Conclusion : bilan et perspectives
p. 255-259
Texte intégral
1L’histoire du développement de la pêche thonière aux Seychelles peut être considérée comme une incroyable success story totalement imprévisible au moment où le pays accédait à l’indépendance en 1976. Tant les experts thoniers que les responsables politiques n’avaient pu prédire le devenir de cette pêcherie. On peut affirmer que cette épopée de la pêche au thon aux Seychelles a été dans l’ensemble très positive, malgré les difficultés et parfois les échecs qui ont émaillé le début de cette histoire.
2Ce succès résulte de la convergence de nombreux éléments. Tout d’abord, l’instauration des zones économiques exclusives à 200 milles par le nouveau Droit de la mer en 1982 a permis aux Seychelles d’exercer des droits souverains sur un vaste domaine maritime de 1,33 million de km2, représentant plus de 3 000 fois la superficie des terres émergées de ce pays. Par chance, les ressources thonières sont abondantes dans toute la région et le port de Victoria est idéalement situé au centre de gravité des principales zones de pêche au thon. Par ailleurs, le développement d’une nouvelle pêcherie requiert des évaluations scientifiques préalables et, une fois la pêcherie en place, un programme de suivi biologique des prises et des impacts de la pêche sur les écosystèmes. De telles activités ont été lancées grâce à une efficace synergie qui s’est mise en place dès la période exploratoire entre les chercheurs européens, Français de l’Orstom/IRD et Espagnols de l’IEO, et les scientifiques de la Seychelles Fishing Authority. La réussite des prospections françaises doit aussi beaucoup à la façon dont elles ont été orchestrées, et le rôle joué par le bureau d’étude Cofrepêche a été déterminant à cet égard. Des soutiens financiers étaient nécessaires pour créer les infrastructures indispensables à une flottille thonière et pour organiser les activités à terre ; la France, l’Espagne et le Japon ont été les principaux bailleurs de fonds de cette entreprise. Durant ces trois décennies, les responsables politiques seychellois ont toujours su négocier un partenariat halieutique équilibré avec les armements étrangers qui disposent de grandes flottilles thonières, ainsi qu’avec d’autres grandes compagnies, pour stimuler le développement d’infrastructures. Cela s’est notamment traduit par la transformation et la modernisation du port de pêche de Victoria, et par la création d’une grande conserverie aux Seychelles, qui semblait pour beaucoup représenter un impossible défi.
3Cette situation est sans aucun doute unique au monde, aucun autre pays n’ayant été à même de créer ex nihilo une industrie thonière qui se soit hissée au tout premier plan en l’espace de seulement deux décennies, et cela dans un contexte qui au départ était jugé peu favorable par la grande majorité des experts.
4L’enjeu est maintenant pour les Seychelles de consolider ces acquis, en préservant tout à la fois les ressources et les pêcheries thonières, et en veillant à ce que cette industrie continue de prospérer. L’avenir du secteur de la pêche thonière aux Seychelles dépend ainsi de la conjonction de divers facteurs – écologiques, halieutiques et économiques –, dont malheureusement beaucoup ne peuvent être contrôlés à l’échelon national. Les Seychelles ont toutefois la possibilité d’intervenir sur un certain nombre d’éléments essentiels, comme limiter le nombre et de la taille des thoniers senneurs et des palangriers autorisés à opérer dans la ZEE. En imposant un seuil sur le nombre des licences de pêche qu’elles concèdent chaque année aux flottilles étrangères, les Seychelles peuvent jouer un rôle régulateur de premier plan dans la région. Dans le cas des senneurs, du fait que ceux-ci sont beaucoup moins rentables s’ils ne sont pas basés aux Seychelles, la réduction du nombre de licences réduirait sensiblement la pression de pêche dans l’ensemble de la région. Cet effort national des Seychelles serait encore plus efficace s’il était relayé dans un cadre régional comme celui de la COI1. Parmi les grands défis qui conditionneront l’avenir du secteur thonier aux Seychelles, il est certain que la limitation de la capacité des flottilles est au premier plan. En effet, la surpêche, situation malheureusement de plus en plus répandue dans tous les océans, agit comme un véritable cancer : la surcapacité, c’est-à-dire un surnombre de navires, entraîne inévitablement à terme des baisses de rendements, ayant pour conséquence la faillite économique des pêcheries et l’abandon des zones de pêche qui ne sont plus rentables. Les flottilles de pêche industrielles sont très mobiles et elles peuvent facilement se déplacer vers d’autres secteurs. Cette mobilité, qui ne garantit pas pour autant le maintien des profits pour les compagnies de pêche, a un effet catastrophique pour les économies locales : chute de l’activité des transbordements, pertes d’emplois locaux, difficultés d’approvisionnement pour les conserveries locales qui doivent alors importer leurs thons à grands frais depuis des zones de pêche lointaines, réduisant ainsi à peau de chagrin leur marge de manœuvre dans un marché extrêmement compétitif et mondialisé. Les Seychelles à elles seules n’ont qu’un potentiel limité pour prévenir ces risques de surexploitation, cet objectif étant essentiellement sous le contrôle de la CTOI. Les Seychelles et la SFA peuvent cependant jouer un rôle très actif au sein de cette organisation, tant au sein du comité scientifique de la CTOI, qui a la mission d’évaluer annuellement l’état des ressources, qu’au niveau politique de la Commission, qui décide des mesures de gestion et de conservation des pêcheries et des stocks. L’active collaboration scientifique conduite par les Seychelles avec les pays partenaires, inter alia la France et l’Espagne au sein de l’Union européenne ainsi que le Japon, est un atout pour contribuer à la mise en place d’une politique d’exploitation durable des ressources.
5On notera par ailleurs que l’avenir de la pêche thonière aux Seychelles est aussi conditionné indirectement par la hausse du prix du gas-oil, dont la tendance ne s’inversera pas. En effet, le prix du baril de pétrole brut étant en accroissement permanent, il y a fort à parier que les armements désarmeront les senneurs les moins performants, car malgré les perfectionnements récents la pêche à la senne reste une technique très vorace en énergie. Au-delà du fait que cela pourrait simplement remettre en question ce type de pêche, les économies des pays accueillant ces flottilles seront, de toute évidence, sévèrement affectées.
6Le développement d’une efficace pêcherie seychelloise à la palangre, basée aux Seychelles et ciblant les thons et les espadons de haute qualité, cela dans une zone de pêche beaucoup plus vaste que la seule ZEE des Seychelles, est sans doute un objectif réaliste, cette pêcherie venant renforcer les acquis de la petite flottille palangrière qui s’est développée aux Seychelles depuis la fin des années 1990.
7Un autre défi pour la pêche thonière aux Seychelles sera assurément de maintenir à Victoria des infrastructures et des services portuaires compétitifs sur le plan international. La grande mobilité potentielle des flottilles de grands senneurs et la relative proximité de ports comme Port-Louis à l’île Maurice, Antsiranana à Madagascar ou Mombasa au Kenya imposent que les facilités portuaires offertes par les Seychelles restent performantes, même si ces ports sont moins bien positionnés géographiquement que celui de Victoria.
8Subsistent aussi de sérieuses incertitudes sur l’avenir de la conserverie aux Seychelles : si cette conserverie a jusqu’à présent su prouver sa grande efficacité technique et économique, au moins dans sa configuration des années récentes, son avenir reste incertain. Il est en effet conditionné par de multiples aléas : 1) la tendance des prix d’achat du thon et du marché mondial de la conserve ; 2) l’évolution des coûts de production locaux, des salaires en particulier, par rapport à ceux des grandes conserveries d’autres pays en compétition avec celle des Seychelles ; 3) les régimes douaniers préférentiels de l’Union européenne en faveur des conserves seychelloises. Ces régimes sont en cours de révision sous la pression de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et ils risquent à moyen terme de faire perdre aux Seychelles une grande partie des avantages douaniers dont le pays jouit actuellement. Le calendrier de ces changements et l’ampleur de leurs conséquences potentielles restent à préciser, ils dépendent de l’issue des négociations internationales en cours avec l’UE, au sein de l’OMC et avec les divers pays partenaires commerciaux de l’UE.
9D’autres événements totalement inattendus peuvent également avoir de sévères répercussions économiques pour un pays comme les Seychelles, à l’instar de la piraterie maritime somalienne, qui a littéralement « explosé » à partir de 2008. Plus de 115 attaques ont été recensées dans le bassin somalien d’avril 2008 à décembre 2009, dont 25 navires pris en otage. Initialement confinés le long de la côte somalienne et au sein de la ZEE de Somalie, ces actes se sont largement étendus à plus de 2 000 km, dans les zones de haute mer. La ZEE des Seychelles est au cœur de la zone impactée et elle est directement concernée par ces attaques. Les pirates ont même opéré dans des zones très proches des côtes, empêchant les pêcheurs locaux de sortir en mer et faisant déserter les croisiéristes des eaux seychelloises. Les gardes côtes seychellois continuent de fournir une protection aux pêcheurs nationaux et songent à la création de zones protégées pour assurer la sécurité de l’activité aux Seychelles. Les thoniers industriels, quant à eux, ont souvent été les cibles de cette piraterie, tant les senneurs français, espagnols et thaïlandais (23 attaques en 2008-2009) que les palangriers asiatiques. Cette situation a entraîné le départ de nombreux navires vers d’autres zones : en 2010, la flottille de senneurs européens en activité dans l’océan Indien a ainsi diminué d’environ 30 %. La même année, il n’y avait quasiment plus de palangriers en pêche dans le bassin de Somalie. Cette situation est aussi responsable d’une forte diminution des flottilles palangrières asiatiques (de plus de 60 %) à l’échelle de l’océan, par comparaison avec les années précédant la piraterie. Les navires restants se sont essentiellement redéployés vers le sud de l’océan Indien. La fréquentation du port de Victoria a été très affectée par cette situation, avec un manque à gagner important pour l’économie locale. Une importante mobilisation des Nations unies et des gouvernements a conduit au déploiement de moyens de surveillance et de prévention des attaques de pirates en haute mer. Les compagnies de pêche ont obtenu l’autorisation d’embarquer des hommes armés à bord des navires, ce qui a redonné un peu de confiance aux équipages et stabilisé les effectifs de la flottille de senneurs. En 2012, on a constaté une réduction importante des actes de piraterie, peut-être un signe avant-coureur de la fin de cette menace et du retour à une stabilisation du pays et de la région. La normalisation de la Somalie, le retour à un état de droit, sont des étapes capitales pour le futur halieutique de la région. Il faudra alors être particulièrement vigilant et précautionneux dans le suivi des capacités de pêche qui seront de nouveau mobilisées dans la zone.
10Enfin, on ne saurait oublier que, à moyen et long terme, l’avenir des ressources thonières de la région des Seychelles dépendra aussi de l’évolution climatique qui affecte déjà l’ensemble des océans. Il est ainsi probable que si le réchauffement global de la planète et de l’océan mondial se prolonge sur les décennies à venir, les températures de surface de la mer dans le nord-ouest de l’océan Indien et dans la région des Seychelles pourraient s’accroître de deux degrés d’ici 2100 (IPCC, 2007). Un tel réchauffement des eaux de surface ne provoquerait pas la disparition des thons de l’océan Indien, mais il pourrait modifier fortement les zones de concentration dans lesquelles ils s’alimentent et se reproduisent, leurs migrations saisonnières et sans doute aussi leurs niveaux de productivité biologique, donc leurs biomasses. Ces modifications agiraient dans un sens encore inconnu sur les prises maximales soutenables (ou PME) des divers stocks de thons. Alors que ces changements globaux sont très vraisemblables à moyen et long terme, leurs effets demeurent difficiles à prévoir car ils dépendront à la fois de l’ampleur des changements et de la localisation des régions les plus touchées, ainsi que des réponses biologiques et comportementales des thons. Les Seychelles, tout comme de nombreux autres petits États insulaires, par exemple les îles Maldives, risquent d’être aux premiers rangs des pays touchés par cette évolution du climat. Ces pays devront s’adapter au mieux à ces changements environnementaux pour en atténuer les impacts sur leurs pêcheries, artisanales comme industrielles, devenues des piliers de leur développement économique et social.
Notes de bas de page
1 Commission de l’océan Indien, créée en 1984, qui regroupe cinq États membres : les Comores, la France (Réunion), Madagascar, Maurice et les Seychelles.
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