De l’urgence d’une politique commune entre santé publique et agriculture
p. 119-123
Texte intégral
1À ce stade du livre, il n’est plus risqué d’affirmer que le moustique est devenu le « meilleur ennemi de l’homme ». L’humanité souffre des maladies transmises par les moustiques, et la lutte antivectorielle telle qu’elle est menée de nos jours n’apporte pas toujours les résultats escomptés. En dépit des efforts déployés pour limiter leur prolifération, les vecteurs du paludisme, de la dengue et du chikungunya continuent de sévir dans de nombreux pays et progressent partout sur la planète. La lutte contre les moustiques et les programmes de vaccination élargie représentent les moyens de prévention collective les plus efficaces. La preuve en a été donnée avec la distribution massive de moustiquaires imprégnées d’insecticides dans les zones de forte endémie palustre. Les campagnes de distribution réalisées ces dix dernières années en Afrique ont permis d’obtenir une couverture élevée en moustiquaires. Les résultats en termes de transmission ont dépassé les attentes les plus optimistes, avec des réductions de l’ordre de 50 % de l’incidence des fièvres et de 10 % de la mortalité infantile due au paludisme (Unicef, 2010). Mais les avancées ne sont cependant pas aussi spectaculaires pour tous les moustiques et toutes les pathologies. Si des zoonoses comme la fièvre de la vallée du Rift et le virus West Nile apparaissent dans des zones d’émergence encore relativement restreintes, il n’en est pas de même avec les virus de la dengue et du chikungunya, qui se répandent de par le monde à une vitesse fulgurante.
2Que ce soit en ville ou en milieu rural, le contrôle des moustiques n’est assuré par les services de démoustication que par le traitement des espaces publics. Or, nombre d’étendues favorables à la pullulation des moustiques sont constituées par des terrains agricoles, les plus prolifiques étant de loin les surfaces en eau que représentent les rizières. Sur tous les continents, les périmètres rizicoles « produisent » des moustiques vecteurs de paludisme, d’encéphalite japonaise et de filarioses lymphatiques. En 2002, le Sri Lanka a initié un projet visant à informer les riziculteurs des risques que représentaient leurs rizières en termes de prolifération des moustiques. Après quatre années de suivi et de relevés sur le terrain, les experts du projet ont conclu leur étude en conseillant aux agriculteurs d’utiliser moins d’insecticides et de généraliser l’usage des moustiquaires imprégnées (OMS, 2006 b). Cette approche est insuffisante, car elle ne prend pas en compte le rôle des intrants agricoles dans la prolifération des moustiques.
3Les fertilisants, et particulièrement ceux mélangés à de la matière végétale, se sont révélés attirer les femelles de moustiques à la recherche d’un lieu de ponte (Darriet et Corbel, 2008 b ; Darriet et al., 2010 a). La fumure du riz se fait habituellement au moment du repiquage, lorsque les eaux de la rizière sont chaudes et ensoleillées et donc déjà favorables au développement des genres Anopheles et Culex (Victor et Reuben, 2000 ; Mwangangi et al., 2006). Le riz est la céréale la plus cultivée au monde – en Asie principalement, où sont situées 90 % des surfaces rizicoles (FAO, 1990). Dans les régions de monoculture intensive, localisées essentiellement en Chine, en Inde, dans les pays du Sud-Est asiatique et en Indonésie, les ravageurs et les parasites représentent une menace réelle pour la plante, d’où l’emploi de quantités plus ou moins importantes de pesticides. L’utilisation répétée de ces xénobiotiques favorise l’apparition de résistances multiples chez les ravageurs et les moustiques, tout en entraînant la disparition des insectes prédateurs, des amphibiens, des reptiles et des poissons (FAO, 2004).
4Attirés par les engrais, les moustiques viennent pondre en masse dans les rizières, et, inévitablement, des quantités véritablement très élevées de larves subissent l’action toxique des pesticides. La pression de sélection induite est très forte, et les mécanismes de résistance présents chez les moustiques sont sélectionnés d’autant plus rapidement et efficacement que la fréquence des fumures minérales et des traitements insecticides est élevée. Pour faire face à cette situation, la lutte intégrée préconise la diminution du nombre des traitements insecticides (OMS, 2006 b). Il en résulte, c’est vrai, des pressions de sélection moins importantes sur les ravageurs du riz et les moustiques. Néanmoins, si le riziculteur diminue sa consommation en insecticides, il lui faudra dans le même temps abaisser sa consommation en engrais pour ne pas voir ses rizières produire encore plus de moustiques. Le seul moyen pour que ces milieux riches en matière végétale et en engrais produisent moins de moustiques consiste à ajouter à l’engrais incorporé dans la rizière au moment du repiquage un larvicide chimique ou biologique, dont le rôle est de détruire les larves à l’éclosion des œufs. Pour ce qui est des traitements qui s’échelonnent tout au long du cycle végétatif de la plante, si les larves de moustiques sont sensibles à l’insecticide utilisé à des fins agricole, il ne sera pas nécessaire d’y ajouter un larvicide supplémentaire. Si le moustique se révèle au contraire résistant à l’insecticide, il sera prudent d’ajouter à cet insecticide un larvicide spécifiquement dirigé contre ses larves.
5Cette stratégie de lutte mixte, dirigée à la fois contre les ravageurs du riz et contre les moustiques, ne doit en aucun cas outrepasser les principes fondateurs de la lutte intégrée. Le mélange de plusieurs intrants génère en effet un ensemble d’actions dont chacune vise une cible différente : la plante (engrais), le ravageur (insecticide) et le moustique (larvicide). Dans les régions de forte endémie palustre, les rizières produisent plus de moustiques, mais pas nécessairement plus de paludisme (Robert et al., 1989). À l’inverse, dans les contextes de paludisme instable, l’implantation et le développement de la riziculture augmentent presque toujours l’endémie palustre (Laventure et al., 1996). L’histoire des hauts plateaux de Madagascar avant et après l’installation des rizières nous montre combien il est important de comprendre l’impact des environnements agricoles sur la santé des hommes. Du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe, les voyageurs louaient la salubrité des plateaux malgaches, si contrastée par rapport aux plaines côtières où sévissaient nombre de fièvres pernicieuses (Dupré, 1863). Dans la région des hauts plateaux aujourd’hui, les fièvres palustres sont étroitement associées à la monoculture du riz, et qui dit monoculture dit concentrations anormalement élevées en ravageurs et en moustiques. Dans cette partie montagneuse de l’île, les riziculteurs n’ont pas d’autre choix que de cultiver le riz en terrasses et d’utiliser des quantités importantes d’engrais afin de compenser le manque de terres arables. Les rizières à Madagascar sont des milieux complexes, qui servent de refuge à deux espèces d’anophèles. Juste après le repiquage et jusqu’au stade « montaison » de la plante, les casiers hébergent principalement A. arabiensis, dont les femelles plus zoophiles qu’anthropophiles entrent peu dans les maisons. À mesure que le riz croît et que l’ensoleillement du plan d’eau diminue, les rizières deviennent plus favorables à l’évolution d’A. funestus, qui, contrairement à A. arabiensis, pique l’homme à l’intérieur des habitations. Lorsque A. arabiensis est seul présent dans les rizières, l’incidence palustre est au plus bas. Elle augmente considérablement à mesure que A. funestus conquiert les rizières. Aujourd’hui, le paludisme est meurtrier sur les hauts plateaux malgaches. Les programmes nationaux de lutte contre le paludisme recommandent l’usage des moustiquaires imprégnées d’insecticides, mais le prix de ces moustiquaires reste souvent trop élevé pour les ménages. La lutte anti-larvaire est quant à elle jugée infaisable au vu de l’étendue des surfaces à traiter. Il serait pourtant judicieux d’initier des actions de lutte larvicide au niveau des rizières, sachant que les engrais attirent les moustiques à la ponte et que, en aval, les actions de lutte contre les femelles hématophages sont techniquement et financièrement lourdes, surtout lorsqu’elles reposent sur le traitement des murs et des plafonds des habitations. Dans la mesure où l’interface agriculture/santé ne relève ni des compétences de l’agriculteur, ni de celles des services de la lutte antivectorielle, il apparaît à ce niveau un champ de recherche véritablement gigantesque, et encore aujourd’hui inexploré. Un tel partenariat entre les scientifiques, les riziculteurs et les services de démoustication créerait une synergie à même d’initier des programmes de recherches pluridisciplinaires, dont la finalité serait de protéger les cultures tout en visant à réduire au mieux les densités de moustiques agressives pour l’homme.
6« De l’urgence d’une politique commune entre la santé publique et l’agriculture » : cette question est plus pressante que jamais. La santé pour TOUS ne passe pas nécessairement par une hyper-mécanisation des sociétés, mais plutôt par la mise en place d’actions communautaires, souvent très simples dans leur conception mais apparemment très difficiles dans leur mise en œuvre.
7L’exemple des rizières illustre ce que pourrait être une lutte mixte ravageurs/ moustiques, mais il est évident que ce concept innovant reste applicable à TOUTES les cultures. À l’avenir, les agriculteurs ne pourront plus ignorer le problème que posent les intrants agricoles sur la prolifération des moustiques. Même si la méthode mixte ne peut pas intégrer avant plusieurs années – peut-être même plusieurs décennies – les plans de lutte phytosanitaire, elle représente néanmoins une voie concrète et prometteuse qui ne demande qu’à être explorée. La lutte antivectorielle de demain n’aura de toute façon pas d’autre choix que d’innover par des stratégies nouvelles, car l’expérience a déjà prouvé à maintes reprises que le contrôle des maladies à transmission vectorielle ne pouvait pas être obtenu par une approche unique. C’est à ce prix que certaines endémies graves comme le paludisme, l’encéphalite japonaise, la filariose de Bancroft ou bien encore le virus West Nile pourront être jugulées efficacement. Dans le monde actuel où l’agriculture s’industrialise, des centaines de millions de vies sont menacées par ces maladies ! Le temps est désormais venu de développer des méthodes de lutte mixte ravageurs/moustiques respectueuses de l’environnement mais aussi, et surtout, des actions de lutte pleinement acceptées par les populations urbaines et villageoises. Le passé nous l’a trop souvent montré, échafauder des stratégies de lutte antivectorielle sans se soucier de l’acceptabilité de la méthode par les personnes qui se devront de les subir ou les mettre en pratique conduit inévitablement à l’échec. D’ailleurs, l’histoire nous le rappelle constamment dans tous les domaines, les succès de demain se sont toujours bâtis sur les échecs d’hier !
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