3. La résistance des moustiques aux insecticides
p. 51-70
Texte intégral
1Parallèlement à l’usage intensif des insecticides sont apparues chez les moustiques de nombreuses résistances à ces composés. En 1957, l’Organisation mondiale de la santé a donné de la résistance la définition suivante : « La résistance d’une souche ou (race) d’un insecte vis-à-vis d’un insecticide correspond au développement d’une capacité de tolérer des doses de toxiques qui seraient létales pour la majorité des individus d’une population normale de la même espèce » (OMS, 1957).
2Des études récentes ont apporté des réponses plus précises sur la nature et la localisation des mutations impliquées, ainsi que sur les réactions biochimiques responsables des processus de détoxification des insecticides.
LA RÉSISTANCE DES MOUSTIQUES AUX INSECTICIDES : UNE MÊME CAUSE, DES EFFETS DIFFÉRENTS
3Presque tous les insecticides chimiques sont des neurotoxiques. Ils perturbent le système nerveux de l’insecte en entraînant sa paralysie puis sa mort. Mais, pour agir, le poison doit pénétrer puis circuler dans l’organisme pour atteindre les cellules cibles. Les insecticides agissent sur le déroulement des mécanismes qui régulent l’influx nerveux, et toute action qui en bloque les effets conduit inévitablement à une résistance. Les résistances sont contrôlées par un ou plusieurs gènes qui permettent à l’insecte d’éviter le contact avec le composé toxique, de diminuer sa pénétration, d’augmenter son excrétion ou encore sa détoxification, et même de modifier la structure des cibles, de sorte que l’affinité avec l’insecticide est diminuée. Depuis une cinquantaine d’années, le nombre des insectes résistants s’est considérablement accru. On en compte actuellement plus de 500 espèces, dont le quart serait des moustiques (Roberts et Andre, 1994).
La résistance aux organochlorés et pyréthrinoïdes
4Chez un insecte génétiquement résistant aux organochlorés et aux pyréthrinoïdes (gène Kdr), des mutations ponctuelles au niveau des gènes codants fabriquent des acides aminés différents, qui génèrent des protéines elles-mêmes différentes de celles normalement synthétisées par un individu sensible. Cette résistance se caractérise par une diminution de l’affinité entre les protéines membranaires des neurones et les insecticides, ce qui au niveau moléculaire se traduit par une mutation du gène codant le domaine IIS4-IIS6 du canal sodique. La mutation Kdr la plus fréquente consiste en une substitution de la leucine par la phénylalanine (leu-phé). Cette mutation, fréquente sur les populations de A. gambiae d’Afrique occidentale, confère un niveau de résistance élevé à la perméthrine et au DDT, ainsi qu’une résistance croisée à tous les pyréthrinoïdes (Martinez-Torres et al., 1998).
5En Afrique orientale, une mutation différente a été trouvée sur A. gambiae avec, cette fois, une substitution de la leucine par la sérine (leu-sér). Cette nouvelle combinaison confère une moindre résistance à la perméthrine, mais en revanche une plus forte résistance au DDT. Pour C. quinquefasciatus, les deux mutations ont été observées également ; la substitution leucine – phénylalanine est communément rencontrée sur les populations originaires d’Amérique du Nord et d’Afrique et la substitution leucine – sérine plus fréquemment exprimée en Asie.
6La nature du gène Kdr chez A. aegypti est à la fois plus complexe et plus diversifiée que pour les genres Anopheles et Culex avec l’existence de cinq mutations, toutes différentes des substitutions leucine – phénylalanine et leucine – sérine. À titre d’exemple, une population de A. aegypti de l’île de la Martinique a présenté une sensibilité 34 fois et 169 fois plus faible à la perméthrine et au DDT par rapport à une souche de A. aegypti sensible aux insecticides. La séquence du gène codant pour le canal sodium de cette population résistante a montré l’existence d’une mutation Valine – Isoleucine (Brengues et al., 2003). Cette résistance aux pyréthrinoïdes reste un phénomène dont l’ampleur est trop souvent sous-évaluée.
La résistance aux organophosphorés et carbamates
7Dans le cas d’une résistance croisée aux carbamates et aux organophosphorés, la mutation de l’acéthylcholinestérase (mutation Ace.1R) affecte la structure de l’enzyme, de telle sorte que le site catalytique est moins accessible à l’insecticide. La mutation Ace.1R (acétylcholinestérase insensible) provient d’une substitution de la glycine par la leucine en position 119 du gène Ace.1. Sur C. pipiens, il a été observé que de fortes concentrations d’insecticides organophosphorés ou carbamates, concentrations avoisinant d’ailleurs la limite de la solubilité, n’avaient plus aucun effet sur l’acétylcholinestérase mutée de ce moustique (Raymond et al., 1985). Des tests biochimiques réalisés sur deux populations de A. gambiae de Côte d’Ivoire trouvées résistantes au carbosulfan ont montré également la présence d’une acéthylcholinestérase insensible (N’Guessan et al., 2003).
Quelques autres mécanismes de résistance
8La résistance aux insecticides qui affectent la structure des récepteurs GABA mise à part, les autres mécanismes de résistance rencontrés chez les insectes sont essentiellement générés par trois groupes d’enzymes : les gluthation-S-transférases, les estérases et les oxydases.
9■ Les récepteurs GABA mutés se caractérisent par une moindre affinité de leurs sites à l’encontre de la dieldrine et du lindane (organochlorés halogénés). Ce type de résistance est d’autant plus important à considérer que des molécules nouvelles comme le fipronil (phénylpyrazoles) agissent sur ces sites et ne montrent déjà plus la moindre efficacité sur les populations de moustiques GABA résistantes (résistance croisée dieldrine/fipronil).
10■ Les enzymes de type glutahion-S-transférase (GST) sont synthétisées par l’insecte et favorisent une conjugaison enzyme-insecticide qui fabrique des métabolites moins toxiques. L’enzyme la plus importante (DDT-ase) de ce groupe intervient dans la dégradation du DDT en DDE. Il existe également des GST qui dégradent certains insecticides organophosphorés.
11■ Les estérases ou hydrolases dégradent les groupements esters en alcools et en acides. Les pyréthrinoïdes, les carbamates et les organophosphorés possédant des esters, les estérases jouent un rôle prépondérant dans leur dégradation. Ces enzymes sont surproduites et peuvent représenter jusqu’à 12 % des protéines totales de l’insecte. Leur surproduction est associée soit à une augmentation du nombre de copies du gène (amplification génique), soit à un mécanisme de régulation de l’expression du gène (Mouches et al., 1986).
12■ Les oxydases ou mono oxygénases induisent des réactions d’oxydation qui conduisent à la détoxication des insecticides. Bien qu’ayant une affinité toute particulière à l’égard des pyréthrinoïdes, ces enzymes dégradent pratiquement toutes les familles chimiques.
13Ces trois derniers mécanismes de résistances métaboliques mettent en jeu des réactions enzymatiques complexes qui, au travers des différentes phases d’un empoisonnement, détruisent l’insecticide par toute une série de dégradations moléculaires. Les résidus sont habituellement des molécules inactives plus facilement excrétables par l’insecte.
ÉTAT DE LA RÉSISTANCE DES MOUSTIQUES SUR LE TERRAIN
14Pendant que les physiologistes et les généticiens essayent de comprendre les mécanismes de résistance aux insecticides, les entomologistes multiplient sur le terrain les tests de sensibilité pour dresser la liste des espèces culicidiennes devenues résistantes, ainsi que leur localisation géographique.
15Chez les Culicinae, la résistance au DDT et à la dieldrine est apparue chez 17 espèces (OMS, 1963). À Douala, au Cameroun, il est observé depuis le début des années 1960 une résistance de C. quinquefasciatus aux organochlorés et aux organophosphorés. En 1986, une collecte de larves de ce même moustique dans les puisards de la ville de Bouaké, dans le centre de la Côte d’Ivoire, a permis de mettre en évidence une résistance croisée aux organochlorés et aux pyréthrinoïdes, ainsi qu’aux carbamates et aux organophosphorés (Magnin et al., 1988). Des études plus récentes ont confirmé les forts taux de résistance de C. quinquefasciatus à ces quatre mêmes familles d’insecticides, dans 25 villes de Côte d’Ivoire et du Burkina Faso (Chandre et al., 1997 ; 1998).
16Chez les Aedinae, des souches de A. aegypti résistantes au DDT ont été recensées dans 11 régions des Caraïbes, dans le sud du Viêtnam et en Floride. En Amérique du Sud et dans les Caraïbes à nouveau, ce moustique est résistant au DDT, à la dieldrine et aux organophosphorés. Plus récemment, des souches de A. aegypti en provenance d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Sud et de Polynésie française ont été trouvées résistantes à la perméthrine et au DDT (Brengues et al., 2003).
17En 1963, le 13e rapport du comité OMS d’experts sur la résistance aux insecticides annonçait que la famille des Anophelinae regroupait, à elle seule, 32 espèces résistantes au DDT et à la dieldrine, dont A. gambiae s.l., le principal vecteur du paludisme en Afrique subsaharienne. Durant les années 1950 à 1960, les campagnes de lutte contre les vecteurs du paludisme employaient du DDT, mais cet organochloré fut rapidement remplacé par un cyclodiène moins répulsif : la dieldrine. En 1960, lorsque les aspersions intradomiciliaires avec le DDT furent arrêtées dans la zone pilote de Bobo-Dioulasso (Burkina Faso), il n’existait encore pas de résistance de A. gambiae s.l. à cet insecticide, mais les résistances à la dieldrine commençaient à apparaître (Hamon et al., 1957). De 1965 à 1970, la culture du coton prit un essor considérable en Afrique de l’Ouest, en s’étendant à de vastes régions soudano-guinéennes. Ces cultures nécessitaient l’emploi de DDT et les traitements insecticides, plus ou moins intensifs selon la densité des ravageurs, ont entraîné l’apparition de populations de A. gambiae résistantes, dont les larves et les adultes proliféraient à l’intérieur et à proximité des périmètres cotonniers.
18Au cours des années 1980, les organochlorés furent remplacés par les pyréthrinoïdes, plus efficaces mais aussi plus sélectifs à l’égard de la faune non cible. De nouveau, les grandes quantités de pyréthrinoïdes déversées sur le coton ont grandement participé à l’apparition de souches de A. gambiae s.l. résistantes à ces composés. Alors que la mutation Kdr se disséminait rapidement dans toute l’Afrique, le premier cas de résistance de A. gambiae aux insecticides carbamates a été décrit dans la région de Bouaké en Côte d’Ivoire (Elissa et al., 1994). Quelques années plus tard, au cours d’une étude menée dans les mêmes secteurs de Bouaké, les analyses biochimiques ont révélé la présence d’une acétylcholinestérase insensible chez deux populations de A. gambiae, l’une provenant de la vallée du M’bé (site rizicole), et l’autre du village de Yaokoffikro (N’Guessan et al., 2003).
19Depuis plus de vingt ans, les pyréthrinoïdes sont utilisés pour les imprégnations de moustiquaires, compte tenu de leur rapidité d’action, de leur pouvoir répulsif et irritant pour les moustiques ainsi que de leur faible toxicité pour l’homme. La résistance de A. gambiae à la perméthrine a été, pour la première fois, mise en évidence dans la ville de Bouaké en Côte d’Ivoire (Elissa et al., 1993). Cette résistance pose de nombreuses questions fondamentales et opérationnelles, notamment celle de savoir dans quelle mesure le comportement des moustiques est modifié et si cette résistance aux pyréthrinoïdes s’accompagne ou non d’une diminution significative de l’efficacité de ces produits.
LA SÉLECTION D’UNE SOUCHE DE ANOPHELES GAMBIAE RÉSISTANTE À LA PERMÉTHRINE (PYRÉTHRINOÏDE)
20Dans le cadre d’un programme de recherche initié en 1995 sur la résistance des vecteurs du paludisme aux insecticides, une population de A. gambiae résistante à la perméthrine, à la deltaméthrine et au DDT a été découverte dans le périmètre rizicole de la vallée du Kou, situé à une trentaine de kilomètres à l’est de Bobo-Dioulasso au Burkina Faso. Une étude en laboratoire a été menée sur cette souche sauvage (Kou F0 = génération zéro, les fondateurs de la lignée), pour savoir s’il était possible par le biais de sélections à la perméthrine d’accroître son niveau de résistance à cet insecticide, mais aussi au DDT et à la deltaméthrine. Nous avons également cherché à savoir si l’impact de ces seules sélections à la perméthrine favorisait l’apparition d’une résistance à deux autres pyréthrinoïdes que sont la lambda-cyhalothrine et la cyfluthrine ainsi qu’à un pseudo-pyréthrinoïde, l’étofenprox (Darriet et al., 1997).
21Les femelles de moustiques sont nourries sur un cobaye 48 et 24 heures avant la sélection. Cette dernière, opérée sur les adultes mâles et femelles, consiste à leur faire subir pendant une heure un contact forcé avec des papiers imprégnés de perméthrine (encadré 10). Les adultes qui survivent à la sélection sont ensuite remis en élevage.
Encadré 10
La préparation des papiers imprégnés d’insecticide
Les papiers imprégnés d’insecticide sont préparés selon un protocole standardisé. L’acétone est le solvant le plus utilisé pour la solubilisation de l’insecticide, qui se présente sous sa forme de matière technique. Cependant, comme ce produit s’évapore rapidement, il laisse sur le papier un dépôt constitué de gros cristaux. Pour retarder l’évaporation de l’acétone et afin d’obtenir une répartition plus fine de l’insecticide sur le support, il est nécessaire d’ajouter au diluant un produit non volatile comme l’huile de silicone. L’imprégnation de papiers à la dose de 0,25 % de perméthrine par exemple nécessite la préparation d’une solution acétonique à 1 246 mg de matière active par litre. Pour un volume de 13 ml d’acétone, il faut solubiliser 16,2 mg de perméthrine technique plus 7 ml de silicone fluide Dow Corning 556. Des rectangles de papiers filtre Watmann 90 g/m2 de 180 cm2 (12 cm x 15 cm) sont imprégnés à l’aide de 2 ml du mélange perméthrine/acétone/silicone. Le pipetage de 2 ml de la solution insecticide permet d’imprégner le papier à la dose de 0,25 %, soit 91 mg de perméthrine/m2. Après 24 heures de séchage à l’air libre, les papiers sont emballés individuellement dans du papier aluminium puis conservés au réfrigérateur. Pour l’imprégnation de papiers à des doses différentes de 0,25 %, la concentration en matière active par litre d’acétone est calculée en fonction de la dose à déposer sur le papier.
22Pour suivre l’évolution de la résistance au fur et à mesure des sélections, la sensibilité des générations filiales suivantes : F8, F13, F16 et F32 est comparée à celle des fondateurs de la lignée (F0), mais aussi à celle de la souche de référence sensible Kisumu, originaire du Kenya. Les tests sur les adultes sont effectués dans des cylindres-tests OMS (encadré 11).
Encadré 11
Les tests sur les adultes en cylindres-tests OMS
Pour les témoins et chaque insecticide évalué, cinq cylindres-tests OMS comprenant chacun 20 femelles de moustiques à jeun, âgées de 3 à 5 jours sont utilisés. Les spécimens d’épreuve restent en contact avec les papiers imprégnés pendant une heure. Comme pour les essais réalisés dans les cônes OMS (cf. encadré 9), les cylindres-tests OMS permettent de déterminer les Kdt50 et les Kdt95 (Kdt = knock-down time) ainsi que les pourcentages de mortalité observés après 24 heures d’observation.
23Les cylindres-tests sont pourvus de papiers imprégnés aux doses diagnostiques de plusieurs insecticides pyréthrinoïdes :
perméthrine à 0,25 % (91 mg/m2) ;
deltaméthrine à 0,025 % (9,1 mg/m2) ;
lambda-cyhalothrine à 0,1 % (36,4 mg/m2) ;
cyfluthrine à 0,05 % (18,2 mg/m2) ;
étofenprox à 0,25 % (91 mg/m2) ;
DDT 4 % (1 456 mg/m2) ;).
24La dose diagnostique d’un insecticide est égale à deux fois la dose létale 100 % (DL100) observée sur la souche sensible (OMS, 1992). Lorsque la mortalité observée est inférieure à 95 %, la population de A. gambiae est déclarée résistante à l’insecticide utilisé. Nous avons également effectué des tests avec les larves (encadré 12) de la souche sélectionnée, afin de déterminer les niveaux de résistances par rapport à la souche de A. gambiae sensible (fig. 4).
Encadré 12
Les tests sur les larves de moustiques
Les essais sur les larves sont réalisés avec le produit technique de l’insecticide solubilisé dans de l’éthanol à 99,8 %. Dans chaque gobelet, des lots de 25 larves de stade 3 sont placés dans 99 ml d’eau distillée auxquels est ajouté le volume adéquat de la solution insecticide. Afin de totaliser 1 ml d’éthanol par gobelet, il est ajouté au volume de la solution insecticide déjà versé dans le gobelet la différence en éthanol pur. Chaque concentration totalise quatre gobelets (100 larves) et à raison de 5 à 6 concentrations par test, un total de trois répliques est réalisé pour chaque larvicide. Le décompte des larves mortes et survivantes est effectué après un contact de 24 heures avec l’insecticide. Les concentrations létales 50 et 95 (CL50 et CL95) sont calculées à l’aide d’un logiciel log (doses) – probit (mortalités). Les valeurs de ces deux paramètres donnent les concentrations pour lesquelles respectivement 50 % et 95 % des larves de moustiques sont mortes.
25Les tests réalisés sur les adultes avec la perméthrine, la deltaméthrine et le DDT montrent que la souche sauvage Kou F0 est nettement plus résistante que la souche de référence Kisumu sensible.
26Sur les anophèles sélectionnés, il est observé une totale inefficacité de la perméthrine dès la F8 et du DDT à partir de la F16. Avec la deltaméthrine, la mortalité devient inférieure à 15 % à la F13.
27Les tests de sensibilité réalisés sur la F32 montrent un spectre de résistance croisée qui affecte l’ensemble de la famille des pyréthrinoïdes (fig. 5).
28Au niveau des larves, la perméthrine est également moins active sur la souche sélectionnée. La concentration létale 95 % (CL95) de la F32 sélectionnée est 31 fois supérieure à sa souche d’origine (Kou F0) et 315 fois supérieure à la CL95 de Kisumu sensible (tabl. 2 en annexe). À force de sélections avec la perméthrine, cette souche de A. gambiae baptisée VKPR (Vallée Kou Pyrethroids Resistant) se caractérise par une fréquence du gène Kdr de 100 % (homozygote résistante). Ces anophèles dont la production de masse est assurée dans quelques insectariums (encadré 13) sont utilisés dans des programmes de recherche visant à comparer l’action des pyréthrinoïdes sur des moustiques sensibles et résistants.
Encadré 13
L’élevage des anophèles en insectarium
Le maintien en élevage de souches de Anopheles gambiae sensibles et résistantes aux insecticides est essentiel pour le bon déroulement de nombreux programmes de recherche. Les évaluations de nouveaux insecticides, qu’ils soient larvicides ou adulticides, comparent l’efficacité de ces composés sur la souche de référence sensible aux insecticides (Kisumu) à la souche homozygote résistante aux pyréthrinoïdes (VKPR). Ces deux souches de A. gambiae font l’objet d’un élevage de masse dans quelques insectariums à travers le monde, notamment celui du Laboratoire de lutte contre les insectes nuisibles (LIN/IRD) de Montpellier, France.
Un insectarium est constitué d’un ensemble de salles qui doivent être maintenues à des températures comprises entre 25 et 27 °C et à une hygrométrie de 80 %.
L’élevage des larves de A. gambiae se fait dans des récipients en plastique ou émaillés contenant un litre d’eau. De 300 à 500 larves de stade 1 sont placées dans chaque cuvette puis nourries jusqu’à l’apparition des premières nymphes. Un excès de nourriture entraîne la formation d’un voile bactérien qui cause une mortalité importante des larves. Inversement, une nourriture insuffisante occasionne un fort ralentissement de la croissance des larves et donne des adultes de petite taille. Lorsque les premières nymphes apparaissent, un voile en tulle moustiquaire est placé au-dessus de la cuvette pour éviter la fuite des adultes après l’émergence.
Les adultes sont récupérés par aspiration puis placés dans des cages de contention. Un jus sucré composé de miel dilué à 10 % dans de l’eau assure la survie des mâles et des femelles. Alors qu’une partie des adultes femelles est utilisée pour la réalisation des tests insecticides, l’autre partie est gorgée sur lapin pour l’obtention de nouveaux œufs indispensables à la continuité de l’élevage.
29La résistance croisée affectant l’efficacité du DDT et des pyréthrinoïdes dans leur ensemble peut donc être accrue par des sélections en laboratoire. Mais qu’en est-il dans la nature ? Les populations sauvages de A. gambiae peuvent-elles développer les mêmes niveaux de résistances que la souche Kou artificiellement sélectionnée ? Pour répondre à cette question, nous avons mené en Côte d’Ivoire un échantillonnage de populations de A. gambiae dans le sud, l’ouest, le centre et le nord du pays.
LA RÉSISTANCE DE ANOPHELES GAMBIAE DE CÔTE D’IVOIRE AUX PYRÉTHRINOÏDES
30Les tests de sensibilité réalisés sur six populations de A. gambiae sauvages de Côte d’Ivoire ont permis de mieux connaître les niveaux de sensibilité de ce vecteur aux trois pyréthrinoïdes les plus utilisés en santé publique : la perméthrine, la deltaméthrine et la lambda-cyhalothrine. L’efficacité de ces composés a été comparée à celle du DDT, pour déceler l’existence ou non d’une résistance croisée entre les deux familles chimiques (Chandre et al., 1999 a ; Koffi et al., 1999).
31Les larves de A. gambiae ont été récoltées dans les localités d’Abidjan au sud, de Zaïpobly à l’ouest, de Yaokoffikro, de M’bé, de Kafiné au centre et de Korhogo au nord. Outre la dispersion des sites sur l’ensemble du territoire ivoirien, chacune de ces situations se caractérise par des systèmes agricoles qui décident ou pas de l’utilisation intensive des insecticides (encadré 14).
32Les six populations de A. gambiae étudiées sont prélevées dans les rizières et mises en élevage à l’insectarium, selon les mêmes modalités que la souche de référence sensible. Les tests de sensibilité sont réalisés dans des cylindres-tests OMS avec les femelles émergeantes des larves récoltées sur le terrain (F0).
33En prenant comme critère d’appréciation de la résistance une mortalité des anophèles inférieure à 95 %, les tests montrent que les souches Abidjan, Yaokoffikro, Kafiné et Korhogo sont résistantes aux trois pyréthrinoïdes ainsi qu’au DDT. La souche Zaïpobly révèle une légère résistance à la perméthrine, mais conserve une parfaite sensibilité à la deltaméthrine et à la lambda-cyhalothrine. La souche M’bé enfin est sensible à la lambda-cyhalothrine et au DDT, faiblement résistante à la deltaméthrine et résistante à la perméthrine (fig. 6).
Encadré 14
Le choix des villes de Côte d’Ivoire pour la récolte des larves de Anopheles gambiae
Abidjan – Cette ville qui est la capitale économique de la Côte d’Ivoire est située sur le littoral atlantique, où les cultures d’ananas et de bananes sont intensives. Pôle urbain le plus important du pays (2,5 millions d’habitants), Abidjan est entourée d’une forêt dégradée parcourue de rivières dont les berges fertiles sont propices à la culture du riz.
Zaïpobly – Ce village est adossé à la réserve naturelle de la forêt de Taï, classée « patrimoine mondial de l’humanité ». Les cultures qui prédominent dans cette région sont le café et le cacao mais les bas-fonds souvent inondés sont occupés par des casiers rizicoles.
Yaokoffikro – Village périurbain qui se situe à cinq kilomètres à l’ouest de Bouaké, dans une zone de savane guinéenne caractéristique du « V baoulé ». Cette zone d’étude est un ancien périmètre cotonnier. La rivière qui coule à proximité du village permet l’entretien de quelques casiers rizicoles en saison des pluies et des cultures maraîchères en saison sèche.
M’bé – La vallée du M’bé qui se situe à 40 km au nord de Bouaké est le site où s’est implantée l’Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l’Ouest (Adrao). L’intégralité de cette vallée est occupée par des parcelles de riz. La présence d’une retenue d’eau permet deux récoltes par an, la première en décembre-janvier pendant la saison sèche et la deuxième en juin-juillet, au cœur de la saison des pluies.
Kafiné – Ce village se trouve près d’un barrage construit en 1991 sur la rivière Nabyon, l’un des affluents du fleuve Bandama. Cette retenue d’eau a permis l’aménagement de 70 hectares de riz irrigué.
Korhogo – Cette ville est le chef-lieu de la partie nord de la Côte d’Ivoire. C’est la première région productrice en coton du pays. La ville est riche en bas-fonds propices aux cultures maraîchères et rizicoles.
34Il ressort de cette étude que les six populations testées sont résistantes à la perméthrine et que la deltaméthrine et la lambda-cyhalothrine ne demeurent véritablement efficaces que sur les souches de Zaïpobly et de M’bé. Les populations de A. gambiae à la fois résistantes aux pyréthrinoïdes et au DDT (Abidjan, Yaokoffikro, Kafiné et Korhogo) sont celles qui se développent dans des régions où l’agriculture est intensive. Des cultures comme les bananiers et les ananas au sud, ainsi que le coton au centre et au nord, nécessitent d’importants traitements phytosanitaires à base de pyréthrinoïdes qui favorisent l’émergence de populations de A. gambiae résistantes à ces insecticides. Les pyréthrinoïdes utilisés en agriculture sont donc responsables d’une pression de sélection de plein champ, intense et soutenue, qui affecte le niveau de sensibilité des moustiques. Ce constat pose évidemment la question de savoir si la résistance de A. gambiae aux pyréthrinoïdes s’accompagne d’une diminution significative de l’efficacité des moustiquaires imprégnées.
L’EFFICACITÉ DES MOUSTIQUAIRES IMPRÉGNÉES SUR ANOPHELES GAMBIAE RÉSISTANT AUX PYRÉTHRINOÏDES
35Le problème auquel se heurte désormais l’efficacité des moustiquaires imprégnées en Afrique s’avère l’existence de nombreuses populations de A. gambiae résistantes aux pyréthrinoïdes. Les tests de sensibilité effectués sur six souches différentes de A. gambiae de Côte d’Ivoire nous ont permis de sélectionner la zone de Yaokoffikro, où A. gambiae est résistant aux pyréthrinoïdes et au DDT, et celle de la vallée du M’bé, où A. gambiae s’est révélé sensible au DDT et à la plupart des pyréthrinoïdes, excepté à la perméthrine.
36Le gène Kdr responsable de la résistance croisée entre les pyréthrinoïdes et le DDT s’exprime avec une fréquence allélique de 95 % sur la population de Yaokoffikro, et de seulement 4 % sur celle de la vallée du M’bé (Chandre et al., 1999 b).
37Dans un premier temps, une étude sur l’impact de la résistance de A. gambiae aux pyréthrinoïdes sur l’efficacité des moustiquaires imprégnées de perméthrine et de deltaméthrine a été conduite à la station expérimentale de Yaokoffikro (Darriet et al., 1998). Les résultats obtenus avec les moustiquaires imprégnées de perméthrine peuvent être comparés à ceux de l’évaluation de 1983 menée à la station expérimentale de Soumousso (Darriet et al., 1984). Les données recueillies avec la deltaméthrine ont été comparées à une autre étude conduite dans les cases-pièges de la vallée du M’bé, où les populations de A. gambiae étaient encore relativement sensibles à cet insecticide (Darriet et al., 2000). Les deux stations construites dans les environs de Bouaké en Côte d’Ivoire se composaient d’une génération nouvelle de cases-pièges puisque, contrairement à Soumousso où les maisons étaient des types traditionnels Bobo et Mossi construites avec les produits de la savane environnante (banco, paille, bois), les habitations de Yaokoffikro et de M’bé ont été édifiées avec des matériaux modernes de construction.
Insecticides | Formulations | Doses d’imprégnation | Stations expérimentales |
deltaméthrine | SC* à 2,5 % | 25 mg/m2 | Yaokoffikro et M’bé (1998) |
derméthrine | CE* à 10 % | 500 mg/m2 | Yaokoffikro (1998) |
perméthrine | CE* à 20 % | 80 mg/m2 | Soumousso (1983) |
38À Yaokoffikro comme à M’bé, les moustiquaires imprégnées de deltaméthrine ont entraîné une diminution des taux d’entrée de A. gambiae dans les cases, avec des réductions de 72 % en zone sensible et de 43 % en zone de résistance, indiquant le maintien mais aussi une perte de l’effet « dissuasif » de la deltaméthrine vis-à-vis des populations de A. gambiae résistantes. Dans les deux stations, l’exophilie a été doublée grâce aux moustiquaires traitées. Cette observation confirme que la deltaméthrine exerce toujours un effet excito-répulsif, même sur des moustiques résistants, bien qu’à un moindre niveau (fig. 7).
39Par rapport à leurs témoins respectifs, les taux de gorgement de A. gambiae ont été réduits de 55 % à Yaokoffikro ; en revanche à M’bé, la différence n’a pas été significative (P = 0,3). Pour la mortalité globale, elle a été plus élevée en zone de résistance qu’en zone sensible, avec respectivement, 56 % et 44 % (P < 0,05). Pour expliquer ces deux observations apparemment paradoxales, il faut indiquer que les moustiquaires utilisées à Yaokoffikro avaient été trouées, alors que celles de M’bé étaient intactes. Dans les cases pourvues de moustiquaires trouées, les moustiques passent plus facilement à l’intérieur et une partie d’entre eux se retrouve « piégés » dans un environnement traité. Dans les cases pourvues de moustiquaires intactes – traitées ou non –, peu de moustiques arrivent à franchir la barrière physique du tulle, les femelles se réfugiant alors sur les murs de la case et dans la véranda-piège où les substrats sont dépourvus d’insecticide. De surcroît, des études de laboratoire ont montré que les moustiques résistants étaient moins irrités par les pyréthrinoïdes que les souches sensibles et, de fait, restaient plus longtemps en contact avec les supports traités (Chandre et al., 2000). Bien qu’elles soient capables de tolérer des quantités plus grandes d’insecticides, les populations résistantes de A. gambiae absorberaient plus de toxique par contact tarsal. Ce comportement nouveau du moustique vis-à-vis des substrats traités expliquerait pourquoi la mortalité immédiate enregistrée en zone de résistance (92 %) est significativement plus importante que la mortalité immédiate relevée dans la zone sensible (85 %) (P < 0,05) (cf. tabl. 3 en annexe).
40Pour la perméthrine, l’étude réalisée à Yaokoffikro peut être comparée à l’évaluation faite sur la population de A. gambiae sensible de Soumousso (Darriet et al., 1984). Bien qu’imprégnées à une dose six fois moins importante que les moustiquaires de Yaokoffikro, les moustiquaires testées à Soumousso ont induit un effet dissuasif (réduction des taux d’entrée) et d’expulsion (irritabilité) plus important. Ces résultats révèlent la perte d’une partie de l’effet insectifuge de la perméthrine sur les anophèles résistants. La mortalité plus importante enregistrée à Yaokoffikro est due, tout simplement, à une dose d’imprégnation des moustiquaires de 500 mg/m2, alors que celles de Soumousso avaient été traitées à 80 mg/m2.
41À Yaokoffikro, pour suivre l’évolution des activités insecticides, des bio-essais en cônes OMS ont été réalisés avec des femelles de A. gambiae sensibles aux pyréthrinoïdes, et avec la population locale de la zone d’étude résistante aux pyréthrinoïdes (fig. 8).
42Avec la souche sensible Kisumu, les moustiquaires traitées à la perméthrine ont induit des pourcentages de mortalité de 90 % à 100 % jusqu’à la 14e semaine (= 3,5 mois) après les imprégnations. Avec la deltaméthrine, ces taux de mortalité ont été de 100 % tout au long de l’évaluation (21 semaines = 5 mois).
43Avec les anophèles résistants de Yaokoffikro, les mortalités ont été faibles les six premières semaines de l’étude, avec 11 % pour la perméthrine et 40 % pour la deltaméthrine. L’augmentation des nombres de moustiques morts observée à la semaine 13 pourrait être attribuée à une diminution de l’effet irritant des deux insecticides. Par la suite, les bio-essais ont montré qu’aux semaines 18 et 22, les mortalités sont devenues inférieures à 15 % pour la perméthrine et à 30 % pour la deltaméthrine. Il faut préciser que les tests en cônes s’avèrent la méthode d’évaluation des insecticides la plus sévère, dans la mesure où le temps de contact des moustiques avec le substrat traité ne dure que trois minutes. Avec la population de A. gambiae de Yaokoffikro, les tests en cônes OMS montrent une mortalité moyenne sur 5 mois de 15 % avec la perméthrine et de 39 % avec la deltaméthrine. Dans le même temps, ces mêmes moustiquaires testées selon le protocole classique des captures en cases-pièges révèlent une mortalité des anophèles de 40 % et 56 % respectivement. Ces niveaux de mortalité, qui diffèrent selon la méthode d’évaluation, montrent que le temps de contact nécessaire pour que la perméthrine et la deltaméthrine induisent un effet létal d’au moins 50 % sur une souche de A. gambiae résistante aux pyréthrinoïdes est largement supérieur à 3 minutes. La comparaison de ces deux méthodes d’évaluation montre surtout que les populations de A. gambiae résistantes sont moins irritées par l’insecticide et restent en contact plus longtemps avec les matériaux traités.
44Ces observations ont été confirmées par une étude en phase III menée avec des moustiquaires imprégnées de lambda-cyhalothrine (15 mg/m2), dans des villages proches de la ville de Korhogo, située dans le nord de la Côte d’Ivoire. Dans cette région de savane soudanienne, les populations de A. gambiae se caractérisent par une prévalence du gène Kdr de 80 % (Chandre et al., 1999 b). L’étude a été menée durant deux années (1999-2000) sur un total de huit villages, dont quatre avaient reçu des moustiquaires imprégnées, les quatre autres villages n’ayant rien reçu faisant office de groupe témoin. Les moustiquaires ont été lavées puis réimprégnées à la même dose de lambda-cyhalothrine six mois après leur mise en service. Leur efficacité a été mesurée par des enquêtes régulières, tant sur le plan entomologique que sur le plan parasitologique. Le suivi entomologique a montré que le taux de gorgement de A. gambiae diminuait de 70 % dans les villages traités, ce qui a induit une baisse de 75 % du nombre de piqûres infectantes par homme et par an (Dossou-Yovo et al., 2002). Cette chute des taux d’inoculation du parasite a entraîné chez les enfants âgés de 0 à 3 ans une forte réduction des charges parasitaires dues à Plasmodium falciparum. Cette relation de cause à effet a fait que les moustiquaires imprégnées d’insecticide ont assuré un rôle protecteur sur la maladie de l’ordre de 56 % (Henry et al., 2005).
45La protection individuelle procurée par les moustiquaires imprégnées est, depuis vingt ans, considérée comme un fait acquis en Afrique. Cependant, c’est la première fois qu’une étude à grande échelle confirme le rôle que jouent les moustiquaires imprégnées en terme de protection individuelle, dans une région où A. gambiae est génétiquement résistant aux pyréthrinoïdes. Cette information est capitale, dans la mesure où de nombreux pays en Afrique ont fondé leurs programmes de lutte contre le paludisme sur l’utilisation massive de moustiquaires imprégnées d’insecticide.
46Les chercheurs de leur côté tentent d’accroître l’efficacité des moustiquaires imprégnées en évaluant des combinaisons de deux insecticides possédant des modes d’action différents. Une approche novatrice en matière de lutte contre les vecteurs de maladies dont la finalité est de mieux gérer la résistance de A. gambiae aux pyréthrinoïdes.
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