Chapitre 5. L’arrivée massive des senneurs de l’Atlantique en 1984
p. 129-137
Texte intégral
Un potentiel de pêche à la senne confirmé dans l’océan Indien
1On a vu dans le chapitre 4 qu’à la fin de l’année 1983, les pêches expérimentales menées par les senneurs français dans l’océan Indien étaient considérées comme un succès, neuf senneurs pêchant déjà dans la région, et cela avec de bons rendements. Sur l’ensemble de l’année, la flottille avait obtenu un rendement moyen de 13,5 tonnes par jour de mer, alors que les senneurs restés dans l’Atlantique étaient à 6,9 tonnes par jour, un niveau conforme à la moyenne des années récentes. Alors que les prises par jour de pêche étaient similaires dans les deux océans de mai à août, les prises de l’océan Indien représentaient plus du double de celles de l’Atlantique durant les huit autres mois (fig. 5-1). Par ailleurs, les excellents rendements des senneurs français de l’océan Indien en 1983 étaient parfaitement connus des autres patrons de pêche restés dans l’Atlantique.
2Un tel bilan, obtenu dans une zone de pêche entièrement nouvelle, était bien évidemment reconnu comme très positif par les équipages ainsi que par les armements français qui avaient mené ces prospections. Les Espagnols, qui disposaient en 1983 d’une grande flottille de 50 senneurs déployée dans l’Atlantique uniquement, avaient suivi avec un grand intérêt l’évolution des prospections françaises. Il paraissait évident pour tous les professionnels européens que l’on pouvait encore accroître ces rendements, à la fois en acquérant une meilleure connaissance des zones et des saisons de pêche les plus favorables (de grandes lacunes subsistaient), et surtout en adaptant techniquement les bateaux et leurs sennes aux conditions de pêche plus rudes sur le plan météorologique que celles de l’Atlantique. La zone de pêche exploitée par les senneurs français dans l’océan Indien jusqu’à fin 1983 (fig. 5-2a) était encore très réduite par rapport à l’aire de distribution des thons déduite des zones exploitées par les palangriers, ou aux secteurs jugés par Gary Sharp, dans son étude de 1979, comme potentiellement favorables à la pêche à la senne.
3Comme on le verra au chapitre 10, cette hypothèse alors logique se vérifiera rapidement, et la zone couverte jusqu’à 1983 se révélera minuscule en comparaison de celle exploitée vingt-cinq ans plus tard par les flottilles de senneurs (fig. 5-2b).
Situation de la pêcherie dans l’Atlantique
Le spectre de la surexploitation
4Il y avait dans le golfe de Guinée une importante flottille de plus de 80 senneurs, en grande majorité européens, et dont la forte pression sur les ressources avait provoqué une baisse marquée de la biomasse* des deux principaux stocks, l’albacore et le listao. Les travaux des scientifiques de l’ICCAT (Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique) concluaient ainsi (et ce diagnostic fut par la suite confirmé) que le stock d’albacores était surexploité. La prise d’albacores avait atteint dans l’Atlantique 165 000 tonnes en 1982 et en 1983, c’est-à-dire un niveau bien supérieur à la prise maximale équilibrée (PME) de ce stock, estimée à l’époque par le SCRS* de l’ICCAT dans une fourchette de 118 000 à 131 000 tonnes. Il est intéressant de souligner que même les estimations de PME les plus récentes de l’ICCAT, autour de 148 000 tonnes, sont inférieures aux captures record d’albacores de 1982 et 1983. La rentabilité de la pêcherie des senneurs reposait en grande partie sur cette espèce, qui représente 60 % de la production des senneurs. Or, à la suite de la situation de surcapacité de pêche qui s’était développée dans le golfe de Guinée à la fin des années 1970 et face à ce diagnostic de surexploitation, on pouvait craindre des répercussions économiques importantes si aucune réduction significative de l’effort de pêche ne s’amorçait rapidement. Dans ce contexte, toute nouvelle zone de pêche riche en thons apparaissait alors pour les compagnies de pêche, au pire comme une bouée de sauvetage, au mieux comme un futur Eldorado ! L’océan Indien et les Seychelles étaient certes très loin de l’Atlantique, mais les prospections que nous avons relatées avaient clairement prouvé que les senneurs actifs dans le golfe de Guinée étaient tout aussi capables de travailler efficacement dans l’océan Indien. Et cela était d’autant plus facile à supposer que l’Île de Sein, le premier senneur qui avait pêché de manière somme toute honorable dans l’océan Indien, était un bateau de petite taille, lent et de faible capacité (seulement 500 m3 de cuves). Or, la flottille de l’époque avait déjà une capacité moyenne de transport de 1 200 m3 (correspondant à 740 tonnes de thons congelés) lui permettant une plus grande autonomie, un point très positif pour l’efficacité des opérations de pêche dans l’océan Indien. Fin 1983, beaucoup d’armateurs et de patrons qui pêchaient dans l’Atlantique étaient de plus en plus intéressés pour partir à l’aventure vers l’océan Indien et les Seychelles, à la recherche de prometteuses ressources thonières.
Effondrement des prises en 1984
5Les événements vont se précipiter quand, en janvier 1984, les rendements des senneurs s’effondrent en Atlantique, une grande première dans l’histoire de cette pêcherie (fig. 5-3). Depuis 1975, le premier trimestre était connu dans l’Atlantique pour être la période d’activité la plus rentable, avec chaque année de fortes prises de gros albacores de janvier à avril, une période qui correspond également (comme d’ailleurs dans l’océan Indien) à la concentration de bancs pour la reproduction. À cette époque, ces gros albacores étaient vendus pratiquement à un prix double de celui de l’autre espèce principale, le listao, et l’albacore représentait donc pour les senneurs de l’Atlantique près de 80 % en valeur de leur production annuelle. La moitié des prises annuelles d’albacores était réalisée durant cette période de janvier à mars.
6En 1984, et donc pour la première fois, ces gros albacores étaient partout très rares dans la zone de pêche. Les rendements chutèrent durant les quatre premiers mois de 1984, ce que les rendements journaliers mettent bien en évidence (fig. 5-4).
7Pendant ce temps, les senneurs français obtenaient dans l’océan Indien des rendements bien meilleurs avec, durant la période février à avril 1984, une prise mensuelle moyenne par bateau égale à 450 tonnes, soit quatre fois supérieure aux prises mensuelles des senneurs français de l’Atlantique.
8Cette très forte anomalie de la pêche dans l’Atlantique est bien représentée par la comparaison avec la situation moyenne des quatre années antérieures (fig. 5-5).
9L’anomalie de 1984 se traduisit par un déficit des prises d’albacores dans les zones de pêche traditionnelles situées au nord et surtout au sud de l’équateur. Certes, quelques prises de listaos furent réalisées sur les premiers dispositifs de concentration des poissons, au nord de l’équateur de 13° à 20° Ouest, et sur un mont sous-marin par 4° Sud, mais ces volumes restaient faibles et peu intéressants sur le plan économique.
10Fait inquiétant tant pour les pêcheurs que pour les scientifiques, les causes de cette absence de gros albacores étaient alors inconnues. Aucune anomalie de type El Niño n’avait alors été observée en surface. Une telle anomalie aurait en effet aisément expliqué l’absence de thons dans la zone, comme cela avait été le cas en 1983 dans le Pacifique Est, où la flotte de senneurs avait dû se redéployer vers le Pacifique Ouest. Ce transfert rapide et massif d’une flottille de senneurs entre le Pacifique Est et Ouest anticipait celui qui sera observé début 1984 entre les océans Atlantique et Indien. On pouvait alors très légitimement penser et craindre que les bas rendements en albacores adultes dans l’Atlantique ne soient la conséquence de la surpêche, et cette forte réduction apparente de biomasse adulte était donc très lourde de menaces pour la conservation de ce stock et pour l’avenir de la pêcherie. Fort heureusement, mais on ne le saura que plus tard, cette situation était due à une anomalie de l’environnement non détectable depuis la surface de l’océan mais qui avait provoqué un approfondissement temporaire et très marqué de la thermocline. Cela ne correspondait donc pas à un effondrement du stock de reproducteurs. Cette thermocline profonde avait rendu les albacores invisibles et hors de portée des sennes, les thons étant sans doute dispersés en profondeur au lieu d’être comme lors des années précédentes groupés en bancs de surface faciles à repérer et vulnérables aux senneurs. Début 1984, on se posait donc beaucoup de questions sur la durabilité de la pêcherie thonière de l’Atlantique, alors que l’océan Indien passait pour un Eldorado doté d’importantes ressources encore largement sous-exploitées1, au moins dans l’esprit des pêcheurs.
Un exode massif
11Au même moment dans l’océan Indien, les rendements étaient excellents, et même supérieurs à ceux de l’année précédente. Cette information était parfaitement connue et suivie quotidiennement de tous les pêcheurs qui peinaient à pêcher des thons dans l’Atlantique. Arrivaient en outre aux oreilles des équipages pêchant sur les côtes d’Afrique des rumeurs unanimes sur le paradis seychellois. Alors que les équipages devaient souvent endurer toutes sortes de tracasseries lors des débarquements dans les ports africains (vols fréquents à bord des bateaux, lourdes contraintes administratives et douanières, multiples rackets), les Seychelles apparaissaient comme un Éden, avec des eaux poissonneuses, un port de Victoria sans voleurs ni racketteurs et une population très accueillante !
12Il en a résulté un climat de très forte pression économique et morale, tant sur les équipages, dont le salaire dépend des prises qu’ils réalisent, que sur les armements, dont les comptes d’exploitation étaient tous dans le rouge à cette époque dans l’Atlantique. Cette situation frappait autant les Français que les Espagnols, l’élément nouveau pour ces derniers étant que l’Espagne venait de signer en octobre 1983 un premier accord de pêche avec les Seychelles (chap. 6).
13Ce contexte explique donc bien l’origine de l’exode massif des senneurs français et ivoiriens et celui, plus modéré, des senneurs espagnols vers l’océan Indien. La flottille ivoirienne, qui alors était très liée aux intérêts économiques de la flottille française, a aussi quitté l’océan Atlantique dès janvier 1984 pour venir pêcher aux Seychelles dans le cadre d’un accord de pêche privé signé le 29 février 1984 entre les Seychelles et l’armement ivoirien (la Sopar). Un total de sept grands senneurs sous pavillon ivoirien ont donc ainsi pêché aux Seychelles durant la période janvier 1984 à février 1986. En août 1984, le Mervent est le dernier senneur français à quitter l’Atlantique pour rejoindre la trentaine de senneurs français et ivoiriens déjà basés aux Seychelles.
14Mi-1984, on était donc face à une situation très particulière que personne n’aurait imaginée un an plus tôt : un océan Atlantique sans aucun senneur français, alors que ceux-ci avaient exploité cette zone de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans, et un transfert total de la flottille aux Seychelles. Cette situation n’avait en rien été planifiée, bien au contraire, elle avait été très largement improvisée sous la pression des anomalies environnementales de 1984 et des très bas rendements en albacores qu’elles avaient entraînés dans l’Atlantique.
15La situation de la flottille espagnole fut sensiblement différente, car son exode vers l’océan Indien et les Seychelles a été plus lent et a concerné moins de navires que pour la flottille française (chap. 6). Sous l’impulsion d’aides financières du gouvernement espagnol, les cinq premiers senneurs espagnols n’arriveront aux Seychelles qu’en mars et avril 1984, puis il faudra attendre octobre de la même année pour que huit autres senneurs viennent pêcher dans l’océan Indien. Une trentaine de senneurs espagnols, soit la grande majorité de la flottille, resteront pêcher dans l’Atlantique. Le caractère partiel de ce mouvement vers les Seychelles se confirma en 1985, année durant laquelle seulement une douzaine de senneurs espagnols furent basés aux Seychelles. Cette année-là, la grande majorité de la flottille espagnole préféra demeurer dans l’Atlantique car les rendements moyens dans cet océan étaient rapidement revenus à un niveau satisfaisant, certes moins élevé que dans l’océan Indien, mais bien meilleur que les années précédentes, et surtout sans compétition avec les senneurs français. Les rendements en gros albacores dans l’Atlantique durant le premier trimestre 1985 furent ainsi les meilleurs jamais observés dans l’histoire de la pêcherie : cela confirmait que le stock d’albacores ne s’était pas effondré, comme on avait pu le craindre début 1984. Ces bons rendements pouvaient également inciter les armements français à faire revenir une partie de leur flotte dans l’Atlantique. Ce retour à une situation plus favorable dans le golfe de Guinée présentait par ailleurs une certaine logique : il résultait du relatif repos biologique du stock, à la suite de la diminution de 30 % de l’effort de pêche entraînée par le départ des senneurs vers l’océan Indien, et témoignait en même temps d’une certaine résistance des stocks à l’exploitation. Le retour progressif vers l’Atlantique d’une partie de la flottille des senneurs français se réalisa seulement durant le deuxième semestre 1985, quand six senneurs français regagnèrent leurs zones de pêche historiques du golfe de Guinée.
16Les Français ont incontestablement joué un rôle majeur dans la découverte des zones de pêche à la senne de l’océan Indien. Ils ont aussi été les premiers à se lancer dans la phase d’exploitation commerciale à partir des Seychelles. Il n’en reste pas moins que les Espagnols ont aussi apporté des pièces importantes au puzzle thonier de l’océan Indien, notamment sur les possibilités offertes par la pêche à la canne, en usant d’une stratégie très différente de celle adoptée durant la malheureuse expérience des canneurs franco-seychellois. Cette expérience est suffisamment riche d’enseignements pour que l’on y dédie un chapitre entier.
Notes de bas de page
1 Ce point de vue n’étant pas partagé par beaucoup de scientifiques, puisque comme on l’a vu au chapitre 2, les scientifiques pensaient alors que les principaux stocks de thons de l’océan Indien, ceux d’albacores et de patudos en particulier, étaient déjà proches de leur pleine exploitation, avant l’arrivée des senneurs dans l’océan Indien.
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