L’histoire naturelle des moustiques et des hommes
p. 11-43
Texte intégral
1Depuis leur apparition il y a 245 millions d'années, les moustiques ont colonisé tous les milieux, de l’équateur aux cercles polaires. Le fait de pouvoir se déplacer en volant, leur grande capacité de reproduction ainsi que leurs facultés d’adaptation exceptionnelles leur permettent de vivre dans la plupart des environnements naturels ou créés par l’homme. De son côté, l’espèce humaine s’est multipliée et installée partout sur la planète, d’où la nécessité grandissante pour elle de voyager vite et de plus en plus loin. De nos jours, excepté les déserts brûlants, les glaces de l’Arctique et de l’Antarctique, les mers et les océans, les sociétés humaines se sont implantées sur l’ensemble du globe de façon durable. Entre l’homme et le moustique s’est engagée une confrontation de tous les jours que le temps s’est chargé de renforcer, chacune des deux parties se défendant avec les armes qui lui sont propres.
DES INSECTES, DES DIPTÈRES ET DES MOUSTIQUES
L’ancêtre des moustiques
2L’origine des insectes reste nimbée d’une aura de mystère. Les paléontologistes ne savent toujours pas si les insectes descendent des crustacés (Deuve, 2000) ou bien du péripate, une créature onychophore au corps mou, voisine des annélides et des arthropodes (Reichholf, 1992). Les premiers insectes sont apparus à la fin du dévonien (408 à 360 Ma) (Garouste et al., 2012) (fig. 1). Leur ascension fulgurante est due à l’enveloppe robuste et élastique qui entoure leur corps : la chitine. Sans chitine, les insectes sont vulnérables et sujets à une trop forte déperdition en eau. Leur corps se divise en trois parties : la tête, qui porte les antennes, les yeux et les appareils buccaux ; le thorax, sur lequel sont fixées les ailes et les trois paires de pattes ; et l’abdomen, à l’intérieur duquel se trouvent l’estomac, les intestins et les organes reproducteurs ainsi qu’une bonne partie du cœur et du système nerveux.
3Les hexapodes les plus anciens, grands de quelques millimètres seulement, se nourrissaient de matière végétale en décomposition ou, plus précisément, des bactéries qui dégradent la matière organique. Chez ces insectes primitifs, dont les représentants les plus actifs sont les collemboles actuels, les ailes étaient inexistantes et l’appareil buccal était de type broyeur-masticateur. Les insectes dont les appareils buccaux ont évolué vers le type piqueur ou suceur ne firent leur apparition que beaucoup plus tard. L’ancêtre des diptères est apparu au permien (286-245 Ma) (Jeannel, 1949). Appelés protodiptères ou tétraptères, ces diptères possédaient deux paires d’ailes semblables, la dégénérescence des ailes postérieures en balanciers équilibrants s’étant opérée au début du trias (245-208 Ma). Les traces fossiles ont révélé que ces diptères au corps grêle et pourvus de longues antennes étaient des nématocères – sous-ordre auquel appartiennent les moustiques – et que ces nématocères étaient apparus sur l’immense territoire de la Gondwanie, qui regroupait jadis l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Australie, l’Inde et l’Antarctique. Le climat de la Gondwanie se caractérisait par une alternance de périodes hivernales et estivales. Cette alternance saisonnière a favorisé la prolifération des insectes qui se protégeaient du froid par un mécanisme de diapause. À chaque printemps, lorsque les températures se faisaient de nouveau plus clémentes, l’insecte reprenait son cycle là où le froid l’avait interrompu. Certains fossiles de moustiques datant du trias, il est donc certain que ces derniers se trouvaient sur la Terre au moment où les dinosaures occupaient la plupart des niches écologiques. Se nourrissaient-ils déjà de sang avant la venue des mammifères ? Le comportement des moustiques actuels, qui pour certains d’entre eux piquent les lézards et les batraciens, laisse à penser que les tendances hématophages de ces insectes remontent au crétacé ou au jurassique (208 à 65 Ma) (Séguy, 1951).
La biologie des moustiques
4Le cycle biologique des moustiques (famille des Culicidae) (encadré 1) se caractérise par une phase pré-imaginale qui se déroule dans l’eau (œuf, larve et nymphe) et une phase aérienne (imago, ou adulte ailé). Les moustiques comptent plus de 3 600 espèces, disséminées sous toutes les latitudes et longitudes (Walter Reed Biosystematics Unit, 2001). Les espèces les plus nombreuses se rencontrent sous les tropiques et à l’équateur, car beaucoup d’entre elles supportent mal les écarts thermiques. Les mâles et les femelles se nourrissent de sucs végétaux, mais seules les femelles se gorgent de sang. Ce sont donc les femelles de moustiques qui jouent le rôle de vecteur de pathogènes. Les moustiques des deux sexes s’accouplent d’abord en vol, puis au sol. La femelle maintient en vie les spermatozoïdes du mâle à l’intérieur de sa spermathèque. Elle ne s’accouple donc généralement qu’une fois, et ce sont les repas de sang successifs qui apportent les substances nutritives indispensables à la maturation des ovaires (Detinova, 1963). Les œufs fécondés sont pondus à la surface de l’eau, où ils poursuivent leur embryogenèse. Arrivés à maturité, ils éclosent en libérant des larves de stade 1 qui vont se développer jusqu’au stade 4 en se nourrissant de matière organique, d’algues et de bactéries. Les larves respirent à la surface de l’eau par l’intermédiaire d’un siphon ou d’un stigmate, les nymphes à l’aide de deux trompettes respiratoires. En fin de croissance, la larve de stade 4 se transforme en une nymphe qui ne s’alimente plus et qui donne, 48 heures plus tard, un adulte ailé apte à prendre son envol (photos 1, 2 et 3).
Encadré 1
La famille des Culicidae
Classés en plusieurs sous-familles et genres, les moustiques constituent la famille des Culicidae. Appartenant à l'ordre des diptères et au sous-ordre des nématocères, les moustiques se caractérisent par des antennes longues et fines, des écailles sur les ailes et un appareil buccal de type piqueur-suceur. La famille des Culicidae comprend deux sous-familles : les Anophelinae (3 genres) et les Culicinae (39 genres). La sous-famille des Anophelinae comprend, entre autres, le genre Anopheles, et la sous-famille des Culicinae est composée des genres Aedes et Culex. Presque tous les moustiques adultes femelles appartenant aux genres Anopheles, Aedes et Culex peuvent transmettre à l’homme des agents pathogènes, principalement des parasites et des virus.
LES AGENTS PATHOGÈNES TRANSMIS À L’HOMME PAR LES MOUSTIQUES
5À l’origine, les zoonoses (maladies des animaux vertébrés transmissibles à l’homme) qui sont désormais adaptées à la biologie humaine étaient des affections qui affaiblissaient ou décimaient les populations animales (Combes, 1990). Cette adaptation de germes à l’homme a probablement été très longue, car soumise à des pressions de sélection intenses, entre autres liées à des systèmes immunitaires différents entre l’homme et l’animal. Or, une fois le franchissement de la barrière inter-espèces réussi, les pathogènes sont rapidement devenus une menace pour l’humanité. La dissémination des maladies à transmission vectorielle dépend du degré de promiscuité des populations humaines, mais aussi du niveau de prolifération des vecteurs.
Les Plasmodium, parasites responsables du paludisme
6De toutes les maladies parasitaires transmises par les moustiques, le paludisme est certainement la plus meurtrière. Dans la Haute Antiquité déjà, les Égyptiens avaient remarqué la relation étroite qui existait entre les épidémies de fièvres et la saison pluvieuse propice à la prolifération des moustiques. Ce n’est que beaucoup plus tard, en novembre 1880, que le médecin français Alphonse Laveran découvrit à Constantine, en Algérie, les parasites du genre Plasmodium, qui sont responsables du paludisme. En 1898, le médecin anglais Ronald Ross découvrait qu’ils étaient transmis par les moustiques anophèles (encadré 2). Cinq espèces de plasmodies sont transmises à l’homme par les anophèles : Plasmodium falciparum (la forme pernicieuse), Plasmodium vivax, Plasmodium ovale, Plasmodium malariae et Plasmodium knowlesi. En ce début du XXIe siècle, deux milliards de personnes vivent encore dans des zones de forte endémie palustre (OMS, 2009 b). Au cours de l’année 2010, 216 millions de cas de paludisme ont été recensés dans le monde, parmi lesquels 81 % déclarés sur le seul continent africain. Au cours de cette même année, cette parasitose a provoqué le décès de 655 000 personnes, dont plus des trois quarts étaient des enfants de moins de cinq ans (OMS, 2011).
Encadré 2
Le cycle des Plasmodium responsables du paludisme chez l’homme
Développement du parasite chez le moustique
Pendant la prise d’un repas de sang sur un individu malade, les femelles d’anophèles ingèrent les globules rouges parasités qui contiennent les stades sexués du parasite. Ces stades se présentent sous les formes de gamétocytes femelles et mâles qui, dans l’estomac du moustique, fusionnent en un œuf mobile (ookinète) qui migre vers les cellules épithéliales de l’estomac. Cet ookinète entame un rapide processus de division cellulaire qui aboutit à la formation d’un oocyste contenant les sporozoïtes qui constituent le dernier stade de transformation du parasite chez le vecteur. Ils se présentent sous la forme de virgules effilées microscopiques qui sortent de l’oocyste par effraction pour gagner les glandes salivaires. Le développement du parasite chez le moustique est appelé cycle sporogonique. Il s’échelonne sur une dizaine de jours selon l’espèce plasmodiale et la température.
Développement chez l’homme
Ainsi présents dans les glandes salivaires du moustique vecteur, les sporozoïtes sont inoculés à l’homme au moment de la prise du repas de sang. Ils circulent dans le sang de l’hôte vertébré durant une très courte période pour gagner finalement les hépatocytes du foie, où le parasite entame un nouveau cycle. L’incubation du parasite chez l’homme dure de 7 jours à plusieurs mois. L’accès palustre, qui correspond à la destruction des globules rouges par le parasite, est marqué par une forte fièvre (39 °- 40 °C) accompagnée de céphalées, de nausées, de diarrhées et de douleurs abdominales. La complication majeure de l’infestation à Plasmodium falciparum est son évolution en neuropaludisme entraînant un coma puis le décès du malade si celui-ci n’est pas soigné dans les plus brefs délais.
Les arbovirus transmis par les moustiques
7Les arbovirus (virus ayant pour vecteurs les arthropodes hématophages) sont de loin les agents pathogènes les plus inoculés à l’homme par les moustiques. Parmi eux, se distinguent les virus responsables de la fièvre jaune, de la dengue et du chikungunya, qui ont conquis le monde en parallèle de l’élargissement de l’aire de distribution des deux principaux moustiques qui les véhiculent et les transmettent à l’homme : Aedes aegypti et Aedes albopictus. En 1698 fut signalée pour la première fois à la Guadeloupe et au Yucatan une maladie formellement identifiée comme étant la fièvre jaune (Hobson, 1963). Pendant plus de deux siècles, l’Amérique tropicale fut le siège d’épidémies dévastatrices, tandis que d’autres foyers moins sévères sévissaient plus au nord, comme à Boston, Philadelphie, New York, Baltimore et même de l’autre côté de l’océan Atlantique, en Espagne, en France, en Angleterre et en Italie (Strode et al., 1951). L’Afrique n’a pas non plus été épargnée par la maladie. En 1782, Schotte publia le premier rapport clinique sur l’épidémie de fièvre jaune survenue au Sénégal en 1778 : « […] les vomissements continuaient. Ils devenaient verts, bruns et enfin noirs, coagulant en petits grumeaux […] une diarrhée permanente, accompagnée de coliques, apparaissait alors, provoquant l’émission d’abondantes selles noires et putrides […] » (Carter, 1931). C’était à l’évidence une maladie redoutée, à une époque où personne ne savait que c’étaient les moustiques qui transmettaient le terrible fléau. L’inoculation du virus de la fièvre jaune par le moustique Ae. aegypti ne fut en effet découverte qu’en 1881 à Cuba, par les médecins Walter Reed et Juan Carlos Finlay.
8Les quatre sérotypes de la dengue (flavivirus) [DENV 1 à 4] constituent l’exemple le plus représentatif des maladies dites émergentes. Deux grandes dates ont marqué l’histoire de cette maladie : la première est 1954, quand furent décrits les premiers cas de dengue hémorragique aux Philippines, et la seconde 1981, date à laquelle a sévi la première et véritable épidémie de dengue à Cuba (Bravo et al., 1987 ; Guzman et al., 1990). La dengue a par la suite progressé dans l’ensemble des îles de la Caraïbe pour finalement atteindre en 1989 le continent sud-américain par le Venezuela. Dans les départements français d’Amérique (Martinique, Guadeloupe et Guyane), la dengue est devenue une préoccupation majeure de santé publique, avec l’apparition d’épidémies récurrentes. Aujourd’hui, tous les pays d’Asie du Sud sont également touchés.
9L'analyse génétique des souches de dengue qui circulent actuellement en Amérique du Sud montre que ces dernières sont proches des souches asiatiques. Si l’apparition de la dengue en Amérique du Sud est en partie liée à l’importation des virus asiatiques, l’expansion de la maladie est surtout facilitée par la ré-infestation du continent sud-américain par Ae. aegypti. De nos jours, deux milliards et demi de personnes sont désormais exposées au virus de la dengue. On estime entre 50 et 100 millions le nombre d’individus contractant la maladie chaque année, et à 20 000 à 30 000 le nombre de décès (OMS, 2009 c).
10Le virus du chikungunya (alphavirus) a été isolé la première fois en 1953 en Tanzanie (Ross, 1956). Il induit un syndrome fébrile proche de la dengue classique avec, en plus, de violentes douleurs articulaires. Le nom de chikungunya est d'origine makonde (peuple bantou d’Afrique australe) et peut être traduit par « qui se recourbe et se recroqueville », ou « maladie qui brise les os » ou bien encore « maladie de l'homme courbé ». Le virus du chikungunya est un arbovirus transmis principalement par les vecteurs Ae. albopictus et Ae. aegypti. À l’origine, l’aire de distribution du virus s’étendait à l’Afrique subsaharienne mais la maladie s’est vite répandue à l’ensemble des pays du Sud-Est asiatique. En Afrique, le virus est la plupart du temps contenu dans un cycle forestier qui fait intervenir les primates et les moustiques Aedes sylvatiques (Diallo et al., 1999). En Asie, où son introduction est plus récente, le virus circule essentiellement dans les villes où prolifèrent Ae. aegypti et Ae. albopictus (Rao, 1966). Dans l’océan Indien, aucune activité du chikungunya n’avait été détectée avant 2005. Le virus, probablement importé par des voyageurs en provenance d’Afrique de l’Est, a entraîné une épidémie aux Comores qui par la suite s’est propagée à l’île de la Réunion. Sur cette île au relief accidenté, la transmission du virus est assurée par le moustique Ae. albopictus, qui pullule dans les villes et les ravines. Un total de 270 000 personnes auraient été infectées sur une population de 750 000 habitants. Le caractère invasif d’Ae. albopictus fait que ce moustique a pu coloniser les autres parties du monde, et notamment les pays de l’Europe du Sud. C’est ainsi qu’en septembre 2007, une flambée épidémique de chikungunya est survenue en Italie dans la région de Ravenne, touchant trois cents personnes. En septembre 2010, deux cas de chikungunya ont été recensés dans le sud-est de la France.
11D’autres arbovirus dangereux pour l’homme émergent inopinément, par poussées épidémiques. Tel est le cas du virus West Nile (virus du Nil occidental), qui est transmis principalement par les moustiques C. modestus et C. pipiens pipiens (Hannoun et al., 1964).West Nile est un flavivirus originaire du district de West Nile en Ouganda, où il a été isolé pour la première fois en 1937 chez une femme souffrant de fièvre. Il a ensuite été détecté en Égypte au début des années 1950 dans les populations humaines mais aussi chez les oiseaux et les moustiques. Les pluies abondantes, l’irrigation des cultures, le mauvais entretien des réseaux d’assainissement des villes ainsi que des températures élevées favorisent la pullulation des Culex, et donc l’incidence de la fièvre dans toutes les régions où le virus circule. Les hôtes principaux du West Nile sont les oiseaux domestiques et sauvages. Les oiseaux migrateurs jouent aussi un rôle crucial dans la dissémination du virus à partir de l’Afrique jusqu’aux zones tempérées de l’Europe, de l’Asie et du continent américain. En Camargue, le virus West Nile véhiculé par les oiseaux migrateurs a été, entre 1962 et 1965, à l’origine d’une épidémie à la fois humaine et équine. Trente-cinq ans plus tard, ce même virus a provoqué la mort de nombreux chevaux (en 2000, 2003 et 2004). Une épidémie meurtrière s’est également déclarée à New York en 1999. L’irruption de cette fièvre à New York et, à partir de là, sur l'ensemble du territoire des États-Unis est consécutive au transfert depuis l’Afrique ou l’Europe méridionale d’une souche de Culex ou bien d’un oiseau infecté par le virus (Calisher, 2000). En 2012, le virus du Nil occidental s’est de nouveau manifesté sur l’ensemble du territoire américain, avec des nombres de cas élevés dans treize états du pays (CDC, 2012).
12La fièvre de la Vallée du Rift se caractérise par des apparitions en Afrique, difficiles à prévoir en raison de la complexité du cycle viral. Les données recueillies à ce jour montrent que le bétail joue un rôle prépondérant dans la dissémination du virus et que la pérennisation de la zoonose dans certaines contrées est facilitée par la construction de retenues d’eau propices à la prolifération des moustiques. La fièvre de la Vallée du Rift est transmise par plusieurs espèces des genres Aedes et Culex.
Les filaires transmises par les moustiques
13Les filaires lymphatiques sévissent dans les régions du monde où les moustiques des genres Anopheles, Culex, Aedes et Mansonia abondent. Les filaires sont des vers parasites nématodes dont le corps non segmenté et rond est entièrement recouvert de chitine. Les filaires les plus pathogènes pour l’homme appartiennent aux genres Wuchereria et Brugia. Wuchereria bancrofti, ou filaire de Bancroft (responsable de 90 % des cas), a une répartition cosmotropicale, alors que Brugia malayi ne sévit qu’en Asie. Dans les régions de fortes endémies parasitaires, les moustiques absorbent les microfilaires contenues dans le sang des hommes. La plupart de ces microfilaires sont digérées, mais quelques-unes traversent la paroi de l’estomac du moustique pour gagner les muscles alaires thoraciques et y subir trois transformations successives, dont la dernière est le stade infectant. Les formes infectantes mobiles se localisent en dernier lieu dans la gouttière labiale (labium) qui contient les stylets vulnérants, pièces buccales qui perforent l’épiderme au moment de la prise du repas de sang. Les stades infectants massés dans le labium pénètrent alors chez l’homme par le point de la piqûre. Une fois présentes chez l’hôte, les microfilaires muent deux fois avant de donner des filaires adultes mâles et femelles. Les filaires adultes sont actives durant 10 à 15 ans. L’éléphantiasis, le stade ultime de la maladie, ne peut être traité que par d’importantes interventions chirurgicales.
14Qu’elles soient donc parasitaires ou virales, les maladies ont toujours eu des effets néfastes sur les communautés humaines. Un homme ou une femme malade ne peut plus cultiver son champ, ou tout simplement se rendre à son lieu de travail ; une baisse de la scolarisation peut de même apparaître au niveau des écoles et des universités. Ces effets ont des répercussions sur le revenu familial, qui lui-même conditionne la ration alimentaire et l’hygiène de tous les jours.
15Ainsi, quel rôle les moustiques ont-ils réellement joué sur les civilisations humaines ? C’est en fait une histoire qui s’est échelonnée sur une longue période, une histoire qui a commencé du temps de nos lointains ancêtres et qui à notre époque n’a toujours pas trouvé de point final.
DU NOMADISME À LA SÉDENTARISATION DES COMMUNAUTÉS HUMAINES
16Apparu il y a 150 000 ans, Homo sapiens est devenu rapidement un chasseur accompli, ses qualités de stratège s’affinant au cours de son long périple à travers les terres d’Afrique et d’Eurasie. Il s’est même aventuré au-delà du détroit de Behring – il y a 11 500 ans de cela – et a colonisé les vastes étendues du continent américain. En un peu moins de mille années, il a atteint la Terre de Feu située à l’extrémité australe de l’Amérique du Sud (Leakey, 1995). Pour assurer leur survie, les hommes chassaient les grands animaux tout en récoltant les baies et les tubercules qu’ils trouvaient au gré de leur déplacement. Leur destinée de chasseur-cueilleur les entraînait de par le vaste monde à la rencontre d’horizons toujours différents.
17La révolution du néolithique débuta véritablement entre 10 000 et 6 000 ans avant notre ère. Le Proche-Orient fut la première région au monde où les chasseurs/ cueilleurs se firent progressivement agriculteurs/éleveurs. L’agriculture est l'une des innovations du néolithique qui a entraîné le plus de changements dans l’organisation des sociétés humaines. Les plaines fertiles devinrent ainsi et assez rapidement les lieux de sédentarisation de nombreux peuples nomades. Les autres grandes avancées qui ont favorisé la sédentarisation des hommes ont été la découverte de la brique et de la chaux (Aurenche, 1992). Ces matériaux de construction ont permis l’édification d’habitations plus grandes, d’abord regroupées en hameaux, puis en villages. L'une des plus anciennes agglomérations connues à ce jour est celle de Jéricho. Les maisons ont été édifiées avec des briques crues, et les peintures murales ornant les murs y ont été datées de 9 000 ans.
L’installation des hommes dans les milieux humides
18À la fin de la glaciation de Würm (21 000 ans avant notre ère), le réchauffement du climat ayant entraîné la fonte des glaciers, l’eau s’était accumulée en formant des lacs et des marécages (encadré 3). Les moustiques furent parmi les premiers à coloniser ces innombrables milieux aquatiques. Les anophèles, qui jusque-là piquaient principalement les animaux, pouvaient dès lors se gorger du sang des villageois qui s’installaient dans les plaines humides. Au cours d’une ponte, un anophèle femelle dépose une centaine d’œufs dans les collections d’eau permanentes (rivières, lacs ou fleuves), temporaires (marécages ou flaques) ou saumâtres (lagunes). L’éclosion de l’œuf libère une larve (photo 2) qui, au terme de sa croissance, se nymphose et donne un adulte mâle ou femelle (photo 3). Le paludisme a fait beaucoup de ravages. Même si les communautés paysannes ne pouvaient pas établir de lien entre le moustique et les fièvres meurtrières, elles prirent néanmoins conscience que les eaux des marécages favorisaient l’éclosion de miasmes délétères pour la santé. La pression démographique se faisant de surcroît de plus en plus forte dans les plaines fertiles, les communautés les plus démunies n’eurent pas d’autre choix que de s’installer aux abords des terres humides infestées de moustiques. S’établit alors une relation plus étroite encore entre l’homme et l’insecte hématophage.
Encadré 3
La fonte des glaciers : de l’eau pour les moustiques
Durant les grandes glaciations du pléistocène, les glaciers ont débordé des massifs montagneux pour noyer les vallées sous plus de 1 000 mètres d’épaisseur de glace. Ils ont modelé le paysage, creusant la roche mère de cuvettes et de surcreusements étalés sur des dizaines, voire des centaines, de kilomètres. Les vallées existaient déjà avant la grande glaciation, mais elles ont été creusées, élargies ; le poids colossal de ces masses de glace sur des espaces aussi restreints a ciselé de grandes marmites. La fonte des glaciers a ensuite libéré des quantités d’eau si importantes que d’immenses lacs se sont créés dans les vallées, en même temps que les eaux de ruissellement ont immergé de vastes bassins. Très vite, ces zones marécageuses sont devenues des lieux propices à la pullulation des moustiques.
19Les marais et les tourbières ont donc été colonisés par les communautés pauvres qui n’avaient pas les moyens de s’établir dans les riches plaines alluviales (Pétrequin, 1992). À quelques exceptions près, l’homme évite les milieux humides car ils sont peu propices aux activités agricoles. Les sols sont saturés en eau, souvent acides et pauvres en éléments minéraux (Soltner, 1980). Les tourbières sont des habitats où la biomasse produite s’accumule plus qu’il ne s’en décompose. La matière végétale qui n’est pas dégradée par les micro-organismes aboutit à la formation de strates de tourbe qui peuvent s’accumuler sur 4 à 8 mètres d’épaisseur. Les marais se distinguent des tourbières en ce sens que ces milieux sont dépourvus de véritables sols. Les marais occupent le bord des rivières, des lacs et des estuaires. Contrairement aux tourbières, où la matière organique s’accumule sans se décomposer, celle produite dans les marais est dégradée et même exportée loin de son point d’origine par le mouvement des eaux. Ces deux types de paysages humides sont peuplés de plantes de piètre valeur fourragère. Le bétail qui les consomme est maigre et peu résistant aux maladies. Beaucoup d’insectes pullulent et se nourrissent de plantes, en même temps que les champignons parasitent les racines, les tiges et les feuilles. Bien souvent, les cultures ne donnent pas de grains ni de fruits. L’été, les moustiques émergent des eaux croupissantes pour harceler des hommes déjà taraudés par la faim. Le cycle de la pauvreté, de la famine et de la maladie s’installe durablement dans ces communautés paysannes.
D’autres environnements, d’autres moustiques
20L’eau se trouve partout, même dans les milieux les plus arides. Dans les déserts, où l’eau est rare, les hommes se sont de longue date installés dans les oasis, qui concentrent et entretiennent la vie. L’eau permet aux palmiers dattiers de croître et de donner des fruits. Considéré comme « l’anophèle des oasis », A. sergenti est présent dans la plupart des pays du Maghreb (Mouchet et al., 2004). Les larves de ce moustique prolifèrent dans les eaux claires et bien oxygénées. Et qui dit « moustiques » dit trop souvent « maladies ». Les oasis, pourtant entourées par des milliers de kilomètres carrés de sable inhospitalier, n’ont pas échappé à la tyrannie du diptère vorace.
21En Asie du Sud-Est, c’est la culture du riz qui a rassemblé les premières communautés paysannes. Or, dès le IIIe millénaire avant J.-C., les Chinois avaient observé que cette culture favorisait les fièvres récurrentes. Les rizières constituent des surfaces en eau peu profonde, ensoleillées et riches en matière organique. Pour la première fois de leur histoire, les hommes ont permis aux moustiques de proliférer dans des milieux stables créés par eux : des collections d’eau qui n’étaient plus tributaires des saisons ou de la pluviométrie, mais des impératifs liés aux seules exigences de la plante. L’inféodation des moustiques à l’agriculture venait d’être initiée. Somme toute, c’est là le début d’une cohabitation que le temps s’est chargé de renforcer, pour le plus grand malheur de l’humanité.
DÉVELOPPEMENT DES VILLES ET DÉCOUVERTE DE MONDES NOUVEAUX : DE L’ANTIQUITÉ À LA RENAISSANCE
Le monde antique
22Durant l’Antiquité, les fièvres rôdent dans les marais, mais les architectes n’eurent souvent pas d’autre choix que d’édifier les villes là où justement l’eau abonde. Les villes devinrent des lieux d’échanges et de passage obligatoires pour des milliers de femmes et d’hommes originaires des déserts et des deltas. Sous la pression d’une urbanisation pas toujours contrôlée, on assista à la prolifération des puisards, des latrines et des caniveaux propices à l’installation des moustiques. Les citadins se sont vite retrouvés face à deux populations de moustiques : les « moustiques des marais », qui pullulaient dans les milieux naturels situés à l’extérieur de la ville, et les « moustiques urbains », qui vivaient dans les collections d’eau créées par l’homme, à l’intérieur de la cité.
23Le médecin grec Hippocrate (460-377 av. J.-C.) a décrit le paludisme comme une fièvre des milieux humides dont les symptômes se manifestaient sous la forme de maux de tête violents, de frissons, par une température corporelle élevée et une rate douloureuse et volumineuse. De nombreuses autres descriptions des fièvres paludiques ont été données par des hommes de science dans des textes anciens. La malaria était répandue dans toute la Grèce antique. Homère, Aristote et Hippocrate évoquent ces fièvres comme des maux qui semaient la pauvreté et la désolation. L’urbanisation croissante concentrait toujours plus d’habitants sur des espaces restreints. Dans les cités, la consommation en eau était importante, que ce soit pour la cuisine, la boisson ou les soins corporels ; les rejets finissaient dans la rue pour y stagner dans des trous creusés par l’homme. La ville canalisait le flux et le reflux de populations importantes, l’impact économique de ses marchés attirant les paysans tout en favorisant la sédentarisation des peuples nomades. Dans des endroits aussi densément peuplés, les moustiques purent se nourrir du sang des citadins sans avoir à se déplacer sur de grandes distances. Les moustiques du genre Culex affectionnent les collections d’eau sales et riches en matière organique. Les femelles déposent leurs œufs regroupés en nacelles (photo 4) dans les latrines, les puisards et les caniveaux (photo 5). Les larves (photo 6) se nourrissent de la matière organique abondante des gîtes et les moustiques adultes (photo 7) qui en émergent piquent toute la nuit.
24Pour Culex, il n’existe décidément pas de milieu qui lui soit plus approprié que les villes. Les gîtes larvaires des Culex sont aussi nombreux qu’hétéroclites et, partout dans la cité, les eaux polluées grouillent de larves. Ainsi, les égouts de Rome furent construits pour améliorer l'hygiène au quotidien, mais aussi pour assécher les bas-fonds marécageux qui se trouvaient dans l’enceinte même de la cité (Mouchet et al., 2004). La Cloaca Maxima, voulue par Tarquin l’Ancien et édifiée durant les VIIe et VIe siècles avant J.-C., fut le plus grand égout jamais construit par Rome. L’assèchement des vallons était devenu une priorité, tant la population de Rome augmentait. Au début, l’égout n'était qu'un large canal à ciel ouvert dont la fonction était d'évacuer les eaux dormantes et une partie des eaux usées de la ville. Les travaux successifs qui se sont échelonnés sur plusieurs siècles l’ont transformé en un égout souterrain. Une partie considérable de cet ouvrage exceptionnel subsiste encore de nos jours, après plus de 2 500 ans d’existence.
L’impact des grandes découvertes
25C’est dans les cités comme Rome et dans beaucoup d’autres villes disséminées sur la planète que sont nés les grands courants de la pensée humaine. Au fil des siècles, les universités se firent les creusets de pensées nouvelles, surtout dans les domaines des sciences techniques, physiques et biologiques. À l’époque de la Renaissance (1602), le savant italien Ulisse Aldrovandi dans son ouvrage intitulé De Animalibus Insectis libri septem, cum singulorum iconibus and vivum expressis représenta dans un chapitre dénommé « de Culicibus », une esquisse d’un moustique qu’il baptisa « Culex communis ». Ce texte, dont une copie est conservée à la bibliothèque universitaire de Cambridge, est considéré comme le travail de recherche le plus ancien sur les moustiques (Christophers, 1960).
26La conquête du Nouveau Monde commence véritablement avec le débarquement de Christophe Colomb sur l’île de San Salvador, le 12 octobre 1492. En Amérique du Sud, la forêt amazonienne, immense et inexplorée, s’est révélée rapidement être un important réservoir de maladies. Les colons espagnols, conscients de l’insalubrité des plaines et des forêts pluviales, construisirent leurs villes en altitude, loin des zones marécageuses infestées de moustiques. Pour traiter les fièvres, la pharmacopée européenne adopta rapidement le quinquina, fébrifuge et seul antipaludéen connu à l’époque (encadré 4). Les bateaux qui transportaient les esclaves depuis l’Afrique sur le sol américain introduisirent aussi, sans le savoir, le moustique vecteur d’une autre maladie mortelle pour l’homme : la fièvre jaune. Le foyer naturel de la fièvre jaune, qui se localise le plus souvent dans les forêts d’Afrique, se maintient dans un perpétuel échange du virus entre les moustiques du genre Aedes et les singes.
27Le moustique cumule les rôles de vecteur et de réservoir du virus, alors que le singe joue le rôle d’amplificateur du virus (Cordellier et al., 1977). Les œufs des Aedes (photo 8) ont la particularité de résister à la dessiccation, ce qui rend possible leur transport durant de longues périodes et sur des grandes distances, même à une époque où les liaisons entre l’Afrique et les Amériques prenaient plusieurs mois en bateau. Les réserves en eau potable stockées dans les cales des navires servaient de refuge aux larves de moustiques (photo 9). Les adultes femelles (photo 10) prenaient leur repas de sang sur l’équipage des bateaux, et pouvaient de la sorte entretenir leur cycle biologique durant la longue traversée des océans. Le vecteur et le virus de la fièvre jaune ont ainsi été introduits dans le Nouveau Monde au temps de la marine à voile. Contrairement à l’Afrique, où les singes résistent à la maladie, ceux d’Amérique centrale et du Sud succombent au virus. Les épidémies peuvent de la sorte être dépistées.
Encadré 4
Les premiers antipaludéens
De la famille des Rubiacées, le quinquina (Cinchona officinalis) est un arbrisseau tropical qui pousse entre 1 200 et 3 200 m d'altitude dans la cordillère des Andes du Pérou. C’est dans ce pays que les Incas ont découvert les propriétés fébrifuges de la plante. Son écorce, couleur de cannelle, doit sa dénomination à la femme du Vice-Roi du Pérou, la comtesse d’El Chinchon, qui aurait bu la décoction de cette plante et guéri de ses fièvres. Reconnaissante, elle préconisa l'introduction de cette drogue en Espagne, où cette dernière prit le nom de « poudre de la comtesse ». Commercialisée par les Jésuites, elle devint ensuite la « poudre des Jésuites ». Lors d'un voyage en Équateur en 1735, Joseph de Jussieu décrivit l'arbre, en ramena des échantillons et c’est Carl von Linné qui lui donnera plus tard le nom de Cinchona, en souvenir de la comtesse.
LES POLLUTIONS URBAINES PROFITENT AUX MOUSTIQUES
28Trois milliards, c’est le nombre de personnes qui vivent aujourd’hui dans les villes. Cette population est estimée à cinq milliards en 2030, soit près de 62 % de la population mondiale. Le phénomène le plus spectaculaire de la fin du XXe siècle a été l’émergence des villes géantes abritant plus de dix millions d’habitants. Devant le gigantisme de telles cités, les termes de villes ou de mégapoles ne suffisent plus, on parle alors d’hypervilles ou de métapoles.
29En Europe, c’est à partir des années 1950 que les villes ont commencé à absorber un nombre croissant de résidents venus de la campagne. Le même exode rural s’observe aujourd’hui dans les pays émergents. Que ce soit en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud, les migrants espèrent trouver dans les villes du travail, un logement et de la nourriture. Les villes industrielles s’entourent de vastes cités-dortoirs où s’entassent des centaines de milliers, voire des millions, de travailleurs. La majorité des logements qui surgissent dans ces espaces sortent souvent des cadres réglementaires. Même dans les pays industrialisés, où la législation paraît plus stricte dans ce domaine, il n’est pas rare de rencontrer des zones résidentielles situées dans des bas-fonds pouvant à tout moment être immergées par les eaux.
30Dans la plupart des pays émergents, la cité se développe sous la forme de banlieues dépourvues de structures sanitaires. Les bidonvilles se créent dans des zones inondables ou sur les pentes raides et glissantes des reliefs, à proximité des axes ferroviaires, des ports et des zones industrielles. Les densités de population sont très élevées, proches de l’asphyxie. L’insalubrité est en partie due à l’accumulation des déchets, au manque d’hygiène, à la pollution des eaux de surface et des nappes phréatiques ainsi qu’à l’absence de traitement des eaux usées. Pour éliminer leurs effluents domestiques, les habitants de ces quartiers pauvres n’ont donc pas d’autre moyen que de creuser des puisards aux abords immédiats des rues et des ruelles.
31Si les femelles du complexe C. pipiens (C. pipiens pipiens et C. pipiens quinquefasciatus) (encadré 5) sont attirées par les eaux polluées des puisards, elles pondent également dans les latrines, dans les zones d’affaissement des caniveaux ainsi que dans une multitude d’autres gîtes souillés par les effluents urbains. Emilio August Goeldi fut le premier entomologiste à observer, en 1905, que les eaux putrides attiraient les femelles gravides de Culex. Dans les villes africaines, il n’est pas rare de dénombrer dans un seul puisard plusieurs milliers de larves et de nymphes de ce moustique (Darriet et al., 1987). D’ailleurs, plus une zone urbaine est dense, plus elle totalise sur son aire un nombre important de plans d’eau pollués et donc de gîtes potentiels ou productifs à C. p. quinquefasciatus. On peut même considérer ce moustique comme un marqueur écologique susceptible de quantifier le degré d’urbanisation d’une localité (Darriet et al., 1986). Lors d’une enquête réalisée en 1985 dans le centre-ville de Bobo Dioulasso (sud-ouest du Burkina Faso), il a été dénombré de 50 à 70 piqûres de C. p. quinquefasciatus par homme et par nuit. Dans ces mêmes quartiers du centre-ville, l’agressivité d’A. gambiae se chiffrait à moins d’une piqûre par homme et par nuit. Dans les quartiers péri-urbains où l’habitat est plus clairsemé mais aussi plus proche de la savane environnante, le nombre de piqûres par homme et par nuit s’était élevé à 12 pour C. p. quinquefasciatus et à 7 pour A. gambiae (Robert et al., 1986).
Encadré 5
Le complexe Culex pipiens
Le complexe C. pipiens se départage en C. pipiens pipiens, appellation utilisée pour les moustiques de ce complexe qui peuplent les zones tempérées, et C. pipiens quinquefasciatus, utilisée pour les moustiques de ce même complexe vivant dans les régions tropicales. Deux noms différents pour deux horizons géographiques distincts, la taxonomie était apparemment simple, il suffisait de savoir où le moustique avait été capturé pour lui apposer un nom précis. Les choses se sont singulièrement compliquées avec l’avènement de la biologie moléculaire et les techniques de biochimie qui ont permis de décortiquer plus finement le génome du moustique. Une étude menée sur deux populations du complexe C. pipiens, l’une étant originaire de Californie et l’autre d’Afrique du Sud, a montré que C. p. pipiens et C. p. quinquefasciatus étaient génétiquement très proches en Californie et appartenaient donc à la même espèce mais que, en Afrique du Sud, ces deux moustiques étaient génétiquement distincts et ne pouvaient donc pas être rattachés à la même espèce (Cornel et al., 2003). Cette étude nous enseigne que le phénomène de spéciation chez le complexe C. pipiens est achevé dans certaines régions du monde alors que, dans d’autres endroits, la spéciation est en cours de réalisation.
32C. p. quinquefasciatus est un moustique qui s’est adapté à l’environnement urbain, alors qu’A. gambiae colonise préférentiellement les milieux péri-urbains et ruraux. Or les villes ne sont pas toutes identiques, et il arrive qu’A. gambiae se développe à l’intérieur de certaines d’entre elles. La cause en revient, en partie, au mauvais entretien du réseau d’eau urbain dont les conséquences immédiates se traduisent par l’apparition d’une myriade de flaques dans les rues. À Maroua, capitale de l’extrême-nord du Cameroun, nous avons échantillonné ces flaques et nous y avons découvert des densités parfois très élevées en larves d’A. gambiae. De plus, comme Maroua se trouve bâtie sur les berges d’une rivière au lit sableux (Mayo Kaliao), la résurgence des eaux à la surface du sol forme partout dans la ville des gîtes larvaires que C. p. quinquefasciatus et A. gambiae se partagent selon le degré de pollution. Le grand nombre de puisards, latrines et caniveaux qui parsèment la ville, combiné à la multiplicité des flaques plus claires, favorise la pullulation des deux moustiques. Des captures réalisées pendant la saison des pluies de 1991 (de juin à septembre) ont montré qu’un seul homme pouvait accuser, chaque nuit, de 170 à 300 piqûres de C. p. quinquefasciatus et de 1 à 18 piqûres d’A. gambiae (Darriet, 1998). Depuis une quinzaine d’années, A. gambiae colonise les plans d’eau pollués qui, d’habitude, constituent les gîtes de prédilection de C. p. quinquefasciatus. À Mayotte (océan Indien), il nous a été donné de voir des larves d’A. gambiae vivant dans les eaux sales d’une décharge à ciel ouvert. Les larves d’anophèles sont réputées fragiles et vulnérables à la pollution, ce qui en fait d’ailleurs des moustiques difficiles à élever en insectarium. De voir ainsi une population d’anophèles s’adapter à de tels environnements pollués a de quoi soulever certaines questions et susciter quelques inquiétudes. A. gambiae serait-il en passe de devenir, comme C. p. quinquefasciatus, un insecte urbain, inféodé à l’environnement humain ?
33Ae. aegypti et Ae. albopictus colonisent eux aussi les milieux urbains en se faisant les vecteurs de deux virus : celui de la dengue et celui du chikungunya. La dengue est considérée comme l’arbovirose la plus importante au monde, car elle sévit généralement dans la plupart des pays situés entre les tropiques du Cancer et du Capricorne. Le chikungunya, qui jusqu’à très récemment était présent en Asie et en Afrique seulement, a vu son aire d’endémicité s’étendre à toute la planète. Les Aedes urbains pondent leurs œufs dans des collections d’eau de petites et de moyennes tailles disséminées un peu partout dans les villes et les zones résidentielles. Les femelles déposent leurs œufs dans les jarres, les fûts (photo 11), les citernes, les abreuvoirs, les vases, les soucoupes placées sous les pots de fleurs, dans les boîtes de conserve, les pneus, les noix de coco évidées, les épaves de voiture, les carcasses d’appareils électroménagers… Tous ces gîtes larvaires ont une origine identique : ce sont des produits de l’activité humaine.
34Alors que ces collections d’eau semblent faciles à détruire, elles persistent pourtant en nombre incalculable dans la plupart des villes et des villages. Rappelons qu’à l’époque coloniale, où les méthodes de lutte contre les moustiques étaient plus coercitives, la présence de telles collections d’eau dans les espaces privés était punie d’une amende assez élevée pour être dissuasive. À ces collections d’eau artificielles s’ajoutent les gîtes naturels constitués par les trous dans les arbres, les bambous cassés et les creux des rochers (photo 12). En plus des villes, Ae. albopictus affectionne les environnements humides et ombragés des ravines. Dans les îles volcaniques aux reliefs abrupts, la poussée démographique, qui part du littoral vers l’intérieur des terres, incite les citadins à construire leur maison à proximité de ces ravines. Forêts et bambouseraies d’un côté, quartiers qui ne cessent de croître de l’autre : le mariage est idéal pour maintenir et même favoriser la pullulation d’Ae. albopictus. Contrairement à Ae. aegypti, qui est devenu avec le temps une espèce strictement urbaine et domestique, Ae. albopictus se développe dans les villes mais aussi dans les environnements naturels (ravines, bambouseraies, forêts…), ce qui le protège efficacement des campagnes de démoustication.
LA MODIFICATION DES AIRES DE DISTRIBUTION DES MOUSTIQUES SOUS L’EFFET DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE
35Le climat de la Terre a subi bien des modifications au cours des ères géologiques, toutes d’origine naturelle (encadré 6). Depuis quelques décennies cependant, c’est l'homme qui modifie la biosphère. La faute en revient aux gaz à effet de serre qui ne cessent de s’accumuler dans l’air. Depuis 1750, les concentrations atmosphériques en dioxyde de carbone (CO2), en méthane (CH4) et en oxyde nitreux (N2O) n’ont cessé de croître ; elles sont aujourd’hui supérieures aux valeurs historiques enregistrées sur des millénaires. Alors que le CO2 provient essentiellement de la combustion des énergies fossiles (charbon et pétrole), le CH4 et le N2O sont des sous-produits de l’agriculture.
36Le réchauffement du climat se traduit à l’échelle du globe par une hausse des températures moyennes de l’atmosphère et des océans, ce qui provoque une fonte massive des glaciers et des banquises polaires. Avec la seule fonte des calottes polaires, le niveau des mers et des océans s’élève de 3,3 mm/an depuis 1993 (Giec, 2007). Le réchauffement global de la biosphère se traduit aussi par un processus d’évaporation plus intense des océans, des mers et des lacs, qui au final entraîne des périodes de sécheresse d’un côté de la planète tandis que de l’autre, des pluies diluviennes accompagnées de phénomènes météorologiques d’une rare intensité balayent tout sur leur passage.
Encadré 6
Deux exemples de bouleversements climatiques majeurs
Il y a 4,5 milliards d’années, les mers et les océans n’existaient pas encore. L’écorce terrestre en cours de solidification était chaude et l’atmosphère se composait essentiellement de méthane et d’ammoniac. Les mers primitives sont apparues dès que le socle terrestre a commencé à se refroidir. La vie a mis un milliard d’années avant d’apparaître, sous la forme d’archæbactéries et de cyanobactéries (algues bleues), ces dernières détenant le pouvoir – de par le processus de la photosynthèse – de consommer le gaz carbonique présent dans l’air et d’en rejeter l’oxygène. Sur le long terme, l’activité des cyanobactéries a modifié l’atmosphère de la Terre. La mer universelle s’est mise à emmagasiner des quantités phénoménales d’oxygène, jusqu’à saturation. Lorsque les eaux ne purent plus retenir le gaz, celui-ci se répandit dans l’atmosphère sous sa forme dioxygène (O2). Les atomes d’oxygène libres s’allièrent aux molécules de dioxygène pour former un nouveau composé : l’ozone (O3) qui alla prendre place dans les hautes couches de l’atmosphère. L’ozone possède la propriété d’absorber les radiations ultraviolettes du soleil, ce qui a permis à la vie de s’étendre sur les terres émergées. L’oxygène fut donc à l’origine du premier grand bouleversement qui fit évoluer le climat de notre planète. Grâce à lui, les végétaux ont pu couvrir l’immense Pangée et fabriquer toujours plus de matières carbonées qui, en se fossilisant, ont créé les gisements de houille et de pétrole. Quatre cents millions d’années plus tard, la consommation de ces dépôts fossiles par l’homme a libéré brutalement dans l’atmosphère ce que la nature avait stocké durant des centaines de millions d’années. Un relâchement massif et brutal de CO2 dans l’air provoque le réchauffement climatique que nous connaissons tous aujourd’hui.
Il y a 65 millions d’années, un autre changement de climat fut à l’origine d’une des plus spectaculaires extinctions du règne vivant. Au large des côtes du Mexique, la chute d’une météorite de dix kilomètres de diamètre a creusé un cratère immense, le choc de l’explosion projetant dans l’air des milliards de tonnes de roche pulvérisée. La poussière dégagée par l’écrasement du corps céleste a assombri le ciel durant une longue période, ce qui a provoqué une baisse brutale des températures qui a décimé une grande partie de la végétation. Les dinosaures se sont éteints, mais les mammifères, jusqu’alors restés dans l’ombre des grands sauriens, ont pris un essor fulgurant.
Modification des aires de répartition des moustiques
37La zone boréale est certainement l'une des régions du globe qui accusera le plus de changements aux cours des prochaines décennies. Nos enfants connaîtront un paysage très différent de celui qui existe aujourd'hui. Ils seront confrontés à des pathologies nouvelles qui, par le passé, ne se localisaient que dans les régions tropicales. Le réchauffement climatique modifie en effet les aires de répartition des moustiques. L’accroissement de la température et de la pluviométrie augmente leur fécondité, leur taux de survie ainsi que la fréquence des repas sanguins, donc, subséquemment, l’intensité avec laquelle ils transmettent les pathogènes. Dans certaines zones tempérées, les conditions de températures et d’humidité peuvent pendant l’été se faire aussi favorables pour les moustiques que sous les tropiques (De La Rocque et Rioux, 2008). Nombreux sont les entomologistes et les épidémiologistes qui craignent que le paludisme ne réapparaisse dans les pays riverains de la mer Méditerranée. Il persiste en Corse un risque majeur de réintroduction de Plasmodium falciparum, du fait de l’adaptation sur l’île d’Anopheles labranchiae, originaire du nord de l’Afrique et vecteur de la forme la plus grave du paludisme (Mouchet et al., 2004). Il en est de même pour le moustique Aedes albopictus, vecteur du virus du chikungunya et dont la distribution s’est étendue à d’autres régions que celles où il proliférait initialement. Originaire des forêts humides du Sud-Est asiatique (Smith, 1956), Ae. albopictus a été découvert en Amérique du Nord en 1972 puis en Europe, d’abord en Albanie en 1979 puis en Italie en 1990, en France en 1999, en Belgique en 2000, en Espagne et en Suisse en 2003, en Croatie et en Grèce en 2004 et aux Pays-Bas et en Slovénie en 2005. Cette colonisation rapide des espaces tempérés par Ae. albopictus s’explique par le fait que les femelles pondent des œufs qui résistent au froid et entrent en diapause durant l’hiver (Thomas et al., 2012). La diapause est une période de vie ralentie, génétiquement déterminée, qui permet à un organisme vivant de ne pas subir les éléments défavorables à sa survie. L’éclosion des œufs ne s’opère ainsi qu’au printemps suivant, lorsque les températures se font de nouveau plus clémentes.
Les effets des transports et des voyages
38Notre monde vit désormais de plus en plus vite tout en consommant toujours plus d’énergie. La rapidité des voyages aériens permet à une épidémie de se répandre dans le monde entier en quelques semaines seulement. Bien que traités avec des insecticides, les avions transportent encore trop souvent des moustiques vecteurs d’arboviroses ou de paludisme dans des régions qui en sont totalement exemptes (Gratz et al., 2000). Les œufs des Aedes résistent pendant des mois à l’absence d’eau, mais il suffit qu’une collection d’eau se forme à l’intérieur d’un récipient où ils se trouvent pour que celui-ci devienne un site de développement du moustique. La colonisation des Amériques par Ae. aegypti à partir de ses forêts natales d’Afrique s’est faite par l’intermédiaire des navires à voiles qui sillonnaient l’océan Atlantique. L’avènement des bateaux à vapeur a considérablement raccourci la durée des voyages. A. gambiae, vecteur du paludisme en Afrique, a pu de la sorte survivre aux traversées et débarquer sur les îles de l’océan Indien et, plus loin encore, sur les rivages lointains d’Amérique du Sud. Le voyage doit être rapide, moins d’une semaine, car contrairement aux œufs des Aedes, ceux des anophèles ne résistent pas à l’absence d’eau. De plus, les collections d’eau présentes à l’intérieur des bateaux ne représentent pas un milieu adéquat au développement de leurs larves. Ce doit être les mêmes anophèles adultes qui embarquent, qui voyagent et qui débarquent une fois le bateau arrivé à destination (Mouchet et al., 1995). A. gambiae s.l. a envahi par cette voie le nord-est du Brésil en 1930 et a été à l’origine d’une épidémie meurtrière de paludisme (Soper etWilson, 1943). Ae. albopictus a quant à lui colonisé tous les continents. Il semble que ce moustique ait été disséminé par les Indonésiens depuis le Sud-Est asiatique jusqu’à Madagascar et aux îles voisines (Julvez et Mouchet, 1994). Plus récemment, le commerce international des pneus entre l’Asie, les États-Unis et l’Europe a joué un rôle prépondérant dans sa dissémination. L’autre moyen efficace de sa dispersion est le transport des adultes ailés par les voies terrestres. Dans les régions où le moustique pullule, les adultes femelles à la recherche d’un repas sanguin entrent dans les véhicules pour en ressortir lorsque ces derniers sont de nouveau à l’arrêt. Si les moustiques trouvent des gîtes larvaires favorables à leur survie dans de nouvelles zones, ils les colonisent et s’installent dans des régions qui, jusque-là, en étaient indemnes. Ae. albopictus est désormais présent en Europe, sur le continent américain (des États-Unis jusqu’en Argentine), en Afrique, et sur de nombreuses îles de l’océan Indien et de l’océan Pacifique (Hawaï, Salomon, Fidji, Australie…).
LA DÉFORESTATION FAVORISE LA PROLIFÉRATION DES MOUSTIQUES
39Partout sur la planète, les forêts denses couvrent les sols où le régime pluvial et les températures demeurent constants toute l’année. L’exploitation des forêts tropicales n’a véritablement débuté qu’à la fin du XIXe siècle avec l’intensification des transports maritimes. Aujourd’hui, près des deux tiers des forêts primaires ont disparu d’Afrique de l’Ouest. Si les massifs forestiers du Gabon et du Cameroun ont à ce jour été relativement épargnés, la Côte d’Ivoire et le Nigeria accusent à eux seuls 45 % de la déforestation de cette partie de l’Afrique (Martin-Ferrari, 1991). Les forêts tropicales ont été conquises aussi pour des raisons agricoles. La pression démographique chassant les plus pauvres des villes et des campagnes, des familles entières sont venues défricher les abords des forêts pour y planter de quoi se nourrir. Or, une fois les arbres abattus, les pluies tropicales ravinent le sol et mettent à nu la roche mère dure et inculte (encadré 7). Les parcelles défrichées sont cultivées jusqu’à épuisement des sols, puis abandonnées après quelques années d’exploitation. Une végétation nouvelle s’y installe alors, une forêt secondaire beaucoup moins dense et plus pauvre que les forêts originelles.
Encadré 7
De la forêt dense à la savane
La disparition des forêts tropicales humides, hauts lieux de la biodiversité terrestre, laisse la place à des espaces souvent vides et stériles. Une fois les arbres abattus, le sol devient vulnérable au ruissellement des pluies, la forêt ne jouant plus le rôle vital de barrière/éponge nécessaire au maintien de la couche arable. Après une forte pluie, un mètre carré de mousse contient cinq litres d’eau : dans une forêt d’une superficie de 10 000 hectares, la mousse peut ainsi retenir jusqu’à 500 000 m3 d’eau (Dorst, 1965). Les eaux dévalent les sols des forêts dégradées en emportant dans leurs flots l’argile, l’humus ainsi que les matières minérales indispensables à la croissance des plantes. Année après année de lessivage répété, la roche mère se retrouve mise à nue en formant un bouclier impropre à l’agriculture et à la régénération des forêts. La cuirasse qui surgit sous le manteau forestier entraîne la formation de structures végétales xérophiles, plus sensibles au feu de brousse et qui, à la longue, aboutissent à la formation d’une savane sèche.
40Dans les pays tempérés, les espaces agricoles étant depuis longtemps délimités, on a délibérément choisi de mettre en place une agriculture intensive. Sous les tropiques, les paysans disposaient d’espaces immenses, souvent inhabités, ce qui a permis aux communautés villageoises de mener dès le départ une agriculture extensive. Le cours des choses a quelque peu changé aujourd’hui, en ce sens que ce sont les intérêts économiques qui dominent le monde. Les forêts denses ne sont plus défrichées à coups de machette, elles succombent sous l’assaut de machines puissantes qui labourent, déchiquettent les arbres et lacèrent le sol. Un exemple parmi les plus scandaleux est celui de la destruction massive des forêts denses de Bornéo pour y planter des milliers d’hectares de palmiers à huile. Un drame similaire se joue dans l’immensité amazonienne. L'Amazonie représente à elle seule 60 % de la surface totale des forêts. Sa faune et sa flore jouent un rôle écologique important, les arbres surtout qui transforment le gaz carbonique en oxygène. Leur rôle est vital à l’échelle planétaire, or, depuis trois à quatre décennies, l’état de santé du « poumon de la planète » est très préoccupant.
41La déforestation favorise la pullulation de nombreuses espèces de moustiques. Au Brésil, le maintien du virus de la fièvre jaune a toujours été associé à l’abattage des arbres. Le déboisement facilite en effet le développement de nombreux insectes héliophiles, dont certains sont de redoutables vecteurs de pathogènes. En forêt, il est maintenant admis que l’activité des hommes favorise l’installation d’A. gambiae, vecteur majeur du paludisme en Afrique. Ainsi, dans la région forestière du Cameroun, A. gambiae se trouve désormais partout où des hommes sont installés, alors que plus loin, dans la forêt restée vierge, ce moustique n’arrive pas à s’implanter (Mouchet et Gariou, 1961). Qui dit villages dit aussi stockage des eaux de boisson et élimination des eaux usées. Ae. aegypti et Ae. albopictus colonisent les eaux claires des jarres et des citernes, alors que C. p. quinquefasciatus préfère s’installer dans les eaux chargées en matière organique. À l’intérieur des habitations bâties dans les clairières, la température est toujours supérieure à celle des maisons qui sont construites en forêt, ce qui a pour effet de raccourcir la durée des cycles gonotrophiques des femelles de moustiques et d’augmenter leur fécondité (Afrane et al., 2005 ; 2006). Ces répercussions jouent directement sur les densités agressives mais aussi sur les taux de survie des moustiques. Un coup du sort ironique, quand on sait que l’humanité a toujours tout mis en œuvre pour mettre le plus d’espace possible entre elle et son vieil ennemi.
L’IMPACT DE L’AGRICULTURE URBAINE EN SANTÉ PUBLIQUE
42Nombreux sont les pays du Sud à l’intérieur desquels l’agriculture urbaine s’est développée. Les villes qui exploitent leurs vallons pour y installer des rizières et des cultures maraîchères sont de plus en plus nombreuses, crise économique et besoins alimentaires obligent. Le citadin n’hésite plus à retrousser ses manches pour se convertir en agriculteur occasionnel et cultiver du riz et des légumes pour nourrir sa femme et ses enfants ! Lorsque les cultures s’installent sur des terrains pauvres en eau de surface, les petits exploitants puisent l’eau d’arrosage dans les canaux à ciel ouvert qui drainent les eaux de pluie et/ou les eaux usées de la ville. Les rejets urbains constituent une source d'approvisionnement inépuisable et gratuite en eau d'arrosage. Si la récupération de ces eaux claires ou polluées apporte une fumure organique et minérale évidente à la plante, il existe en revanche sur le plan sanitaire un danger de contamination des fruits et des légumes par des parasites pathogènes comme les amibes, les anguillules, les némathelminthes, les virus et les bactéries.
43Le riz constitue l’aliment de base de milliards de personnes, mais le cours de cette céréale ne cesse de grimper sur les marchés internationaux. L’intérêt est grand pour ceux qui possèdent un lopin de terre de cultiver du riz pluvial ou irrigué à l’intérieur ou à la périphérie de la ville. L’environnement urbain, on l’a vu, est propice à la pullulation de C. p. quinquefasciatus mais reste, la plupart du temps, défavorable au développement d’A. gambiae. C’est durant la saison sèche que les densités agressives de C. p. quinquefasciatus sont les plus élevées. Le vecteur A. gambiae quant à lui apparaît dès les premières pluies, ses larves se développant dans une multitude de collections d’eau allant des flaques d’eau boueuse aux casiers rizicoles. Dans les systèmes agraires où l’eau n’est ni captée, ni régulée par un système d’irrigation, elle se fait rare en saison sèche ; la plupart des cours d’eau et des mares sont par ailleurs complètement asséchés durant cette période. À l’inverse, dans les vallons qui bénéficient d’un système d’irrigation, l’eau coule toute l’année et créée des situations écologiques nouvelles qui permettent cette fois, une prolifération des anophèles. À Bouaké, ville du centre de la Côte d’Ivoire où sévit un paludisme holoendémique (avec transmission intense toute l’année), chaque habitant reçoit entre 40 et 150 piqûres d’anophèles infectés par an, principalement en raison de la transformation des nombreux bas-fonds de la ville en rizières (Dossou-Yovo et al., 1998).
44Il va de soi que cette mutation des espaces urbains favorise l’installation des anophèles à l’intérieur des villes et qu’il est à craindre, à plus ou moins long terme, que ce vecteur jusque-là cantonné à la « brousse » et aux zones rurales ne devienne, tout comme le sont déjà C. p. quinquefasciatus, Ae. aegypti et Ae. albopictus, un moustique inféodé aux villes et à leurs milliards d’habitants.
LES TRANSFORMATIONS ENVIRONNEMENTALES ENGENDRÉES PAR L’AGRICULTURE INTENSIVE
Les effets du remembrement sur la biodiversité
45Jusque dans les années 1950, les fermes exploitaient des champs et des prairies délimités par des murs en pierre ou des haies composées d’arbres et d’arbustes divers. Le bocage qui résulte de ce parcellement des surfaces agricoles par un maillage complexe de haies a dominé durant des siècles de nombreux paysages en Europe. Le bocage est apparu en Europe principalement durant le Moyen Âge, les haies ayant été plantées pour séparer les espaces d'élevage des espaces cultivés. Les effets bénéfiques des haies et des talus sur la biodiversité des paysages agricoles ne sont plus à discuter. Situées en travers des pentes des reliefs, les haies limitent l'érosion des sols tout en régulant la déperdition des éléments chimiques du sol. Dans les années 1960, les ingénieurs décidèrent de détruire les haies, les talus et les murets pour rassembler les parcelles en des champs beaucoup plus vastes Cette uniformisation des terres agricoles, appelée remembrement, fut présentée comme une opération d’aménagement du foncier rural visant, outre l’augmentation de la taille des parcelles, à mieux configurer ces dernières par rapport aux bâtiments de ferme. Les premières régions de France à être ainsi remembrées furent celles dont le relief était le moins accentué, comme le nord et l’ouest de la France. Avec le regroupement des parcelles, les talus et les haies ont été supprimés, et les mares et les étangs comblés. La destruction systématique de tous ces environnements naturels a engendré une chute drastique de la biodiversité. Afin d’accroître le rendement des cultures, la consommation d’engrais chimiques (NPK) et de pesticides s’est fortement accrue. Après plusieurs décennies d’un tel régime, les terres se sont appauvries, en même temps que les eaux de pluie, ne trouvant plus les obstacles naturels que constituaient les haies et les talus, ont emporté dans leur ruissellement les couches de terre arable indispensables à la croissance des plantes. Conséquence directe de ce profond déséquilibre, la faune prédatrice des insectes a été la première à en pâtir. Les insectes nuisibles n’ont donc plus été régulés et les agriculteurs ont dû consommer encore plus d’insecticides pour éviter les pullulations.
46Ces insecticides et ces engrais – nous allons le découvrir dans le chapitre suivant – jouent un rôle extrêmement important dans la fonction de pullulation des moustiques.
Impact de l’extension des surfaces rizicoles
47Sous les climats chauds et humides, la culture du riz pluvial a de même pratiquement disparu au profit de rizières s’étendant sur de vastes surfaces (photo 13). La rizière est un milieu favorable à la pullulation des anophèles. En Afrique de l’Est, le repiquage du riz conditionne l’apparition d’A. gambiae puis d’A. funestus aux stades montaison et épiaison de la culture. En Afrique de l’Ouest, seul A. gambiae est présent dans les rizières. En Chine, c’est Anopheles siniensis qui est associé aux rizières, en Malaisie l’espèce Anopheles aconitus, en France et en Turquie Anopheles hyrcanus, et en Espagne et au Portugal, Anopheles artroparvus.
48Pour évaluer l’impact d’une surface rizicole sur le seul plan de la productivité anophélienne, nous avons mené dans la vallée du M’bé en Côte d’Ivoire des séances de captures visant à mesurer les densités d’A. gambiae et d’A. funestus en fonction des cycles de la culture. L’eau qui alimentait la rizière provenait d’une retenue collinaire construite en amont de la vallée et dont le débit était régulé afin de pouvoir effectuer deux récoltes par an. Les captures ont montré que les densités en A. gambiae chutaient durant les mois de janvier et de juillet, chutes de densité consécutives à l’assèchement des casiers en décembre et en juin pour la récolte du riz (fig. 2). Après la moisson, les parcelles étant de nouveau immergées, les populations d’A. gambiae se réinstallaient rapidement, ce qui explique les deux pics de forte densité observés entre les deux récoltes. Dans un tel contexte de gestion de l’eau, A. gambiae se trouve inféodé à la culture du riz, et ses densités larvaires et imaginales demeurent étroitement associées à la mise en eau et à l’assèchement des casiers rizicoles. Pour A. funestus, le premier pic de densité apparaît d’octobre à décembre, et le deuxième, bien que moindre, de mars à mai ; ce qui correspond à la montaison et à l’épiaison de la graminée. Durant ces stades de la culture, les plants de riz sont porteurs de feuilles qui projettent beaucoup d’ombre sur les gîtes. En Afrique de l’Ouest, les casiers rizicoles ne permettent pas le développement d’A. funestus, les larves de ce moustique préférant les canaux d’irrigation envahis par les herbes ainsi que les mares et les étangs qui parsèment la savane environnante.
49L’implantation d’un périmètre rizicole entraîne toujours une hausse des densités anophéliennes. L’intensité de la transmission du paludisme dans les rizières dépend toutefois du niveau d’endémicité de la maladie dans la région. En zone de paludisme instable, la riziculture peut entraîner des flambées épidémiques mortelles touchant toutes les classes d’âges de la population (Coosemans, 1985 ; Fondjo et al., 1999). En zone de paludisme stable, la culture du riz n’entraîne pas forcément une aggravation de la situation palustre (Robert et al., 1985 ; Robert et al., 1991). Ce paradoxe – plus d’anophèles et pas plus de paludisme – a été en partie expliqué par un phénomène de régulation naturelle des populations de moustiques et par une baisse des taux de survie des femelles vectrices.
50L’eau nécessaire à la culture du riz provient la plupart du temps des petits barrages disséminés dans les régions de savane africaine. Autour de ces plans d’eaux artificiels, nombreuses sont les exploitations agricoles qui s’installent pour produire du riz dans les vallées et du coton sur les bassins versants. Sur les Hautes Terres de Madagascar, les populations vivent essentiellement de la monoculture du riz, même si l’élevage apporte quelques compléments de ressource. Les rizières, qui occupent le fond des vallées ou qui s’étagent en terrasses le long des plateaux, offrent des conditions de vie optimales pour A. arabiensis et A. funestus (Laventure et al., 1996). Jusqu’au XIXe siècle, les voyageurs vantaient la salubrité des hauts plateaux malgaches, or, avec l’implantation des rizières se sont installés les anophèles et, avec eux, les parasites responsables du paludisme. Ce constat inquiétant relance l’éternel débat de l’impact réel de l’agriculture sur la bioécologie et la prolifération des moustiques. Ces questions ne sont pas toujours faciles à cerner, tant les interactions entre agriculture et santé publique sont nombreuses, mais nous allons tenter d’y répondre tout au long des chapitres qui suivent.
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