Chapitre 12. Des marquages de thons à grande échelle dans l’océan Indien (2005-2009)
p. 231-254
Texte intégral
Fondements scientifiques du projet de marquage de la CTOI
Pourquoi des marquages de thons dans l’océan Indien ?
1Le marquage est une technique classique en écologie pour étudier de nombreux groupes zoologiques dans le règne animal : oiseaux, poissons, tortues, mammifères, etc. Cette méthode a fourni depuis près d’un siècle une masse considérable de résultats dans de multiples domaines. Dans le milieu marin, le marquage constitue la meilleure méthode pour déterminer les mouvements et les migrations des poissons, ainsi que leurs déplacements verticaux en fonction de la profondeur. C’est particulièrement vrai pour les thons, dont les migrations transocéaniques ne peuvent être décrites que grâce à cette technique. Le marquage permet aussi des mesures directes de la croissance des poissons en fonction de leur âge, de leur sexe et de l’environnement. Cette croissance est simple à mesurer, par différence entre la taille des thons au marquage et celle au moment de leur recapture par les pêcheurs (parfois plusieurs années après). Les marquages aident aussi à l’estimation de la mortalité naturelle et de la mortalité par pêche. Ainsi, les scientifiques considèrent unanimement que les grands programmes de marquages sont nécessaires pour bien évaluer l’état des stocks de thons en apportant des réponses à des questions essentielles : combien de poissons survivent annuellement à la pêche, quelles sont les interactions entre les pêcheries de thons exploitant un même stock dans différentes régions et avec différents engins de pêche, les pêcheries actuelles ou futures sont-elles durables, ou bien mettent-elles la ressource en danger de surexploitation ?
2En dépit de la très grande importance de ses pêcheries thonières, l’océan Indien était jusqu’en 2005 la seule zone au monde où très peu de thons avaient été marqués. Seules trois campagnes avaient été menées, avec des résultats très inégaux et incomplets. Les plus intéressantes avaient été les marquages de listaos réalisés aux Maldives au début des années 1990. Ces opérations avaient été très positives, puisque 14 500 thons avaient été marqués et 1 900 recapturés. Toutefois, seule une espèce (le listao) et une région (la zone centrale de l’océan Indien) étaient concernées par ces résultats. En outre, les recaptures de ces thons avaient été peu reportées hors de la zone des Maldives, en l’absence à l’époque d’une commission thonière pour veiller à la récupération des marques dans toutes les zones de pêche. Ces marquages présentent donc surtout un caractère historique.
3Cette absence de grand programme de marquage international à la fin des années 1990 tenait essentiellement à deux facteurs : les canneurs à appât vivant sont les seuls navires à même de marquer efficacement des thons, or il n’y en avait pas dans la région, à l’exception des Maldives ; par ailleurs, l’absence de structure internationale comme la CTOI (la Commission des thons de l’océan Indien) qui ne fut créée qu’en 1996) empêchait l’organisation de tels programmes d’envergure.
4D’un autre côté, les pêcheries thonières de l’océan Indien s’étaient déjà considérablement développées et elles capturaient déjà à la fin des années 1990 plus de 800 000 tonnes de thons tropicaux. Les analyses de la CTOI montraient déjà que certains stocks pouvaient être proches de la surexploitation, mais que malheureusement des diagnostics fiables de leur état étaient impossibles, faute de ces marquages. Avant même la création de la CTOI, les scientifiques qui collaboraient au sein du projet thonier de l’Indo-Pacifique (IPTP) recommandèrent dès 1988 la mise en œuvre d’un grand programme de marquage. Ce n’est qu’en 1999 que le comité scientifique de la CTOI créa un groupe de travail « Marquage », présidé par Alain Fonteneau de l’IRD, dont la mission était d’élaborer le projet scientifique et technique destiné à marquer les trois espèces majeures de thons tropicaux sur l’ensemble de l’océan Indien. À ce propos, on doit saluer la participation active de John Gunn, chercheur australien qui s’investit très efficacement dans la rédaction préliminaire du projet, et de David Ardill, secrétaire exécutif de la CTOI. Juan Carlos Rey, le chef de la Délégation de la Commission européenne dans la région, basé à Maurice, a aussi joué un rôle déterminant dans le montage du programme. Ce représentant, assurant une fonction d’ambassadeur de l’Union européenne dans la région, avait un profil très particulier, puisque c’était à l’origine un biologiste des pêches espagnol, chercheur de l’IEO, et expert en marquage de thons. À ce titre, il a immédiatement été séduit par le projet proposé par la CTOI, et en a été auprès de Bruxelles un très efficace avocat.
5En décembre 2000, le comité scientifique puis les représentants des États à la Commission approuvèrent le programme, mais il restait alors à lui trouver un financement – près de vingt millions de dollars américains – et à mettre en place le complexe dispositif qui permettra le déploiement des marques et la récupération des thons marqués après recapture !
Les principaux objectifs affichés par le programme de marquage de la CTOI en 2000
• Estimer les paramètres cruciaux des modèles d’évaluation des ressources, avec des évaluations spécifiques des mortalités par pêche et naturelle en fonction de l’âge
• Fournir les paramètres biologiques de base des modèles d’évaluation, par exemple taux de croissance, et validation de l’âge des divers thons
• Déterminer la structure des stocks et les mouvements des thons tropicaux de l’océan Indien
• Estimer les taux d’exploitation et la vulnérabilité différentielle par zone et engin
• Évaluer l’influence des Dispositifs de concentration des poissons, des monts sous-marins et des zones de vulnérabilité élevée sur les mouvements et pour l’exploitation des thons de l’océan Indien (en particulier pour les albacores et les thons obèses juvéniles agrégés sous les DCP* dérivants)
• Permettre d’estimer des taux d’interactions entre les pêcheries
• Déterminer le rôle de l’environnement océanographique et de la bathymétrie sur les mouvements et l’exploitation des thons de l’océan Indien
Montage financier et administratif du programme
6Le budget estimé du programme était très supérieur au budget annuel de la CTOI, et les pays membres de la CTOI n’avaient pas envisagé de lui assigner un budget exceptionnel sur les ressources propres de la Commission. Il fallait donc impérativement trouver une source extérieure de financement. Ce furent alors les Seychelles qui, en s’associant à l’île Maurice, obtinrent que ce projet d’intérêt commun soit financé sur les fonds FED (Fonds européen de développement) de l’Union européenne, qui sont régulièrement alloués aux pays membres des accords de Lomé. La demande initiale de cet important financement fut ainsi soumise le 20 avril 2001 par Philippe Michaud, directeur de la SFA, à Mme Jeannette d’Offay, chargée des relations avec la COI au sein du ministère seychellois des Affaires étrangères. Moins de trois mois plus tard, en juillet 2001, cette procédure aboutit à une demande officielle des Seychelles pour le financement de la première phase du programme, à savoir l’étude technique de sa faisabilité. Cette demande sera acceptée par la Commission européenne, et l’étude en question sera réalisée par le MRAG, une société de consultance britannique : le programme de marquage était enfin sur les rails !
7Le processus administratif et financier qui conduira à la réalisation des marquages fut jalonné de nombreuses étapes. Il faudra attendre avril 2005 pour que les deux canneurs espagnols affrétés par le programme arrivent dans l’océan Indien en provenance de l’Atlantique.
Comment marquer les thons ?
Divers types de marques sont classiquement employés pour marquer les thons.
• Tout d’abord de simples marques en plastique, dites « spaghetti », implantées dans le muscle dorsal des thons.
Ces marques sont destinées à être placées sur un grand nombre de thons (il est souhaitable d’en récupérer plusieurs milliers), de préférence à diverses tailles et dans toutes les zones où l’espèce est présente dans l’océan. Ces marques renseignent simultanément sur la croissance des thons, leur migration, leur mortalité naturelle et sur l’importance des stocks.
• Des marques électroniques telles que les marques archives internes ou externes à détachement automatique (pop up) sont aussi de plus en plus employées. Ces marques fournissent souvent des résultats exceptionnellement intéressants, en particulier les déplacements verticaux à fine échelle verticale et des informations sur le comportement.
• Un gros effort de communication doit être réalisé par l’agence qui organise les marquages, afin que les pêcheurs, les dockers et les employés des conserveries qui identifient un thon marqué fassent immédiatement état de leur découverte à un scientifique. Cette découverte rapporte à son découvreur une prime, en liquide ou en nature (tee-shirts, casquettes, cartes de téléphone, etc.).
Mise en place et structure du programme
8Le programme régional de marquage de thons de l’océan Indien (RTTP-IO selon son sigle anglais) démarra officiellement début 2005 avec la mise en place aux Seychelles de l’équipe technique et l’arrivée fin avril de deux canneurs espagnols qui pêchaient auparavant au large du Sénégal et de la Mauritanie : l’Aita Fraxku et le Kermantxo. Il s’agissait de deux sisterships de 38 m de long en tôle soudée construits en 1999 et conduits par un équipage de 17 hommes.
9Le montage du projet fut réalisé selon les procédures de l’Union européenne en général et du FED en particulier. La Commission de l’océan Indien fut l’autorité contractante, la délégation de la Commission européenne basée à Maurice le bailleur de fonds, enfin la CTOI, basée aux Seychelles, en assura la supervision. La zone couverte par le RTTP-IO était l’océan Indien occidental, depuis la mer d’Arabie jusqu’au canal de Mozambique et de la côte africaine aux Chagos.
10Le RTTP-IO fut finalement doté d’un budget de 14 millions d’euros, financé en totalité par le FED. L’équipe, qui a varié de six à treize personnes selon les périodes, fut dirigée par Jean-Pierre Hallier, chercheur de l’IRD.
Les contraintes
11Tout projet de marquage de ce type doit faire face à divers risques, mais le RTTP-IO plus que d’autres, pour trois raisons principales : 1) l’océan Indien est souvent agité et peut rendre difficiles les opérations de marquage ; 2) l’abondance en appâts est peu connue et supposée faible ; 3) les actes de piraterie deviennent de plus en plus fréquents au large de la Somalie, une région majeure pour la pêche au thon.
12Les premières campagnes démarrèrent en mai 2005, à une saison peu propice au marquage en raison des conditions de mer qui se dégradent avec l’arrivée de la mousson du sud-est et d’une moindre disponibilité en thon. Il faut normalement attendre juillet pour trouver des thons en abondance au large de la Somalie, mais les menaces que faisait peser la piraterie, déjà à cette époque, n’autorisaient pas le déroulement de campagnes scientifiques dans cette zone.
13Une autre difficulté, financière et non pressentie au départ du programme, a failli mettre un terme au projet en septembre 2005 : la solvabilité des canneurs. Pour des raisons administratives, les deux canneurs sélectionnés et prêts au départ, ont dû attendre à quai pendant quatre mois le feu vert pour partir vers l’océan Indien. Durant cette période, l’absence d’activité s’est traduite par un important manque à gagner pour les armements. En outre, les procédures européennes prévoyaient que les frais d’affrètement et de fioul ne pouvaient être remboursés aux armateurs qu’à des intervalles de six mois. Les armements se sont alors rapidement trouvés en manque de trésorerie pour faire fonctionner les navires. Il fallut donc négocier une révision des échéances des remboursements auprès de la Délégation de l’Union européenne.
14Dès leur arrivée sur place, les canneurs ont commencé à chercher de l’appât aux Seychelles. Mais plusieurs prospections précédentes (cf. chapitres 2, 3 et 6) avaient déjà démontré la pauvreté de ces ressources dans l’archipel. Les canneurs du RTTP-IO furent confrontés aux mêmes conditions. Ainsi, après 15 jours de recherche infructueuse, ils partirent pour le nord-ouest de Madagascar, dans la zone de Nosy-Bé où avait été basée une petite flottille de canneurs japonais dans les années 1970 (cf. chapitre 2). Comme prévu, ils trouvèrent de l’appât, mais avec la fin de la saison des thons dans le canal de Mozambique, dès mi-juin 2005, il ne restait plus assez de thons présents, pas même pour les besoins limités du marquage. Aussi les canneurs quittèrent-ils la zone mi-juillet pour le nord du Mozambique, la Tanzanie et le Kenya, c’est-à-dire des zones où l’on ne disposait d’aucune connaissance solide sur les ressources en appât. Comme on pouvait le craindre, la recherche de l’appât fut décevante, sauf le long des côtes ouest de l’île de Mafia en Tanzanie. Cette zone présentait aussi l’avantage de ne pas posséder de communautés de pêcheurs exploitant ces petits poissons. Ce n’est pas le cas des îles voisines de Zanzibar et de Pemba, que les canneurs ont peu fréquentées, craignant des conflits avec les pêcheurs locaux.
15Afin de pêcher l’appât et le thon, il était nécessaire d’obtenir des autorisations de pêche de tous les pays bordant l’océan Indien occidental. Cette collaboration des divers pays a été exemplaire, mis à part quelques rares cas. La première difficulté a été l’accès aux îles Éparses du canal de Mozambique sous juridiction française : malgré de nombreux échanges, l’obtention de droits officiels s’est avérée trop complexe et aléatoire, et l’administration concernée n’a octroyé qu’un accès au coup par coup, qui a correctement fonctionné mais qui a limité les marquages dans la zone. Une autre difficulté est venue du statut particulier des îles de Zanzibar et Pemba dans la Fédération tanzanienne, si bien que les droits de pêche obtenus du gouvernement fédéral n’étaient pas reconnus par l’administration régionale de ces îles. Les canneurs l’ont découvert à leurs dépens lors de leur première arrivée à Zanzibar, ce qui a nécessité une mission express du coordinateur du projet et du secrétaire exécutif de la CTOI.
16Enfin, à Oman, d’autres complications de nature réglementaire retardèrent les opérations : l’octroi d’une exemption au paiement d’une caution équivalant à 5 % de la valeur des navires et la délivrance de permis de travail pour les équipages.
17Hormis ces problèmes ayant trouvé en général des solutions satisfaisantes, les navires ont pu travailler dans les eaux des différents pays de la région, pour la pêche des appâts comme pour celle des thons. Bien entendu, les eaux somaliennes n’ont pas été prospectées et les navires sont toujours passés très au large des côtes. Il est à noter que si le programme avait été réalisé à partir de 2008, il n’aurait simplement pas pu avoir lieu, en raison de l’extension de la piraterie à l’ensemble de l’océan Indien occidental.
18Au titre des anecdotes, on peut retenir quelques incidents le plus souvent dus à un manque d’information vers les populations locales ou vers les services de surveillance des pêches : des contrôles plutôt « musclés » à Madagascar et au Kenya par des agents du Service des pêches et une arrivée de nuit par temps d’orage sur la côte d’Anjouan, avec une radio défaillante rendant impossible tout contact avec les autorités portuaires. Il s’en est fallu de peu que les navires ne soient pris pour cible par les bazookas des forces terrestres. Des pêcheurs de sardines près de Salalah à Oman ont, eux, forçé l’équipage à abandonner la petite senne du canneur pleine de sardines.
19Deux incidents techniques sérieux survinrent au cours du programme : l’arrêt en juin-juillet 2005 de l’Aita Fraxku suite à un problème au niveau de l’arbre d’hélice et une mortalité anormalement élevée des appâts dans les viviers, d’avril à juin 2007, causée par un fouling* excessif dans les circuits d’alimentation de ces viviers.
20Dans l’ensemble, le RTTP-IO a connu un très faible nombre de jours d’immobilisation dus à des problèmes mécaniques : seulement 55 jours, soit moins de 3 % du temps d’affrètement des navires. Les navires étaient récents et bien entretenus, ce qui explique ce bon bilan.
21Enfin, il faut mentionner l’échouage de l’Aita Fraxku à deux reprises à Madagascar. Les cartes marines disponibles dans le navigateur GPS étaient mal positionnées, si bien qu’il était fréquent, très près des côtes, que le navigateur indique une position à terre. De même les hauts-fonds n’étaient pas correctement repérés sur le navigateur, d’où ces deux échouages, heureusement de courte durée et sans gravité.
Le déroulement du projet
22Le RTTP-IO a duré cinq ans, de 2005 à 2009 ; les opérations de marquage proprement dites se sont déroulées de mai 2005 à septembre 2007. Par la suite, les activités du projet étaient centrées sur les opérations de recapture et d’analyse. Des activités complémentaires ont également été mises en place au sein d’un projet de marquage dit « à petite échelle », mené par la CTOI et effectué dans des secteurs que ne pouvait couvrir le programme principal.
Les marquages
LES DIFFÉRENTES MARQUES UTILISÉES
23Le projet a utilisé deux sortes de marques selon les objectifs visés, les marques « spaghetti » de trois couleurs différentes et quelques marques électroniques (archives et « pop up »).
24Toutefois, l’objectif premier du projet étant de fournir les données nécessaires à l’évaluation des stocks, les marques spaghetti ont été utilisées en priorité (99,8 % de toutes les marques). La plus grande partie des marques spaghetti était de couleur jaune (96,2 %) et 3,6 % de couleur blanche. Les marques blanches ont été réservées aux thons recevant une injection d’OTC (oxytétracycline), qui inscrit un repère sur les stries de croissance des otolithes et permet ainsi de fixer une date absolue lors de la lecture. C’est à partir de cette date absolue que l’on peut déterminer l’âge du poisson. Les marques rouges signalaient un individu ayant une marque archive interne. Certains thons ont aussi été marqués avec deux marques jaunes placées de part et d’autre de la seconde nageoire dorsale, cela afin d’évaluer le taux de perte des marques.
25Il y avait en général trois postes de marquage actifs sur chacun des navires, et chacune de ces tables de marquage était servie par un marqueur, un assistant marqueur et deux à trois pêcheurs. Les poissons étaient pêchés à la canne. Lorsque des albacores de plus de 15 kg étaient présents dans le banc, une canne plus grosse manœuvrée par deux pêcheurs et soutenue par un genre de palan était mise en service. À Oman, il fut même nécessaire en raison de la présence d’albacores encore plus gros de recourir à deux cannes sur une seule ligne, avec trois pêcheurs en service, un pour chaque canne et un à la poulie du palan.
ENREGISTREMENT DES DONNÉES
26Les données collectées lors du marquage (numéro de la marque, type de marque, espèce, longueur, état du poisson) étaient enregistrées directement à l’aide d’un dictaphone numérique suspendu au cou du marqueur. Les données étaient ensuite retranscrites manuellement sur des formulaires papier avant d’être saisies sur ordinateur le soir même. Un mini-laboratoire avait été construit spécialement à bord de chaque navire, dans lequel trois ordinateurs portables mis en réseau permettaient la saisie simultanée de toutes les données collectées sur une base de données unique. Bien d’autres données complémentaires furent recueillies : pêches d’appâts, indices sur la présence de thons, données biologiques sur les appâts, les thons et les espèces associées, etc.
27Au total le RTTP-IO a relâché 168 165 thons, dont 289 avec une marque archive et 6 avec une marque pop up.
28Avec un nombre de thons marqués atteignant plus du double de l’objectif assigné au programme (80 000 poissons), ce dernier a parfaitement rempli sa tâche à ce niveau. C’est d’autant plus positif que la précision des paramètres que l’on cherche à estimer s’améliore avec le nombre de thons marqués et ensuite recapturés.
COMPOSITION SPÉCIFIQUE DES MARQUAGES
29Au total, 10 681 albacores, 7 517 patudos et 9 630 listaos ont reçu deux marques, et ces nombres sont très largement suffisants pour obtenir une bonne évaluation du taux de perte des marques subi par les trois espèces. Les poissons marqués se répartissent en 54 688 albacores (32,6 % du total), 34 565 patudos (20,6 %) et 78 332 listaos (46,8 %).
30En termes de composition spécifique, le RTTP-IO a donc réussi à donner la priorité aux marquages d’albacores et de patudos.
31Pour qui connaît la pêche à la canne, ce résultat est tout à fait remarquable, et même surprenant. En effet, la canne est strictement un engin de surface, or les thons se répartissent à différentes profondeurs de l’océan. La composition spécifique des prises des canneurs est en général largement dominée par le listao, avec une proportion plus faible d’albacore et très peu de patudo. Ainsi, la composition spécifique des marquages menés par la Commission du Pacifique Sud (CPS) au début des années 1990 dans le Pacifique Ouest était de 67 % de listaos, 27 % d’albacores et 6 % de patudos, alors que ce programme visait lui aussi ces deux dernières espèces en priorité. En comparaison, le RTTP-IO a marqué autant de listaos, mais deux fois plus d’albacores et cinq fois plus de patudos !
LA TECHNIQUE DU BANC ASSOCIÉ AU CANNEUR
32Ces résultats étonnants du RTTP-IO sont la conséquence directe de la mise en œuvre de la technique de la « matte* associée ». Cette technique de pêche a été développée à la fin des années 1970 et au début des années 1980 au large de la Mauritanie par la pêcherie de canneurs basée à Dakar, au Sénégal. Les pêcheurs ont toujours su tirer profit de l’association des thons aux objets flottants, aux baleines et requins baleines mais, dans le cas du Sénégal et de la Mauritanie, l’association s’est faite avec le canneur lui-même et en pêchant ces thons. Le tour de force des pêcheurs basques français basés au Sénégal a été de maintenir cette association durant de très longues périodes (plusieurs mois, voire d’une année sur l’autre) en développant des techniques particulières comme le déplacement à petite vitesse du canneur avec son banc, le maintien du canneur dans les zones les plus favorables, la mise en dérive la nuit avec de puissants projecteurs destinés à « recharger » la matte, l’échange du banc, voire sa scission entre deux bateaux, etc. Le processus ne fonctionne qu’en situation de renouvellement élevé des thons associés, qui peuvent ainsi être pêchés quotidiennement. La présence de bancs mixtes (listaos, albacores et patudos juvéniles) est jugée essentielle à la mise en œuvre de cette technique. Cet aspect s’est vérifié dans l’océan Indien. Au cours de la première année du programme de marquage, les canneurs trouvèrent au large de la côte tanzanienne des bancs de thons similaires à ceux rencontrés au large de la Mauritanie. Aussi, ils y retournèrent l’année suivante afin de tenter une association avec le canneur. Le 14 avril 2006, l’Aita Fraxku réussit à associer un banc mixte au navire. Ce banc fut ensuite échangé et au besoin scindé entre les deux navires à diverses reprises jusqu’au 1er décembre 2006. Il fut alors abandonné, car les navires devaient se rendre à Madagascar pour leur carénage. L’année suivante, la même opération fut mise en œuvre du 1er juin au 29 août 2007. Il est évident que cette technique ne peut être utilisée qu’avec un minimum de deux navires, un avantage que possédait le RTTP-IO.
33Cette méthode de pêche originale a ainsi permis le marquage de plus de 122 000 thons, soit 73 % de toutes les marques du RTTP-IO : 61 % des listaos, 75 % des albacores et 96 % des patudos. C’est dire le rôle prépondérant qu’elle a joué, à la fois sur le nombre de thons marqués et sur la proportion élevée d’albacores et de patudos parmi ces thons.
34Comme cela a été expliqué au chapitre 3, la pêche à la canne nécessite de disposer à bord d’appât vivant pour aller pêcher les thons. Or, 57 % des thons marqués en banc associé l’ont été sans utiliser d’appât ! Cette possibilité est certes connue des pêcheurs à la canne, mais elle ne fonctionne généralement que pendant de très courtes périodes, une partie de la journée, voire un ou deux jours, mais jamais pendant plusieurs semaines d’affilée ! Cette pêche sans appât, tout en accroissant le nombre de thons marqués, a permis de faire des économies sensibles de carburant.
35Marquer toujours dans le même banc entraîne bien sûr un risque de recapture de la part du canneur lui-même. À bord des navires de marquage, la règle habituelle est de mettre sur le pont tout thon qui serait déjà marqué, parce qu’il est possible que la recapture soit récente (mais elle peut aussi être plus ancienne, donc intéressante). Ces recaptures sont en général peu nombreuses. Avec la technique du banc associé, le nombre des recaptures multiples a été plus élevé qu’à l’habitude. Aussi la règle traditionnelle a été modifiée : toute recapture était enregistrée (numéro de la marque, espèce, taille et état du poisson), et si le poisson était en bon état et la marque toujours bien implantée, le poisson était alors remis à l’eau. Ces recaptures ont été suivies avec beaucoup d’attention et des instructions ont été formulées afin d’éviter qu’elles ne soient trop nombreuses.
36En 2006, 4 568 thons marqués dans le banc associé ont été recapturés dans ce même banc (soit 6 % des thons marqués dans le banc), dont certains (22 %) plusieurs fois. Le record est détenu par cinq albacores ayant été recapturés sept fois. Deux de ces poissons ont d’ailleurs été plus tard pêchés par un senneur. En 2007, 4 354 thons marqués (10 %) ont été recapturés, dont 16 % plusieurs fois, le record étant détenu par un listao ayant été recapturé neuf fois dans les 59 jours suivant son marquage, ce qui traduit la grande fidélité de ce poisson au canneur. Ces recaptures multiples montrent que la capture et le marquage ne sont guère traumatisants pour les thons.
37Somme toute, avec un taux de recapture par le canneur ne dépassant pas 10 %, on en conclut qu’il existe un renouvellement important des thons dans le banc associé au canneur. Ce processus, qui fluctue avec le temps et d’une année sur l’autre, est globalement plus marqué pour le listao, moindre pour l’albacore, le patudo étant dans une situation intermédiaire. Sans cette immigration importante des poissons, il eut été impossible de rester si longtemps à marquer dans le banc associé.
38À tous les niveaux, la mise en œuvre du banc associé a été très positive.
Taille des thons marqués
39Mis à part les 1 010 albacores de plus de 110 cm (25 kg) ayant été marqués essentiellement au large des côtes d’Oman, les tailles des thons marqués par le projet sont classiques pour l’engin de pêche utilisé : 99 % des albacores sont compris entre 40 et 118 cm, 99 % des patudos entre 40 et 90 cm et 99 % des listaos entre 40 et 68 cm.
40Le projet n’a pas été à même de marquer de très petits thons (par exemple dans une gamme de tailles de 20 à 40 cm, d’un poids inférieur à 1 kg), ce qui aurait été intéressant pour étudier la croissance au stade juvénile.
Distribution géographique des marquages
41La figure 12-1 montre une distribution fortement concentrée au large de la Tanzanie (79 %) et pour le reste limitée à quelques zones : les Seychelles, l’ouest essentiellement (13 %), le canal de Mozambique (3 %), la mer d’Arabie (2 %) et des eaux internationales situées entre ces diverses régions (3 %). On est loin d’avoir réalisé la large couverture géographique qui était préconisée au début du projet. Cette distribution localement concentrée des marquages est le résultat de l’efficacité de la technique du banc associé, de ressources en appât peu abondantes et mal réparties, enfin du peu de ports disponibles pour le ravitaillement et les rotations d’équipage.
42Toutefois, l’hétérogénéité spatiale des marquages a été largement contrebalancée par le fait que la quasi-totalité de ceux-ci a été réalisée dans des zones et à des périodes où les senneurs n’étaient pas présents : 1) au large de la Tanzanie et du Kenya ; 2) en mer d’Arabie ; 3) dans le canal de Mozambique à la fin de la saison de pêche des senneurs ; 4) à l’ouest des Seychelles quand peu de senneurs y pêchaient, évitant ainsi de nombreuses recaptures peu de temps après le marquage. Le RTTP-IO a montré que les thons de l’océan Indien occidental se déplaçaient beaucoup et loin, entraînant un fort mélange des thons marqués dans le reste du stock et un taux relativement faible de thons recapturés à court terme. Ces deux caractéristiques sont rarement observées dans ce genre de programme, alors qu’elles sont déterminantes en évaluation des stocks.
43La CTOI a également mené avec le concours du RTTP-IO une vaste opération de « salage », technique qui consiste à marquer à bord des senneurs en pêche des thons morts, qui sont discrètement jetés dans les cuves durant les opérations de pêche. Une fois au port, il reste à comptabiliser les thons qui sont reportés 243 par les dockers et les conserveries. Par différence entre le nombre de thons ainsi marqués (qui est connu) et le nombre de thons reportés, il est possible d’estimer le taux de non-report des thons marqués, une statistique très importante dans l’interprétation des données de recapture.
Les opérations de marquage à petite échelle
44En plus du grand programme RTTP-IO, des opérations de marquage à plus petite échelle ont été conduites par la CTOI avec des fonds européens et surtout japonais. Le Japon, qui n’a pas accepté de participer au financement du RTTP-IO, a néanmoins fourni à la CTOI plus de 900 000 dollars américains de 2002 à 2006. L’ensemble de ces fonds a permis de mener différentes campagnes, essentiellement dans la partie orientale de l’océan Indien, de 2002 à début 2009. L’objectif général de ces marquages était de couvrir des zones, voire des tailles de thon, non accessibles au RTTP-IO.
45Si l’on exclut les Maldives, qui représentent 70 %de ces marquages, les opérations dans les autres pays ont été limitées. L’engin de pêche utilisé était la canne dans 89 % des cas, la senne pour près de 11 % et les autres engins (ligne à main, palangre et pêche sportive) ont contribué pour moins de 0,5 %. Étant donné la prépondérance de la canne, on retrouve une composition spécifique globale typique des marquages à la canne (69 % listao, 27 % albacore, 4 % patudo).
46Certaines de ces opérations ont permis de marquer des thons de très petite taille (< 35 cm) comme aux îles Laccadives (plus des 2/3) et aux Maldives (1/3), un point très intéressant pour l’étude de la croissance.
47Les marquages conduits dans le cadre CTOI (RTTP-IO et marquages à petite échelle) durant les dernières années ont donc été couronnés de succès, ayant permis de relâcher plus de 201 000 thons, dont la moitié d’albacores et patudos.
Les recaptures
48Le succès du marquage n’a de valeur que si la phase de recapture est également réussie. Or, celle-ci est extrêmement délicate et requiert une bonne planification. Les thons marqués peuvent potentiellement se faire recapturer par des engins de pêche très variés. Ces engins sont pour l’essentiel et par ordre d’importance décroissante des captures en nombre : la senne, la palangre, la canne, le filet maillant et les différents engins des pêcheries artisanales (ligne de traîne, ligne à main, filet maillant). Le suivi des recaptures chez les senneurs est en général efficace, car les navires et les points de débarquement ou de transbordement dans la région sont peu nombreux. De plus, les armements et les équipages sont très réceptifs et collaborent volontiers à ce genre de programme. En revanche, les thons ainsi pêchés sont exportés dans le monde entier. Aussi, tout thon marqué qui aboutit dans la cale d’un cargo frigorifique sans avoir été découvert peut être débarqué une seconde fois à l’autre bout de la planète, où il sera difficile, voire impossible, de retracer la date et la position de recapture. La palangre présente une tout autre difficulté : il y a de très nombreux bateaux, leurs points de débarquement sont très dispersés, les prises peuvent aussi être transbordées en haute mer, et à cela s’ajoute la barrière de la langue, l’équipage, en général asiatique, parlant peu ou pas anglais et étant peu enclin à collaborer.
49Pour les pêcheries artisanales, dont les captures sont aussi importantes, les points de débarquement sont extrêmement dispersés, et dans des lieux où il y a peu ou pas de scientifiques. De plus, le niveau d’éducation de ces pêcheurs est souvent faible, quand ils ne sont pas illettrés.
50La pêcherie à la canne des Maldives constitue un cas particulier, par les grandes quantités pêchées et par la flottille semi-industrielle de canneurs actuellement en activité. Malgré les nombreux sites de débarquement présents dans les différents atolls, les captures sont bien couvertes par les autorités locales des pêches, et les pêcheurs possèdent une longue expérience des programmes de marquage. Deux programmes limités aux Maldives ont déjà eu lieu dans le passé et lors du RTTP-IO, les Maldives étaient aussi engagées dans les opérations à petite échelle menées par la CTOI.
51Les meilleures données proviennent presque toujours des recaptures de thons qui sont détectées en mer, au moment de la prise, à une date et une position précise. Le thon marqué peut ensuite être détecté à bord du senneur lors du déchargement des cuves : on peut alors, dans le meilleur des cas, attribuer la date et la position de la calée* où la recapture a été réalisée. Ensuite, une détection dans les conserveries fournit des données plus imprécises, malgré les efforts de traçabilité mis en œuvre par celles-ci. Une détection à bord d’un cargo frigorifique où dans une conserverie à partir de thons provenant d’un cargo ne permet pas en général de bien estimer les dates et les positions de pêche. Aussi le RTTP-IO a-t-il adapté ses opérations de recapture à ce contexte diversifié et selon ses moyens financiers et en personnel. Il a été fortement secondé par la CTOI, par l’action de son secrétaire exécutif, Alejandro Anganuzzi, et du scientifique responsable des marquages, Julien Million. Afin d’inciter le retour des marques et de mieux faire connaître le programme, des loteries annuelles ont été organisées de 2006 à 2009, avec des prix allant de 100 € à 1 500 €. Les numéros tirés provenaient des numéros de marques retournées à la CTOI.
52À la fin de l’année 2011, le nombre de recaptures du RTTP-IO s’établissait ainsi :
au total 28 145 recaptures, soit 16,7 % des thons marqués ;
9 873 albacores, soit 18,1 % des albacores marqués ;
5 558 patudos, soit 16,1 % des patudos marqués ;
12 685 listaos, soit 16,2 % des listaos marqués.
53Si l’on fait abstraction des 434 recaptures par les navires de marquage sur le banc associé, 95,8 % des recaptures proviennent des senneurs, 1,3 % des palangriers et 1 % des canneurs (Maldives, Laccadives). Les autres engins (filet maillant, ligne à main et ligne de traîne) comptent chacun pour moins de 1 % des recaptures identifiées.
54Il est évident que la distribution de ces recaptures n’est pas proportionnelle à l’importance des prises des différents engins et qu’il y a très probablement un bien moindre report des thons marqués par les palangriers et les engins de pêche artisanale.
Les durées de liberté
55Les résultats du RTTP-IO sont là aussi très atypiques par rapport aux autres programmes de marquage. On observe ainsi que, dans l’océan Indien, 66 % des recaptures d’albacores ont été observées après plus de 150 jours de liberté, alors que dans les autres programmes de marquages le pourcentage de telles recaptures si espacées du marquage est beaucoup plus faible. Les 3 espèces étudiées présentent toutes ces longues durées de liberté.
La qualité des données
56On notera aussi l’importance et la qualité des données, sachant que plus celles-ci sont abondantes, meilleures sont les estimations. Une fraction importante des recaptures des trois espèces possède ainsi des durées de liberté, des positions de captures et des tailles qui sont très précises, comme le montre le tableau 12-2 ci après.
57Ces données sont ainsi d’un niveau de qualité qui a été rarement obtenu dans les programmes de marquage de thons réalisés dans les autres océans.
58On note enfin qu’après deux ans de liberté, 10 % des albacores, 5 % des patudos et 4 % des listaos ayant reçu une double marque ont perdu l’une des deux marques, soit un taux de perte des marques qui est relativement faible et plutôt meilleur que celui constaté dans les autres programmes de marquage, résultat du professionnalisme des marqueurs.
Tableau 12-2 Précision des données associées aux recaptures pour les dates, positions et tailles
Albacore | Listao | Patudo | |
Recapture avec une date de pêche bien connue | 8 787 (89 %) | 10 655 (84 %) | 4 947 (89 %) |
Recapture avec une position de pêche bien connue | 5 430 (55 %) | 6 596 (52 %) | 3 112 (56 %) |
Recapture avec une taille bien mesurée | 8 491 (86 %) | 4 669 (88 %) | 11 163 (84 %) |
Bilan des premiers résultats issus des marquages
59À l’heure actuelle, en 2011, les marquages n’ont pas encore délivré toutes les réponses aux questions posées au début du programme, cela pour deux raisons aux effets cumulatifs. Tout d’abord, des recaptures d’albacores et de patudos sont attendues pendant quelques années encore, même si leur nombre va sensiblement diminuer sous l’effet de la mortalité naturelle. On peut ainsi légitimement espérer que des patudos marqués seront encore recapturés jusqu’en 2015-2020, et les scientifiques attendent de ces recaptures à long terme des informations essentielles dans les modélisations sur la croissance des thons adultes (mâles et femelles), sur leur mortalité et sur leur longévité. Les plus grandes durées de liberté sont en effet la source d’information la plus robuste pour connaître l’âge maximal des thons de grande taille (alors que la lecture au microscope des stries d’accroissement des otolithes ou de pièces osseuses tend très souvent à sous-estimer l’âge réel des vieux poissons). En outre, et surtout, les résultats scientifiques de ces marquages sont très riches et complexes à analyser : leur analyse approfondie va nécessairement s’étaler sur plusieurs années, avec l’intervention de spécialistes de plusieurs disciplines et de divers pays. L’objectif de ces marquages est bien d’améliorer les diagnostics et les prévisions sur la situation des stocks des trois espèces étudiées.
60Même si le chemin est encore long pour parvenir à une modélisation idéale des trois stocks marqués, il est déjà très intéressant d’examiner les premiers résultats de ces marquages, qui apportent des informations souvent inattendues.
Le taux de recapture
61L’estimation du taux de report de marques pour les débarquements des senneurs est d’une importance majeure pour l’analyse des données de marquage-recapture. Le taux ainsi estimé est excellent : en moyenne 90 % des thons marqués sont repérés lors des opérations de pêche ou lors des débarquements. Dans certaines pêcheries, des pêcheurs ou des dockers non coopératifs omettent, voire refusent, de rapporter les marques qu’ils retrouvent. Un tel problème a par exemple été fréquemment observé mondialement pour diverses flottilles palangrières. Il est fort probable que les thons marqués repêchés par les palangriers ont très rarement été déclarés aux scientifiques, alors que ces marques sont aisément identifiables car les thons pêchés par cet engin sont manipulés individuellement par l’équipage. La fraction de marques non reportées doit donc impérativement être estimée, car les analyses sont très sensibles à ce taux de non-déclaration. La situation actuelle se caractérise par le fait que les palangriers pêchent les thons tropicaux dans tout l’océan Indien (fig. 2-2) et dominent très largement les autres engins dans la partie orientale de l’océan. Pourtant, un très faible nombre de recaptures provient de cette région, ce qui amène à deux interprétations : 1) l’absence de mouvements entre les bassins Ouest (zone des marquages) et Est (zone de pêche palangrière) ; 2) le manque de coopération des équipages de palangriers.
62C’est malheureusement la seconde hypothèse qui semble prévaloir, car la comparaison des taux de recaptures sur les albacores de grande taille, communs à la senne et à la palangre, montre que le retour de marques des senneurs est 55 fois supérieur à celui des palangriers. De plus, à chaque brève incursion des senneurs dans la partie orientale, les trois espèces ont été recapturées. La conséquence est donc que les migrations des thons vers le bassin Est de l’océan Indien sont très largement sous-estimées, ce qui ajoute de l’incertitude sur un certain nombre d’analyses potentielles de ces données.
Les résultats scientifiques
63Les quatre principaux résultats scientifiques qui sont déjà clairs à ce stade des analyses peuvent être résumés de la manière suivante.
DES MOUVEMENTS RAPIDES SUR DE GRANDES DISTANCES
64Les résultats des marquages montrent très clairement que les mouvements des trois espèces de thons sont très rapides et portent sur de grandes distances. Ainsi, la distance moyenne parcourue par les thons marqués en Tanzanie (80 % des thons marqués) et recapturés à court terme durant la quatrième semaine après le marquage est déjà de 879 milles pour l’albacore, de 651 milles pour le patudo et de 712 milles pour le listao.
65Ces distances considérables n’ont jamais été observées dans d’autres programmes de marquage. Cela traduit une très rapide dispersion des thons au sein des stocks, et cela pour les trois espèces.
66À ce stade des analyses, on peut affirmer que les thons de l’océan Indien seraient beaucoup plus mobiles que ceux des autres océans (Atlantique et Pacifique). Cette conclusion est intéressante, car jusqu’à présent certains scientifiques pensaient, sur la base de résultats obtenus dans le Pacifique, que les trois espèces tropicales étaient plutôt de type visqueux*, c’est-à-dire se déplaçant de manière limitée. Cela n’est pas du tout le cas dans l’océan Indien, comme le montrent les figures 12-2 et 12-3. Seul le listao est représenté sur la figure 12-3, mais les mouvements des deux autres espèces sont identiques, dans toutes les directions possibles et sur de grandes distances.
67Ces déplacements très importants observés pour les trois espèces sont sans doute en partie reliés à la forte saisonnalité de l’environnement, causée par le régime des moussons qui est typique de l’océan Indien. Néanmoins, l’effet saisonnier n’est pas seul en cause, puisque des mouvements rapides ont été observés dès le premier mois et indépendamment de la période et des zones de marquages. Quelles qu’en soient les causes, la conséquence évidente de ce résultat est que les thons tropicaux de l’océan Indien doivent maintenant être évalués et gérés à l’échelle de l’ensemble de l’océan, et non régionalement. Avant ces marquages, certains pays riverains dotés d’une grande ZEE* auraient pu prétendre gérer leurs ressources thonières à une échelle nationale, comme cela a pu être envisagé dans le Pacifique, en particulier pour le listao. À l’issue du RTTP-IO, une telle politique de gestion est devenue totalement indéfendable : les déplacements rapides et à grande échelle des trois espèces de thons sont indiscutables, et ils ne peuvent que renforcer la mission de la CTOI, responsable de la conservation des ressources thonières à l’échelle de l’océan Indien.
DES RÉSULTATS NOUVEAUX SUR LA CROISSANCE DES 3 ESPÈCES DE THONS TROPICAUX
68La croissance des albacores et des patudos était très mal connue avant le RTTP-IO, et beaucoup d’experts pensaient qu’elle suivait le modèle le plus classique chez les poissons, décrit il y a près d’un siècle par Von Bertalanffy. Les résultats des marquages sont là aussi très clairs, et en contradiction avec cette hypothèse : il est maintenant certain que la croissance de l’albacore et du patudo ne peut être décrite que par un modèle complexe à phases multiples, un modèle qui de manière surprenante est comparable à ceux employés pour décrire la croissance humaine (fig. 12-4). Dans un tel modèle, la croissance des très jeunes individus, de moins de 4 mois, est extrêmement rapide, ce qui est biologiquement logique : l’océan ouvert est un milieu très dangereux pour les très petits thons, les prédateurs y sont très nombreux, y compris ses propres parents pratiquant souvent le cannibalisme, il faut donc grandir vite ! Ensuite, la croissance des individus de taille moyenne, par exemple entre 1 et 10 kg, est par contre très ralentie, cela pendant une période d’environ un an. Puis, lors de la phase de maturation sexuelle (pré-adultes), la croissance s’accélère fortement (comme dans l’espèce humaine). Enfin, la croissance des adultes s’atténue progressivement avec l’âge, mais elle se poursuit durant toute la vie des thons (seule exception à la comparaison avec la croissance de l’espèce humaine).
69Il est aussi possible que la croissance du listao estimée par les marquages soit aussi différente de celle estimée antérieurement. Les résultats des marquages de thons de la CTOI vont aussi permettre de déterminer si la croissance des mâles et des femelles est identique – hypothèse universellement admise par les scientifiques – ou pas. Aucun programme de marquage de thons n’a jusqu’à présent permis d’aborder cette question, mais grâce à l’identification du sexe de nombreux thons adultes recapturés, les premiers résultats issus du programme RTTP-IO laissent à penser que, comme dans l’espèce humaine, les femelles d’albacores et de patudos adultes seraient d’une taille inférieure à celle des mâles.
70Cela expliquerait qu’elles soient moins représentées dans les plus grandes tailles, phénomène que l’on a souvent attribué, à tort donc, à une mortalité naturelle plus élevée chez les femelles que chez les mâles.
DES ESTIMATIONS PLUS FIABLES DE LA MORTALITÉ NATURELLE
71Le taux de mortalité naturelle est la fraction d’un groupe de thons qui meurent chaque année de causes « naturelles » variées, par exemple dévorés par des prédateurs (un destin fréquent pour les individus de très petite taille dans le milieu marin), atteints de maladies ou victimes de parasites, ou encore mourant de faim. Ce paramètre de la « mortalité naturelle en fonction de l’âge » des thons est à la fois l’un des plus importants dans les modèles d’évaluation des stocks et, en même temps, l’un des plus incertains. Les marquages sont en théorie la méthode la plus robuste pour bien estimer ce paramètre clef en dynamique des populations. Des premières estimations ont déjà été réalisées au moyen de méthodes statistiques classiquement utilisées pour analyser les recaptures des oiseaux bagués. Ces résultats ne concernent encore que la mortalité naturelle des juvéniles, mais ils laissent à croire que cette mortalité naturelle serait sensiblement plus faible qu’on ne le pensait jusqu’à présent. Cette diminution de la mortalité naturelle aurait un impact très important sur les résultats des évaluations des stocks, car ce paramètre conditionne largement la productivité biologique des stocks.
VERS UNE ESTIMATION DU TAUX D’EXPLOITATION ET DE LA BIOMASSE* DE LA POPULATION MARQUÉE
72L’un des résultats classiques attendu des marquages est de fournir des estimations du taux d’exploitation des ressources. Autrement dit, on peut calculer à la fois la fraction du stock capturée par la pêche et, indirectement, la biomasse des thons qui survivent et qui nagent dans l’océan. La base de ces calculs est simple et logique, elle est présentée ci-dessous.
Comment estimer la taille d’une population par marquage ?
• On dispose d’un grand lot de X billes blanches, le nombre X de ces billes étant l’inconnue que l’on cherche à quantifier (c’est le nombre des thons qui nagent dans l’océan).
• On jette un nombre connu de billes noires dans ce lot (les thons marqués), et on mélange soigneusement les billes noires avec les blanches (cela traduit les mouvements des thons : après un certain temps les thons marqués et non marqués se mélangent à l’échelle du stock).
• On prélève ensuite aléatoirement un lot de billes (les poissons pêchés, dont les nombres et les tailles sont bien connus par les statistiques de pêche) : si presque toutes sont blanches, on peut en déduire que les billes blanches sont largement dominantes (stock très important) et que le taux de prélèvement par la pêche est négligeable (faible mortalité par pêche). Au contraire, si on retrouve beaucoup de billes noires parmi les billes prélevées, on peut estimer que le taux de prélèvement est significatif, et on peut ainsi aisément estimer le nombre des billes blanches X qui était l’inconnue du problème (donc la population de thons).
73Les analyses des résultats des marquages sont bien sûr beaucoup plus complexes, car les recaptures ont lieu pendant plusieurs années, dans diverses zones, réalisées par différents engins de pêche, certains ne déclarant pas les marques recapturées (ce taux de non-report étant le plus souvent inconnu). En outre, dans la nature, un certain pourcentage des billes disparaît chaque année, victime de la mortalité naturelle, et il faut en tenir compte dans les estimations. Nonobstant ces sérieuses difficultés analytiques, l’analyse des taux de recapture de thons marqués, menée en tenant compte de la structure démographique des prises, constitue une méthode très solide d’évaluation du nombre de thons nageant dans la mer et de la fraction des stocks capturée annuellement par la pêche en fonction de l’âge des poissons (mortalité par pêche). Les estimations obtenues à partir de ces données seront toujours bien meilleures que celles réalisées sans les marquages (ce qui était le cas de la CTOI avant le RTTP-IO).
Une valorisation scientifique qui reste à faire
74Les scientifiques de la CTOI doivent à l’heure actuelle mieux analyser l’ensemble des résultats obtenus par le RTTP-IO. Les analyses sont très complexes, car elles demandent une efficace intégration des données de marquage-recapture, des données des pêcheries (prises par tailles et par espèces, efforts de pêche*) pour tous les engins et enfin des données relatives à l’environnement et à sa variabilité saisonnière (qui conditionne en grande partie les mouvements et la croissance des thons). On doit aussi garder en ligne de mire, au moins à titre comparatif, les multiples résultats obtenus depuis cinquante ans dans les autres océans par des campagnes de marquages similaires. C’est au travers de telles comparaisons que l’on pourra faire la distinction entre les résultats spécifiques à l’océan Indien et ceux qui sont communs aux différentes régions océaniques.
75L’étape finale sera de modéliser de manière réaliste et pleinement intégrée les données des marquages, des pêcheries et de l’environnement. Des travaux de cette nature sont bien sûr en cours au sein de la CTOI, mais cette tâche s’avère plus complexe que prévu. À l’heure actuelle, les complexes modèles d’évaluation des stocks, même les meilleurs d’entre eux et utilisés par des experts parmi les plus reconnus, ne parviennent pas à représenter de manière convaincante la dynamique et l’exploitation des populations de thons de l’océan Indien. Un gros effort de recherche et de modélisation reste donc à accomplir pour tirer le maximum des résultats actuels du RTTP-IO. C’est un grand défi pour la CTOI et pour ses chercheurs.
Auteur
Biologiste de l’IRD
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