Chapitre 3. Les débuts de la coopération thonière franco-seychelloise pour la pêche au thon : l’échec des canneurs
p. 57-75
Texte intégral
1Au milieu des années 1970, il était difficile de parier sur le succès d’une exploitation commerciale des thons dans les eaux des Seychelles. Les évaluations de l’époque suggéraient que le stock d’albacores était déjà pleinement exploité, voire surexploité. Le stock de patudos, quant à lui, était encore considéré comme sous-exploité, mais seuls des palangriers pouvaient réellement en tirer profit. Le stock de listaos, pour lequel le diagnostic était favorable, pouvait éventuellement soutenir le développement d’une pêcherie de surface, une incertitude totale subsistant toutefois sur le type de navire le plus approprié et le plus rentable pour exploiter cette ressource aux Seychelles. Il fallait donc rechercher des partenaires à l’étranger capables d’entreprendre des essais en haute mer pour évaluer l’abondance des bancs de thons, leur accessibilité selon les engins de pêche et le bénéfice que l’État seychellois pouvait dégager de cette activité. C’est ce à quoi s’employa le nouveau gouvernement dès l’indépendance.
2Dans cette perspective, les premiers contacts entre les Seychelles et la France furent pris lors de la visite en France du ministre seychellois de l’Agriculture, du Ravitaillement et de la Pêche, André Uzice, en septembre 1976. Accompagné de son secrétaire général, M. Savy, il passa trois jours à Concarneau où il fut l’hôte du syndicat des armateurs de thoniers congélateurs (SNATC) puis de l’Armement coopératif finistérien (ACF) à Audierne. Le ministre cherchait des partenaires et des aides techniques et financières permettant de poser les bases d’un projet industriel axé sur le thon. Les armateurs français étaient à la fois intéressés et circonspects. Ils ignoraient tout des infrastructures portuaires disponibles dans la région, des conditions climatiques et des ressources thonières potentiellement exploitables. Le principe d’une mission expérimentale de deux thoniers de faible tonnage, dont le type restait à définir, était déjà acquis, mais sans engagement précis. Avant son retour sur les Seychelles, le ministre Uzice fut reçu à Paris par le secrétaire d’État français aux Transports, M. Cavaillé, pour faire le point des discussions avec les professionnels et envisager les modalités d’un éventuel financement.
3Quatre mois après cette visite officielle en France, une délégation du ministère français de la Coopération se rendit à Mahé pour faire le point sur les projets de développement souhaités par les Seychelles. Le gouvernement seychellois demanda à la France de mener une étude sur un projet d’implantation d’un complexe de pêche au thon. Cette requête était la suite logique des échanges des mois précédents entre les différents acteurs, le ministère des Pêches seychellois, les cadres de la coopération française et les armements bretons. Des experts furent désignés pour venir étudier sur place les conditions de mise en œuvre d’un tel projet : Roland Moal, de la SCET-International1, Daniel Derouin et Julien Celton, cadres de l’ACF. La mission se déroula du 24 mars au 2 avril 1977. Les conclusions de ces experts furent plutôt positives, malgré l’existence de points défavorables qui ne sont pas cachés dans le rapport2. Étant donné le rôle déterminant de cette première étude dans les orientations prises dès le début de l’ère thonière aux Seychelles, il est nécessaire de s’y arrêter un instant.
Le projet de développement d’un complexe thonier
4L’étude commandée par les Seychelles devait balayer un vaste panorama : la situation des ressources en thons de l’époque, les évolutions possibles du marché mondial de la conserve, les contraintes techniques et financières d’un tel complexe industriel. Il fallait aussi proposer le type de thonier le mieux adapté à la région.
Des connaissances sur les ressources encore parcellaires
5En mars 1977, les connaissances de base sur le milieu et les stocks en thon de l’océan Indien étaient très parcellaires. L’étude de Gary Sharp (chap. 2) n’était pas encore publiée et les données de la pêche palangrière asiatique, démarrée en dans l’océan Indien, laissaient penser que certaines ressources étaient déjà pleinement exploitées. À cette époque, il n’y avait pas de Commission thonière internationale pour l’océan Indien, qui aurait permis une plus libre circulation de ces informations. Pour effectuer un bilan des ressources en thons exploitables, les experts réalisant cette mission aux Seychelles n’avaient guère d’autre source que des rapports de prospections passées ou des informations fragmentaires de divers spécialistes. Il est toujours aisé de juger a posteriori le contenu d’études de prospective, qui comprennent inévitablement une part d’aléatoire. Néanmoins, on peut s’interroger sur le peu d’argumentation apporté en appui à des choix qui s’avéreront déterminants et malheureusement catastrophiques pour le démarrage de l’aventure thonière industrielle des Seychelles. Les auteurs avaient bien jugé le fait que les ressources en listao étaient encore largement sous-exploitées et que le marché de la conserve (alimenté entre autres par cette espèce) allait largement croître. Ils concluaient donc avec raison qu’il y avait un considérable potentiel de développement sur cette ressource. L’albacore avait moins retenu leur attention, car cette espèce était déjà pêchée par les palangriers depuis le milieu des années 1950 et, au vu de la chute vertigineuse des rendements durant les dix premières années d’exploitation (chap. 2), les scientifiques posaient des diagnostics très sombres sur ce stock. Dans ce contexte, les experts français ont cru judicieux de seulement proposer le développement aux Seychelles de la pêche à la canne avec appât vivant, dont la technique sera présentée plus loin (cf. encadré).
Les espèces de thons ciblées par la pêcherie thonière des Seychelles
Toutes les pêcheries de surface actives dans la région cherchent à capturer 3 espèces de thons.
(1) L’albacore (ton zonm en créole), un thon tropical qui atteint une grande taille (1,7m et 100 kg) et dont la zone de reproduction se situe chaque année au large des Seychelles au premier trimestre. Cette espèce effectue en permanence de grands déplacements.
Elle est distribuée dans tout l’océan Indien entre le continent eurasien et les eaux froides sub-tropicales vers 35° S. Les petits albacores sont confinés dans des eaux superficielles et sub-équatoriales, alors que les adultes occupent de plus grandes profondeurs et peuvent supporter des eaux plus froides.
Le listao (bonit en créole), autre thon tropical, mais de petite taille, qui dépasse rarement 10 kg. Sa distribution est plus confinée dans les eaux chaudes, de 15°N à 20° S. Cette espèce est biologiquement très résistante et très productive, elle pond à un jeune âge et dans des conditions écologiques variées. C’est probablement l’espèce de thon dont la biomasse* est la plus importante dans l’océan Indien. La particularité comportementale du listao est sa propension à s’associer aux objets flottants en surface, quels qu’ils soient. C’est, malgré sa petite taille, le thon qui effectue les déplacements les plus importants parmi ses congénères tropicaux.
(3) Le patudo (ton gro lizye en créole) est un thon dont les juvéniles possèdent des affinités écologiques tropicales alors que les adultes sont d’affinité tempérée. L’espèce atteint une grande taille (1,80m et plus de 150 kg). Elle effectue de grands déplacements, en particulier entre ses zones supposées de ponte autour de l’équateur et ses zones d’alimentation vers 35° S. Des déplacements jusque dans l’Atlantique ont aussi été observés. Les petits patudos sont confinés dans des eaux superficielles, où ils sont le plus souvent associés aux objets flottants avec des listaos et de petits albacores. Au stade juvénile, patudos et albacores ont la même apparence et leur identification demande un examen attentif. Les patudos adultes vivent très en profondeur, dans des eaux situées vers 200 à 500 mètres de profondeur où ils s’alimentent sur la faune profonde. Ces patudos adultes ont de gros yeux très bien adaptés à la vision nocturne, facilitant le repérage des proies dans le domaine profond, et une vessie natatoire, poche d’air interne, qui leur permet de se maintenir dans la colonne d’eau avec une dépense énergétique minimale. Les patudos adultes, rares dans les prises des senneurs, sont très recherchés par les palangriers, ce thon étant particulièrement apprécié sur le marché japonais du sashimi.
D’autres espèces de thons sont aussi capturées par les thoniers basés aux Seychelles, mais en quantités bien moindres, telles que le germon (Thunnus alalunga), un thon tempéré surtout abondant dans le sud de l’océan Indien (entre 10° S et 40° S) et exploité à la palangre, et les thons mineurs, diverses espèces de petits thonidés sans réelle valeur marchande pour les navires industriels, car ils ne peuvent pas être mis en conserve sous le nom de thons. Ces petits thonidés sont donc le plus souvent rejetés par les senneurs.
La question de l’appât vivant
6Les experts ont tout d’abord pensé que la pêcherie de canneurs japonais qui s’était développée de 1971 à 1973 à partir de Nosy-Bé à Madagascar était directement transposable aux Seychelles. Or, un canneur a besoin d’appât vivant, c’est même le point déterminant de ce type de pêche. Consulté aux Seychelles par les experts, John Tarbit, le Directeur de la Fisheries Division n’a jamais confirmé le fait qu’il existait d’abondantes ressources de petits poissons pélagiques côtiers dans l’archipel à longueur d’année. Le flou le plus complet persistait sur cette question, mais les experts prirent une option par défaut, à savoir que l’approvisionnement en appât ne poserait pas de problème. Afin de clarifier un point aussi fondamental, il eût été préférable de se donner un à deux ans pour réaliser une évaluation des ressources en appât vivant autour des îles. Un tel programme verra le jour, mais seulement en 1981, c’est-à-dire après l’échec de l’expérience des canneurs français. Ce programme confirmera une présence très irrégulière d’appâts à proximité des côtes, la grande fragilité des espèces concernées (sardinelles et anchois notamment) entraînant une mortalité élevée durant les phases de manipulation ainsi que lors de leur conservation en viviers.
Un a priori négatif sur la pêche à la senne
7Les auteurs du rapport avaient rapidement écarté la possibilité de pratiquer la pêche à la senne tournante dans l’océan Indien, en arguant de vents et de courants trop forts ou mal orientés (sans plus de détails sur cette prétendue mauvaise orientation !), d’une houle trop creuse, d’une thermocline trop profonde ou insuffisamment prononcée, ou de bancs de thons rapides et de trop petite taille. Les auteurs avaient peu utilisé les ouvrages océanographiques traitant de la région. Les pilot charts (cartes moyennes des vents et des courants) montraient que, d’octobre à mai, l’état de la mer n’interdit pas la mise à l’eau d’une senne et que les vents se maintiennent dans une gamme idéale pour les opérations de pêche à la senne, 4 à 10 nœuds. Un atlas océanographique avait été publié en 1971, par l’Américain Klaus Wyrtki, à partir des nombreuses campagnes réalisées de 1959 à 1965 durant l’Expédition internationale de l’océan Indien. Dans cet atlas, on découvre que la thermocline est bien marquée, à une profondeur de 50-60 m compatible avec la dimension des sennes de l’époque, et ce pendant une bonne partie de l’année autour des Seychelles.
Les plans d’un ambitieux projet
8Les experts conclurent que la pêche à la canne avec appât vivant représentait la seule voie réaliste de développement d’un complexe thonier aux Seychelles. Cela impliquait que l’on puisse pêcher de 50 à 60 tonnes d’appât vivant (sardinelles, chinchards, maquereaux) autour des îles ou sur les plateaux continentaux des autres États riverains de la région pour approvisionner les canneurs. Ces canneurs devraient être des bateaux congélateurs (et non des glaciers), car des marées (sorties en mer) de plusieurs semaines seraient nécessaires en raison de l’étendue de la zone de pêche. Il faudrait également construire à Victoria un entrepôt frigorifique d’une capacité de 1 000 tonnes pour le stockage des thons pêchés avant leur exportation. Les experts considérèrent que l’entretien courant des navires (moteurs, peinture, radio-communications) pourrait être assuré avec les moyens disponibles à Mahé. Le projet proposé était très ambitieux, car il préconisait la mise en service de pas moins de cinq thoniers d’une trentaine de mètres dans les trois premières années du projet. L’investissement de base proposé était de 57 millions de FF (soit 30 millions d’euros 2005). Pour faire fonctionner cet ensemble, au moins à son début, il serait indispensable de faire appel à des cadres européens pour le commandement des navires et la gestion de l’armement. La production annuelle visée était de 1 000 tonnes par canneur.
9Le projet proposé par cette mission de la SCET-International et de l’ACF fut évalué par les services du ministère de la Coopération. La proposition fut soutenue politiquement par le député breton Guy Guermeur, un proche du ministre de la Coopération de l’époque, Robert Galley. On ne peut que constater les nombreuses lacunes et les données approximatives du dossier, mais la réputation de la SCET-International dans les cercles ministériels, l’implication d’un solide armement français et la nécessité d’entreprendre une action concrète au titre de la coopération franco-seychelloise étaient autant d’éléments qui ont joué en faveur de l’approbation et du financement de ce projet, moyennant cependant une réduction du nombre de canneurs de cinq à quatre. Le montant total des investissements fut ramené à 52 millions de francs (soit 27,5 millions d’euros) dont 36 millions pour les quatre canneurs. Le projet serait couvert par la coopération anglo-seychelloise, par une subvention du Fonds français d’aide et de coopération (FAC) et par un prêt à long terme de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE). Cet accord de financement fut signé le 26 avril 1978.
Mise en place de l’armement et de la société de gestion
10La structure juridique et administrative du complexe thonier reposait sur deux sociétés, une société d’armement, la Snafic (Seychelles National Fishing Company), propriétaire des navires et des installations à terre, et une société de gestion, la Soget (Société de gestion thonière) pour assurer la direction de l’armement et la commercialisation du poisson. Les deux sociétés furent créées en mars 1979. Le montage de la Snafic s’opéra avec les soutiens financiers du FAC, de la coopération anglo-seychelloise et de la CCCE. Un quart du capital de la Soget provenait de l’ACF. La Soget disposait lors de sa mise en activité, en octobre 1979, d’un capital de 500 000 FF (soit 235 000 euros).
11Un contrat d’assistance technique fut passé entre la Soget et l’ACF qui s’était rendu quasiment incontournable dans le lancement de ce complexe thonier. L’ACF avait, de longue date, des visées sur l’océan Indien. Déjà en 1973, cet armement était engagé à La Réunion dans un projet de construction d’une conserverie de 4 000 tonnes de thon au Port et d’une unité de fabrication de farine de poisson pour l’alimentation du bétail. À l’époque, l’ACF voyait La Réunion comme une future base logistique thonière pour l’océan Indien. L’échec de la prospection organisée par l’ACF avec un petit thonier mixte (senne et canne) de 31 m, le Macareux, avait sans doute contribué à l’avortement du projet réunionnais qui aurait dû voir le jour en 1974. L’armement pariait maintenant sur les Seychelles en espérant que cette expérience puisse s’étendre dans la région, notamment aux Comores dont le Directeur des Pêches, M. Said Ouirdane, était dans les meilleurs termes avec Fanch Gloaguen, président de l’ACF.
12Le compte d’exploitation prévisionnel des canneurs prévoyait un équilibre sur la base de 1 000 tonnes capturées par bateau et par an. La pêche de l’appât ne devrait pas occuper plus de 10 % du temps, et la prise moyenne de thon devrait s’établir autour de 3-4 tonnes par jour. Le gas-oil représenterait 21 % des dépenses, les frais d’exploitation (entretien, matériel de pêche et d’armement) 9 %, et les salaires et primes de pêche de l’équipage, 25 %.
La pêche de l’appât vivant
13La pêche au thon proprement dite est décrite dans l’encadré « La pêche à la canne et à l’appât vivant ». Nous détaillerons ici la manière dont les appâts sont capturés, car c’est l’étape incontournable dont dépend le succès de la pêche au thon.
14La pêche des appâts se pratique préférentiellement de nuit, dans des baies, à l’aide de lampes puissantes, les « lamparos », qui vont attirer de petits poissons pélagiques (sardines, anchois, maquereaux ou autres chinchards). Une fois que le banc a atteint une taille suffisante, il est capturé à l’aide d’un filet (de type carrelet) manié de manière verticale, le bouke-ami (méthode asiatique, fig. 3-1), ou bien à l’aide d’une petite senne tournante, la bolinche (méthode européenne). Le point essentiel est que les poissons doivent rester vivants : le transfert des poissons du filet vers les viviers à bord du canneur constitue une phase déterminante car, si les poissons sont blessés ou perdent des écailles, leur mort est certaine au bout de quelques heures en milieu confiné. Les viviers sont alimentés par un circuit ouvert d’eau de mer afin de maintenir un niveau d’oxygénation permettant la survie des appâts jusqu’aux lieux de pêche au thon. Les appâts peuvent être conservés durant des semaines, voire quelques mois, comme c’est le cas sur certains canneurs japonais du Pacifique Ouest.
15Des méthodes alternatives de capture existent. L’une consiste à utiliser des sennes de plage, pour capturer les bancs proches du rivage, l’autre la bolinche de nuit sur des hauts fonds éloignés de la côte, lorsque les ressources en appât sont insuffisantes dans les baies. La première méthode a été employée avec succès aux Seychelles lorsque le poisson était présent. La seconde méthode n’a été utilisée que par les deux canneurs espagnols venus pêcher aux Seychelles en 1981-1982 (cf. chap. 6). La taille idéale des appâts est dans la gamme 10-15 cm pour l’albacore, et de l’ordre de 10 cm pour le listao.
La pêche à la canne et à l’appât vivant
Cette technique de pêche ancienne, pratiquée depuis des siècles aux Maldives et au Japon, consiste à attirer et retenir les thons d’un banc à l’aide d’appât vivant jetés à la mer. Il est donc nécessaire, avant de gagner les lieux de pêche au thon, de procéder à la pêche de ces appâts. Le principe de cette méthode est resté le même au fil du temps.
À l’approche d’un banc de thon, la technique de pêche consiste à attirer puis à fixer en surface le banc grâce à l’appât vivant qui est jeté à l’eau. Les pêcheurs capturent les thons avec une canne à pêche d’une taille de 3 à 5m de long. On utilise des hameçons lisses (c’est-à-dire sans barbe) afin que les poissons qui mordent ne restent pas accrochés et se détachent immédiatement sur le pont du bateau. L’opération de pêche proprement dite débutera quand les thons sont suffisamment excités par les appâts vivants. La pêche peut alors continuer sans utiliser d’appât vivant, seulement avec des leurres artificiels accrochés aux hameçons. Des jets d’eau sont mis en action sur le côté du navire où s’effectue la pêche : ils ont pour effet de masquer les pêcheurs de la vue des thons et de simuler une pluie qui attire les thons près du bateau et les maintient dans une frénésie de chasse. En plus des cannes individuelles, il existe parfois des cannes doubles ou munies d’un palan et d’une drisse utilisées pour capturer et hisser à bord les plus gros thons. L’opération de pêche au thon est très active et elle dure en général de quelques minutes à quelques dizaines de minutes.
L’association entre canneur et senneur est également possible surtout en situation de mattes* à déplacement rapide, le canneur fixant le banc pendant que le senneur l’encercle. Cette association d’un canneur et d’un senneur était pratiquée depuis des années par les marins français pêchant le thon tropical en Atlantique.
Les canneurs en activité
16Les quatre canneurs étaient des navires neufs construits en France. Tous identiques et inspirés du modèle japonais, ils avaient une proue très élancée surmontée d’une plateforme. Pour reproduire au mieux le canneur-type nippon, les ingénieurs des chantiers français se rendirent à l’île Maurice, base arrière japonaise de l’océan Indien, pour visiter quelques navires et en obtenir les plans. Des modifications furent apportées aux plans d’origine, mais elles s’avéreront pénalisantes, comme des superstructures trop élevées ou encore une poupe et une proue trop hautes sur l’eau, alors que les opérations de pêche sont conduites non au milieu du navire, mais à l’avant et à l’arrière.
17Les navires mesuraient 38 m de long (dont 32 à la flottaison) et 8,30 m de largeur. Leur tirant d’eau était de 4,40 m en pleine charge. Le moteur de 1 100 Ch les propulsait à une vitesse maximale de 11,5 nœuds. Ces canneurs pouvaient embarquer un équipage de 29 hommes. D’une capacité de stockage en thons de 100 tonnes, les navires disposaient de huit cuves, dont quatre utilisées comme viviers pour conserver l’appât vivant. La congélation du thon se faisait en saumure (eau saturée en sel pour être maintenue liquide avec des températures négatives). Un canot auxiliaire de 9 m de long, utilisé pour la pêche de l’appât, était embarqué sur chaque canneur. La construction des canneurs fut répartie entre deux chantiers, les Chantiers normands réunis de Courseulles-sur-Mer (Calvados) pour l’Aldabra et l’Astove, et les Ateliers et Chantiers de la Manche de St Malo pour l’Assomption et l’Alphonse. Ces navires étaient de conception moderne et disposaient de moyens électroniques parmi les plus perfectionnés de l’époque (sondeurs, radar, télécommunication, navigation satellite).
18L’équipage était composé d’un état-major de quatre Français (patron, second patron, chef mécanicien, second-mécanicien) et de vingt-cinq Seychellois, formés par l’École maritime des Seychelles soutenue par la Coopération française.
19Le déploiement sur zone des quatre canneurs s’opéra en deux phases : décembre 1979 et avril 1980. Les deux premiers canneurs à être lancés furent l’Aldabra et l’Assomption, en juillet 1979. L’Aldabra, commandé par Emile Dervout, arriva à Mahé le 14 décembre 1979 et L’Assomption, commandé par Yves Tonel, y arriva le 30 décembre.
Les problèmes rencontrés pour trouver de l’appât
20Les deux canneurs furent confrontés au problème de la ressource en appât vivant dès leur première campagne de pêche, commencée les 7 et 9 janvier 1980. Les pêches nocturnes furent très maigres, nécessitant de passer plusieurs nuits consécutives sur place pour accumuler un peu d’appât. Jamais les canneurs ne gagnèrent les lieux de pêche au thon avec le plein d’appât. Pourtant, deux petits navires d’une dizaine de mètres, l’Aride (propriété de la Soget) et le Scyllarus (propriété de la Fisheries Division) furent mobilisés pour aider les canneurs à trouver les concentrations d’appât dans les baies.
21Un élément inquiétant apparut rapidement : sur les lieux où l’on venait d’effectuer quelques pêches, il ne restait rapidement plus trace de poissons. Cela révélait une faible abondance et un renouvellement très lent des ressources en appât vivant au bord des rivages. Il fallait donc changer de baie fréquemment. Anse à la Mouche s’avéra être le meilleur endroit, alors que la baie de Beau-Vallon présentait une disponibilité plus saisonnière en appâts (avril-mai). Baie-Ternay et Port-Launay, malgré leur configuration relativement fermée et protégée, voyaient passer des petits poissons pélagiques de manière très éphémère (fig. 3-2). Enfin, l’appât pêché se montrait très fragile, beaucoup plus que dans les secteurs traditionnels de la côte ouest-africaine, où il est le plus souvent abondant et résistant. Aux Seychelles, l’appât avait du mal à survivre en viviers et on constatait beaucoup de déchet une fois arrivé sur les lieux de pêche au thon. La Soget, qui ne savait plus où orienter ses navires, fit l’amer constat d’une absence totale d’informations sur les ressources en appât dans l’archipel. Le premier bilan, dressé au 16 mars, établit que les canneurs avaient passé 41 jours à pêcher de l’appât (soit 70 % du temps) contre 11 jours seulement à pêcher du thon. Rappelons que, dans le plan initial, la capture d’appât ne devait pas représenter plus de 10 % du temps.
De vaines tentatives pour améliorer la situation
22Dès mars 1980, le directeur de la Soget, José Basurco, tira la sonnette d’alarme auprès de la Snafic : il était convaincu qu’il n’y avait pas, autour de Mahé et des îles les plus proches, de ressources suffisantes en appât permettant d’approvisionner deux canneurs. Il proposa donc de faire de nouvelles tentatives dans les Amirantes, un groupe d’îles distinct de l’archipel central des Seychelles. Il recommanda aussi d’utiliser la bolinche plutôt que le bouke-ami, pour en équiper l’Aride3. La bolinche est en effet plus performante que le bouke-ami en situation de faible quantité d’appât.
23Il suggéra également que des démarches soient entreprises pour demander à Madagascar l’accès à ses eaux territoriales de la région de Nosy Bé afin d’y pêcher de l’appât. C’est en effet le secteur où les canneurs japonais de la Comanip s’approvisionnaient de manière régulière. Si aucun redressement de la situation ne survenait, le projet thonier allait rapidement se trouver dans une impasse, notamment avec l’arrivée imminente des deux canneurs supplémentaires, l’Alphonse et l’Astove. Il proposa alors une solution de secours pour ces deux navires, qui serait de les faire pêcher temporairement dans les eaux africaines de Sénégal-Mauritanie, déjà bien connues des pêcheurs, en attendant que la situation de l’appât se clarifie aux Seychelles. Aucune suite ne fut donnée à cette proposition.
24La production des canneurs était catastrophique. Au cours des trois premiers mois, l’Aldabra et l’Assomption ne pêchèrent que 17 et 55 tonnes, soit une production journalière moyenne de 500 kg, alors que l’on en prévoyait six à huit fois plus !
25L’Alphonse et l’Astove arrivèrent à Mahé le 30 avril 1980. Deux semaines plus tard, ils partirent en pêche pour des résultats tout aussi maigres que leurs homologues. J. Basurco prit sur lui d’apporter des modifications sur l’un de ces deux canneurs en surbaissant la plateforme de pêche à l’arrière, ce qui améliora la situation mais insuffisamment. La demande d’accès aux eaux malgaches n’aboutit pas et la situation de la pêche de l’appât aux Seychelles ne se redressa pas. En juillet, J. Basurco proposa que ces deux canneurs abandonnent la pêche au thon pour la pêche des poissons de fond à la ligne, les canneurs servant alors de porteurs d’embarcations. Cette proposition pragmatique, destinée à relever la situation financière qui devenait désastreuse, n’obtint pas le soutien des autorités, tant seychelloises que françaises. Un expert de la FAO, conseiller du ministre Ferrari, considérait ce projet irréaliste : ressources fragiles et canneurs trop instables pour permettre la mise à l’eau ou la récupération des embarcations en toute sécurité. Face à ces impasses, le résultat fut sans appel : les deux canneurs les plus récents furent arrêtés le 2 septembre, après seulement 5 mois d’activité.
26Entre-temps, une tentative de pêche conjointe canneur-senneur fut entreprise le 3 mai 1980 entre l’Assomption et le senneur nippo-mauricien Lady Sushil. Ce fut encore un échec et il n’y eut pas d’autre tentative avec ce senneur. Mais l’idée n’était pas abandonnée, et l’occasion se présenta de nouveau de décembre 1980 à février 1981 lorsque l’ACF envoya aux Seychelles un de ses senneurs, l’Île de Sein (chapitre 4).
Vers la liquidation de la Soget
27La question du réapprovisionnement des canneurs en appât avait été un problème constant depuis le début de l’opération. André Elissagaray, dès son arrivée en novembre 1980, tenta d’y remédier en lançant la construction de cages flottantes en bambou au fond des baies, pour servir de réserve d’appât aux canneurs. Certes, le temps d’escale des canneurs diminua de manière sensible, mais les prises de thon de la flottille n’augmentèrent pas de manière suffisante pour combler le déficit de la Soget. Finalement, peu après le retour de l’Île de Sein en Atlantique et face à la déroute financière de l’opération, la décision fut prise le 24 mars 1981 de liquider la Soget. Au bout de 15 mois d’exploitation, les prises cumulées des quatre canneurs n’avaient pas dépassé 370 tonnes, composées de 56 %d’albacores et de 44 %de listaos. La prédominance d’albacores dans ce bilan était surtout due à une préférence affichée des pêcheurs pour cette espèce. Selon certains témoignages, des mattes de listaos avaient été négligées volontairement en présence de bancs d’albacore.
28Au moment où s’achevait l’expérience française, les Espagnols préparaient une prospection avec deux canneurs basques. Cette nouvelle tentative, relatée au chapitre 6, fut un succès avec plus de 600 tonnes pêchées de juin 1981 à mars 1982. Les Espagnols mirent au point une technique inédite de pêche à l’appât, de nuit, sans lamparo, au moyen d’une bolinche et d’un sonar pour repérer les bancs. Ces bons résultats remirent en question les conclusions issues de l’expérience française et relancèrent donc l’intérêt de la pêche à la canne aux Seychelles, mais cela ne fut qu’éphémère.
Bilan de l’« opération canneurs » et enseignements pour le futur
29Incontestablement, cette opération fut un fiasco et on doit chercher à en analyser les causes.
Des ressources en appât insuffisantes
30Les faibles ressources en appât sont sans aucun doute la cause majeure de cet échec. Le rapport de la mission d’experts de mars 1977 concluait : « Il faut donc pêcher à la canne avec des appâts vivants. Ces derniers peuvent être constitués par des sardinelles, des chinchards et des maquereaux de taille adéquate (12-14 cm) que l’on peut pêcher en abondance au voisinage des îles. » Force est de constater que cette affirmation était dénuée de tout fondement et qu’elle a conduit le projet à sa perte. Lancer sans preuve l’idée que l’on allait retrouver aux Seychelles une situation identique à celle de Madagascar, où les canneurs japonais avaient opéré avec succès, mais cela sans informations tangibles et vérifiées, était une erreur majeure. Par ailleurs, ces interminables nuits passées à pêcher l’appât sans succès et le peu de temps consacré à la pêche au thon ont aussi fini par user le moral des pêcheurs.
Une forte mortalité de l’appât vivant
31On peut aussi déplorer le peu de soin mis par les équipages franco-seychellois à la manipulation de l’appât au moment de sa capture. Alors que les Japonais transfèrent les appâts vivants du bouke-ami vers les viviers au moyen de seaux afin de réduire le stress du poisson, les matelots des canneurs seychellois récupéraient l’appât avec des haveneaux et les transportaient à sec jusqu’aux viviers. Dans ces conditions, les poissons étaient comprimés et perdaient des écailles, ce qui entraînait une mortalité importante et rapide de ces appâts une fois dans les viviers.
Des navires mal adaptés
32La conception des navires fut aussi l’objet de nombreuses critiques. Il faut signaler qu’aucun cadre ni aucun professionnel de la pêche au thon à la canne n’avait été consulté à l’origine sur les choix structurels et techniques des bateaux. La plateforme de pêche s’avéra trop élevée par rapport au niveau de la mer. Le modèle japonais d’origine est conçu pour pêcher essentiellement du listao, poisson de petite taille. Les affirmations contenues dans le rapport de 1977 sur le fait que le listao allait former la majorité des prises avaient certainement joué sur la décision de s’en tenir au modèle japonais. Mais, au final, les prises ont été composées en majorité d’albacore (56 %), de taille et de poids plus importants que le listao, et la hauteur du pont a été préjudiciable à l’efficacité de la pêche. Par ailleurs, il s’est avéré que les pompes du bord étaient de puissance insuffisante pour assurer un renouvellement satisfaisant de l’eau des viviers où est conservé l’appât. Sur les huit viviers, d’une contenance totale de 170 m3, seuls cinq viviers au maximum ont pu être mis en service, ce qui a réduit d’autant la capacité de stockage en appât. Enfin, les navires roulaient et tanguaient de manière excessive en raison de superstructures trop élevées les rendant impropres à une pêche efficace par mer agitée, situation fréquente aux Seychelles pendant la mousson de sud-est. Des personnes ayant embarqué sur ces canneurs témoignent de mouvements brusques et imprévisibles par mer formée. Tous ces problèmes de conception auraient pu être évités simplement en construisant les navires sur le modèle des canneurs de l’Atlantique, tant français qu’espagnols, qui opèrent avec succès en Afrique depuis 1955.
Une gestion défectueuse
33Le couplage entre la société de gestion (Soget) et la société d’armement (Snafic) n’a pas bien fonctionné. C’est un autre point négatif à souligner. Il semble que la Snafic n’ait jamais tenu compte des recommandations faites par la Soget pour limiter les pertes et rentabiliser le projet. Nous avons parlé plus tôt des options proposées pour maintenir l’activité des deux nouveaux canneurs. Le directeur de la Soget avait plusieurs fois attiré l’attention sur l’état lamentable de l’atelier qui devait assurer l’entretien courant des canneurs. Il y manquait l’outillage de base indispensable (qui devait être fourni par la coopération anglaise). Plusieurs arrêts techniques ont émaillé les campagnes des canneurs, mais la situation de l’atelier est restée inchangée. L’entrepôt frigorifique construit pour conserver les thons dans l’attente des cargos a aussi très mal fonctionné dès sa mise en route en janvier 1980 ; aucune modification technique n’a été apportée pour compenser les défauts de conception.
Un engagement insuffisant de l’armement français
34La partie seychelloise a, de son côté, déploré le manque d’engagement réel de l’ACF dans cette opération. Ses critiques ont porté sur la sélection et la gestion des équipages expatriés, jugés insuffisamment motivés, et sur le manque d’anticipation sur les commandes de pièces détachées essentielles, qui aurait entraîné des arrêts techniques des navires anormalement longs. Le système des rotations, limitant à trois mois la présence des cadres français sur les thoniers, a été jugé inadapté au caractère exploratoire de cette opération qui exigeait une forte mobilisation et une responsabilisation de tous les acteurs. Quoi qu’il en soit, les autorités locales ont jugé que l’ACF n’avait pas servi au mieux les intérêts des Seychelles. Ajoutons que, semble-t-il, la communication entre les équipages des deux premiers canneurs, l’Aldabra et l’Assomption, n’a pas été des meilleures. On était en présence de deux états-majors très distincts, l’un breton, l’autre basque, plus enclins à la compétition qu’à la coopération, ce qui évidemment n’était pas la stratégie la plus efficace à adopter dans une situation où tout était à découvrir et à mutualiser.
35C’est donc une chaîne de dysfonctionnements majeurs qui a sonné le glas de l’entreprise après seulement 15 mois d’activité en creusant un gouffre financier. Les deux sociétés, Snafic et Soget, disposaient au début de 1980 d’un capital de 57 millions de francs (soit 26,5 millions d’euros). Le bilan en termes de fonctionnement se solda par un déficit de plus de 12 millions de francs (soit 4,2 millions d’euros). Ce fut une perte importante pour la partie française, qui avait apporté une contribution de 25 millions de francs pour l’acquisition des canneurs et assuré les salaires des expatriés mis à disposition du projet, soit un montant supplémentaire de l’ordre de 2 millions de francs. Les Seychelles aussi ont pâti de cet échec, en raison du paiement des intérêts du prêt à long terme de 20 millions de francs consenti par la Caisse centrale de coopération économique.
Quelques percées positives
36Face à ce sombre bilan, quelques aspects positifs pouvaient néanmoins être retenus. Le point essentiel concernait la formation de marins seychellois à une technique de pêche qui leur était totalement inconnue. Ces marins étaient au début de l’expérience au nombre de 56, tous issus de l’école de formation maritime mise en place par la Coopération française. Peu à peu, un tri s’opéra, seuls les plus motivés et les plus aptes étant conservés. Après quelques mois se sont constitués deux équipages de 15 hommes parfaitement compétents, n’ayant rien à envier aux équipages étrangers. De l’eau de mer coule dans les veines des Seychellois et on pouvait croire possible de constituer un pool de bons marins sur n’importe quelle technique de pêche. Ce fut effectivement le cas, et le gouvernement pouvait s’en réjouir pour les étapes qui allaient suivre. L’autre point positif fut de comprendre que toute entreprise de cette nature devait reposer sur des informations halieutiques fiables et que, à ce titre, il devenait nécessaire de mettre en place un véritable programme de recherche permettant d’évaluer le potentiel des ressources halieutiques aux Seychelles et dans l’ouest de l’océan Indien. L’Orstom venait d’affecter aux Seychelles deux scientifiques (Bernard Stéquert et Yves Le Hir) en novembre 1980 ; la balle était maintenant dans leur camp pour proposer et mettre en place ce programme, ce qui fut fait dans le courant de l’année 1981 avec le soutien financier de la Coopération française.
Une éphémère expérience de pêche à la ligne traînante
37La coopération allemande fit une brève apparition dans le paysage de la pêche thonière à la fin de l’expérience des canneurs français. Cela peut paraître assez surprenant, car les armements germaniques sont totalement inexpérimentés sur le thon. Néanmoins, ils proposèrent de tester le potentiel de la technique de pêche à la ligne traînante au moyen de tangons, telle que pratiquée par les Français dans le golfe de Gascogne pour la pêche au germon. C’est à Lorient que deux chalutiers de 20 m de long qui opéraient en Mer Baltique, l’Ostsee et le Nordsee, furent reconvertis en ligneurs, pour entamer une prospection aux Seychelles à partir de mars 1981. Celle-ci ne dura que dix mois et ne fut qu’une brève parenthèse sans lendemain.
La seconde vie des canneurs seychellois
38Que sont devenus les canneurs seychellois ? En septembre 1980, l’Alphonse et l’Astove étaient arrêtés prématurément mais devaient être prêts à repartir en mer si la pêche redevenait rentable. À la liquidation de la Soget, en juin 1981, les quatre navires quittèrent les Seychelles à destination de l’île Maurice où ils furent mis en vente.
39C’est la société P. T. Multitrans pêche Indonesia, filiale franco-indonésienne du groupe CFA Investments Pte, qui racheta les navires en 1982. Le président du groupe, Bernard Forey, avait pour ambition de développer une base thonière sur l’île de Biak, au nord de l’Irian Jaya. Les quatre canneurs, rebaptisés Bosnik, Mokmer, Samao et Sorido, arrivèrent à Biak mi-1983. L’armement était dirigé par un Français, Jacques Marcille, ex-chercheur de l’Orstom ayant travaillé sur le thon dans l’Atlantique et le Pacifique. Très pragmatique, il sut donner le bon cap à cette entreprise : amélioration technique des navires, mise au point d’une stratégie de pêche, implication des pêcheurs locaux des villages environnants. Les pêches, qui se situaient autour de 600 tonnes de listaos par bateau et par an au début de l’exploitation, ne cessèrent de croître pour atteindre 800 à 1 000 tonnes à partir de 1988. On atteignait enfin la production qui avait été envisagée à l’origine du projet seychellois et les canneurs, devenus indonésiens, furent presque immédiatement rentables.
40Mais ces bonnes performances ne furent pas obtenues par le simple fait du hasard. Il n’y eut jamais de problèmes à Biak et dans ses environs pour se procurer de l’appât vivant. La proximité des lieux de pêche au thon permettait de réaliser la pêche d’appât chaque nuit, au lamparo et bouke-ami, puis de partir en haute mer 75 au petit matin, même si les viviers n’étaient pas pleins. Cela garantissait une régularité des apports en thon. La fameuse plateforme de pêche surbaissée, réclamée par José Basurco du temps de la Soget, fut installée dès 1984, et l’efficacité de la pêche en fut améliorée.
41Contrairement à la situation rencontrée aux Seychelles, les entrepreneurs du projet indonésien s’étaient bien assuré à l’origine que Biak détenait l’élément fondamental de toute pêcherie à la canne, à savoir la présence régulière de ressources importantes en appât. Les concepteurs du projet étaient aussi les payeurs, ce qui imposait d’avancer avec un minimum de risque, un aspect sans doute moins prégnant dans le projet seychellois.
Conclusion
42La première expérience de coopération thonière entre la France et les Seychelles se clôturait donc sur un échec. Des hypothèses hasardeuses sur les ressources en appât vivant, une conception inappropriée des navires, une gouvernance de projet éclatée en deux sociétés, tous ces éléments ont ruiné en quelques mois les espoirs du projet. Pour autant, les Seychelles ne voulaient pas fermer la porte à cette coopération. La technique qui avait été écartée lors du montage du projet canneurs, la pêche à la senne coulissante, redevenait une option à explorer et un nouveau projet allait naître sur cette nouvelle base. En mars 1981, lors de la signature de l’accord franco-seychellois devant définir la coopération future en matière de pêche thonière, le Dr Ferrari, ministre du Plan et du Développement, fit une déclaration pleine d’optimisme : « […] étant très enthousiastes, nous sommes partis trop vite, nous avons voulu avoir tout, tout de suite… Cela nous ramène deux ou trois pas en arrière, mais en même temps, cela nous aidera à mieux progresser. »
43Il fallait effectivement de l’optimisme et de la détermination pour digérer cet échec et reconstruire aussitôt un projet viable. Mais on verra que cette persévérance fut rapidement payante.
Notes de bas de page
1 La Société centrale d’équipement du territoire (SCET International) était une filiale de la Caisse des dépôts et consignations, chargée d’études sur des projets touchant tous les domaines pour le compte du ministère français de la Coopération.
2 Projet d’implantation d’un complexe de pêche au thon aux îles Seychelles, par R. Moal, D. Deroin et J. Celton. Rapport officiel de mission, 82 p., mai 1977.
3 Un patron thonier basque, André Elissagaray, grand pionnier de la pêche thonière à l’appât vivant, arrivera d’ailleurs quelques mois plus tard, en novembre 1980, pour mettre en œuvre cette technique et former des Seychellois.
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