Chapitre 6. Les débuts de la pêche thonière espagnole dans l’océan Indien
p. 139-152
Texte intégral
1La première campagne espagnole de prospection des thons dans l’océan Indien fut menée à l’intérieur de la ZEE* des Seychelles par deux canneurs de juin 1981 à mars 1982. Deux ans plus tard, de mars à novembre 1984, quatre senneurs provenant de l’Atlantique oriental effectuèrent une autre prospection dans l’océan Indien occidental, à la suite de l’accord de pêche signé à Victoria en octobre 1983 entre les gouvernements seychellois et espagnol. La flottille espagnole dédiée au thon tropical était déjà très importante dans l’océan Atlantique oriental, puisque ses 50 senneurs pêchaient 35 % de la production totale (principalement albacore et listao). Le lancement programmé de nouveaux senneurs – alors en construction – imposait la recherche de nouveaux lieux de pêche. L’une de ces zones fut alors logiquement l’océan Indien occidental, car les armements espagnols avaient bien sûr eu connaissance des résultats encourageants obtenus par le senneur français Île de Sein de décembre 1980 à mars 1981 (cf. chap. 4).
La campagne des canneurs en 1981 et 1982
2Les contacts préalables à la campagne des canneurs eurent lieu en 1980. Une délégation espagnole fut invitée par les autorités seychelloises pour rencontrer les pêcheurs seychellois et français qui avaient lancé en janvier de la même année, une campagne expérimentale à la canne (cf. chap. 3). Les équipages français n’avaient pas réussi à assurer un approvisionnement régulier en appât. Malgré tout, après quelques sorties en mer sur ces mêmes canneurs, les pêcheurs espagnols firent un diagnostic plutôt encourageant des ressources en appât. Cela incita le sous-secrétariat à la pêche espagnol et les armements à organiser l’année suivante une campagne de prospection à la canne avec des équipages espagnols experts dans cette méthode de pêche. Il faut rappeler que les Basques espagnols introduisirent cette technique de pêche au large de Saint-Jean-de-Luz juste après la Seconde Guerre mondiale, et qu’ils furent aussi les premiers équipages européens à tenter l’aventure du thon tropical à la canne à partir de 1953 au large du Sénégal. L’Institut national de l’industrie (INI) fut chargé d’organiser la campagne au moyen de deux navires basques et le suivi scientifique fut confié à J. L. Cort. Durant la phase de préparation de cette campagne, l’armement seychellois Soget et ses quatre canneurs avaient fait faillite, et les navires avaient arrêté toute activité fin mars 1981. Le 26 juin 1981, après 30 jours de mer, les deux canneurs espagnols arrivèrent au port de Victoria.
3Deux bateaux participèrent à la prospection : le Nuevo Madre del Cantábrico (cf. photo p. VII hors texte) de Guetaria (Guipúzcoa), long de 31 mètres, comprenant 18 membres d’équipage, et le Bahía de Santoña de Santoña (Santander), long de 29 mètres, avec un équipage de 14 marins. La capacité de leurs viviers à appât vivant variait de 50 000 à 55 000 litres. Les deux navires, tous deux en acier, étaient équipés de systèmes modernes de navigation par satellite, de sondeurs pour détecter les bancs et d’une bolinche de 240 m de long sur 70 m de chute* destinée à la capture de l’appât vivant selon la technique européenne (contrairement aux canneurs japonais qui utilisent un filet très différent, le bouke ami).
4La campagne fut caractérisée par deux phases bien distinctes : la première commença en juillet 1981, en pleine période de mousson de sud-est, et s’acheva le 18 décembre (retour de l’équipage en Espagne pour Noël). Ce fut une phase d’adaptation des pêcheurs à une région qui leur était totalement inconnue ; elle produisit cependant des résultats très positifs, tant en termes d’appât vivant que de pêche au thon. La seconde, réalisée de janvier à mars, fut très différente et moins fructueuse pour deux raisons principales :
les bateaux souffrirent d’un manque d’entretien durant la première période d’activité, le port de Victoria n’offrant pas les conditions adéquates pour des navires de cette taille. Ils durent ainsi passer près d’un an en mer sans aucune maintenance. Les problèmes techniques devinrent de plus en plus fréquents, et les bateaux passèrent de longues périodes au port de Victoria à réparer alors que dans des conditions normales, ces bateaux ne sont arrêtés que deux à trois fois par an pour les tâches d’entretien ;
à partir du mois de février, l’espèce principale et la plus appréciée en tant qu’appât vivant, la comète fine (Decapterus macrosoma), disparut des lieux habituels où elle était capturée jusqu’alors, et les navires, qui avaient déjà perdu de nombreux jours en mer à la recherche d’appât, durent avoir recours à d’autres espèces d’appât vivant de moindre qualité.
5La campagne s’acheva le 28 mars 1982, avec l’arrivée du Bahía de Santoña au port de Victoria, au retour d’une prospection réalisée dans les îles du groupe Aldabra. Les deux bateaux repartirent vers l’Espagne quelques jours plus tard.
La question de l’appât vivant
6Les bateaux qui participèrent à la campagne avaient une grande expérience dans la pêche au filet tournant de poissons pélagiques du golfe de Gascogne tels que l’anchois, la sardine et le maquereau, ainsi que dans la pêche à la canne et à l’appât vivant des thons comme le germon et le thon rouge. Tenter de pêcher dans une zone totalement nouvelle, comme l’océan Indien, en trouvant rapidement l’appât approprié pour ensuite capturer les thons était une entreprise pleine d’aléas. Néanmoins, la longue expérience des équipages dans l’Atlantique constituait une garantie pour tenter de résoudre les difficultés.
7Lors de leur départ de l’Atlantique, les équipages des deux canneurs étaient informés des problèmes rencontrés par les canneurs français dont les 15 mois de pêche infructueuse, tant pour l’appât vivant que pour le thon, avaient ruiné l’armement seychellois Soget.
8Les premiers essais de pêche à l’appât vivant, conduits de nuit dans la Baie Ternay, au nord-ouest de l’île de Mahé, furent décevants car les poissons trouvés – maquereau des Indes (Rastrelliger kanagurta), sardine de France (Sardinella sir) et sélar coulisson (Selar crumenopthalmus) – étaient trop gros (de 24 à 26 cm de long) pour la pêche au thon. Les pêcheurs espagnols pensaient toutefois que ce n’était qu’une question de temps et qu’ils finiraient par trouver sur le plateau de Mahé des comètes fines (Decapterus macrosoma) de taille idéale (10-15 cm), car ils en avaient vu au port de Victoria dans les filets des pêcheurs artisans. Une fois l’appât capturé, les bateaux tentèrent de trouver du thon sur les tombants du plateau de Mahé, sans succès, car non seulement l’appât était d’une taille inadaptée, mais les mauvaises conditions de mer en faisaient mourir un grand nombre. De plus, les thons ne s’approchaient pas du bateau pour attaquer l’appât vivant. Le comportement du poisson à cette période de l’année ne facilitait donc pas la pêche à la canne, dont la réussite dépend de la concentration de thons attirés par l’appât sous le navire.
9La première capture importante de l’appât vivant le plus apprécié, Decapterus macrosoma (de 11 à 15 cm de long), eut lieu le 12 juillet à quelques milles à l’ouest de l’île de Mahé. Les pêcheurs durent renoncer à utiliser la lumière pour capturer ces poissons, car ceux-ci présentaient un tropisme* négatif. Ils durent alors les capturer de nuit « au jugé » en suivant les bancs avec le sonar. À partir de ce moment-là et presque jusqu’à la fin de la campagne, soit sept mois plus tard, ce fut l’appât utilisé par les pêcheurs espagnols et celui qui donna les meilleurs résultats pour la pêche des thons.
Les résultats des pêches de thon
10Au cours des premières sorties de pêche au thon, de nombreux bancs furent toutefois observés, composés principalement d’albacores. Les bancs de thons étaient associés à des oiseaux marins, parmi lesquels des sternes, des puffins et des frégates. Le premier mois de pêche, juillet 1981, concentra le plus grand nombre de jours de mer de toute la campagne (31). Malgré cela, les prises furent peu importantes et les rendements plafonnèrent à 0,8 t/jour de mer. Les pêcheurs pensaient que la pêche s’améliorerait dès que le vent se calmerait et que la température de la mer augmenterait (en juillet, la température en surface était seulement de 24,6 °C). Le bilan à l’issue des trois premiers mois, qui correspondaient à la mousson de sud-est, fut médiocre, avec seulement 143 tonnes capturées, soit 23 % de la prise totale de l’ensemble de la campagne de prospection. es nombreux jours de mer perdus à cause du mauvais temps et sans doute l’inexpérience des pêcheurs espagnols face à ces conditions nouvelles furent la cause principale de ce mauvais démarrage.
11C’est ensuite, avec l’amélioration des conditions climatiques dès la fin du mois de septembre, que commença la phase la plus productive de toute la campagne. Le vent tomba pour laisser la place aux calmes caractéristiques de l’inter-mousson. La température de l’eau augmenta progressivement pour atteindre 28 °C en décembre. Les bateaux sortirent régulièrement et capturèrent de l’appât vivant de la meilleure qualité dans les zones habituelles. D’octobre à décembre 1981, les rendements augmentèrent, passant de 6,7 à 11,4 t/jour de mer et par bateau (décembre fut le meilleur mois de la campagne). Durant ce trimestre, les captures s’élevèrent à 425 tonnes (en majorité de l’albacore), c’est-à-dire 70 % de la capture totale des neuf mois de la campagne. De meilleurs résultats auraient pu être atteints si les infrastructures du port de Victoria avaient été plus adaptées, car à cette époque, la chambre de congélation du port n’avait qu’une capacité de 14 tonnes par jour, et les bateaux durent parfois attendre jusqu’à cinq jours au port pour décharger leurs cales. Lorsque les bateaux sortaient en mer, ils rentraient à plein au bout de trois ou quatre jours, car leur capacité de stockage était de seulement 30 tonnes. Ces bons rendements étaient un encouragement supplémentaire pour le groupement français des thoniers senneurs congélateurs, au moment où débutait, en novembre 1981, la prospection du senneur Yves de Kerguelen (chap. 4).
12La dernière phase de la prospection (janvier à mars 1982) fut en revanche marquée par une succession de contretemps qui eurent des impacts négatifs sur la pêche. Malgré des conditions climatiques optimales pour la pêche à la canne, le nombre de journées de mer fut insignifiant, 10 journées pour les deux bateaux réunis. Les rendements diminuèrent fortement par rapport à la période précédente : 0,8 t/jour de mer en février et 6,6 en mars (fig. 6-2). Les prises, 43,6 t, représentèrent seulement 7 % de la capture totale de la campagne. Ces contretemps furent de deux types, d’une part, de fréquentes pannes, d’autre part, la rareté de l’appât le mieux adapté à la pêche… Le Madre del Cantábrico subit de multiples corrosions dues à un mauvais contrôle de l’électrolyse* qui est plus intense dans les eaux tropicales qu’en zone tempérée. Un entretien en cale sèche aurait été nécessaire, mais l’absence de moyens disponibles à Victoria obligea des interventions ponctuelles sous l’eau avec des chalumeaux. Le Bahía de Santoña moins touché par ce type de panne, put réaliser davantage de prospections. Par ailleurs, la disparition du meilleur appât, les comètes fines, des zones où il avait été capturé depuis le début de la campagne, amena l’équipage à recourir aux premières espèces utilisées au début de la prospection : Rastrelliger kanagurta, Sardinella sirm et Selar crumenopthalmus, peu efficaces pour la capture des thons comme cela a été souligné auparavant.
13Ces neuf mois de pêche expérimentale permirent d’observer un cycle presque complet de la pêcherie et fournirent des résultats considérés comme encourageants si on les compare au bilan catastrophique des canneurs de la Soget, des navires neufs beaucoup plus grands (38 m de longueur contre seulement 29 m pour les canneurs espagnols) et a priori plus performants.
La campagne du Bahia de Santoña à Aldabra
14L’accord passé entre l’Espagne et les Seychelles prévoyait également une prospection du sud-ouest de la ZEE des Seychelles, aux alentours d’Aldabra. À ce moment-là, seul le Bahía de Santoña était en mesure de réaliser cette prospection. Après plusieurs jours de recherche peu fructueuse d’appât sur le plateau de Mahé, le canneur mit le cap vers Aldabra le 19 mars 1981 avec une demi-charge d’appât vivant (Rastrelliger kanagurta, Sardinella sirm et Selar crumenopthalmus). Malgré tout la prospection, qui dura sept jours dont six de navigation, se déroula normalement et permit de recueillir des observations d’un grand intérêt sur les conditions de pêche dans cette partie de la ZEE. Un scientifique seychellois fit le voyage sur le canneur et accompagna le scientifique espagnol dans cette mission vers l’atoll mythique qui rendit célèbre, dans les années 1950, l’explorateur français Jacques-Yves Cousteau.
Les débuts de la pêche thonière espagnole dans l’océan Indien
Extrait du journal de la campagne à Aldabra « Entre Mahé et Aldabra, une seule zone importante de concentration de thons et de présence de nombreux oiseaux a été observée au sud-est des îles Amirantes (5°49’S/53°47’E). Une pêche expérimentale a permis de capturer 600 kg de thon avant de poursuivre le voyage. Des appâts ont été conservés pour pêcher à Aldabra.
Entre les îles Amirantes et Aldabra, en naviguant dans des zones océaniques ouvertes sur une route éloignée de toute île, ni thons ni oiseaux n’ont été observés sur plus de 400 milles ; à 120 milles d’Aldabra (8º37’S/48º04’E), un banc de petits thons a été observé en présence d’oiseaux (quelques poissons ont été capturés). Faute d’appât adéquat pour ce type de pêche, nous avons poursuivi notre route.
Sur le haut-fond d’Asquith, à 35 milles d’Aldabra (8°50’E/47°00’E), aucun signe de la présence de thons n’a été détecté.
Le premier jour de notre séjour aux alentours d’Aldabra (le 23 mars), en prospectant dans les zones nord et sud des îles, une petite quantité de thons a été obtenue en mélange avec des thonines orientales (Euthynnus affinis) à proximité de la côte (9º39’S/46º12’E).
Le deuxième jour, nous avons fait le tour de toutes les îles en suivant une ligne de profondeur de 500-700 m. La présence de nombreux oiseaux (des frégates) dans la zone sud-est (9º26’S/46°33’E) indiquait l’existence d’un banc de thons très important. Avec le reste de l’appât survivant, 1 700 kg d’albacores ont été capturés. Une tache importante de thons détectée grâce à l’échosondeur signale que la capture aurait pu être beaucoup plus importante si nous avions disposé de plus d’appât vivant. C’est la première fois dans toute la campagne que des albacores dont la taille varie entre 3 et 40 kg sont capturés au cours d’une même opération de pêche.
L’appât est épuisé et il n’est plus possible de pêcher du thon. Nous poursuivons malgré tout la prospection autour d’Aldabra. Des oiseaux et des sauts de thons sont détectés à seulement deux milles de la zone de capture.
La seule zone présentant des possibilités de capturer de l’appât à Aldabra se trouve à l’est des îles, où la plate-forme continentale se prolonge sur presque cinq milles. À cet endroit, l’échosondeur permet de détecter (en plein jour) des taches de poissons qui pourraient servir d’appât vivant.
Le soir du 24, nous mettons le cap sur Mahé. À proximité des Amirantes, plus précisément auprès des îles Africaines (4°51’S/53º20’E), de nombreux oiseaux sont aperçus et de nombreux albacores sont capturés à la ligne de traîne. »
Les résultats scientifiques
15Les activités des canneurs furent suivies de façon détaillée au moyen de livres de bord sur lesquels étaient consignées toutes les phases de pêche, les données biologiques des poissons capturés ainsi que la température de surface de la mer et des données climatiques. Les prises étaient échantillonnées à bord puis au port lors du débarquement. Les premières observations sur la recherche et la capture de l’appât vivant s’avérèrent particulièrement riches d’enseignements : identification et taille des espèces pêchées, leur efficacité vis-à-vis des thons ainsi que leur adaptation et leur survie en viviers. De nombreuses données biologiques et comportementales sur les thonidés pêchés ou même seulement observés furent aussi récoltées. Tout cela formait un ensemble d’informations pratiques qui intéressait vivement les partenaires seychellois et espagnols.
16Des cartes mensuelles furent élaborées par carré de 1° indiquant les rendements de pêche en fonction de l’effort exercé (journées de mer dans chaque carré). Les zones ayant produit les meilleurs rendements furent les accores* du grand plateau de Mahé (fig. 6-3) et des îles Amirantes, Coëtivy, Cerf et Alphonse, ainsi que les hauts fonds rocheux et montagnes sous-marines Lady Denison, St-François, Adelaïde, Fortune, Le Constant et Fred Seamount. On y obtint en effet des rendements particulièrement élevés entre octobre et décembre (fig. 6-2). Le bilan de la prospection se solda par la capture de 611 tonnes de thons, dont 418 t (68,4 %) d’albacores, 192 t (31,5 %) de listaos et 0,8 t (0,1 %) d’autres espèces comme le thon à dents de chien (Gymnosarda unicolor) et le thazard-bâtard (Acanthocybium solanderi).
17Les albacores capturés se répartissaient sur les trois premières classes d’âges. Les poissons juvéniles (moins de 15 kg) représentaient 87 % de la prise de l’espèce, ce qui, ramené en effectifs, correspond à 68 875 individus. Il fut par ailleurs capturé 3 820 albacores adultes. Le poids moyen des albacores pêchés a varié de 4,5 à 6 kg. À certaines périodes, à partir de décembre et pendant la mousson de sud-est, des poissons de moins de un an (pesant de 1,5 à 2,5 kg) dominèrent les prises. Il s’agissait de poissons juste recrutés* dans la pêcherie. Les échantillonnages biologiques permirent de préciser quelques relations morphométriques, par exemple la relation entre la longueur et le poids des poissons. Ces résultats sont très utiles aux scientifiques, même plusieurs années plus tard, pour analyser les échantillons de tailles réalisés en routine par la Seychelles Fishing Authority (SFA) sur les senneurs lors de leurs débarquements à Victoria. En ce qui concerne le listao, il en fut pêché 65 000 individus totalisant 192 tonnes, leur taille variant de 40 à 69 cm et leur poids de 1 à 5 kg.
Bilan de la campagne des canneurs
18Outre l’apport en données originales sur cette technique de pêche, qui faisaient défaut dans la région, cette campagne a permis d’associer à l’équipe espagnole des scientifiques de la Seychelles Fisheries Division (Mario Samsoodin, Joël Nageon de Lestang) et des chercheurs français de l’Orstom (cf. photo p. VII hors texte) en détachement sur l’archipel. Ce fut l’occasion d’échanger données et opinions, de naviguer ensemble et de discuter les résultats de manière ouverte. Trente années plus tard, l’amitié et les relations professionnelles initiées à cette occasion perdurent ; elles ont donné lieu par la suite à de nombreuses activités de coopération scientifique en recherche thonière.
19Sur la foi des résultats de cette campagne, les scientifiques seychellois défendirent l’idée qu’une pêcherie à la canne pourrait être développée aux Seychelles. Au ministère seychellois du Plan et du Développement, on étudiait la possibilité d’acheter les deux canneurs espagnols à l’issue de la prospection pour offrir aux pêcheurs locaux l’occasion de se lancer dans cette nouvelle activité. Mais ce projet ne vit pas le jour, puisque, comme nous l’avons vu au chapitre 3, les Seychelles firent par la suite le choix de développer la pêche à la senne tournante avec des navires battant pavillon étranger et opérant depuis les Seychelles dans le cadre d’accords de pêche.
L’accord de pêche Seychelles-Espagne d’octobre 1983
20Les bons résultats des campagnes des senneurs français de 1981 à 1983 incitèrent l’administration des pêches espagnole et les associations espagnoles de thoniers congélateurs à se mobiliser pour progresser vers la signature d’un accord de pêche au thon avec le gouvernement seychellois. Une délégation espagnole se rendit aux Seychelles en octobre 1983 pour y signer le premier accord de pêche entre les deux pays. La flottille espagnole eut ainsi accès à la ZEE des Seychelles grâce à un permis de pêche octroyé à quinze senneurs. On envisagea également de créer une société mixte de deux canneurs (qui ne vit pas le jour) et la mise à disposition d’un technicien espagnol qualifié au chantier naval de la Digue pour construire et entretenir des bateaux de pêche en bois (il existait à La Digue une pratique traditionnelle de ce type de construction navale). L’accord de pêche marquait donc le démarrage des activités espagnoles de pêche industrielle au thon dans l’océan Indien, avec une première campagne de quatre senneurs. À partir de 1986, qui marqua l’adhésion de l’Espagne à la Communauté européenne (CE), les activités espagnoles de pêche entrèrent dans le cadre de l’accord de pêche entre les Seychelles et la CE.
La campagne des senneurs en 1984
Organisation et suivi scientifique
21Entre les mois de mars et novembre 1984, quatre senneurs espagnols en provenance de l’Atlantique Est bénéficièrent d’une subvention du gouvernement espagnol pour prospecter dans l’océan Indien occidental et aux Seychelles. Lorsque les thoniers espagnols arrivèrent dans la zone, quinze senneurs français s’y trouvaient déjà et pêchaient avec des rendements très élevés. Cela laissait présager d’excellents résultats du côté espagnol dès que les pêcheurs connaîtraient mieux la zone, ce qui fut effectivement le cas. La flottille comprenait alors le Playa de Noja, le Naranco, l’Euskadi Alai et le Txori Zuri : elle réalisa 18 marées, totalisant 860 jours de mer et capturant 10 150 tonnes de thons.
22Parallèlement à cette prospection subventionnée, deux autres senneurs espagnols opérèrent à titre privé sur les mêmes zones. Les rendements obtenus par la flottille espagnole furent parfois très supérieurs (de 50 % à 100 %) à ceux que ces mêmes navires enregistraient en moyenne en Atlantique. Les rendements des navires français et espagnols durant cette année 1984 furent très voisins (fig. 6-4) : 12,1 t par jour pour la France et 12,4 t par jour pour l’Espagne. Les senneurs espagnols étaient sensiblement plus grands, avec une capacité de transport moyenne de 1 100 tonnes contre 690 tonnes pour les senneurs français. Ce succès attira inévitablement d’autres thoniers espagnols, dont les effectifs augmentèrent progressivement pour atteindre quatorze unités en novembre 1984. À cette date, la quasi-totalité de la flottille française de l’Atlantique avait rejoint la zone des Seychelles, alors que l’Espagne avait conservé une partie de sa flottille en Atlantique.
23Pour mener à bien le suivi scientifique de la pêcherie, le Secrétariat général à la pêche maritime (SGPM) d’Espagne s’adressa de nouveau au biologiste de l’IEO qui avait couvert la campagne des canneurs, et nomma un représentant permanent à partir de 1986 (I. Rieira). Le travail de suivi des activités des senneurs était plus complexe que celui effectué avec les canneurs, car les flottilles de thoniers congélateurs génèrent une masse de données et d’informations très supérieure en volume et en diversité à celle des petits canneurs. À cet égard, on rappellera la collaboration exemplaire développée entre les scientifiques espagnols, ceux de la SFA et ceux de l’Orstom pour mener à bien ce travail scientifique. Ainsi, lorsque les senneurs espagnols arrivèrent dans la zone, les scientifiques français avaient déjà mis en place un dispositif de suivi de la pêcherie qui fut logiquement étendu aux senneurs espagnols. De leur côté, les deux associations professionnelles de thoniers congélateurs espagnols, Anabac et Opagac, coopérèrent largement pour faciliter l’accès des scientifiques à bord de leurs navires.
Bilan des captures
24Les captures par espèce durant cette phase de prospection ont été dominées par l’albacore (6 147 t), formant 60 % des prises totales. Le listao, avec 3 862 t, a constitué 35 % des prises et le patudo, avec 240 t, les 5 % restants. Le succès des calées* réalisées sous objets flottants, révélé lors des prospections françaises, fut confirmé lors de la prospection espagnole. La fraction des prises effectuées sous objets flottants naturels, qui représentait plus de 30 %, était très supérieure à celle obtenue dans l’Atlantique. Les prises sous épaves dérivantes* de l’océan Indien étaient fortement dominées par des thons juvéniles des 3 espèces (75 %des prises), d’un poids de moins de 3 kg et d’une taille inférieure à 55 cm. Sur l’ensemble de l’année, on a pu estimer des captures en nombre de 574 000 individus juvéniles (466 000 albacores et 108 000 patudos). Sur les bancs non associés à des objets flottants, les prises d’albacores concernèrent des poissons de taille plus variable, avec une majorité de gros individus d’une taille supérieure à 1,30 m (soit plus de 38 kg) et qui étaient, en raison de leur plus forte valeur commerciale, double de celle du listao, les thons les plus prisés par les pêcheurs.
25En général, les marées réalisées par les pêcheurs espagnols pendant les huit mois de prospection durèrent entre un et deux mois. Au cours des premiers mois, les bateaux espagnols fréquentèrent les zones de pêche situées à l’est de l’archipel, à l’intérieur et à l’extérieur de la ZEE. Plus tard, les thoniers prospectèrent de nouvelles zones avec de bons résultats, comme au large du Kenya en mai et juin 1984. Pendant la mousson de sud-est, la flottille resta à l’intérieur de la ZEE des Seychelles, puis, quand les vents tombèrent, elle se déplaça vers le nord-ouest, au large des côtes de la Somalie qui commençaient à être connues comme une zone à objets flottants à la suite des prospections françaises de 1983. De fait, les résultats de pêche furent excellents.
26Au final, la ZEE des Seychelles fournit 32 %des captures des senneurs espagnols. La comparaison des zones de pêche des deux flottilles d’avril à novembre 1984 souligne l’analogie des secteurs exploités, tout en notant que la flotte française, plus importante en nombre de senneurs, exploitait alors une zone de pêche sensiblement plus vaste (fig. 6-5).
27La campagne espagnole de 1984 aboutit à des résultats très concluants. Elle entraîna à sa suite d’autres bateaux espagnols, contribuant ainsi à créer en quelques années ce qui est devenu aujourd’hui l’une des principales pêcheries thonières au monde.
Florentino Vázquez F.
Vázquez est un pêcheur espagnol, beaucoup plus connu dans le monde de la pêche thonière sous son pseudonyme de Tito. Né à Baiona en Galice en 1950, il est l’un des nombreux patrons de pêche espagnols à avoir consacré sa vie à pêcher les thons tropicaux. Tito a commencé la pêche au thon très jeune, dès la fin des années 1960, d’abord dans l’Atlantique, puis dans l’océan Indien dès 1984, donc aux avant-postes de la flotte espagnole qui s’est ensuite basée aux Seychelles. C’est dans l’océan Indien que le nom de Tito est entré dans l’histoire de la pêche thonière. Il a été successivement le patron de trois senneurs, le Txori Aundi (en 1984), le Txori Berri (en 1991) puis le Txori Toki (en 2002), et c’est à bord de ces senneurs qu’il a défrayé la chronique par ses captures véritablement exceptionnelles. Durant sa carrière dans l’océan Indien, F. Vasquez a ainsi été durant onze années le ruban bleu de la flottille thonière, et ce sur chacun de ses trois senneurs. Autre fait remarquable, Tito a le plus souvent réalisé des captures qui étaient régulièrement très supérieures à celles de tous les autres senneurs : il a capturé en moyenne 17 % de thons de plus que les navires classés deuxième, avec un pourcentage de captures sur bancs libres* qui était typique de l’océan Indien. De tels écarts dans une flottille thonière sont véritablement exceptionnels, si l’on compare avec l’écart moyen de seulement 6 % qui séparait les senneurs classés aux deuxième et troisième places entre 1984 et 2005. Enfin, la comparaison des captures annuelles des senneurs réalisées dans les trois océans, Pacifique, Atlantique et Indien, depuis cinquante ans révèle que Tito pourrait confortablement entrer dans le Guinness book des records thoniers avec les 22 000 tonnes capturées en 2003 sur le Txori Toki, un tonnage record qui dans l’histoire de la pêche thonière mondiale n’a jamais été approché par aucun senneur, puisque les plus fortes captures annuelles répertoriées sont de 15 000 tonnes dans le Pacifique et inférieures à 10 000 tonnes dans l’océan Atlantique. Interrogé sur les secrets de cette exceptionnelle réussite, Tito avoue qu’il a toujours investi beaucoup d’efforts et de soins dans la conception et la construction de ses senneurs, afin d’avoir à chaque époque le bateau le mieux équipé technologiquement et donc le plus efficace. Il avoue aussi avoir toujours eu de très bons équipages qui donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Mais il y a certainement de nombreux autres facteurs technologiques et humains qui expliquent la réussite exceptionnelle de ce remarquable patron. Il est certain que Tito a joué un rôle moteur dans la pêche thonière de l’océan Indien et des Seychelles, tant par ses multiples innovations, qui ont largement été copiées, que par ses performances exceptionnelles, qui ont servi d’exemple à tous les patrons de senneurs basés aux Seychelles.
Auteur
Biologiste de l’Instituto Español de Oceanografía (IEO), Santander
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