Chapitre 7. Le « Coco de Mer », une montagne sous la mer
p. 153-165
Texte intégral
Une découverte surprenante
1Le 20 novembre 1982, le Gevred, avec pour patron Michel Marrec, quitte l’océan Atlantique et entame alors avec trois autres senneurs français la première prospection menée à grande échelle dans l’ouest de l’océan Indien par une flottille de senneurs, cela avec le soutien financier de la France. Cette phase de prospection s’achève en novembre 1983 sur un succès. Au cours des douze mois passés dans l’océan Indien, le Gevred a capturé 3 100 tonnes de thons, alors que ses captures annuelles oscillaient entre 2 000 et 3 200 tonnes en Atlantique. L’exploration finie, le Gevred et son équipage restent donc pêcher dans l’océan Indien.
2Dix mois plus tard, en septembre 1984, la région des Seychelles est déjà exploitée depuis plusieurs mois par une importante flotte de 22 senneurs français et ivoiriens, et de 6 senneurs espagnols. Le 31 août 1984, le Gevred quitte le port de Victoria sous les ordres du commandant Marrec et met le cap vers la zone équatoriale au nord des Seychelles. La pêche est assez bonne, au moins pour cette époque « historique », durant une saison de pêche qui n’est pas la meilleure. Ainsi, dès le 17 septembre, 262 tonnes de thons ont déjà été pêchées en huit coups de senne. Le 18 septembre, le Gevred est toujours en recherche au nord de l’équateur, par 56° Est, à 55 milles (soit 100 km) au-delà des limites de la zone économique des Seychelles. À midi, l’un des veilleurs signale la présence d’un petit banc de thons en surface. Michel Marrec l’observe aux jumelles depuis la passerelle du Gevred pour en évaluer l’importance et le comportement. Le banc repéré n’a rien de remarquable, mais le patron décide quand même de larguer la senne. L’encerclement du banc se déroule sans problème. Michel Marrec retourne ensuite à sa passerelle, puis jette un coup d’œil de routine sur le sondeur. Quelle n’est pas sa stupeur lorsqu’il aperçoit une bande sombre se dessiner clairement à une profondeur de 190 mètres sur le sondeur, suggérant à cet endroit l’existence d’un mont sous-marin très pentu, ou guyot* (fig. 7-1). Certes, les cartes marines dessinent les contours d’une chaîne montagneuse sous-marine s’étendant sur une centaine de kilomètres dans les parages de ce pic, mais les sommets se situent entre 600 et 1 000 m de profondeur. Au-delà, c’est la plongée vers les zones abyssales, à près de 5 000 mètres. Ici, le fond ne peut donc jamais être visible au sondeur.
3Sachant que la senne du Gevred plonge à une profondeur de plus de 100 mètres, il y a alors un risque sérieux que la senne n’accroche ce haut-fond sous-marin présumé, car il existe peut-être des aiguilles non détectées à des profondeurs moindres. Passé ce premier moment de stupéfaction, le commandant Marrec demande alors à son équipage de réaliser un sondage manuel au moyen d’une ligne plombée, technique ancestrale mais fiable, employée pendant des siècles par tous les navigateurs et les explorateurs des océans. L’existence d’un fond à 190 mètres de profondeur est bien confirmée sur une distance de quelques centaines de mètres. Ce premier coup de senne est par ailleurs rendu difficile par un fort courant, et il est peu productif avec seulement onze tonnes de gros albacores ramenées à bord. Par contre, les indices signalant la présence de thons sont très nombreux dans le secteur. Le skiff* du Gevred ayant besoin d’une petite réparation, Michel Marrec en profite alors pour mener à bien une rapide reconnaissance bathymétrique au sondeur destinée à mieux évaluer la forme et la surface de cet étrange relief sous-marin qui ne figure sur aucune carte. Il se confirme rapidement qu’il existe bien à cette position un guyot de très petite taille, alors totalement inconnu des pêcheurs français et espagnols. Compte tenu de sa superficie, ce guyot est véritablement une tête d’épingle plantée sur un socle montagneux (fig. 7-2).
4Un tel mont sous-marin est a priori fort intéressant pour un pêcheur de thons, car il est connu depuis longtemps que ce type de relief attire les poissons. Cette richesse s’observe tant pour les espèces qui vivent sur le sommet des guyots que pour les espèces pélagiques – et en particulier les thons – qui se concentrent dans la colonne d’eau qui les surplombe. Michel Marrec décide alors de baptiser ce lieu du nom de « Pic », mais très rapidement les pêcheurs l’appelleront le « Coco de Mer », et c’est sous ce nom qu’il a été ensuite signalé sur la plupart des cartes marines. Marrec décide alors de ne pas communiquer sa position de pêche à ses collègues et amis de la flottille française et de conserver pour lui, jusqu’à plus ample informé, la découverte de son Pic ! Il reste bien sûr dans la même zone et ancre un radeau sur le mont sous-marin, puisqu’il avait faussement annoncé par radio aux autres patrons des thoniers français avoir donné ce coup de senne historique sur un objet flottant (bien sûr sans parler du mont sous-marin) pour éviter que l’avion de prospection ne vienne fouiller la zone pour le reste de la flottille. Le lendemain, après réparation du skiff, il donne un deuxième coup de senne, qui rapporte seulement cinq tonnes, dans des conditions de mer difficiles. Néanmoins, des bancs restent toujours bien visibles en surface aux abords du guyot. Le vrai bénéfice de cette persévérance survient le surlendemain de la découverte. Le Gevred capture 173 tonnes de thons en trois coups de senne, une capture record pour l’époque. Les cuves du Gevred sont pleines et il doit faire route plus tôt que prévu vers Victoria pour débarquer ses thons. Il y arrivera le 22 septembre. Personne encore, ni à Victoria, ni en mer sur les senneurs, ne connaît le secret de la découverte fortuite de Michel Marrec. Le 30 septembre 1984 à 17 heures, le débarquement achevé, le Gevred repart à la hâte vers la position encore cachée du Coco de Mer. Il effectue alors une série de pêches qui passent pour miraculeuses à l’époque pour un si petit senneur, assurément la plus belle marée de la carrière du Gevred ! Il va ainsi réaliser son « plein » de thons en seulement huit jours de pêche, après 18 coups de senne successifs, tous réalisés sur le Coco de Mer ! Le bref secret du Coco de Mer et de sa richesse en thons finit par être connu quand Michel Marrec révèle par radio l’existence et la position exacte du mont sous-marin en premier lieu à ses frères, également patrons de senneurs, puis à ses collègues de la flottille française. Une bonne partie de celle-ci se met immédiatement en route vers le Coco de Mer : le premier senneur y arrive le 7 octobre, puis six autres senneurs le 8 octobre, date à laquelle le Gevred réalise sa dernière calée*, avant de refaire cap vers Victoria pour un nouveau déchargement. Le 9 octobre, deux nouveaux senneurs espagnols, qui ont eu connaissance par radio des captures françaises sur le Coco de Mer, rejoignent les sept senneurs français déjà en pêche dans la zone. Débute alors une période exceptionnelle durant laquelle une importante flottille de senneurs exploitera presque sans discontinuer durant plusieurs semaines le même mont sous-marin. La figure 7-3 montre l’intense effort de pêche journalier déployé durant cette période sur le Coco de Mer, ainsi que les importantes prises réalisées : du 2 au 14 octobre, soit en seulement treize jours, une prise record d’environ 2 760 tonnes de thons sera effectuée par les senneurs français et espagnols sur ce relief (soit 212 tonnes par jour). Une telle capture dans un délai si bref est très probablement unique dans l’histoire des pêches thonières mondiales sur les monts sous-marins. L’année 1984 s’achèvera plus calmement, le Coco de Mer étant régulièrement visité par les senneurs français et espagnols, mais la prise totale sur le Coco de Mer entre le 18 octobre et le 31 décembre atteindra « seulement » 4 000 tonnes (soit une honorable prise moyenne de 40 tonnes par jour). Le Coco de Mer est donc entré dès l’année de sa découverte, en 1984, dans les annales de la pêche thonière mondiale ! Il sera ensuite très régulièrement exploité par les flottilles de senneurs basées aux Seychelles et les prises réalisées sur ce mont resteront chaque année très importantes : durant les trois premières années complètes de son exploitation (de 1985 à 1987), la production annuelle cumulée des flottes françaises et espagnoles avoisine les 5 000 tonnes, mais les prises françaises vont rapidement devenir minoritaires (voir fig. 7-5).
5En octobre 1987, le navire océanographique Alis de l’Orstom croise dans la zone du Coco de Mer à l’occasion de la campagne scientifique Indothon, qui a débuté à Socotra, au large de la Corne de l’Afrique. Au programme de cette campagne d’océanographie physique à laquelle participent Bernard Piton, Francis Marsac et des scientifiques seychellois (Ghislaine Carrara et Nirmal Jivan Shah) figure entre autres la réalisation d’une bathymétrie fine du mont sous-marin. En effet, la seule trace disponible était l’enregistrement papier original de Michel Marrec réalisé en 1984. Le 14 octobre, le secteur est donc quadrillé durant une demi-journée et les profondeurs sont enregistrées en continu. La profondeur de 191 m est détectée au sommet du guyot. La plateforme limitée par l’isobathe 200 m ne mesure que 1 100 m de long (du nord au sud) et 700 m de large (de l’est à l’ouest). Ces sondages haute résolution permettront de réaliser la cartographie précise du Coco de Mer (fig. 7-4) remise aux senneurs et, surtout, au SHOM1 chargé de mettre à jour les cartes marines de la région avec l’Amirauté britannique. À partir de 1988, on pourra ainsi voir apparaître par 0°26’N et 56°01’E un point bleu ciel sur les cartes, signalant un plateau de profondeur inférieure à 200 m au beau milieu de l’océan Indien occidental.
Un changement radical du mode d’exploitation sur le Coco de Mer
6Les conditions de pêche sur le Coco de Mer vont radicalement évoluer en 1988, année à partir de laquelle les deux principaux armements espagnols décident d’ancrer deux navires « auxiliaires » de manière permanente sur le Coco de Mer. Ces navires ont plusieurs objectifs : le premier est de réserver l’accès du Coco de Mer aux senneurs espagnols, puisque la présence d’un navire ancré rend quasi impossible la manœuvre d’un senneur voulant capturer un banc de thons situé à la verticale du mont sous-marin si le navire auxiliaire ne se retire pas. Ces navires auxiliaires ont aussi d’autres fonctions logistiques : tout d’abord, ils sont équipés de puissantes lumières de 40 000 watts environ allumées dès le coucher du soleil et éteintes à l’aube. Durant la nuit, cette lumière attire autour des navires toute une faune pélagique de surface (coryphènes*, poissons volants…) mais fait également remonter des plus grandes profondeurs d’autres espèces, comme des calmars. Cette agrégation de proies contribue à attirer les thons à la périphérie du volume éclairé. Au final, la présence des navires, qui agissent comme des dispositifs de concentration (DCP*), et la forte intensité lumineuse créent des conditions favorables au maintien d’une biomasse* importante en thons sur le Coco de Mer.
7En outre, ces navires auxiliaires sont équipés d’excellents sondeurs et sonars qui délivrent des estimations fiables des quantités de thons présentes sur le relief, aussitôt transmises aux senneurs espagnols avec lesquels ils sont associés. On constate en effet un phénomène progressif d’agrégation des bancs qui peut s’étaler sur plusieurs jours, et il est parfois nécessaire de différer l’arrivée des navires si ce processus s’effectue de manière trop lente. Les navires auxiliaires jouent un rôle de sentinelles surveillant l’évolution de l’abondance locale pour optimiser l’activité des senneurs. Parmi les plus fidèles senneurs exploitants du Coco de Mer, on retiendra le vieux senneur espagnol Albacora 4, qui a pendant plus de quinze ans réalisé une partie importante de ses captures sur le Coco de Mer. Chacun des deux navires auxiliaires était associé à un senneur, et non à l’ensemble de la flottille. Ainsi, la manne thonière du Coco de Mer, qui aurait dû être accessible à tous du fait que ce guyot est situé en eaux internationales, a rapidement été monopolisée par seulement deux senneurs, et espagnols de surcroît. On peut comprendre la rancœur du découvreur !
Le Coco de Mer, médaille d’or mondiale des prises thonières
8Il a résulté de cette exploitation soutenue et organisée des prises record de thons réalisées depuis 1988 par les senneurs espagnols sur le Coco de Mer. Ces prises record apparaissent de fait clairement sur toutes les cartes de pêche des senneurs établies par carré de 1° de côté : le carré qui englobe le Coco de Mer a ainsi fourni chaque année des prises qui sont bien supérieures à celles de tous les autres carrés de l’océan Indien ! Depuis 1988, le Coco de Mer est même, à l’échelle mondiale, la zone de pêche qui recueille la médaille d’or de productivité en thons. Les médailles d’argent et de bronze pourraient être décernées à deux secteurs, eux aussi proches de l’équateur, situés dans le Pacifique Ouest au nord de la Papouasie Nouvelle-Guinée. La figure 7-5 présente les quantités de thons qui ont ainsi été capturées annuellement à la verticale du Coco de Mer. Si l’on regarde dans le détail, on constate que 88 % des captures sont réalisées à moins de deux milles (3,7 km) du sommet, ce phénomène étant très classiquement observé mondialement sur tous les monts sous-marins riches en thons. L’effet agrégatif sur les bancs de thons disparaît donc très rapidement au fur et à mesure que l’on s’éloigne du relief (fig. 7-6).
9Le listao est l’espèce la plus abondante sur le Coco de Mer ; il représente en moyenne 57 %des prises. L’albacore y est aussi capturé en abondance, contribuant à hauteur de 36 % des prises, alors que le patudo est relativement plus rare (7 %). Ces pourcentages par espèce sont en fait assez voisins de ceux enregistrés dans les prises de thons associées aux objets flottants. Tout semble ainsi suggérer qu’un tel mont sous-marin fonctionnerait comme un « objet flottant inversé », en fournissant aux poissons pélagiques tels que les thons, les requins et diverses autres espèces un point de repère fixe auprès duquel ces poissons tendent à se regrouper spontanément (en opposition avec les zones de grande profondeur, où ces poissons sont plus dispersés). L’enrichissement local des eaux à proximité du mont sous-marin est aussi une cause probable de la concentration des thons et des autres grands prédateurs dans la zone, et qui contribue aussi sans doute aux fortes prises. Beaucoup des poissons tendent ainsi logiquement à demeurer dans cette zone qui est globalement plus riche en nourriture que les zones voisines, ce phénomène étant accentué par la présence des navires auxiliaires et leurs puissantes lampes qui concentrent les proies de nuit et les rendent disponibles pour les thons.
10L’analyse des poids et des tailles moyennes des diverses espèces de thons capturées sur le Coco de Mer révèle que ces poissons sont de petite taille, voisine de celle des thons pris sous les objets flottants dérivants, soit un poids moyen de 9,3 kg pour l’albacore, de 2,2 kg pour le listao et de 5,2 kg pour le patudo (fig. 7-7).
Des campagnes océanographiques pour tenter de comprendre
11L’Orstom s’est bien sûr intéressé à ce mont sous-marin pour tenter de comprendre quels mécanismes pouvaient expliquer une telle productivité. Ainsi en 1993 et 1994, une équipe composée de scientifiques français et seychellois, conduite par Francis Marsac, réalisa trois campagnes sur le Coco de Mer dans le cadre du Projet thonier régional de la Commission de l’océan Indien. De nombreuses mesures de courant, de température et des détections acoustiques de poissons furent effectuées grâce à des instruments mouillés sur le sommet du guyot. Des mesures complémentaires réalisées quelques milles alentours servirent d’observations témoins pour estimer la perturbation causée par le relief. Des recherches antérieures réalisées sur plusieurs guyots du Pacifique et de l’Atlantique ont mis en évidence un phénomène physique (initialement démontré en laboratoire) dénommé « colonne de Taylor » du nom de son découvreur. Une colonne de Taylor est un tourbillon plus ou moins stationnaire qui se forme à la verticale d’un mont sous-marin sous l’effet du courant et de la force de Coriolis*. Ce mouvement tend à retenir sur le guyot les eaux profondes riches en sels nutritifs qui vont stimuler la production de plancton. Le Coco de Mer se trouvant sur l’équateur, la force de Coriolis devient nulle, et ce phénomène ne s’exprime pas exactement de la même manière. Néanmoins, les mesures montrent une perturbation réelle de la température, avec des variations de 3°C par 24 heures sur le guyot. On constate aussi l’existence d’une thermocline double et une importante diminution de la teneur en oxygène dissous. Le courant s’écoule en sens opposé de part et d’autre de la thermocline.
12Comment cette situation originale et complexe peut-elle expliquer la concentration de thons dans ce secteur ? Trois hypothèses peuvent être avancées. La première serait de nature alimentaire : malgré l’absence de mesures directes sur les quantités de plancton présentes, tout porte à croire qu’un enrichissement important en plancton et espèces proies des thons s’opère à la partie supérieure du guyot du fait de l’accumulation de substances nutritives. Des observations visuelles faites à l’occasion de plongées sous-marines dans les 50 premiers mètres sur le site du Coco de Mer ont bien mis en évidence une densité importante de micro-particules en suspension. Les proies des thons se concentreraient dans les eaux plus richement oxygénées au-dessus de la thermocline. La seconde hypothèse serait l’anomalie de champ magnétique causée par la présence même du mont sous-marin. On sait que les thons, comme certains oiseaux migrateurs, peuvent s’orienter en tenant compte des variations du champ magnétique terrestre, les anomalies jouant le rôle d’attracteurs. On peut noter au passage que cette anomalie magnétique est bien détectée par les satellites altimétriques qui mesurent la déformation de la surface de la mer (de l’ordre de quelques centimètres). C’est d’ailleurs ainsi que ces satellites ont permis de faire l’inventaire, à l’échelle mondiale, d’un grand nombre de monts sous-marins qui étaient encore inconnus des cartographes et des navigateurs. La troisième hypothèse serait l’effet DCP combiné du guyot et des navires auxiliaires ancrés en permanence sur le site, effet accentué durant la nuit par les 40 000 watts de lumière émis par les deux navires. Nous avons d’ailleurs été témoins de scènes de chasse des thons sur des poissons volants et autres calmars en pleine nuit, dans le périmètre éclairé autour des navires. Dans ces conditions, les thons peuvent même s’alimenter de nuit, alors qu’en situation normale ces prédateurs sont limités à la période diurne ou crépusculaire. Cette conjonction de facteurs favorables associés à la présence du guyot peut expliquer que les captures décroissent si rapidement lorsque l’on s’éloigne à plus de deux milles du sommet.
13Les thons agrégés sur le Coco de Mer sont également assez facilement capturables, par le fait que la thermocline et l’oxycline se trouvent à la même profondeur, vers 80-100 m. En dessous de 100 m, la température et la teneur en oxygène décroissent rapidement et ne correspondent plus à un habitat propice à des séjours prolongés, surtout pour les juvéniles de thons qui abondent sur le Coco de Mer. Une bouée sondeur a ainsi montré que les thons étaient concentrés dans les 50 premiers mètres de jour ; ils se répartissaient plus profondément de nuit, mais sans dépasser 110 m la plupart du temps. En conclusion, les conditions locales rendraient les thons présents sur le Coco de Mer particulièrement vulnérables aux senneurs.
14Enfin, ce mont sous-marin, comme beaucoup d’autres, dispose d’une faune démersale* abondante. Les pêches réalisées à la palangrotte sur le Coco de Mer redonneraient envie aux pêcheurs les plus blasés ! Elles sont toujours fructueuses, constituées de gros poissons et témoignent d’une richesse en proies quasi permanente à proximité du fond. On y trouve certes le Ruvettus, ou « oil fish », poisson prédateur à la chair très chargée en huile et totalement indigeste, mais aussi de magnifiques vivaneaux rouge sang (Etelis carbunculus). Le problème est de ramener ces poissons intacts à la surface, car ils sont parfois attaqués par des requins qui patrouillent à mi-profondeur. Malgré ces conditions en apparence favorables, il serait malvenu de se lancer dans une exploitation de type commercial, car le taux de renouvellement des poissons inféodés aux monts sous-marins est très lent. L’expérience acquise sur d’autres guyots montre que l’on atteint rapidement un épuisement total et parfois irréversible des ressources démersales inféodées à ces habitats.
Une paternité controversée pour cette découverte !
15Pour les patrons des senneurs français et espagnols de l’océan Indien, le Coco de Mer a bien été trouvé par Michel Marrec en septembre 1984, et il figure effectivement sous ce nom sur les cartes marines depuis la fin des années 1980. Néanmoins, il subsiste un débat sur la paternité réelle de cette découverte. Des archives soviétiques révèlent que des palangriers de recherche russes auraient exploré cette région de l’océan Indien dès 1961, et que ce mont sous-marin aurait sans doute été découvert à cette période. La région entourant le mont aurait été exploitée par des palangriers commerciaux russes jusqu’à la fin des années 1970. Le premier navire à signaler une pose de palangre à la verticale du guyot a été le Golub Mira, en 1978. Initialement dénommé « Equator Seamount », le guyot fut ensuite officiellement déclaré sous le nom de « Travin Bank » par le VNIRO2 au Gebco3, le service administratif compétent qui répertorie au plan international les positions et les noms des reliefs sous-marins. Curieusement, ce nom est resté absent des cartes marines. L’histoire de cette découverte, qui a précédé de quatre ans et demi la « redécouverte » du Gevred, est donc longtemps restée cryptique. C’est la raison pour laquelle les pêcheurs européens (et seychellois) continuent d’utiliser le sympathique patronyme de « Coco de Mer » qu’ils avaient proposé pour baptiser cette montagne sous-marine dont ils pensaient avoir été les tout premiers découvreurs.
16En conclusion, la présence dans la « banlieue » de la ZEE* des Seychelles de ce mont sous-marin qui, nous l’avons vu, est le plus productif en thon à l’échelle mondiale4 constitue assurément un fait remarquable, tant sur le plan scientifique (pour des chercheurs de disciplines multiples) que sur le plan halieutique. Cette zone reste un laboratoire naturel de premier choix pour comprendre un peu mieux les mécanismes qui entraînent l’agrégation des thons sur les reliefs sous-marins. Curieusement, aucune protestation suffisamment forte de la part des autres flottilles à l’encontre des Espagnols qui ont pris possession du site n’est survenue, et d’autant plus qu’un mouillage permanent en haute mer doit être signalé de manière officielle. Il n’y a que la piraterie somalienne qui a finalement délogé les deux navires auxiliaires après 2009, car le Coco de Mer se situait dans la zone impactée par les pirates.
Notes de bas de page
1 SHOM : Service hydrographique et océanographique de la Marine (française).
2 VNIRO : Institut fédéral russe de recherches halieutiques et océanographiques
3 Gebco: General Bathymetric Chart of the Oceans
4 Le caractère exceptionnel du Coco de Mer a suscité l’intérêt d’un cinéaste, Bernard Crutzen, qui a réalisé en 2005 un film intitulé « La montagne sous la mer », sous le conseil scientifique de F. Marsac. Ce documentaire, co-produit par Azur Océan Indien, Prodom Canal réunion, RFO et l’IRD figure au fonds documentaire de l’IRD.
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