande liberté. Les hagiographes n’hésitent pas à corriger les histoires qu’ils consultent au nom de la raison qui souffre devant une incohérence ou une contradiction logique. Ils adaptent surtout ce qu’ils reçoivent de l’histoire aux buts de l’hagiographie, avec une conscience manifeste des différences génériques : l’histoire doit être relue pour faire apparaître la morale d’un comportement et la conduite que Dieu a conservée sur le cours des événements. Les corrections reflètent aussi des préjugés, dont bénéficie singulièrement l’empereur Constantin. Quand ils affirment que Constantin ne pouvait pas être un sympathisant arien, les hagiographes placent, au-dessus de ce qui est écrit, ce qu’ils savent vrai parce qu’il n’est pas possible qu’il en ait été autrement, et parce que tout le monde le sait. La vérité n’est pas toujours le fruit d’une démonstration. Les hagiographes la connaissent aussi comme révélation, tradition, voire opinion.
81À l’école, les hagiographes apprennent que l’histoire est un discours. Ils demandent aux actes diplomatiques de leur fixer des noms et des dates, mais ne les confondent pas avec les sources qui sont des récits, obéissant aux lois de la rhétorique. Parmi les règles explicites que cette dernière enseigne, la délimitation d’un fait par les trois coordonnées essentielles du lieu, du temps et des acteurs ; ces points d’appui une fois établis, le reste du récit admet l’invention, qui est variation dans les limites du vraisemblable. Seulement les Vies, y compris celles qui inventent pour convaincre, continuent de promettre une vérité absolue. Les hagiographes en effet ont de bonnes raisons de ne pas revendiquer l’inventio même s’ils la pratiquent. Les chrétiens disent la vérité par opposition aux païens, dont les figmenta désignent aussi bien les créations poétiques que les mythes et les dieux, et partant toute idole à détruire. La polémique toute rhétorique par laquelle des hagiographes s’exhortent à écrire puisque les païens le faisaient pour leurs grands hommes196 est facilement doublée depuis Jérôme d’une opposition entre inventions païennes et vérité chrétienne :
Les anciens mettaient tout leur soin, toute leur application, à ce que ni l’indifférence, ni le silence ne fassent jamais périr l’ingéniosité de leur style ni l’éclat de leur éloquence : c’est pour cela qu’ils laissèrent leur propre monument à la postérité, non par des comportements ou des œuvres bonnes, mais plutôt par des inventions et écrits de fiction ; si donc il n’eurent pas honte d’inventer des choses fausses, pourquoi tarderions-nous à mettre par écrit les monuments véridiques des fidèles du Christ ? Nous avons donc écrit la vie de saint Droctovée197...
82La remarque est quelconque, mais elle se lit au xie siècle chez Gislemar, un hagiographe chancelier de Saint-Germain-des-Prés qui est aussi un historien198. Gislemar a rédigé une Vie de l’abbé fondateur de Saint-Germain au vie siècle, Droctovée, avant de prendre la suite d’Aimoin de Fleury vers 1070 pour écrire les Chroniques latines qui sont le noyau des Grandes Chroniques de France199. Dans l’une et l’autre œuvre, il se sert du Liber historiae Francorum et manifeste une grande compétence dans la collecte des sources. Leur énumération justifie tout son projet hagiographique :
Que personne ne reproche à notre œuvre qu’on n’y trouve pas énumérés les miracles du saint : après que le livre de sa Vie a été brûlé par l’incendie, nous l’avons dit, ses actions, d’un temps bien ancien, ont été oubliées et il ne reste absolument rien qui en garde la mémoire pour notre époque ; j’ai seulement eu soin de noter à la fin de cette œuvre quelques vers que le bienheureux [Venance] Fortunat a composés sur lui et lui a envoyés – c’est du reste une attestation indubitable qu’il [Droctovée] jouit du don de la sainteté, puisque le plus comblé des hommes a pris soin de le célébrer dans ses écrits. J’ai ajouté en outre ceci, à savoir par quelle inspiration le très glorieux roi Childebert a fondé notre communauté, parce qu’on le trouve dans les Gestes des Francs. Et je n’ai pas omis de dire comment ce très pieux Droctovée a été choisi par le bienheureux Germain comme notre premier abbé, comme on le trouve dans des volumes très anciens conservés dans les archives de notre monastère200.
83Le préambule de Gislemar est un résumé éloquent des phénomènes qu’on a qualifiés : le constat que la source principale a été détruite est le préalable qui autorise plus qu’il n’interdit la reconstitution. Comme Byrhtferth de Ramsey, Wolfhere d’Hildesheim, Lampert de Hersfeld et tant d’historiens du xie siècle201, l’hagiographe mobilise alors les actes diplomatiques qui lui donnent des jalons concrets – persona, locus, tempus202. Il compte aussi, comme Hincmar, Folcuin ou Hilduin, sur la réputation de sainteté déduite des vers de Fortunat : ils n’apportent rien de précis, mais sont décisifs puisqu’ils ouvrent la possibilité, specialiter-generaliter, de dire à propos de Droctovée tout ce qu’on imagine vrai d’un saint abbé du vie siècle. Le texte d’histoire alors pose les bornes de l’inventio crédible donc convaincante. Gislemar l’utilise notamment pour décrire l’expédition du roi Childebert ier en Espagne, puisque c’est pour abriter la tunique de saint Vincent rapportée de Saragosse que le roi mérovingien a fondé le monastère dit Saint-Vincent, futur Saint-Germain. L’histoire est bien connue et l’hagiographe l’évoque sans en respecter le mot à mot ; comme d’autres l’ont fait avec Constantin, il procède aux modifications idéologiques nécessaires pour sauver la mémoire des rois203, notamment en inversant l’ordre des chapitres. Le but de la manipulation est de composer une histoire où le monastère Saint-Germain est placé sous le triple patronage de Vincent, de Droctovée mais aussi d’un saint roi Childebert qui y est inhumé :
LFH 19, p. 66 : les fils de Clovis et Clotilde acceptent que leur sœur, Clotilde la jeune, épouse le roi arien des Wisigoths Amalaric. | Vie de Droctovée, cap. 11, p. 540 : Childebert et Clotaire renoncent au siège de Saragosse et reviennent avec les reliques de saint Vincent. |
84Quand Gislemar continue l’œuvre historiographique d’Aimoin, il travaille à partir de la même source et la copie sans en changer un iota204. Il n’est pas devenu d’un seul coup scrupuleux. Il attribue logiquement au LFH le statut de source fondamentale pour les Chroniques latines alors qu’il ne s’agit que d’un élément de vraisemblance parmi d’autres dans sa Vie de Droctovée.
Notes de bas de page
1 Thierry de Saint-Trond, Vita IIIa s. Bavonis (BHL 1051), § 10, éd. J. Périer, AASS, Oct. I, Anvers, 1765, p. 243-252, ici col. 244D-E.
2 Bavon arrive à Gand parce « qu’il a appris que s’y déchaînait la folie des païens », § 10, col. 244D ; il y trouve « un peuple d’autant plus adonné à la superstition qu’il est d’un courage plus farouche », Ibid. ; à Gand « les démons de toute la terre ou presque s’étaient rassemblés comme dans un cloaque », § 11, col. 244E ; Bavon baptise la foule « que l’erreur païenne avait longtemps égarée », § 12, col. 244F ; « l’autel de Mercure fut renversé, les bois sacrés abattus, tous les sanctuaires païens détruits », § 12, col. 244F.
3 Le paganisme prêté à l’Antiquité romaine, soit une forme de polythéisme idolâtre, peut servir à partir du ixe siècle à décrire toute espèce de différence religieuse. Par ex. l’hagiographe d’Herlinde et Relinde décrit l’évangélisation au début du viiie siècle dans la région d’Aldeneik dans les termes des Passions épiques. « ... Remarquant que les temples des faux dieux pullulaient, constatant que la religion des païens faisait resplendir le culte des idoles, on dit qu’elles se démenèrent aussitôt avec l’extrême énergie de leur âme, pour détruire les idoles, construire des églises, ramener sur le chemin de la vérité ceux qui avaient été trompés par les pratiques idolâtres et leurs excès, et les libérer des infâmes ruses du démon », Vita Herlindis et Relindis (BHL 3755-3756), § 2, éd. J. Bolland, AASS, Mart. III, Anvers, 1668, p. 386-391, à la p. 386 [fin ixe s.]. Au xe siècle (?), la représentation confuse qu’un hagiographe aquitain se forme du paganisme le conduit à appeler « arianisme » le paganisme saxon dans la Vie du jeune Tillo/Théau, jeune Saxon « qui était donc né de parents ariens », Vita s. Tillonis (BHL 8291), § 5, éd. J. Ghesquière, AASS Belgii selecta V, Bruxelles, 1783, p. 401-412, à la p. 403.
4 Vita IIa s. Arnulphi (BHL 693) éd. P. van den Bossche, AASS, Iul. IV, Anvers, 1725, p. 440-444. M. Goullet, « Vers une typologie des réécritures hagiographiques à partir de quelques exemples du nord-est de la France », La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval, Ostfildern, 2003, p. 109-144, aux p. 121-122.
5 Commentaire dans les AASS § 53-55, p. 434.
6 Vita s. Arnulfi (BHL 689-692), éd. Br. Krusch, MGH, SRM II, Hannover, 1888, p. 432-446.
7 M. Gaillard, « Le saint, le comte, le roi : les pouvoirs laïques dans l’hagiographie lotharingienne (milieu xe-milieu xie siècle) », Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident, éd. E. Bozóky, Turnhout, 2012, p. 213-232.
8 Réginon donne les mêmes rapprochements, à partir de Bède et Paul Diacre : « L’année de l’Incarnation du Seigneur 546. Heraclius régna vingt-six ans… le troisième Boniface, Honorius, Severinus et Jean dirigent l’Église romaine… à la même époque, le maire du palais du roi Clotaire fut Arnoul, homme agréable à Dieu comme on le sut par la suite – après la gloire du siècle, il s’assujettit au service du Christ et fit merveille comme évêque… L’année de l’Incarnation du Seigneur 572. Heraclonas fils d’Héraclius régna deux ans avec sa mère Martine », Chronicon, p. 28-29. La mention de Constantin, fils d’Héraclius et son successeur arrive en ann. 575, p. 29. Quand elle fait référence à Clotaire ii (Vita IIa s. Arnulfi, § 3, p. 441), la Vie semble plus proche de Réginon, Chronicon, p. 28 que des Gesta Dagoberti, cap. 14, éd. Br. Krusch p. 405 auxquels l’éditeur renvoie, et qui dépendent du LHF 41, Lebecq p. 144-147. La Chronique a été largement diffusée dans l’espace rhénan ; Kurze signale p. xiv l’existence d’un manuscrit messin présent à Saint-Arnoul au xie siècle, auj. Paris, BnF, latin 5017 ; voir W.-R. Schleidgen, Die Überlieferungsgeschichte der Chronik des Regino von Prüm, Mainz, 1977, p. 59-62.
9 Pour rétablir la succession connue d’Héraclius, qui institua empereurs ses deux fils Constantin, puis Heraclonas qu’il eut de son mariage avec sa nièce Martine, Boschius propose de lire plutôt : « tandis qu’Héraclius gouvernait l’empire, Heracleona avec sa mère et son fils Constantin », note n.
10 Vita IIa s. Arnulfi, § 24, p. 444.
11 Arnoul devenu évêque veut disposer de ses biens à l’usage des pauvres, et demande le consentement de ses fils. Son aîné Clodulphus s’y refuse, mais « ... Anchise, son fils puîné, accordant foi à ses avertissements, s’engagea à obéir de bon cœur en toute chose à son père. C’est pourquoi le vénérable père rendit grâce à son fils, le bénit pour qu’il soit prospère et lui prédit que sa descendance s’élèverait à la dignité royale. Et c’est ce qui arriva. Des richesses sans nombre échurent à Anchise, de sa souche sortirent des hommes forts autant que courageux ; et quand les rois des Francs dégénérèrent de leur force accoutumée, le suprême gouvernement du royaume passa sous son contrôle », Vita IIa s. Arnulfi, § 8, p. 441-442 ; en gras, ce qui vient de Paul Diacre, Liber de episcopis Mettensibus, éd. G. H. Pertz, MGH, SS 2, Hannover, 1826, p. 261-268, aux p. 264-265 ; voir Gaillard, « Le saint, le comte, le roi », p. 217, avec traduction partielle des § 8 et 9 de la Vita secunda.
12 Le passage de Paul Diacre « Adelgisus [fils de Didier], obligé de fuir à Constantinople, il [Charlemagne] soumit à son pouvoir toute la nation lombarde sans combat dangereux », Liber de episcopis Mettensibus, p. 265, l. 14-15, devient par ex. chez l’hagiographe la formule ambiguë « il assujettit sans combat à sa domination l’empereur de Constantinople », Vita IIa s. Arnulfi, § 9, p. 442.
13 À propos de Pépin ii, Vita IIa s. Arnulfi, § 9, p. 442 dépend de Paul Diacre, Historia Langobardorum, VI, 37 ; la naissance d’Arnoul « sous l’empereur Maurice, le premier des Grecs à régner sur les Romains », Vita IIa s. Arnulfi, § 2, p. 441 vient de l’Historia Langobardorum III, 15, etc.
14 Le règne de Clotaire ii en Vita IIa s. Arnulfi, § 3, p. 441 est un résumé d’éléments du LHF 39, Lebecq p. 138-139 et LHF 41, Lebecq p. 144-147.
15 A. Boureau, L’événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, 1993, parlerait d’une « narration multivéridictionnelle » (p. 33) : « La légende [de laquelle relèvent les Vies], dans son ensemble, paraît se situer dans l’ordre du probable, du crédible… », p. 34 ; ces textes oscillant d’un bout à l’autre d’une échelle de garantie qui va de « révélé » à « allégué » en passant par « l’autorisé » et « l’authentifié », p. 35.
16 Hincmar de Reims, Vita s. Remigii (BHL 7152-7164), préface, éd. Br. Krusch, MGH, SRM III, Hannover, 1896, p. 250-341, aux p. 258-259 ; J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, Genève, 1975-1976, p. 1004-1052 ; passage traduit dans M.-C. Isaïa, Remi de Reims, Paris, 2010, p. 530 ; voir aussi Ead., « The Bishop and the law, according to Hincmar’s Life of Saint Remigius », Hincmar. Life and Works, dir. R. Stone, Ch. West, Manchester, 2015, p. 170-189.
17 Almann de Hautvillers (m. 904), Vita s. Helenae imperatricis (BHL 3772), Translatio à Hautvillers (BHL 3773) et Miracula (BHL 3774-3775), éd. J. Pien, AASS, Aug. III, Anvers, 1737, p. 580-599, p. 601-603, p. 612-617.
18 Vita s. Helenae § 3, col. 581C.
19 Vita s. Helenae § 5, col. 581F.
20 Vita s. Helenae § 7, col. 582B.
21 Vita s. Helenae § 7, col. 582C.
22 Vita s. Helenae § 8, col. 582C-D.
23 Querelle de la double prédestination et implication d’Hincmar de Reims dans la disqualification des thèses de Gottschalk d’Orbais, voir W. Pezé, Le virus de l’erreur. La controverse carolingienne sur la double prédestination, essai d’histoire sociale, Turnhout, 2017 ; Id., « Une confession inédite d’Hincmar sur la prédestination », La controverse carolingienne sur la prédestination. Histoire, textes, manuscrits, éd. P. Chambert-Protat, J. Delmulle, W. Pezé, J. Thompson, Turnhout, 2018, p. 221-247.
24 Vita s. Helenae § 4, col. 581D-E.
25 Vita s. Helenae § 5, col. 581F.
26 Vita s. Helenae § 5, col. 581F.
27 Vita s. Helenae § 7, col. 582B.
28 Vita s. Helenae § 24, col. 587D-E.
29 Vita s. Helenae § 31, col. 590B-C.
30 Variante sur ce motif en Vita s. Helenae, § 44, col. 593B : Hélène comme la lune reçoit sa lumière du soleil, « quand Il l’illumine, elle reçoit l’image de son Créateur et la conserve inaltérée après avoir connu la vérité ».
31 Vita s. Helenae § 29-30, col. 588F-589B.
32 Vita s. Helenae § 32, col. 590D.
33 Vita s. Helenae § 34-36, col. 590-591.
34 Vita s. Helenae § 34 et 35, col. 590F et 591A.
35 Vita s. Helenae § 39, col. 592B.
36 Vita s. Helenae § 39, col. 592A.
37 Vita s. Helenae § 28, col. 588E-F.
38 Vita s. Helenae § 25, col. 587F-588A = HET i, 4, 6-7. La finale de la Vita s. Helenae § 23, col. 587D vient donc de l’HET iii, 1-2 même si elle figure aussi dans Fréculfe, Historiarum libri XII, ii, 3, 19.
39 HET I, 4, § 7 = Vita s. Helenae § 25, col. 588A.
40 Vita s. Helenae § 26, col. 588B.
41 Des emprunts ponctuels durent jusqu’au § 13 de l’HET ii, 18 inclus.
42 Chrétienne d’origine juive qui est ressuscitée après qu’on a posé son cadavre sur les trois croix retrouvées par Hélène selon Vita s. Helenae § 27, col. 588B.
43 Vita s. Helenae § 45, col. 593C-D.
44 Vita s. Helenae § 16, col. 584E-F.
45 « Nous ferons ce que nous avons annoncé en suivant, après le Christ, Paul Orose », Vita s. Helenae § 13, col. 584B.
46 Par ex. Vita s. Helenae § 22, col. 587B = Orose vii, 1, 11.
47 L’histoire des débuts de Constantin, avec le luxe de détails d’Orose vii, 28, 14-17 est résumé en une phrase en Vita s. Helenae § 23, col. 587D.
48 Comparer Orose vii, 25, 16 : « Constantin, le fils que Constance avait eu de sa concubine Hélène » et Almann § 13, col. 584B : « Constantin, le fils qu’il avait eu avec Hélène ».
49 Vita s. Helenae § 12-13, col. 583E-584B.
50 I Co 10, 6 et 11, le premier verset est cité par Orose vii, 27, 2.
51 Lecture suivie d’Orose vii, 27, 3 = Vita s. Helenae § 14, col. 584C à vii, 27, 14 = Vita s. Helenae § 18, col. 585C. Almann utilise encore Orose vii, 28,1-2 en Vita s. Helenae § 19, col. 586D-E.
52 Vita s. Helenae, § 14-16, col. 584C-F.
53 Vita s. Helenae § 16, col. 584F.
54 Remarquer le déplacement entre Orose : « ... il n’y eut ni arrêt ni répit aux massacres continuels, sinon quand parut le Christ Sauveur du monde : c’est pour sa venue que la paix de l’empire romain avait été prévue », Adversus paganos iii, 7, 1, 11 et Almann : « ... depuis le commencement du monde, il n’y eut ni arrêt ni répit aux massacres continuels, sinon quand parut le Christ Sauveur qui, comparable au soleil qui se lève, fit resplendir le jour de lumière […] ; de la même façon, de Néron jusqu’à Constantin… il n’y eut que de minuscules interruptions dans les persécutions des Romains et les épreuves des chrétiens », Vita s. Helenae § 22, col. 587B.
55 D. Scholten, The History of a Historia. Manuscript tranmission of the Historia Ecclesiastica Tripartita by Epiphanius-Cassiodorus, MA Thesis of the Utrecht University, 2010, p. 9-10 ; description du manuscrit St. Gallen, Stifts., Cod. Sang. 561 dans B. M. von Scarpatetti, Die Handschriften der Stiftsbibliothek St. Gallen, Bd. 1, Abt. IV – Codices 547-669 : Hagiographica, Historica, Geographica, 8.-18. Jahrhundert, Wiesbaden 2003, p. 44-48 http://www.e-codices.unifr.ch/fr/description/csg/0561/. Le manuscrit a été augmenté au xie siècle de sermons dont je ne tiens pas compte pour l’analyse. J’ai ajouté des numéros d’ordre qui ne sont pas dans le manuscrit pour le commentaire.
56 Comme le montre la colonne « fête » : les dates sont celles du martyrologe d’Usuard, BnF, latin 13745. Un copiste a cependant indiqué la date à laquelle on pouvait lire la Passion de Jacques le mineur, marge droite p. 27 ; le titre de la Reversio sanctae Crucis contient l’indication de son jour de fête, p. 134.
57 Cet apôtre n’est pas à la place attendue si on considère les deux Passionnaires apostoliques de Benedicktbeuren, München, Clm 4554 (ca. 750-775) (Pierre et Paul, André, Jean apôtre, Jacques le Majeur son frère, Thomas, Barthélemy, Matthieu, Jacques le Mineur) et Würzburg, Mp.th.f. 78 (ca. 750-800, Al. Poncelet, « Catalogus… codicum... Wirziburgensis », AB 32 (1913), p. 405-438, p. 413) ([…] Jean apôtre, Jacques le Majeur son frère, Thomas, Barthélemy, Matthieu, Simon et Jude, Philippe). L’énumération rappelle celle du légendier de Montpellier, BU, Méd. H.55 (vers 800), qui commence comme un passionnaire apostolique : Pierre, André, Jacques le mineur, Jean, Jacques le Majeur, Thomas, Barthélemy, Matthieu, Simon et Jude, Philippe. Dans le Breviarium apostolorum, on trouve l’énumération la plus normative : Pierre, Paul, André, Jacques le Majeur, Jean, Thomas, Philippe, Jacques le mineur, Barthélemy, Matthieu, Simon, Jude, Mathias, voir l’éd. de Fr. Dolbeau, « Comment travaillait un compilateur de la fin du viiie siècle : la genèse du De ortu et obitu patriarcharum du Pseudo-Isidore », Archivum Latinitatis Medii Aevi 56 (1998), p. 105-126, aux p. 122-125.
58 Passio s. Andreae, St. Gallen, Stifts., Cod. Sang. 561, p. 20.
59 Le « retour de la Croix » est un texte sur l’empereur Héraclius ; voir S. Borgehammar, « Heraclius learns humility. Two Early Latin Accounts composed for the celebration of Exaltatio Crucis », Millenium 6, (2009), p. 145-201, édition p. 180-186. Cod. Sang. 561 se rapproche de la famille identifiée comme c mais avec omission du dernier § 16.
60 « J’en suis venu souvent à me demander pourquoi, à ton avis, la foi au Verbe divin est venue plus rapidement aux autres hommes qu’aux juifs incrédules, alors que ce sont eux qui ont reçu, au commencement, de la présence même du Christ, les commandements divins et ont appris par les prophètes ce qui allait arriver avant que cela n’arrive », HET i, 2, 1, St. Gallen, Stifts., Cod. Sang. 561, p. 95.
61 HET i, 2, § 8, St. Gallen, Stifts., Cod. Sang. 561, p. 96.
62 HET i, 3, § 7-9, St. Gallen, Stifts., Cod. Sang. 561, p. 98.
63 HET i, 8, § 2.
64 HET i, 1, § 2-3.
65 P. Tomea, « Le due Vite del vescovo Innocenzo di Torona (con un’edizione della riscrittua BHL 4281c) », Amicorum societas. Mélanges offerts à François Dolbeau pour son 65e anniversaire, éd. J. Elfassi, C. Lanéry, A.-M. Turcan-Verkerk, Firenze, 2013, p. 817-842.
66 Vita Ia s. Innocentii episcopi Dertonensis (BHL 4281), éd. G. Henskens, AASS, Apr. II, Anvers, 1675, p. 482-485.
67 Vita et transitus sancti Innocenti episcopi (BHL 4281c), éd. P. Tomea, p. 833-842. La datation dépend de l’identification de l’évêque Joseph mentionné comme le dédicataire dans le prologue : il s’agit soit de l’évêque de Tortone présent au concile romain de 769, soit de l’évêque d’Ivrée, abbé de Novalèse (m. 853).
68 P. Tomea, « Le due Vite del vescovo Innocenzo di Torona », p. 818-819.
69 « À l’époque où ce monde retenu par l’erreur était soumis aux vices, si bien que de primitifs adorateurs rendaient un culte à des pierres et à du bois sous le nom de dieux, auxquels la dignité impériale avait soin d’offrir des troupeaux entiers… », Vita IIa s. Innocentii (BHL 4281c), éd. P. Tomea, p. 833.
70 Vita Ia s. Innocentii § 4, p. 483.
71 Vita IIa s. Innocentii (BHL 4821c), éd. P. Tomea, p. 837-838.
72 Jean Diacre de Naples, Passio Quadraginta Martyrum (BHL 7540), § 2, éd. G. Henskens, AASS, Mart. II, Anvers, 1668, p. 22-25, à la p. 22.
73 Jean Diacre de Naples, Passio Quadraginta Martyrum (BHL 7540), § 2-3, p. 22 : en gras, les citations littérales d’Eutrope, Breviarium ab urbe condita, x, 1, 3-6, 1, éd. C. Santini, Wien, 1979, p. 65-66. Les idées présentes chez Eutrope mais reformulées par Jean Diacre sont en italique.
74 Bonitus de Naples, Passio s. Theodori (BHL 8086), éd. J. Bolland, AASS, Febr. II, Anvers, 1658, p. 30-37.
75 Pseudo-Aurelius Victor, Libellus de vita et moribus imperatorum breviatus, éd. F. Pichlmayr, Leipzig, 1911, p. 133-176 dont les emprunts au cap. 41, p. 166 apparaissent en gras dans le passage traduit. Par rapport à l’Epitome, Bonitus supprime notamment Minervina, concubine de Constantin et mère de Crispus, pour la remplacer par Fausta.
76 « Sur ce Licinius, après que l’Auguste Galère l’a fait empereur, comme nous l’avons déjà dit, et qu’ils s’appliquent l’un l’autre à se soutenir de toutes les manières, comprit que rien ne pouvait davantage affliger l’Auguste Constantin que de pourchasser vivement la foi naissante qu’il venait lui-même d’embrasser », Bonitus de Naples, Passio s. Theodori § 10, p. 33.
77 Détail présent dans la Passion des quarante martyrs de Sébaste (supra) ; il figure aussi dans Prosper d’Aquitaine, Epitoma Chronicorum, éd. Th. Mommsen, MGH, Auct. Ant. IX, Hannover, 1892, p. 385-485 et, sans la précision du rôle de Galère, dans le chapitre 66 du De temporum ratione de Bède, l. 1396-1398. Dans le même passage, Bède prête à Constantin la conversion de Paul qui « de persécuteur s’est fait chrétien ».
78 Bonitus de Naples, Passio s. Theodori § 2-3, p. 31.
79 Bonitus de Naples, Passio s. Theodori § 27, p. 37.
80 Vita s. Abundii ep. Comensis (BHL 15), éd. G. Henskens, AASS, Apr. I, Anvers, 1675, p. 90-94. P. Tomea, « L’agiografia dell’Italia Settentrionale (950-1130) », Hagiographies iii, 2001, p. 99-178, aux p. 118-119. Une tradition locale attache au pontificat d’Urbain ii une élévation des reliques du saint évêque (1095) qui serait une occasion possible pour faire écrire une Vie (G. Henskens, Prefatio, § 2, p. 90). Le Bollandiste place la rédaction après 870 à cause d’une citation de la Chronique d’Adon de Vienne (note k, col. 91A) ; mais le passage de la Chronique en question, PL 123, col. 97, semble venir d’Isidore de Séville, si bien que l’indice n’est pas entièrement probant.
81 P. Mouterde, « Saint Abundius de Côme et ses trois compagnons à un synode de Constantinople en 450 », AB 48 (1930), p. 124-129.
82 « Ce que fut et ce que vaut ce Théodoret, chantre d’Abundius, la lecture d’une lettre que le pape Léon lui a adressée l’indique à qui le demande : nous en joignons le début... », Vita s. Abundii ep. Comensis, § 10, p. 93.
83 Vita s. Abundii ep. Comensis, § 9, p. 92-93.
84 Vita s. Abundii ep. Comensis, § 1, p. 90.
85 Vita s. Abundii ep. Comensis, § 2, p. 90-91. En gras, citation du Chronicon d’Isidore de Séville, éd. J. C. Martin, Turnhout, 2003 (CCSL 112), ann. 330, p. 155.
86 Vita s. Abundii ep. Comensis, § 5, p. 91.
87 L’hagiographe omet la précision d’Isidore selon laquelle ces croyants trompés par le diable sont des juifs, ce qui explique mieux que les survivants se convertissent au Christ.
88 Vita s. Abundii ep. Comensis, § 3-4, p. 91. Certaines modifications par rapport à la source sont destinées à empêcher tout contresens, comme le remplacement des « enseignements » (dogma) » des hérétiques par « écoles dissidentes » ou « sectes » (secta).
89 Cl. Leonardi, « L’agiografia romana nel secolo IX » (1981), repr. Agiografie medievali, éd. A. Degl’Innocenti et Fr. Santi, Firenze, 2011, p. 195-213, parlant d’un aggiornamento de l’hagiographie romaine à partir d’Anastase le Bibliothécaire. Comparaison du travail d’Anastase et de celui de Guarimpotus de Naples dans P. Devos, « Une Passion grecque inédite de s. Pierre d’Alexandrie et sa traduction par Anastase le Bibliothécaire », AB 83 (1965), p. 157-187.
90 Th. Granier, Histoire, dévotion et culture à Naples. viiie-xie siècle, dir. H. Taviani-Carozzi, thèse soutenue devant l’Université d’Aix-Marseille (1998), chap. 8.
91 Guarimpotus, Vita s. Gregorii (BHL 3664), éd. J. Stiltingh, AASS, Sept. VIII, Anvers, 1762, p. 402-413 : la Vie de l’évêque Grégoire se déroule dans un contexte fantasmé de guerres romano-perses. Artasyra de Perse tue Artabanus d’Arménie, dont le frère Chusaron défait les troupes perses avant d’être tué par le traître Anac, qui est exécuté avec toute sa parenté : Artasyra prend le pouvoir en Arménie (§ 4-7). Grégoire, fils d’Anac, s’exile seul en Cappadoce où Tiridate, fils de Churason, est lui-même réfugié : Grégoire, en expiation pour le meurtre commis par son père, se met au service de Tiridate (§ 8). Tiridate remis sur le trône d’Arménie après un duel en combat singulier où il sert de champion au roi des Grecs contre le roi des Goths, Grégoire se met à évangéliser l’Arménie païenne.
92 Guarimpotus, Passio s. Eustrathii (BHL 2778), éd. Bibliotheca Casinensis seu codicum manuscriptorum…, Monte Cassino, 1874-1894, III, Florilegium p. 193-205.
93 Bonitus de Naples, Passio s. Theodori (BHL 8086) : voir supra note 74.
94 Bonitus de Naples, Passio s. Theodori (BHL 8086), § 22, p. 36.
95 Jean Diacre de Naples, Passio s. Ianuarii (BHL 4134) et Translatio s. Sossii, (BHL 4135), éd. J. Stilingh, AASS, Sept. VI, Anvers, 1757, p. 847-882.
96 Même procédé, moins développé, dans la préface à la Passion des Quarante martyrs de Sébaste, où Jean dialogue avec le commanditaire, l’abbé Jean de Saint-Séverin : Jean Diacre de Naples, Passio (BHL 7540), § 1, éd. G. Henskens, AASS, Mart. II, Anvers, 1668, p. 22-25, à la p. 22.
97 Jean Diacre de Naples, Passio s. Ianuarii (BHL 4134), p. 847.
98 « De même que sur une même terre poussent des semences variées, de même à partir des mêmes Écritures, en fonction du don du Saint Esprit ». Guarimpotus, Passio s. Eustrathii (BHL 2778), prologue, éd. Bibliotheca Casinensis seu codicum manuscriptorum…, Monte Cassino, 1874-1894, III, Florilegium, p. 193-205, à la p. 193.
99 « Qui serait capable de retenir ces choses par cœur ? Mais ils veillèrent seulement à être attentifs à ce que voulaient dire ceux qui parlaient et à imaginer leurs mots en fonction de cette volonté et de cette signification », Passio s. Eustrathii (BHL 2778), prologue p. 194. La même comparaison est formulée par Pierre Sousdiacre dans le prologue à la Passion de Cyr et Jean, Passio ss. Abbacyri et Iohannis (BHL 2078), I, 5, éd. Ed. D’Angelo, L’opera agiografica, p. 19-41, à la p. 20. L’éditeur note que l’inspiration vient directement de Rufin III, 39, 15.
100 Ibid.
101 Guarimpotus, Passio s. Petri Alexandrini episcopi (BHL 6692-6693), éd. Bibliotheca Casinensis seu codicum manuscriptorum…, vol. 3, Monte Cassino, 1874-1894, Florilegium, p. 187-191.
102 « C’est la raison pour laquelle, selon la parole de l’Apôtre, il est permis que l’hérésie naisse dans l’Église : pour que l’on voie manifestement ceux qui sont fiables [car éprouvés] », Guarimpotus, Passio s. Petri Alexandrini episcopi, p. 188, avec un renvoi à I Co 11, 19. Il explicite plus loin sa pensée : « … si le feu des païens n’avait pas brûlé avec tant de malice, l’Église ne resplendirait pas aujourd’hui d’une telle foule de martyrs si exceptionnels… si l’hérésie, en sa perversité, n’avait pas poussé si loin la folie furieuse, l’Église qui s’épanouit aujourd’hui fleurirait d’une foi amoindrie », Passio s. Petri, p. 189.
103 Passio s. Petri (BHL 6692-6693), p. 189-190. En gras, une citation exacte de la lettre de Grégoire le Grand, À Euloge, Registrum VII, 31.
104 Anastase le bibliothécaire a formulé peu auparavant (ca. 871-874) la même approbation : fournissant à son ami Jean Diacre la matière d’une Histoire ecclésiastique continuée, il lui envoie une traduction de l’Histoire tripartite, de la Chronique de Georges le Syncelle et de la continuation de Théophane, avec les mêmes mises en garde, d’après Grégoire le Grand, contre les mensonges de l’Histoire tripartite : la lettre d’envoi est éditée par E. Perels et G. Laehr, MGH, Epp. 7 : Epistolae Karolini aevi 5, Berlin, 1928, p. 419-421.
105 Passio s. Petri (BHL 6692-6693), p. 190A. C’est la même version de l’histoire de Constantin qui choque, chez Isidore, l’auteur de la Vie d’Abundius de Côme, supra p. 330.
106 Ibid.
107 Jérôme, Chronique, éd. Helm, p. 234.
108 Passio s. Petri (BHL 6692-6693), p. 190A-B. Voir encore infra sur Jérôme et la vérité de l’histoire aux p. 341-342.
109 Isidore de Séville, Étym. i, 41, 1.
110 Vita s. Isarni (BHL 4477), éd. et trad. C. Caby, J.-Fr. Cottier, R. M. Dessì et al., Paris, 2010, p. 1-101, aux p. 2 et 4.
111 Sulpice Sévère, VM, 1, 9, p. 252-254, lu au chapitre « Histoire de l’Église ».
112 Elle figure, entre autres, dans l’ordre chronologique, dans la première Vie de Cuthbert (BHL 2019) vers 700, dans la Vie de Wilfrid (BHL 8889) des années 720, dans la première Vie d’Ursmer par Anson de Lobbes (BHL 8416) ca. 740-770. On le retrouve ensuite littéralement par exemple dans la Vie de Vincent-Madelgaire (BHL 8672) du xie siècle.
113 Vita s. Anatolii (BHL 422), § 2, éd. J. Bolland, AASS, Febr. I, Anvers, 1658, p. 358-359, col. 358E-F [ixe-xie s. ?]. L’hagiographe fait de la simplicité la qualité essentielle du Dieu véridique par opposition à la duplicité du Menteur.
114 Vita s. Landelini (BHL 4696), éd. W. Levison, MGH, SRM VI, Hannover/Leipzig, 1913, p. 438-444 [années 920], explicit du prologue choisi parce qu’il est quelconque. Les « hommes fiables » sont les veredici « ceux qui disent la vérité ».
115 C’est particulièrement le cas de la préface que Bili d’Alet place avant sa Vie de Malo, Vita s. Machutis (BHL 5116a et b), éd. F. Lot, « Mélanges d’histoire bretonne », Annales de Bretagne 24 (1908), p. 255-256. La première Vie de Samson de Dol se signale aussi par de longues chaînes de transmission détaillées.
116 Bertha de Vilich, Vita Adelheidis (BHL 67), cap. 2, éd. O. Holder-Egger, MGH, SS 15-2, Hannover, 1887, p. 755-763, à la p. 755 [ca. 1057]. La ratio veritatis invicta, « invincible évidence logique de la vérité », « pouvoir invincible de la vérité », « démonstration irrévocable de la vérité », est une expression augustinienne.
117 Parmi de nombreux exemples, voir le prologue où Goscelin de Saint-Bertin explique qu’il tient toutes ses informations d’un certain moine Aelmar « qui fut son père nourricier [celui du saint] ; je l’ai connu moi-même, je l’ai vu, je l’ai entendu en tant que son confrère » – on est là dans l’ordre isidorien de la vérité – « Il n’a pas seulement partagé sa vie mais était aussi présent à sa mort. Il disait que lors de son trépas, parmi bien des paroles prophétiques, le mourant avait dit voir dévoilés les secrets du ciel qu’il devait pénétrer ; des miracles nombreux confirment qu’il est vivant après avoir été enterré. Ce sont ces évènements indubitables que j’ai appris de l’aveu des frères… » – on passe dans l’ordre surnaturel, Vita s. Vulsini ep. Shireburnensis (BHL 8753), éd. C. H. Talbot, « The Life of Saint Wulsin of Sherborne by Goscelin », Revue Bénédictine 69 (1959), 68-85, prologue p. 73.
118 W. Berschin, Vitae Sanctae Wiboradae. Die ältesten Lebensbeschreibungen der heiligen Wiborada. Einleitung, kritische Edition und Übersetzung, Saint-Gall, 1983, édite une première Vie des années 960 due à Ekkehardt, Vita Ia s. Wiboradae (BHL 8866), p. 32-107 et sa réécriture par Herimann, Vita IIa s. Wiboradae (BHL 8867-8868), p. 110-231.
119 En postface pseudépigraphe, Ekkehardt parle d’abord de lui à la troisième personne : « … il commença à écrire, comme il se l’était proposé, les nombreux éléments qu’il avait appris de diverses personnes et à rassembler par écrit bien des informations. Que tous ceux qui aiment le Christ sachent que ces choses que nous avons dictées sont fondées en vérité, et que c’est selon le rapport des fidèles qui nous ont précédé que nous les avons mises par écrit », Vita Ia s. Wiboradae (BHL 8866), p. 107.
120 Herimann, Vita IIa s. Wiboradae (BHL 8867-8868), St. Gallen, Stifts., Cod. Sang 560, p. 382-385. Le parallèle avec la remémoration de la Loi par le scribe Esdras, outre qu’elle aligne l’hagiographie sur les saintes écritures, est d’autant plus frappant que le modèle d’Esdras avait servi au ixe siècle, mais pour décrire la collecte documentaire rationnelle dont les hagiographes-historiens sont capables : voir M.-C. Isaïa, « Être historien au ixe siècle. Esdras, scriptor et ses successeurs », Rerum gestarum scriptor. Mélanges Michel Sot, dir. M. Coumert et al. Paris, 2012, p. 67-76.
121 M. Goullet, Écriture et réécriture hagiographiques, Turnhout, 2005, p. 39-45. L’opposition entre forme et fond me semble cependant dépassée assez vite au nom d’une opposition entre crédible et absurde, ou entre rationnel et incohérent. La préface de l’hagiographe qui réécrit la Vie mérovingienne de saint Cyran est assez claire sur ce point : « Il ne sert à rien d’améliorer ou de corriger si on ne conserve pas absolument tout ce que le texte contient de rationnel quand on écrit ou dicte ». Le même auteur a promis de ne pas rapporter ce qui aurait été « ignoré » ou « non validé » (inopinatum) et d’ôter en revanche ce qui n’a ni queue ni tête (ineptum). Vita s. Sigiramni (BHL 7715), préface, éd. Br. Krusch, MGH, SRM IV, Hannover/Leipzig, 1902, p. 606-625, à la p. 606.
122 Sigebert de Gembloux, Vita s. Maclovi (BHL 5119), PL 160, col. 729-746, à la col. 729, préface à l’abbé Thietmar (1071-1092).
123 Sigeward, Vita s. Mainulfi (BHL 5881), éd. C. de Bye, AASS, Oct. III, Anvers, 1770, p. 209-216 ; éd. partielle O. Holder-Egger, MGH, SS 15-1, Hannover, 1887, p. 411-417 [av. 1035].
124 K. Honselmann, « Zur Vita Meinulfi. Hat dem Meinolfbiographen Sigeward eine ältere Vita des Heiligen vorgelegen ? », Westfälische Zeitschrift 123 (1973), p. 81-90, en conclusion : « Notre enquête a montré que Sigeward travaille d’après un dossier qui a enregistré tardivement des faits et des récits légendaires, sans avoir une connaissance directe du saint ni du contexte local. On a perdu le dossier à partir duquel il a travaillé, ce qui est sans importance pour nous. Si on croit Sigeward, il ne contenait pas plus d’informations historiques que la Vita qu’il écrit. »
125 Sigeward, Vita s. Mainulfi (BHL 5881), éd. O. Holder-Egger, p. 413.
126 Le premier biographe de Waudru affirme après 850 environ « ... nous allons dévoiler par écrit quelques aspects de son existence bienheureuse ainsi que des miracles qui nous sont presque contemporains, en fonction de ce que le rapport garanti de témoins fiables a divulgué », Vita Waldetrudis (BHL 8776), éd. E. Reusens, P. Kuyl, C. de Ridder, Analectes pour servir à l’histoire ecclésiastique de la Belgique 4, Louvain/Bruxelles, 1867, p. 218-231. L’hagiographe (Olbert de Gembloux ?) qui amplifie la matière dans la première moitié du xie siècle s’approprie le « nous » du premier hagiographe donc répète que les miracles ont eu lieu très récemment : « ... nous allons révéler par écrit quelques aspects de sa bienheureuse existence, ainsi que des miracles de la sainte et très bienheureuse Waudru, servante du Christ qui nous sont presque contemporains en fonction de ce qu’a divulgué le rapport garanti de témoins fiables qui ont eu la grâce de les voir ou de les entendre », Vita IIa Waldetrudis (BHL 8777), § 2, éd. J. Bolland, AASS, Apr. I, Anvers, 1675, p. 837-841, col. 838B.
127 Par ex. Materne est ressuscité quarante jours après sa mort par le bâton que Pierre a confié à cette intention à Euchaire de Trèves : il s’agit d’une duplication de la légende de Martial de Limoges, en Vita ss. Eucharii et Valerii (BHL 2655), § 3-5, éd. J. Bolland, AASS, Ian. II, Anvers, 1643, p. 918-922 [fin du ixe s.]
128 Paradoxe connu via Jérôme, repris dans le prologue de Folcuin abbé de Lobbes à sa Vita Folcuini episc. Morinensis (BHL 3079), éd. O. Holder-Egger, MGH, SS 15-1, Hannover, 1887, p. 424-430, prologue p. 425 [apr. 965-av. 990].
129 B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, rééd. 2011 p. 367.
130 Hincmar, Vita s. Remigii, prologue p. 253 ; en gras, Bède, HE, préface § 3, p. 102.
131 R. Ray, « Bede’s vera lex historiae », Speculum 55 (1980), p. 1-25 voit dans l’expression de Bède une réaction contre la définition isidorienne de l’historiographie qui aurait discrédité l’HE ; W. Goffart, « Bede’s vera lex historiae explained », Anglo-Saxon England 34 (2005), p. 111-116 traduit uera lex historiae par « la limitation inhérente au discours historique » (p. 115), faisant de l’histoire le discours de la franchise (simpliciter) par opposition à la vérité révélée de la théologie. « Bede, in sum, was giving notice of the inherent superficiality of history » (p. 116). Pour Bède replacé dans une histoire de l’historia, voir depuis D. Ganz, « Historia. Some lexicographical considerations », Medieval Cantors and their craft. Music, Liturgy and the Shaping of History, 800-1500, éd. K. A. Bugyis, A. B. Kraebel, M. E. Fassler, York, 2017, p. 8-22, aux p. 12-13.
132 Jérôme, Adversus Helvidium, § 4, PL 23, col. 193-216, à la col. 197.
133 R. Ray, « Bede’s vera lex historiae », p. 4 et 6.
134 Jérôme permet de distinguer l’erreur de l’opinion de la vérité du récit, ce qui est encore enseigné par Sigebert de Gembloux : dans son Liber decennalis, Sigebert fait dialoguer un maître et un élève qui souhaite comprendre l’art de la chronologie. Ils constatent ensemble l’existence d’un calendrier lunaire et le maître commente : Moïse aurait pu écrire des erreurs au sujet de ce calendrier « puisque la loi de l’écriture de l’histoire était de ne pas écrire seulement ce qui est vrai mais aussi ce que croyait, dans son erreur, l’opinion publique... », éd. J. Wiesenbach, MGH, Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters 12, Hannover, 1986, § 110, p. 213-214. L’éditeur, note 161, fait remonter l’inspiration de Sigebert à Hincmar et Bède. Dans ce contexte d’une réflexion sur les observations du calendrier lunaire, on peut supposer une inspiration lobbaine, voire la médiation d’Olbert, formé à Lobbes sous Folcuin et Hériger avant d’être à Gembloux le maître de Sigebert.
135 Passio s. Petri (BHL 6692-6693), p. 190A-B. Suit l’exemple du décompte des années de règne de Saül dans les Actes des apôtres.
136 Reprise de la discussion sur la paternité de Joseph, Bède le Vénérable, In Lucae evangelium expositio i, 2, éd. D. Hurst, Turnhout, 1960 (CCSL 120), l. 1908 : « L’évangéliste [Luc] n’a pas oublié qu’il a raconté que Marie avait conçu du Saint-Esprit et que c’était une vierge qui avait accouché mais, se faisant l’écho de l’opinion commune qui est la véritable loi de l’histoire, il appelle Joseph le père du Christ. »
137 Contra Goffart, « Bede’s vera lex historiae explained » supra.
138 Bède le Vénérable, HE, préface, § 3, p. 100-102.
139 Folcuin de Lobbes, Vita Folcuini episc. Morinensis (BHL 3079), prologue p. 425, l. 24-27.
140 Folcuin, Vita Folcuini, p. 425, l. 37-46.
141 Brève histoire du principe à travers l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge dans F. Cinato, « Accessus ad Priscianum. De Jean Scot Érigène à Létald de Micy », ALMA 70 (2012), p. 27-90. Par exemple, en introduction à l’œuvre de Priscien, Remi d’Auxerre explique qu’il faut donner locus, persona, tempus et causa scribendi : « Lieu : Rome, personne : Priscien, époque : sous Julien, raison d’être de l’œuvre : l’instruction des enfants », voir C. Jeudy, « L’Institutio de nomine, pronomine et verbo de Priscien : manuscrits et commentaires médiévaux », Revue d’histoire des textes (1973), p. 73-144, à la p. 76.
142 Dans les Dialogues, Postumien demande s’il est raisonnable que Martin se soit laissé servir à table par l’épouse de l’empereur ; certains ne risquent-ils pas de trouver dans son comportement une bonne raison de fréquenter les femmes ? Gallus répond : « Ne vois-tu pas qu’il faut considérer ce que les grammairiens enseignent, soit l’endroit, le moment et la personne ? Il faut te le représenter, retenu au palais, circonscrit par les suppliques de l’empereur, contraint par la foi de la reine, prisonnier des circonstances et de la nécessité où il était de faire libérer ceux qui étaient détenus, revenir ceux qu’on avait envoyés en exil, restituer des biens confisqués », Sulpice Sévère, Dialogues ii, 7, éd. J. Fontaine, Paris, 2006 (SC 510), p. 248 et 250.
143 Vita s. Patricii (BHL 6497), éd. L. Bieler, The Patrician Texts in the Book of Armagh, Dublin, 1979, p. 62-122, à la p. 62.
144 Grégoire le Grand, Homiliae in Hiezechihelem prophetam, I, 2, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1971 (CCSL 142).
145 Paris, BnF, latin 7530, fol. 250v (années 790), dont l’intérêt a d’abord été souligné par L. Holtz, « Le Parisianus Latinus 7530, synthèse cassinienne des arts libéraux », Studi medievali 16 (1975), p. 97-152 ; plus récemment, J. O. Ward, « The Medieval and Early Renaissance stuudy of Cicero’s De inventione and the Rhetorica ad Herennium: Commentaries and Contexts », The Rhetoric of Cicero in its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, éd. V. Cox, J. O. Ward, Leiden/Boston, 2006, p. 3-76, surtout aux p. 11-35.
146 Vita s. Severi (BHL 7683), éd. J. Bolland, AASS, Feb. I, Anvers, 1658, p. 79-91. D. Eliott, « The priest’s wife : femal erasure and the Gregorian reform », Fallen Bodies. Pollution, Sexuality and Demonology in the Middle Ages, Philadelphia, 1999, p. 123-155, présente tout le dossier de Severus de Ravenne, p. 131-136 pour la Vie du xie siècle. Les reliques de Severus ont été portées en Germanie en 858 et sont vénérées à Erfurt.
147 Vita s. Severi, prologue § 1-2, p. 82. Le fait que l’hagiographe se réclame de l’écriture historique a été relevé au début de Fr. Dolbeau, « Les hagiographes au travail ».
148 Vita s. Severi, § 4, col. 82F.
149 Byrhtferth of Ramsey, Vita s. Egwini Wigorniensis episcopi (BHL 2432), éd. et trad. M. Lapidge, Byrhtferth of Ramsey. The Lives of St Oswald and St Ecgwine, Oxford, 2009, p. 205-303 ; bibliographie sur le locus, tempus, persona en note 27, p. 210.
150 D’après une charte que Byrhtferth cite p. 252.
151 Byrhtferth of Ramsey, Vita s. Egwini, p. 208 et 210.
152 Goscelin de Saint-Bertin, Vita s. Augustini maior (BHL 777), éd. D. Papebroch, AASS, Mai. VI, Anvers, 1688, p. 375-395 [fin xie s.].
153 Folcuin de Lobbes, Gesta abbatum Lobiensium, cap. 3, éd. G. H. Pertz, MGH, SS 4, Hannover, 1841, p. 54-74, à la p. 57.
154 « L’embarras d’être un enfant et l’incompétence de mon cœur obtus combattaient en moi-même avec l’amour du saint [Folcuin dont il veut écrire la Vie] ; j’étais la proie de ce défaut qui fut celui de Pison, qui ne parvint pas à se taire alors qu’il ne savait pas parler [Jérôme, Ep. 69, § 2] ; je finis par me décider à écrire sa vie, remis mon calame à Celui qui rend éloquentes les bouches des enfants [Sa 10, 21] et devins un auteur sans l’avoir prémédité, tel un nouvel Arpinate », Folcuin, Vita Folcuini, p. 425, l. 28-31.
155 Préface (BHL 7116), éd. Br. Krusch, MGH, SRM V, Hannover/Leipzig, 1910, p. 109-111 : commence par une citation des Tusculanes, i, 12.
156 M. Kempshall, Rhetoric and the Writing of History, Manchester, 2011, p. 350-427. Au début du xie siècle, c’est bien en appliquant les principes cicéroniens de la « narration du probable » qu’Adalbéron de Laon commence son Poème par le tableau d’une société qu’il invente mais qu’il rend dangereusement crédible et fait culminer par l’absurde : « Une décision du grand César ordonne bien mieux encore : cet ordre sacré qu’est l’ordre monastique n’a qu’à quitter sa place ; ils épouseront de belles femmes et goûteront des combats », Adalbéron de Laon, Poème au roi Robert, éd. et trad. C. Carozzi, Paris, 1979, vs. 77-79. La description d’Adalbéron s’attire d’ailleurs comme réponse du roi : « Durant mes études, j’ai appris à connaître les figures de rhétorique », v. 117. Plus loin, Adalbéron se justifie devant le roi qui exige la vérité et non la fiction : « Il y a un argument massue, celui de la chose probable… J’ai dit la vérité vraie, sans dépasser ses bornes… Si ces choses ne se sont pas passées, sache que toutes auraient pu se dérouler ainsi », vs. 350-357. « L’argument massue » est commenté par J. Lake, « Truth, plausibility and the virtues of narrative at the millenium », Journal of Medieval History 35 (2009), p. 221-238, à la p. 237.
157 Cicéron, De inventione, i, 19, § 27.
158 Alcuin, Disputatio de rhetorica, § 22, éd. C. Halm, Rhetores Latini minores, Leipzig, 1863, p. 525-550, à la p. 536, combinaison de Cicéron, De inventione i, 19, 27 cité et 20, 28.
159 Voir Lake, « Truth », dont toutes les réflexions sur la vérité et le vraisemblable ont inspiré ces pages ; les idées majeures figurent aussi dans J. Lake, Richer of Saint-Rémi. The Methods and Mentality of a Tenth-century historian, Washington D. C., 2013.
160 Richer, Historiae, éd. H. Hoffmann, MGH, SS 38, Hannover, 2000, p. 35-311, prologue p. 35.
161 Cicéron, De inventione i, 20, 29 ; à l’identique chez Alcuin, Disputatio de rhetorica, § 22, p. 536.
162 « [La narratio] sera vraisemblable si ce qu’on va raconter concorde du point de vue des personnes, des moments et les lieux », Cicéron, Paritiones oratoriae, § 31, p. 336.
163 Th. Granier, « Les Huns, les Hongrois et la fabrique de la sainteté épiscopale dans les deux Vies de Géminien de Modène (xe-xie s.) », Les saints face aux barbares au haut Moyen Âge, dir. E. Bozóky, Rennes, 2017, p. 109-125, commentant la Vita IIa s. Geminiani (BHL 3297-3300), éd. R. Bortolotti, Antiche Vite di S. Geminiano, Modena, 1886, p. 79-104.
164 Bède le Vénérable, HE iv, 17, p. 292.
165 Létald écolâtre de Micy, Vita s. Iuliani Cenomanensis (BHL 4544) : Lettre de dédicace, éd. Ar. Le Huërou, La fabrique d’une légende. Saint Julien du Mans et son culte au Moyen Âge (ixe-xiiie siècle), dir. Fl. Mazel, Rennes, 2021, p. 235. Létald vise notamment dans BHL 4545 l’emprunt de miracles qu’on lit dans la Vita de Fursy de Lagny (BHL 3213), éd. J. Bolland, AASS, Ian. II, Anvers, 1643, p. 41-43 (guérison par le bâton du saint, exorcisme de deux possédés, libération de prisonniers).
166 Vita s. Gildardi (BHL 3539), cap. 1, éd. Al. Poncelet, « Vita sancti Gildardi episcopi Rothomagensis et ejusdem translatio Suessiones anno 838-840 facta », AB 8 (1889), p. 393-402, à la p. 395.
167 Un même argument est invoqué par l’hagiographe qui prêche sur Séverin de Cologne, évêque du ive siècle, entre la fin du ixe et le début du xe siècle, et reconnaît qu’il dépend de ce qu’il reconstitue du contexte de la lutte contre l’arianisme et de la tradition locale : « L’Esprit tout-puissant, qui fait tout en tous [i Co 12, 6] et répartit à chacun les dons qu’il veut [i Co 12, 11], a uni ses saints et ses élus par un lien de charité si fort qu’aucun d’eux ne manque de ce qu’un autre a reçu du fait des mérites de sa sainteté… De là que nous ayons raison de croire que le très bienheureux évêque Séverin ne fut pas dépourvu le moins du monde d’aucune vertu, lui dont nous savons avec certitude que sa parfaite charité l’associa aux progrès et à tout bien. Pour la description de sa vie, nous ne comptons pas du tout sur notre ignorance, puisque nous n’avons appris ni par un récit historique, ni par de véridiques témoignages, les grandes choses qu’il accomplit et supporta pour le Seigneur, pas plus que celles que le Seigneur fit par lui… », Vita s. Severini Coloniensis (BHL 7647), § 4, éd. J. Van Hecke, AASS, Oct. X, Bruxelles, 1861, p. 56-63, col. 57E-F.
168 Il faut entendre par exemple l’hagiographe de Rieul de Senlis expliquer au xe siècle que le saint évêque parlait couramment grec, Vita s. Reguli (BHL 7106), § 3, éd. J. Bolland et G. Henskens, AASS, Mar. III, Anvers, 1668, p. 818-820, à la col. 819A. C’est logique pour un saint compagnon de Denis l’Aréopagite que l’hagiographe a donc fait naître « en Argolie », Ibid. § 1, p. 818. Sur cette base cohérente, le deuxième hagiographe qui écrit la Vie de Rieul (BHL 7107), Ibid., p. 820-827 [fin xe-déb. xie s.] peut ajouter les informations de l’histoire : Rieul a été converti par l’évangéliste Jean puisque Jean est l’évangélisateur de la Grèce ; il est donc contemporain de Domitien, qui a relégué Jean à Patmos, etc.
169 Vita s. Liborii (BHL 4912), § 4-5, éd. J. Bolland, rééd. AASS, Iul. V, Anvers, 1727, p. 409-413, col. 410A-B.
170 Abbon de Fleury, Passio s. Edmundi regis et martyris (BHL 2392), éd. M. Winterbottom, Three Lives of English Saints, Toronto, 1972, p. 67-87.
171 Abbon de Fleury, Passio s. Edmundi, prologue p. 68.
172 Aimoin de Fleury, Gesta Francorum, PL 139, col. 627-798 ; voir J. Lake, « Rewriting Merovingian history in the tenth century: Aimoin of Fleury’s Gesta Francorum », EME 25 (2017), p. 489-525, dont p. 510 et p. 513-514 pour les discours prêtés à Clovis en dépit des sources d’Aimoin.
173 « Comme le savent ceux qui participent aux affaires judiciaires et plaident fréquemment, et que les conclusions du dilemme naissent d’éléments qui se contredisent, il est certain qu’on ne gagne sa liberté qu’en privant son maître du respect qui lui est dû », Abbon de Fleury, Passio s. Edmundi, cap. 9, p. 77. Edmond répond à l’injonction de l’ambassadeur d’Hinguar de se soumettre au pouvoir du roi danois par des considérations sur les degrés de la liberté, le prix auquel elle s’acquiert, les devoirs du sujet. Il conclut qu’il vaut mieux mourir libre sans attendre.
174 Richer, Historiae, prologue p. 35 ; voir encore Lake, « Truth », p. 224.
175 Vita s. Arnulfi (BHL 702), éd. Chronique ou Livre de fondation du monastère de Mouzon, éd. et trad. M. Bur, Paris, 1989 [av. 1040] ; le texte n’existe plus que dans l’édition de Luc d’Achery, Spicilegium t. VII, p. 623-641, qu’a partiellement reproduite W. Wattenbach, MGH, SS 14, Hannover, 1883, Vie aux p. 601-609.
176 Vita s. Arnulfi, i, 2, éd. W. Wattenbach, p. 601.
177 Vita s. Arnulfi, i, 3, éd. W. Wattenbach, p. 601.
178 Vita s. Arnulfi, ii, 1, éd. W. Wattenbach, p. 609.
179 Outre les articles cités supra, voir J. Lake, « Gerbert of Aurillac and the Study of Rhetoric in Tenth-Century Rheims », Journal of Medieval Latin 23 (2013), p. 49-85.
180 Vita s. Dagoberti (BHL 2081), éd. Br. Krusch, MGH, SRM II, Hannover, 1888, p. 511-524. Le prologue signale un anonymat choisi : « Aucun lecteur ne débusquera dans cet opuscule le nom de son rédacteur maladroit puisqu’il préfère, étant faiblement doué en grammaire, publier une feuille sans nom d’auteur plutôt que se faire connaître des hommes avec vanité », prologue p. 512, ainsi que l’intention de dire la vérité « Ce que j’ai appris d’hommes véridiques, je le dirai en toute vérité », Ibid.
181 Vita s. Dagoberti, prologue p. 512.
182 Vita s. Dagoberti, p. 509.
183 Quelques exemples de livres hagiographiques détruits dans M.-C. Isaïa, « Un simple objet ? Le livre dans l’hagiographie médiolatine (ixe-xie siècle) », Imago libri. Représentations carolingiennes du livre, dir. Ch. Denoël, A.-O. Poilpré et S. Shimahara, Turnhout, 2018, p. 205-220. Parmi les autres exemples importants, compter aussi la Vita s. Severini Coloniensis (BHL 7647), § 5, éd. J. Van Hecke, AASS, Oct. X, Bruxelles, 1861, p. 56-63, à la p. 58 ; la Vita Ia s. Pauli (BHL 6562-6563), éd. J. Pien, AASS, Aug. VI, Anvers, 1743, p. 676-679, prologue col. 676B. La passionnante somme de G. Declercq, « Habent sua fata libelli et acta. La destruction des textes, manuscrits et documents au Moyen Âge », La destruction dans l’histoire. Pratiques et discours, dir. D. Engels, D. Martens, Al. Wilkin, Bruxelles, 2013, p. 129-161 ne s’intéresse pas à ces destructions hagiographiques.
184 Wolfhere, Vita prior, cap. 18, p. 180.
185 Cicéron, De oratore, ii, 62-63.
186 Outre Cicéron et Sénèque dont il est ici question, O. Holder-Egger a identifié une citation de Salluste (De conjuratione Catilina 4, 1) en Vita Lulli p. 312, l. 14-16 ; Lampert prête à Carloman, frère de Pépin iii qui renonce au trône, les sentiments de l’historien prenant ses distances avec les luttes politiques. J’ai cherché en vain d’autres traces évidentes de Salluste, bien présent dans le vocabulaire de la res publica, mais d’une façon trop diffuse.
187 O. Holder-Egger, préface p. xxix à Lampert de Hersfeld, Vita Lulli Moguntiacensis (BHL 5065), éd. MGH, SRGerm 38, Hannover-Leipzig, 1894, p. 305-340.
188 Lampert de Hersfeld, Annales, éd. O. Holder-Egger, MGH, SRGerm 38, Hannover-Leipzig, 1894, p. 1-304.
189 O. Holder-Egger, Préface p. xx-xxiii, stemma p. xxiv : Lampert a lui-même complété sa version 1 (manuscrit de Maihingen) dans un autre manuscrit autographe (auj. Erlangen, 2) dans le contexte d’une polémique aiguë avec Fulda, où le souvenir de Lull était conservé avec moins de dévotion.
190 Lampert de Hersfeld, Vita Lulli, cap. 27, p. 340 ; dans sa préface p. xxv, O. Holder-Egger commente la mauvaise foi de Lampert, qui a pillé d’autres Vies sans l’avouer et affirme des faits contredits par ces mêmes sources qu’il cite. Mêmes remarques pour son usage d’éginhard et Réginon, et conclusion par antiphrase : « ... on voit bien quel historien fiable fut ce Lampert qui fit de ses sources un tel usage ! », préface p. xxviii. Lampert avait pourtant dit explicitement où il se situait : « C’est d’eux que dépendra surtout la confiance à accorder aux faits » renvoie à la réflexion de Sénèque « Les historiens font ce que je fais moi-même quand, devant des mensonges nombreux, ils ne veulent pas garantir une chose mais disent : “La confiance dépend de celle qu’on accorde aux auteurs.” », Sénèque, Naturales questiones iv, 3, § 1. La règle cicéronienne de l’historia autorise à répéter le douteux, voire le faux, pour autant qu’on reste dans le crédible.
191 Les trois excursus historiques majeurs sont : à propos de Charles Martel, Vita Lulli, cap. 3, p. 310, d’après Vita Karoli, cap. 2 et Réginon, Chronic. i, p. 36 ; à propos de Pépin iii et Carloman, Vita Lulli, cap. 5, p. 312, d’après Vita Karoli, cap. 2-3 ; à propos des fils de Pépin iii, Carloman et Charlemagne, Vita Lulli, cap. 14, p. 327.
192 Vita Lulli, cap. 5, p. 312.
193 « On parle ici de Charles l’ancien [Martel] qui, entre autres courageuses actions d’éclat, combattit deux fois les Sarrasins qui avait envahi les Gaules et anéantit à deux reprises leurs troupes dans de tels combats qu’il en tua 375 000 la première fois, presque autant la deuxième et que bien peu de survivants revinrent, comme ils purent et mal en point, en Espagne d’où ils étaient venus. » Vita Lulli, cap. 3, p. 310.
194 « Le bien commun (res publica) en était à ce point de déliquescence quand la miséricorde de Dieu se manifesta à propos. Car Carloman, qui avait commencé déjà à prendre les armes contre son frère [Charlemagne] pour s’emparer par la force de tout le royaume à son profit, en fut empêché par la maladie et mourut : il ôta à son excellent frère l’obligation d’un odieux conflit », Vita Lulli, cap. 14, p. 327.
195 Lampert de Hersfeld, Vita Lulli, cap. 5, p. 314.
196 Phénomène décrit supra dans le chapitre « Conscience professionnelle ».
197 Gislemar, Vita s. Droctovei (BHL 2336), éd. complète G. Henskens et D. Papebroch, AASS, Mart. II, Anvers, 1668, p. 33-40 ; expurgée des listes de vertus, éd. Br. Krusch, MGH, SRM III, Hannover, 1896, p. 537-548 ; à lire dans son unique manuscrit, Paris, BnF, latin 11752 (xie siècle), une fois mutilée (fol. 249-251v), une fois restituée (fol. 252-256v) par une main du xive s. La citation est au cap. 1, p. 537 de l’édition Krusch.
198 J. Dérens, « Gislemar, historien de Saint-Germain des Prés », Journal des savants (1972), p. 228-232.
199 Terminologie de P. Bourgain, Chroniques latines de Saint-Denis. Édition électronique du manuscrit BnF latin 5925, dir. P. Bourgain, 2010 (ÉLEC, 13), http://elec.enc.sorbonne.fr/chroniqueslatines.
200 Gislemar, Vita s. Droctovei (BHL 2336), cap. 3, éd. Br. Krusch, p. 538.
201 L. Morelle, « La mise en “œuvre” des actes diplomatiques. L’auctoritas des chartes chez quelques historiographes monastiques (ixe-xie siècle) », Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, dir. M. Zimmermann, Paris, 2001, p. 73-96.
202 En l’occurrence, un diplôme d’immunité accordé à Saint-Germain par le roi Clotaire allégué mais pas cité, Gislemar, Vita s. Droctovei, cap. 19, p. 548, dont le prix tient entre autres à ce qu’il est écrit, croit Gislemar, de la main de Germain.
203 Childebert et Clotaire, fils de Clovis, ont mis le siège devant Saragosse. Ils assistent à la pieuse réaction des habitants, qui portent les reliques de Vincent en procession. Selon le LHF : « ... l’évêque en personne accourut devant eux avec des cadeaux, et Childebert exigea qu’il lui donne aussi les reliques du bienheureux Vincent ; et il lui donna l’étole du saint. Les rois en question revinrent avec un abondant butin après s’être emparés de la plus grande partie de l’Espagne », LHF 26, Lebecq, p. 86 et 88. Dans la Vie de Droctovée : « L’évêque dit : “Nous portons la tunique du bienheureux Vincent et nous supplions Dieu de nous prendre en pitié par les prières du saint martyr.” Quand on eut rapporté la réponse de l’évêque au roi très pieux, son cœur très affable fut enclin à la miséricorde : il reçut des habitants de Saragosse l’étole du saint diacre et martyr en cadeau et gage de profonde reconnaissance et revint de concert avec son frère dans leur patrie natale », Gislemar, Vita s. Droctovei, cap. 11, p. 540.
204 Bourgain, Chroniques latines, cap. 19.
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