Les raisons de la pullulation des moustiques
p. 45-67
Texte intégral
1Il est désormais clairement établi que les hommes sont responsables dans les villes et les campagnes de l’apparition d’une grande quantité de gîtes propices à la pullulation des moustiques. La multiplication des collections d’eau n’est toutefois pas une raison suffisante pour expliquer le succès des moustiques. Après maintenant plus d’un demi-siècle d’utilisation des intrants en agriculture, force est de constater que les engrais et les pesticides se sont accumulés dans une multitude d’environnements naturels et agricoles. Chez de nombreux arthropodes – insectes et acariens essentiellement –, l’usage intensif des insecticides a entraîné l’apparition d’une multitude de mécanismes de résistance. Voyons maintenant comment ces substances, qui ont été conçues par l’homme pour supprimer les insectes, ont pu à l’inverse favoriser leur pullulation.
HISTOIRE ET MODES D’ACTION DES INSECTICIDES
Petite histoire des insecticides
2Par définition, insecticide signifie « qui tue des insectes ». La découverte des premiers composés possédant une action insecticide remonte à l’Antiquité. Pline l’Ancien (23-79 apr. J.-C.) recommandait l’emploi de l’arsenic pour lutter contre les insectes. Sur le pourtour du bassin Méditerranéen, les Égyptiens de la Haute Antiquité ont découvert les propriétés insecticides des capitules de fleurs de pyrèthre (Chrysanthenum cinerariaefolium) et leur utilité en hygiène domestique. De nos jours encore, de vastes champs de fleurs de pyrèthre sont cultivés en Tanzanie et au Kenya pour en extraire l’insecticide naturel (pyréthrine). L’agronome français Jean de la Quintinie découvrit en 1690 les propriétés insecticides du tabac et de son principe actif, la nicotine.
3Pendant des siècles, l’homme n’a eu recours qu’aux substances naturelles issues de broyats de minéraux et de décoctions de plantes. Les choses ont beaucoup changé au milieu du XXe siècle avec l’avènement de la chimie organique. Ce que la nature était la seule à produire dans les cellules de quelques plantes et animaux, l’homme pouvait désormais le reproduire en mieux, en créant des molécules de synthèse, totalement étrangères à la chimie du vivant. Le Dichloro-Diphenyl-Trichloéthane, plus connu sous le sigle de DDT, fut ainsi synthétisé en 1873 par Othmar Zeidler qui, sur le moment, ne trouva aucune utilité à sa molécule : un produit cent pour cent de synthèse, né de l’expérimentation scientifique et de cette soif toujours plus grande d’associer des atomes pour voir apparaître des molécules inédites. Ce n’est que soixante-cinq ans plus tard, en 1939 précisément, que le chimiste suisse Paul Hermann Müller découvrit les propriétés insecticides de la substance synthétisée par Zeidler. Tout s’accéléra très vite par la suite. Dès 1942, le DDT entra dans une phase de production industrielle. En raison des cinq atomes de chlore qui caractérisent sa structure moléculaire, les chimistes donnèrent le nom d’organochlorés aux produits appartenant à la même famille chimique. Sont apparus par la suite dans cette même famille l’aldrine, la dieldrine, l’heptachlore et le lindane, des insecticides puissants qui présentaient toutefois la fâcheuse tendance de s’accumuler dans les sols et les organismes vivants. En 1942, le chimiste allemand Gerard Schrader synthétisa avec le tétraéthylpyrophosphate, ou TEPP, une nouvelle famille d’insecticide : les organophosphorés. Tout comme le DDT était l’ancêtre des organochlorés, le TEPP devint le premier maillon d’une grande famille chimique dont les composés les plus connus sont le diméthoate, le parathion, le malathion, le fénitrothion et le pyrimiphos-méthyl. La course aux insecticides de synthèse venait d’être lancée dans un système économique où il était demandé à l’agriculture d’augmenter toujours plus ses rendements. En 1960 apparurent les carbamates puis, dix ans plus tard, les premiers pyréthrinoïdes. Élaborés à partir de la structure des « ancestrales » pyréthrines naturelles, les pyréthrinoïdes sont actuellement les insecticides les plus utilisés en agriculture et en santé publique. Les premiers pyréthrinoïdes se dégradaient facilement à la lumière, ce qui limitait leur utilisation à l’hygiène domestique. Avec l’apparition sur le marché des pyréthrinoïdes photostables, cette famille regroupe désormais des insecticides actifs sur de nombreux insectes, tout en ne présentant aucun effet de bioaccumulation dans les milieux ni d’action toxique sur les mammifères.
Mécanismes et modes d’action des insecticides
4Les insecticides employés pour lutter contre les moustiques ne sont pas différents de ceux utilisés tous les jours pour la protection des cultures. Les insectes qui vivent sur un végétal ne peuvent survivre qu’en dévorant les feuilles, les tiges et les racines ou en piquant les tissus pour en extraire la sève. Pour combattre efficacement un ravageur des cultures, l’insecticide doit entrer en contact avec l’insecte, être inhalé ou bien consommé. Les moustiques adultes ne mangent ni ne piquent les substrats traités, ce qui fait que les insecticides les plus efficaces sont ceux qui possèdent des actions de contact et d’inhalation puissantes. Plus de 95 % des insecticides fabriqués dans le monde sont des neurotoxiques. Ces molécules agissent sur les mécanismes permettant la propagation de l’influx nerveux dans le neurone (encadré 8) et, pour 80 % d’entre eux, au sein même de la fente synaptique. À l’inverse des vertébrés, chez qui le système nerveux compte des milliards de neurones, celui des insectes n’en compte qu’une centaine de milliers. Leurs fonctions nerveuses sont réparties sur de nombreux ganglions disséminés le long du corps. Le système nerveux d’un insecte s’apparente donc à une longue chaîne qui part de la tête pour se terminer à la pointe de l’abdomen.
Encadré 8
Anatomie d’un neurone
Les neurones constitutifs du système nerveux se composent d’un corps cellulaire contenant le noyau et de deux types de prolongement : les dendrites et l’axone au bout duquel se localisent les synapses.
Le noyau ou soma se localise dans le corps cellulaire et contient le matériel génétique. Les dendrites situées sur le corps cellulaire se présentent sous la forme d’arborescences courtes et ramifiées qui reçoivent et conduisent l’influx nerveux provenant des autres cellules nerveuses.
L’axone, encore appelé fibre nerveuse, est la passerelle qui véhicule les informations venues du corps cellulaire vers les synapses.
Les synapses situées à l’extrémité de l’axone transmettent l’information nerveuse aux autres neurones mais aussi aux jonctions neuromusculaires et neuroglandulaires.
5L’effet neurotoxique des organochlorés et des pyréthrinoïdes est lié essentiellement à leur action rapide (effet Knock-down = KD) sur les canaux sodium/ potassium (Na+/K+) situés le long de l’axone (Lund et Narashi, 1983). dieldrine, qui est aussi un organochloré, génère quant à elle un mode d’action particulier qui affecte le bon fonctionnement des récepteurs de l’acide gamma-aminobutyrique (GABA) (Matsumura et Clark, 1985). Les organophosphorés et les carbamates prennent la place de l’acétylcholine en se fixant sur son site d’interaction avec l'acétylcholinestérase. Il en résulte un blocage des sites d’action suivi d’un accroissement rapide de l’acétylcholine, qui peut s’accumuler jusqu’à 260 % de la normale (Champ, 1985). La propagation de l'influx nerveux est bloquée et l’insecte meurt de paralysie.
6Des familles d’insecticides plus récentes, agissant sur des cibles différentes, sont aujourd’hui utilisées partout dans le monde. Nous pouvons citer parmi les plus efficaces les inhibiteurs de croissance des insectes, qui bloquent le développement des larves ou inhibent la nymphose, les phénylpyrazoles, qui agissent au niveau des récepteurs GABA, les néonicotinoïdes, qui se fixent sur les récepteurs nicotiniques (Tomizawa et Yamamoto, 1993), les oxadiazines, qui bloquent le transport des ions sodium en affectant toutefois une autre cible que celle visée par les pyréthrinoïdes. Ces insecticides de dernière génération sont pour la plupart largement utilisés en agriculture, mais pas encore en santé publique. Il faut dire que le mode de fonctionnement d’un moustique est très différent de celui d’un ravageur des cultures. Pour tuer un moustique adulte, il faut que celui-ci entre en contact avec un insecticide qui agit rapidement par contact tarsal. Aucune molécule regroupant ces caractéristiques n’est apparue ces vingt dernières années. Pour lutter contre les larves de moustiques, il existe des composés synthétisés par divers micro-organismes, les plus efficaces étant ceux fabriqués par des bactéries. Les toxines bactériennes de Bacillus thuringiensis var. israelensis (Bti) et de Bacillus sphaericus (Bs) sont largement utilisées pour lutter contre les larves de moustiques et de simulies (encadré 9). Ces deux bactéries produisent des protoxines sous la forme de cristaux qui, une fois ingérés par la larve, se transforment en toxines actives qui détruisent les cellules de l’intestin moyen (Charles et De Barjac, 1983). Les larves meurent d’empoisonnement 24 à 48 heures après l’absorption des cristaux. Des métabolites bactériens comme le spinosad sont aussi utilisés en agriculture et en santé publique. Le spinosad est une combinaison de deux métabolites (les spinosynes A et D fabriqués par la bactérie Saccharopolyspora spinosa) qui agit à la fois sur les récepteurs GABA et nicotiniques des neurones (Salgado, 1998). Le spinosad a fait l’objet de nombreuses recherches en laboratoire, notamment sur les larves des moustiques résistantes aux insecticides conventionnels (Darriet et al., 2005 a).
Encadré 9
Le Bti, fer de lance de l’Onchocerciasis
Control Programme (OCP)
L’utilisation la plus intensive du Bti a pris place en Afrique de l’Ouest, où s’est déroulée la lutte contre l’onchocercose. L’onchocercose, ou cécité des rivières, est une filariose cutanée transmise par des mouches, les simulies. La lutte a été ciblée sur la destruction des gîtes à simulies présents dans les fleuves et les rivières. Lancé en 1975, le programme OCP couvrait sur sa fin, en 2002, 1,2 million de kilomètres carrés répartis dans 11 pays. En 1980, l’OCP a ajouté à son arsenal d’insecticides chimiques le bio-larvicide Bti, mais ce n’est qu’en 1985 que son utilisation s’est faite véritablement prédominante. Pendant les huit mois de la saison sèche, lorsque les débits en eau sont le plus faibles, le Bti représentait 40 à 60 % des quantités d’insecticides utilisées. Le rôle qu’a joué le Bti dans la stratégie de rotation des insecticides a été primordial, dans la mesure où il interrompait la pression de sélection exercée par les insecticides chimiques (perméthrine, étofenprox, téméphos, phoxime, pyraclofos et carbosulfan). Les avantages liés au Bti sont aussi nombreux qu’appréciables car, en plus de sa totale sécurité d’emploi pour l’homme, ce larvicide ne tue pas la faune non cible, abondante dans ce type d’environnement. L’autre qualité du Bti se situe au niveau de ses quatre toxines, qui agissent en synergie, ce qui fait qu’à l’heure actuelle il n’existe encore pas d’insectes résistants à ce bio-larvicide.
7Il existe désormais de par le monde des moustiques résistants sur lesquels il ne fait aucun doute que les insecticides restent sans effet. Cet état de fait puise ses racines dans les abus d’une agriculture intensive, dont la consommation en insecticides est excessive. Les moustiques ne sont pas devenus résistants en un jour ! Explorons maintenant le comment et le pourquoi de cette réalité qui ressemble fort à une brève histoire de l’évolution.
LA RÉSISTANCE DES MOUSTIQUES AUX INSECTICIDES
8Contrairement aux régions tempérées, où les insectes diapausent durant la saison hivernale, sous les tropiques et l’équateur les générations de ravageurs se succèdent sans que le froid de l’hiver ne freine leur développement. Dans ces conditions de vie optimales, les insectes peuvent provoquer des dégâts considérables et les agriculteurs n’ont pas d’autre choix que de traiter le végétal durant toute la durée du cycle cultural. Le cas du coton est particulièrement emblématique : de 1965 à 1970, sa culture a pris un essor considérable en Afrique. Le coton est une plante fragile que de nombreux ravageurs attaquent à tous les stades de sa croissance. À l’échelle du monde, il est consommé plus d'insecticides sur la seule culture du coton que sur toutes les autres espèces végétales réunies. Épandus de façon régulière à des doses souvent très élevées, les insecticides tuent les insectes prédateurs et pollinisateurs, ils déciment les petits mammifères, les oiseaux, les poissons, les reptiles et les batraciens, tout en sélectionnant des générations de ravageurs toujours plus résistantes aux molécules toxiques. Les insecticides se retrouvent aussi dans les sols, où ils sont adsorbés par les miscelles d’argile. Un gros orage, et les eaux qui ruissellent arrachent à la terre l’argile contaminée. L’eau s’écoule le long des bassins versants pour arriver dans les petits lacs de retenue créés pour irriguer les cultures maraîchères et les rizières. Les larves de moustiques qui vivent dans de tels environnements se retrouvent confrontées à des pressions de sélection intenses et soutenues qui, à la longue, favorisent l’apparition des mécanismes de résistance aux insecticides (Darriet et al., 1997).
La sélection des mécanismes de résistance
9Les mutations qui confèrent les résistances aux insecticides sont héréditaires, donc transmises par les cellules reproductrices de la lignée fondatrice. Les insecticides agissent comme une force de sélection qui concentre progressivement les facteurs génétiques favorables à la survie de l’espèce. Lorsque les applications insecticides se font constantes dans le temps, les individus sensibles (SS) se raréfient, laissant la place à une population au sein de laquelle la fréquence des gènes de résistance (RS et RR) est proportionnelle à l’intensité de la pression de sélection. Les mécanismes de résistance aux insecticides sont contrôlés par un ou plusieurs gènes qui permettent à l’insecte d’éviter le composé toxique, d’augmenter son excrétion, de modifier la structure des cibles ou bien encore de provoquer sa détoxification (résistance métabolique). Quelle que soit la résistance rencontrée, celle-ci est générée par des mutations ponctuelles au niveau des gènes codants qui fabriquent les protéines, les protéines mutantes étant alors caractérisées par une séquence en acides aminés différente de celle des protéines fabriquées par un individu sensible.
Les mutations de cible et les résistances métaboliques
10Les mutations de cible les plus fréquemment rencontrées sont celles induites par le gène Knock-down résistance (Kdr) pour la résistance croisée pyréthrinoïdes/ DDT et par la mutation acétylcholinestérase insensible (Ace.1R) pour la résistance croisée organophosphorés/carbamates. Alors que la mutation Kdr se caractérise par une moindre affinité des protéines membranaires des neurones aux insecticides (Martinez-Torres et al., 1998 ; Brengues et al., 2003), la mutation Ace.1R affecte la structure de l’enzyme acétylcholinestérase, de telle sorte que son site catalytique est moins accessible aux composés toxiques (Weill et al., 2003). Une troisième mutation de cible affecte les récepteurs GABA (Résistance dieldrine = Rdl), provoquant un manque d’affinité de ces sites avec la dieldrine (organochlorés) et le fipronil (phénylpyrazoles) (Wilkins et al., 2006).
11Les résistances métaboliques résultent de la dégradation des insecticides par des enzymes. Trois classes d’enzymes altèrent plus ou moins profondément la structure moléculaire des biocides. Les enzymes de type glutahion-S-transférase (GST) induisent une conjugaison enzyme-insecticide moins toxique pour l’insecte. L’enzyme la plus connue du groupe, la DDT-ase, intervient spécifiquement dans la dégradation du DDT (Brown et Perry, 1958). Les estérases dégradent les groupements esters en alcools et en acides. Les pyréthrinoïdes, les carbamates et les organophosphorés possédant dans leurs molécules des esters, ces enzymes jouent un rôle prépondérant dans leur dégradation. Lorsque les estérases sont surproduites, elles peuvent représenter jusqu’à 12 % des protéines totales de l’insecte (Fournier et al., 1987). Leur surproduction est associée soit à une augmentation du nombre de copies du gène (amplification génique), soit à un mécanisme de régulation de l’expression du gène (Mouches et al., 1986). Les oxydases induisent, comme leur nom l’indique, des réactions d’oxydation. Bien que possédant une affinité toute particulière à l’égard des pyréthrinoïdes, ces enzymes dégradent pratiquement toutes les familles chimiques. Leur activité accrue résulte d’une surproduction ou bien d’une augmentation de leurs propriétés oxydatives (Feyereisen et al., 1995).
12Que les protéines soient situées dans la membrane, le cytoplasme ou le noyau des cellules, elles s’activent sur tous les fronts pour assurer le bon fonctionnement de l’organisme. Chaque protéine s’identifie par une séquence d’acides aminés qui lui est propre et qui lui confère ses caractéristiques physico-chimiques. Après assemblage de la longue chaîne d’acides aminés, la protéine se replie sur elle-même en une construction 3-D stable et spécifique. C’est au niveau des sites actifs des protéines que se jouent la plupart des opérations cellulaires. Ainsi, dans le cas des enzymes, il s’établit une jonction enzyme/substrat qui conduit à la dégradation de ce dernier. Dans le cas des protéines transmembranaires des neurones, elles canalisent le flux et le reflux des ions qui génèrent l’activité électrochimique du système nerveux. Les protéines se font donc les réceptacles d’une infinité de réactions, sans lesquelles la vie ne serait pas possible. Les insecticides neurotoxiques ont été conçus par l’homme pour bloquer l’activité catalytique de certaines de ces protéines/enzymes. Chez un insecte sensible, la conjugaison protéine/insecticide conduit à la mort. Chez un insecte résistant, le remplacement d’un seul acide aminé par un autre au sein de la longue chaîne protéique suffit à rendre l’insecticide inopérant. La molécule toxique, ne pouvant plus se fixer sur la cible, est alors excrétée par l’insecte.
Le coût génétique
13La résistance aux insecticides s’accompagne toutefois d’un effet inverse appelé « coût génétique ». Les moustiques résistants sont les seuls à survivre dans un environnement traité, or ils se développent moins bien que leurs homologues sensibles dans les milieux qui ne le sont pas. La mutation Ace.1R a un coût génétique élevé, la mutation Kdr beaucoup moins. Il existe des moustiques qui possèdent les deux mutations (Ace.1R + Kdr), des moustiques « double mutants » qui résistent à l’action toxique des organophosphorés/carbamates et des pyréthrinoïdes/ DDT. Ces moustiques « double mutants » ne sont malheureusement pas doublement « handicapés », car ils résistent à la plupart des insecticides conventionnels et montrent de surcroît, dans les environnements non traités, une aptitude à la survie supérieure à leurs homologues sensibles (Berticat et al., 2008). Des « super-moustiques » en quelque sorte, qui pullulent aussi bien dans les milieux traités que dans ceux qui ne le sont pas. Cela montre combien la génétique favorise ceux qui se reproduisent vite et en grand nombre. Les moustiques sont assurément des champions de la prolificité et d’avoir voulu les éradiquer avec toute une panoplie d’insecticides chimiques n’a, en définitive, que renforcé leur aptitude à proliférer. Un constat d’échec auquel il est difficile d’échapper, d’autant plus que les familles nouvelles d’insecticides se font de plus en plus rares sur le marché.
Des résistances multiples sur tous les moustiques
14De nos jours, nombreuses sont les régions en Afrique où A. gambiae est résistant aux organophosphorés et aux carbamates (N’guessan et al., 2003), au fipronil et à la dieldrine, ainsi qu’au DDT et aux pyréthrinoïdes (Darriet, 2007). Les pressions de sélection ne s’exercent pas seulement dans les zones rurales, mais aussi dans les villes. En 1986, une collecte de larves de C. p. quinquefasciatus dans la ville de Bouaké en Côte d’Ivoire a montré que ce moustique était résistant à tous les insecticides conventionnels (Magnin et al., 1988). Des études plus récentes ont confirmé les forts niveaux de résistance de C. p. quinquefasciatus dans vingt-cinq villes de Côte d’Ivoire et du Burkina Faso (Chandre et al., 1997 ; 1998). Les insecticides biologiques ne sont pas non plus épargnés par les résistances. En Chine, une population sauvage de C. p. quinquefasciatus s’est avérée 22 000 fois plus résistante à Bacillus sphaericus (Bs) qu’un moustique sensible de la même espèce (Yuan et al., 2000). Pour ce qui est du vecteur Ae. aegypti, il a été retrouvé résistant au DDT dans onze régions des Caraïbes, dans le sud du Vietnam et en Floride ; résistant également aux pyréthrinoïdes en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud et en Polynésie française. À la Martinique, des études récentes ont montré que ce moustique était résistant aux organophosphorés, et en particulier au téméphos (Marcombe et al., 2009 a).
QUAND LES MOUSTIQUES S’ATTIRENT ENTRE EUX
15Les moustiques déposent leurs œufs n’importe où, à condition que l’eau du gîte de ponte ne soit pas trop agitée. Les moustiques urbains C. p. quinquefasciatus et C. p. pipiens affectionnent les eaux polluées des puisards, des latrines et des caniveaux. Ae. aegypti et Ae. albopictus, urbains eux aussi, se développent plutôt dans des gîtes de petite à moyenne taille contenant des eaux claires. Bien que proliférant depuis peu à l’intérieur des villes, les anophèles demeurent plus ruraux, avec des aires de répartition qui s’étendent des casiers rizicoles aux petites flaques ensoleillées (photo 14).
16Même si les moustiques déposent leurs œufs un peu partout, il existe des facteurs liés à la qualité de l’eau qui font que certains gîtes sont plus attractifs que d’autres. De longue date, les infusions de feuilles, de foin et d’herbe fraîche sont connues pour leurs propriétés attractives vis-à-vis des moustiques (Chadee et al., 1993 ; Scott et al., 2001). Les algues et les bactéries exercent aussi une attraction considérable (Hazard et al., 1967 ; Trexler et al., 2003). D’après certaines observations, les collections d’eaux les plus attractives pour les femelles gravides sont celles qui, justement, abritent déjà des larves et des nymphes de la même espèce (Soman et Reuben, 1970). La quasi-absence de littérature sur cette dernière observation nous a incités à chercher une réponse à cette énigme (Darriet et Corbel, 2008 a).
Des gîtes larvaires reconstitués en laboratoire
17Pour mener à bien notre étude, nous avons utilisé deux aquariums d’une contenance de soixante litres chacun. Les deux aquariums ont reçu la même quantité de nutriments, selon une périodicité identique. Le premier aquarium, désigné comme gîte « positif », a reçu sept cohortes de trente femelles gravides d’Ae. aegypti. Les sept cohortes – comprenant œufs, larves, nymphes et adultes – se sont succédé durant une période de vingt et une semaines avec, pour chaque cycle, un apport de trois grammes de nourriture pour nourrir les larves. Dans le second aquarium, dénommé gîte « négatif », il n’y a eu aucun développement de moustique. Au terme de ces vingt et une semaines, l’attractivité des eaux « positives » et « négatives » a été comparée lors d’essais en tunnels de verre. Dans chacun ont été introduites dix femelles gravides d’Ae. aegypti. Parallèlement, l’analyse des deux types d’eau a permis de doser différents composés organiques et minéraux ; la finalité de cette recherche était de corréler aux mieux l’attractivité des deux substrats de ponte avec leurs caractéristiques physico-chimiques.
18Les essais en tunnel ont montré que les femelles gravides d’Ae. aegypti ont pondu deux fois plus d’œufs dans les eaux du gîte « positif » que dans celles du gîte « négatif ». L’analyse physico-chimique a, quant à elle, révélé des compositions différentes de ces eaux (fig. 3).
19La matière organique, le phosphore et le potassium que l’on y retrouve ont pour origine la nourriture apportée dans les deux gîtes. Dans le gîte « négatif », la matière organique sédimente et s’accumule au fond de l’aquarium alors que, dans le gîte « positif », elle est en partie consommée – et transformée – par les larves. Les analyses chimiques montrent des quantités d’azote global identiques dans les deux types de gîte ; or, la transformation de cet azote a été différente selon que les eaux ont contenu ou non des larves de moustiques. Les eaux du gîte « positif » révèlent des concentrations deux fois et demie plus importantes en azote ammoniacal (NH4+), quatre fois plus élevées en azote nitreux (NO2-) et vingt fois plus importantes en azote nitrique (NO3-) que les eaux du gîte « négatif ». L’azote Kjeldahl, qui totalise l’azote organique et ammoniacal, montre que ce composé est demeuré essentiellement sous sa forme organique dans le gîte « négatif ». En revanche, dans le gîte « positif », l’azote se répartit à 63 % sous sa forme organique et à 37 % sous ses différentes formes minérales (NH4+ + NO2- + NO3-). Les nitrates ne s’accumulent pas indéfiniment dans les milieux car, parallèlement à l’action de nitrification, il se produit la réaction inverse de dénitrification par laquelle les ions nitrates sont réduits en nitrites puis en azote gazeux (N2). Ce processus intervient lorsque l’oxygène fait défaut et que les micro-organismes – principalement des bactéries du genre Pseudomonas – utilisent l’oxygène contenu dans les nitrates pour satisfaire leurs besoins respiratoires (Féray, 2000). D’autre part, dans les collections d’eau où les larves de moustiques sont nombreuses sur de longues périodes, les mues (exuvies) larvaires et nymphales constituées de chitine s’accumulent au fond des gîtes. L’hydrolyse de la chitine est conduite par des enzymes (Saguez, 2002) synthétisées par des bactéries et des champignons, mais aussi par les insectes au moment de leur mue larvaire (Jeuniaux et Amanien, 1955). La production de ces deux enzymes par les larves de moustiques laisserait à penser que les gîtes qui en abritent de fortes densités pourraient plus ou moins activement dégrader la chitine présente dans l’eau. Les produits de cette dégradation sont utilisés par de nombreux microorganismes pour en extraire le glucose et l’azote. Le glucose fournit l’énergie indispensable au bon fonctionnement des cellules, alors que l’azote organique réduit sous sa forme NH4+ est consommé par les bactéries.
20La transformation de l’ammonium (NH4+) en nitrates (NO3-) est réalisée soit par des bactéries nitrifiantes autotrophes, soit par des bactéries nitrifiantes hétérotrophes. L’autotrophie désigne la capacité de certains organismes à produire de la matière organique à partir de composés inorganiques comme le gaz carbonique, l’azote gazeux, les nitrates, le phosphore, le potassium… présents dans l’air, le sol et l’eau. Les organismes hétérotrophes ne peuvent au contraire se développer qu’en dégradant la matière organique synthétisée par les êtres vivants. Dans le cadre d’une nitrification autotrophe, l’ion NH4+ est oxydé en nitrites (NO2-) par les bactéries nitritantes du genre Nitrosomonas ; les nitrites étant par la suite oxydés en nitrates (NO3-) par les bactéries nitratantes du genre Nitrobacter (Bock et al., 1989). Les bactéries autotrophes Nitrosomonas et Nitrobacter se caractérisent par des rendements de nitrification élevés, ce qui n’est pas le cas des bactéries hétérotrophes. Même si les autotrophes se développent plutôt bien dans les milieux riches en matière organique, dans de tels environnements, ils entrent en compétition avec les bactéries hétérotrophes nettement plus prolifiques (Bock et al., 1991). Dans les eaux turbides, la compétition pour le NH4 + entre autotrophes et hétérotrophes favorise donc largement ces derniers (Verhagen et Laanbroek, 1991). Le gîte « négatif » révèle une concentration en matière organique élevée, avec un azote qui est resté essentiellement sous sa forme organique. Dans cette eau riche en composés organiques, la prolifération des bactéries hétérotrophes a vraisemblablement été privilégiée au détriment des bactéries autotrophes. En revanche, dans l’eau du gîte « positif », trois fois moins chargée en matière organique, le milieu a été plus favorable au développement des bactéries nitrifiantes Nitrosomonas et Nitrobacter.
21Au final, cette expérience a montré que l’ingestion de la matière organique par les larves de moustiques réduisait la turbidité des eaux, permettant à l’azote organique de s’acheminer vers la voie de la minéralisation via les bactéries nitrifiantes Nitrosomonas et Nitrobacter. La dégradation de la chitine enrichit également le milieu de substances organiques et minérales nécessaires à la croissance des bactéries, champignons et algues unicellulaires. C’est d’ailleurs très probablement cette cascade d’événements physico-chimiques et biologiques qui détermine l’attractivité toute particulière du gîte « positif » à l’encontre des femelles d’Ae. aegypti. La figure 3 montre que si le phosphore (P) et le potassium (K) sont présents dans l’eau du gîte « négatif », on n’y trouve pas (ou peu) d’azote sous ses formes NH4+ et NO3-. Dans le gîte « positif », on trouve P et K mais aussi NH4+ et NO3- ; en fait, on retrouve la formule NPK, « label biologique » de tous les engrais utilisés en agriculture. Examinons maintenant cette étrange similitude de composition chimique et, plus précisément, les possibles interactions que peuvent provoquer l’azote, le phosphore et le potassium sur la biologie des moustiques.
ENGRAIS (NPK) + MATIÈRE VÉGÉTALE = PLUS DE MOUSTIQUES
22L’accumulation biologique de NH4+, NO3-, P et K dans l’eau attire donc les moustiques à la recherche d’un lieu de ponte. La question que nous allons développer cette fois est de savoir si les engrais chimiques fabriqués par l’homme, beaucoup plus concentrés en ces quatre éléments minéraux, ne généreraient pas un effet d’attraction plus puissant ? Pour y répondre, deux nouvelles expériences ont été menées en laboratoire, la première ayant eu pour objectif de chiffrer les niveaux d’attraction des engrais de type NPK sur les femelles gravides de Ae. aegypti (Darriet et Corbel, 2008 b) et la deuxième, de découvrir la puissance de ces mêmes niveaux d’attraction lorsque l’engrais se trouve combiné à de la matière végétale (Darriet et al., 2010 a). Les engrais sont des associations de minéraux destinées à apporter aux plantes les compléments nutritifs nécessaires à leur croissance. Pour déceler l’effet d’attraction d’un engrais NPK sur les femelles de moustiques, des essais ont été à nouveau réalisés dans des tunnels en verre. L’engrais liquide utilisé pour l’étude contenait 5 % d’azote (N) total dont 3 % d’azote nitrique (NO3-) et 2 % d’azote ammoniacal (NH4+), 7 % de phosphore (P) sous la forme d’anhydride phosphorique (P2O5) et 5 % de potassium (K) sous la forme d’oxyde de potassium (K2O). Quatre solutions en NPK – dont les concentrations sont exprimées ci-après en mg/l – ont été évaluées sur des femelles gravides d’Ae. aegypti.
23La figure 4 montre que les concentrations en NPK titrant 17-23-17 mg/l et 33-47-33 mg/l sont celles qui ont généré les plus fortes propriétés attractives (P < 0,05). En revanche, une concentration trop faible (8-12-8 mg/l) ou au contraire trop élevée (50-70-50 mg/l) n’engendre pas d’attraction (P > 0,05). Il semblerait que le pouvoir attractif de NPK repose donc sur une proportion bien précise de ses éléments constitutifs. Les eaux contenant 17 à 33 mg/l de N et de K et 23 à 47 mg/l de P sont perçues par le moustique comme étant des milieux riches en nourriture, donc propices à la croissance des larves. Il est probable aussi qu’une concentration « seuil » soit nécessaire pour attirer les femelles gravides, et qu’une concentration trop importante indiquerait, au contraire, un niveau de pollution trop élevé des eaux.
24À la concentration en NPK de 17-23-17 mg/l qui s’est avérée la plus attractive sur Ae. aegypti, nous avons ajouté une quantité de matière végétale égale à 5 g/l. Le comportement de ponte des femelles d’Ae. aegypti a été à nouveau suivi ainsi que le temps de développement des larves selon que les milieux contenaient de la matière végétale (MV), de l’engrais NPK ou un mélange des deux composés (MV+NPK). Les analyses physico-chimiques des eaux ont permis d’identifier puis de doser les principaux composés contenus dans les trois types d’environnement. L’étude s’est échelonnée sur une durée de vingt-trois jours, avec des essais en tunnels et des prélèvements d’eaux effectués tous les sept à neuf jours. Par le biais des tunnels en verre, les relevés de pontes ont montré une moyenne de 601 œufs pondus dans NPK contre 267 dans MV. Avec une moyenne de 789 œufs pondus dans MV+NPK, le mélange s’est montré plus attractif que MV, mais pas significativement différent de NPK. Les analyses physicochimiques ont révélé une composition différente des eaux (fig. 5).
25Dans la solution NPK, les éléments les plus abondants ont été ceux apportés par l’engrais. Dans l’eau où a infusé la matière végétale, les concentrations en carbone et en potassium se sont révélées importantes, alors que les teneurs en azote et en phosphore sont restées faibles. Le mélange MV+NPK a cumulé les apports amenés par l’engrais et la matière végétale, à savoir l’établissement d’un complexe organo-minéral riche en substances nutritives. Pour ce qui est de la croissance des larves, aucune n’a survécu dans la solution NPK alors que, dans les deux autres milieux, les émergences imaginales se sont chiffrées à 92-93 %.
Quand les expériences de laboratoire apportent des réponses aux observations de terrain
26Ainsi, la solution NPK montre une attraction à la ponte aussi importante que le mélange MV+NPK, mais NPK seul ne peut assurer le développement des larves. L’infusion MV a montré une attractivité moins importante à la ponte, mais elle a apporté aux larves de moustiques les nutriments organiques qui manquent à la solution NPK. Le mélange MV+NPK attire les femelles pour leur ponte tout en assurant pleinement le développement des larves.
27Ces observations de laboratoire sont fondamentales, dans la mesure où de telles associations abondent dans les milieux naturels. Ainsi, sur l’île de la Réunion, Ae. albopictus colonise en milieu urbain préférentiellement les soucoupes placées sous les plantes en pot (Delatte et al., 2008), où les eaux d’arrosage et de pluie percolent à travers des terreaux riches en sels minéraux et en matière organique. Dans les rizières, où ce qui reste de la paille de riz après la récolte est généralement incorporé dans le sol avant la mise en eau des casiers (photo 15), les densités les plus élevées en larves d’anophèle sont observées peu après l’épandage des engrais au moment du repiquage (Mwangangi et al., 2006).
28Ces phénomènes d’attraction à la ponte observés aussi bien dans les petits gîtes domestiques que dans les plus grandes surfaces en eau naturelles ou d’origine agricole dépendent essentiellement, de la composition biologique et physicochimique de leurs eaux. La dégradation de la cellulose dans les sols et les eaux est conduite par de très nombreux champignons et bactéries (Dommergues, 1968). L’azote, le phosphore et le potassium (NPK) favorisent la croissance de ces micro-organismes. L’azote sous sa forme NH4+ alimente les bactéries du genre Nitrosomonas qui oxydent l’ammonium en azote nitreux (NH4+ → NO2-), ce dernier étant utilisé à son tour par les bactéries Nitrobacter qui le transforment en nitrates (NO2- → NO3-). L’azote est l’atome le plus abondant dans la chimie du vivant après le carbone. Ce composé est indispensable à la synthèse des acides aminés, des protéines et des acides nucléiques. Le phosphore est assimilé par les cellules pour la synthèse des acides nucléiques et des phospholipides, alors que le potassium est plus spécifiquement impliqué dans la synthèse des protéines (Madigan et Martinko, 2007). Le potassium intervient aussi dans le processus de croissance des végétaux, sa teneur dans les tissus jeunes des graminées pouvant atteindre 2 à 3 % du poids de la matière sèche (Soltner, 1980). Cette teneur forte en potassium dans les graminées explique d’ailleurs la concentration élevée de cet élément dans les eaux MV et MV+NPK. L’association MV+NPK attire non seulement les femelles de moustiques à la ponte mais elle assure aussi la survie des larves qui s’y développent. Les fractions minérale et organique du milieu fournissent le « gîte et le couvert » au moustique Ae. aegypti. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant de découvrir que la plupart des moustiques nuisants et vecteurs de pathogènes obéissent aux mêmes exigences physico-chimiques de leurs eaux de ponte. Les engrais attirent les moustiques à l’endroit précis où ils sont appliqués, alors que les insecticides sélectionnent les mécanismes de résistance. Ces actions combinées d’attraction à la ponte et de pression de sélection montrent combien les milieux créés par l’homme sont favorables à l’émergence des moustiques.
LES SITUATIONS ÉCOLOGIQUES FAVORABLES À LA PULLULATION DES MOUSTIQUES
29À la lumière des recherches exposées précédemment, il est désormais établi que les caractéristiques physico-chimiques et biologiques des gîtes larvaires sont déterminantes dans la fonction de pullulation des moustiques. Premièrement, une collection d’eau qui abrite des larves et des nymphes d’une espèce déterminée de moustique se montre plus attractive à l’encontre des femelles gravides de la même espèce qu’un autre gîte similaire mais dépourvu de larves. Deuxièmement, la présence dans l’eau d’un engrais NPK et plus encore d’une combinaison matière végétale + NPK attire les femelles à la ponte tout en favorisant le développement des larves et donc, au final, les chances de survie du moustique.
30Dans l’étude que nous nous proposons de commenter à présent, nous avons pris comme modèle les rizières et le moustique A. gambiae qui y prolifère. Notre objectif est d’étudier le cycle biologique d’une population d’A. gambiae résistante aux pyréthrinoïdes (homozygote Kdr), selon que cette dernière se développe dans des environnements plus ou moins riches en matière végétale et en engrais et que, à un moment donné de son cycle larvaire, le moustique se trouve confronté à la pression de sélection de l’insecticide (deltaméthrine) (Darriet et al., 2012). Les essais ont été réalisés avec deux concentrations de matière végétale (MV : 2,5 et 5 g/l) testées seules et en association avec 8-12-8 et 17-23-17 mg/l de NPK. La moitié des milieux n’a subi aucune pression de sélection (gîtes témoins) alors que l’autre moitié a fait l’objet d’un traitement à 2,5 g/ha (= 0,25 mg/m2) de delta méthrine. Cette dose est préconisée dans les rizières pour lutter contre la galle du riz Orseolia oryzivora (Diptera : Cecidomyiidae) (Dakotto et Nacro, 1987).
31Les essais ont montré que 2,5 g de matière végétale par litre d’eau ne suffisent pas à nourrir la centaine de larves présentes dans chaque gîte (fig. 6). Le fait de traiter ces gîtes avec la deltaméthrine inverse la situation, en donnant aux larves qui survivent à l’action neurotoxique de l’insecticide l’occasion de se partager le peu de nourriture disponible et de poursuivre ainsi leur développement jusqu’au stade de l’adulte. Si les deux concentrations en NPK n’ont pas amélioré les qualités nutritives des milieux non traités, elles ont en revanche joué un rôle prépondérant dans les milieux traités à la deltaméthrine, en multipliant par 2,5 le nombre des moustiques émergeants.
32Les milieux composés de 5 g de matière végétale par litre d’eau ont quant à eux libéré assez de nourriture (protéines, glucides et lipides) pour alimenter les larves et permettre l’émergence d’un nombre important d’adultes (fig. 7). Les deux concentrations en NPK ont de surcroît apporté un complément nutritionnel aux larves, puisque par rapport à la matière végétale seule, la combinaison des deux parties a permis l’émergence d’un nombre d’adultes plus important encore (en fait l’azote, le phosphore et le potassium ne sont pas directement assimilés par les larves de moustiques, mais ces trois minéraux favorisent le développement des bactéries, des algues et des champignons qui accroissent la biomasse des gîtes). Dans la mesure où ces milieux déjà riches en nutriments ne génèrent pas de stress alimentaire, l’impact du traitement insecticide a suivi un schéma de sélection plus traditionnel, qui s’est exprimé par une réduction du nombre des adultes émergents.
33Dans les milieux pauvres en matière organique, donc incapables d’assurer l’alimentation d’un grand nombre de larves d’A. gambiae, c’est paradoxalement l’action de les traiter avec la deltaméthrine qui – en éliminant les larves les plus vulnérables à l’action toxique de l’insecticide – permet aux larves plus résistantes de consommer le peu de nourriture disponible et de poursuivre leur évolution jusqu’au stade de l’adulte. Dans le cadre de cette expérience réalisée avec une souche d’A. gambiae homozygotes Kdr (RR), toutes les larves sont résistantes à la deltaméthrine ; mais, à de fortes doses de cet insecticide, certaines larves meurent intoxiquées, alors que d’autres survivent jusqu’à l’émergence de l’adulte. Cette pression de sélection induite par l’insecticide, et qui aboutit au final à transformer un gîte impropre à la survie des moustiques en un gîte productif, ne peut être observée que dans les endroits où A. gambiae est résistant aux pyréthrinoïdes. Dans les régions du monde où les vecteurs du paludisme ne montrent plus qu’une sensibilité limitée aux insecticides conventionnels, il est désormais indispensable d’utiliser, au moins dans les rizières, les lagunes, les lacs et les étangs, des molécules actives sur des cibles nouvelles, ou bien des combinaisons d’insecticides possédant des modes d’action différents (Darriet et al., 2010 b ; Darriet et Chandre, 2011).
CONCLUSION
34À la lumière de toutes ces observations, il ne fait aucun doute que l’utilisation pas toujours raisonnée des pesticides et des engrais en agriculture crée des situations écologiques nouvelles, favorables à la pullulation des moustiques. Les milieux naturels humides, à travers la composition biologique et physicochimique de leurs eaux, émettent des messages que les moustiques interprètent sous la forme d’un signal attractif ou répulsif. La transformation des environnements par l’homme modifie profondément la composition des eaux, qui dès lors se font souvent plus attractives à la ponte, plus riches en nutriments et donc plus favorables au développement des moustiques. Que ce soit dans les villes ou les campagnes, le monde bouge et change perpétuellement. Désormais, un peu partout, le poids de la pression démographique amène les populations humaines à s’installer dans les endroits marécageux où nombre d’insectes nuisibles prolifèrent. Limiter la pullulation des moustiques dans de tels environnements nécessite l’élaboration de méthodes de lutte complexes à mettre en œuvre. En fait, la lutte contre les moustiques a été émaillée, tout au long de son histoire, d’échecs et de succès qui permettent de mesurer pleinement les enjeux et l’ampleur du défi.
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