Chapitre 8. Pour une conservation des écosystèmes et une bonne gestion de la pêche
L’exemple du Sénégal
p. 157-168
Résumé
La prise de conscience de la dégradation des écosystèmes et leurs conséquences sur l’état des ressources naturelles ont fait ressortir la nécessité de protéger nos environnements. Les nombreuses réunions internationales, qui se sont tenues ces dernières décennies, ont voulu promouvoir la mise en place d’aires protégées allant jusqu’à l’engagement des États à mettre en réserve une partie de leur territoire. Mais il ne suffit pas de créer dans le milieu marin des AMP pour régler le problème. Le risque, si l’opération n’est pas préparée, accompagnée et acceptée, est de n’obtenir que des AMP de papier sans efficacité aucune. Ces aspects sont abordés par Camara et Niang à partir de l’exemple du Sénégal où l’implication de l’administration et des populations a été très différente suivant les AMP mises en place.
Texte intégral
Introduction
1La pêche joue un rôle socio-économique considérable au Sénégal, à l’image de la plupart des pays à vocation maritime. Malgré son importance socio‑économique, le secteur de la pêche est aujourd’hui marqué par une situation de crise. Les stocks de poissons s’épuisent de plus en plus. Les prises dans le monde sont passées de 20 à 86 millions de tonnes de 1959 à 1999 avant de décliner brutalement. Deux aspects majeurs peuvent justifier cette dégradation accentuée des ressources halieutiques. Il s’agit de la surexploitation des produits de la mer due à un accès libre à la mer, des pratiques de pêche non réglementaires et des changements climatiques qui influencent fortement les paramètres de la dynamique marine responsables de l’abondance ou de la rareté des ressources (rapport IPCC, 2001 : Impacts, adaptation and vulnerability).
2Au Sénégal, de nouvelles politiques de gestion ont été mises en place pour limiter la dégradation des ressources halieutiques, parmi lesquelles l’instauration d’aires marines protégées (AMP) le long du littoral par un décret de 2004. Ces AMP sont utilisées pour conserver la biodiversité, gérer les ressources naturelles, et protéger les espèces menacées.
3L’objectif de cet article est de montrer en quoi la mise en place d’AMP peut être une alternative de gestion des pêcheries sénégalaises, face à la dégradation environnementale et aux effets néfastes du changement climatique. Dans un premier temps, il s’agira de définir le concept d’AMP et d’expliquer sa genèse. Dans un deuxième temps, nous allons montrer en quoi les AMP sont une réponse à la crise environnementale halieutique. Enfin nous analyserons les contraintes de gestion et les perspectives pour une bonne gestion des AMP qui prenne en compte les besoins socio-économiques et environnementaux.
Une dégradation avancée des ressources halieutiques au Sénégal
4Le Sénégal dispose d’écosystèmes très productifs, mais cette productivité est soumise à des variations importantes liées au phénomène d’upwelling, c’est-à-dire les remontées d’eaux froides profondes riches en matières minérales, provoquées par le courant froid des Canaries lié à l’alizé maritime pendant la saison sèche (de novembre à juin).
5La non-maîtrise de l’effort de pêche artisanale et industrielle associée à la faiblesse des moyens de contrôle et de surveillance des pêches est à l’origine d’une exploitation non responsable des ressources, ce qui se traduit par :
une surexploitation des stocks d’intérêt commercial (démersaux côtiers) ;
un développement de la pêche illégale, non déclarée et non autorisée (destruction des habitats marins suite au chalutage dans la zone réservée à la pêche artisanale, au dragage des fonds rocheux et à l’utilisation d’explosifs).
6Le Sénégal subit de plus en plus de pressions nationales comme internationales à propos de la préservation de ses ressources halieutiques, car la surexploitation des ressources a un impact considérable sur leur biodiversité. D’ailleurs, il a été récemment constaté que certaines espèces de poissons sénégalais comme le « thiof » s’éteignent. De plus, la pollution, l’urbanisation, la destruction de la végétation et l’exploitation minière accroissent le phénomène. Or jusqu’à présent, les tentatives de l’administration des pêches n’ont pas permis d’inverser la tendance à la diminution des ressources. Face à cette situation, le gouvernement sénégalais a souhaité réagir en mettant l’accent sur les aires marines protégées.
Pourquoi des aires marines protégées ?
7Le concept d’AMP s’est développé à partir des années 1970 à la faveur d’une prise de conscience par la communauté internationale des destructions engendrées par les activités humaines et de leurs conséquences parfois irrésistibles sur l’environnement. À ce titre, les AMP apparaissent dans la littérature comme des « outils de gestion pour protéger, maintenir et restaurer les ressources naturelles et culturelles des eaux côtières et marines » (Weigel et al., 2007). Elles sont utilisées au niveau national et international pour conserver la biodiversité, gérer les ressources naturelles, protéger les espèces menacées, réduire les conflits d’usage, fournir des opportunités pour la recherche et l’éducation, et développer les activités commerciales et récréationnelles. La conservation du patrimoine historique et culturel marin côtier des communautés est également un des objectifs des AMP. Que recouvre la notion d’aire marine protégée ? Selon l’IUCN, la création des AMP doit s’accompagner de l’élaboration et de l’application d’un système de gestion, condition indispensable pour atteindre les objectifs fixés. Par souci d’efficacité, il est recommandé que plusieurs informations telles que les données des pêches commerciales soient incorporées dans le processus de création d’une AMP (Weigel et Sarr, 2002).
8La création des AMP a connu deux phases. La première période qui va de 1970 à 1980 correspond à la création d’AMP sur la base de critères écologiques et d’une gestion centralisée. La seconde phase qui va de 1980 à 2000 est basée sur la création d’AMP prenant en compte plusieurs facteurs (socio-culturels, économiques) et prônant une gestion participative. Au cours de cette période, les communautés locales et les usagers ont été mis au cœur de la démarche de création des AMP et de leur gestion. La prise en compte des aspects socio-économiques nécessite la sensibilisation, la conscientisation, l’éducation et l’information des populations qui apparaissent de plus en plus comme des facteurs déterminants dans la création et la gestion des AMP (Weigel et Sarr, 2002). En Afrique de l’Ouest, trois aires marines protégées ont fait l’objet d’études approfondies (Rampao, 2010) : le parc national du banc d’Arguin (PNBA) en Mauritanie, la réserve de biosphère de l’archipel Bolama-Bijagos en Guinée-Bissau (RBABB) et la réserve de biosphère du delta du Saloum (RBDS) au Sénégal.
9Face aux effets néfastes du changement climatique, le concept d’AMP prend également une autre dimension, et fait que jusqu’à maintenant, les gestionnaires de la pêche pensent que la seule alternative pour gérer les ressources marines est la multiplication des AMP. Selon une étude de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN, 2010), les aires protégées offrent une solution rentable pour lutter contre les effets des changements climatiques. « Les aires protégées constituent un mécanisme déjà existant et répandu pour l’atténuation et l’adaptation aux effets des changements climatiques » explique Nikita Lopoukhine, président de la Commission mondiale des aires protégées de l’UICN. « Renforcer la capacité de résistance des écosystèmes est l’une des alternatives les moins coûteuses pour réduire les émissions de carbone, et elle présente l’avantage certain de produire des bénéfices additionnels pour les communautés vivant dans ces aires et aux alentours. »
Les AMP du Sénégal : une réponse à la crise environnementale halieutique
10C’est suite au cinquième congrès mondial des Parcs de Durban en septembre 2003, que l’État du Sénégal a décidé de la création d’AMP pour mieux gérer ses ressources halieutiques. Selon le WWF (2008), « la création des aires marines protégées participe de la volonté du gouvernement du Sénégal de faire passer le taux de couverture national de son réseau des aires protégées de 8,2 % à 12 % ». Ainsi en 2004, cinq aires marines protégées ont été créées par décret présidentiel n° 2004‑1408 du 4 novembre 2004. Ces AMP portent sur une superficie de 82 500 hectares destinée à l’aménagement des pêcheries et à la protection des zones de reproduction des ressources halieutiques49. Les sites concernés sont Saint‑Louis, Kayar (sur la Grande Côte), Joal-Fadhiout (sur la Petite‑Côte), Bamboung (dans les îles du Saloum), Abéné (en Casamance). Le décret stipule que « les objectifs de chaque AMP, les principes d’accès, d’exploitation et de gestion qui découlent des conventions internationales, des législations et des politiques nationales d’environnement et de pêche en vigueur, seront définis sous forme d’arrêtés conjoints des ministres chargés de l’Environnement et de la Pêche50 ». La délimitation et l’aménagement de ces AMP étaient en cours au moment où nous avons effectué nos recherches de terrain (2008‑2009), donc notre analyse sera partiellement basée sur la perception et l’implication des différents acteurs concernés pendant nos enquêtes de terrain. Une révision des données a été effectuée en 2011‑2012 auprès des acteurs, et le constat reste le même. Cette situation est due à un retard important dans la mise en œuvre des AMP sur le littoral sénégalais. L’État a également élaboré le programme de Gestion intégrée des ressources marines côtières (Girmac) pour assurer la mise en place et la gestion des AMP. Comment fonctionnent ces AMP créées au Sénégal, qu’en est-il de leur gestion et comment les pêcheurs perçoivent-ils ces aménagements ?
Les AMP sur la grande côte
11Sur la Grande Côte, on distingue deux AMP, celles de Saint-Louis et de Kayar. Ces AMP ont été créées pour protéger des zones de reproduction et de nourricerie des ressources halieutiques.
L’AMP de Saint-Louis
12L’AMP de Saint-Louis est située dans la partie marine de la commune, qui a un rôle clef dans la gestion de l’espace maritime en collaboration avec la direction des Pêches. Cette AMP est en cours de réalisation. La mairie de Saint-Louis, la direction des Parcs nationaux, le Girmac, et les pêcheurs, ainsi que les ONG concernées se sont mis d’accord sur sa délimitation. Elle concernerait la partie sud de la langue de Barbarie entre l’embouchure du fleuve Sénégal et Gandiole. Cependant comme c’est le cas des autres AMP, elle n’a pas encore été balisée et les actions tardent à venir. Néanmoins, un bureau pour la gestion de l’aire marine protégée a déjà été installé sur le port de pêche de Saint-Louis. La principale contrainte est liée à la réticence des pêcheurs qui s’inquiètent sur la réduction des zones de pêche que cette AMP entraînera. En effet, les pêcheurs saint-louisiens sont déjà confrontés à une sur fréquentation de leurs zones de pêche. Cette situation a entraîné chez eux une migration vers d’autres centres de pêche sénégalais et ouest-africains. L’État devra tenir compte de cette insuffisance d’espace dans ses projets d’aménagement de l’aire marine protégée de Saint‑Louis.
L’AMP de Kayar
13La zone de Kayar, du fait de la présence d’une fosse océanique, est très poissonneuse. C’est un habitat sous-marin propice au développement de ressources variées. L’État a donc prévu d’y mettre en place une aire marine protégée en collaboration avec le comité local de pêche et le WWF, pour mieux préserver les ressources. La fosse de Kayar est un refuge contre la houle du Nord pour les poissons qui migrent de la Mauritanie vers le Sénégal en saison froide, ce qui explique l’importance des ressources démersales durant cette saison. Les juvéniles, qui sont dans la fosse marine, pourront se reproduire dans l’AMP et des mesures draconiennes seront mises en place par le comité de pêche pour la surveillance et la protection. Les acteurs, en collaboration avec l’administration des pêches et les ONG concernées, ont déjà délimité une zone pour abriter l’AMP entre la fosse et la zone sud de Kayar vers Dakar. La préoccupation majeure est liée au fait que la zone choisie est située au milieu des zones de pêche. Une démarcation stricte avec des mesures de restriction serait difficile à appliquer. Un consensus doit être trouvé entre les pêcheurs et l’État pour la mise en œuvre de l’AMP. À cet effet, le ministère de l’Environnement, par le biais de la direction des parcs nationaux, a organisé des recherches-actions avec le comité de pêche de Kayar et la mairie, en vue de l’élaboration d’un plan d’aménagement et de gestion de l’AMP de Kayar (2007 : 3).
Les AMP sur la petite côte
L’AMP de Joal‑Fadhiout
14L’aire marine protégée de la Petite Côte est aussi en cours de création avec la municipalité, les ONG comme le WWF, les professionnels et les populations. Dans les premières réunions qui se sont tenues à Joal, les autorités locales et le WWF ont essayé, avec l’appui des pêcheurs, d’identifier un certain nombre de zones de reproduction comme la zone de Moussé Djokhé en amont de l’embouchure du bras de mer de Mamaguédji, également au niveau de Ngazobil et aussi au large du quai de pêche de Joal. Dans cette zone, une fosse sépare le littoral du large. Les pêcheurs ont constaté qu’il s’agissait d’une zone de reproduction. C’est à partir de ces éléments que les populations locales ont décidé que l’AMP devrait être aménagée parmi ces trois zones de reproduction identifiées qui méritent d’être préservées.
15Dans la zone de Joal‑Fadhiout, l’AMP de la Petite Côte est délimitée de Ngazobil jusqu’à une profondeur de 10 m en mer et ensuite vers Les Palmarins jusqu’à la zone « des sept baobabs ». Dans la zone de Mbour, l’aire marine protégée se situe entre Mballing et Ngazobil et concerne donc les centres de pêche secondaires de Nianing, Tropicale, Pointe Sarène, Mbodiène. Mais jusqu’à présent, elle n’a pas encore été balisée, juste un panneau de signalisation a été installé sur le quai de pêche. Les populations locales se posent même des questions, car la zone choisie est très fréquentée par les filets dormants et les sennes de plage. Il conviendra de penser à la reconversion de ces pêcheurs vers d’autres techniques de pêche ou d’activités connexes comme la commercialisation ou la transformation des produits halieutiques. Les autorités locales avec l’appui du service de Pêche et du WWF semblent avoir trouvé une formule de dédommagement. En retour, les pêcheurs auraient accepté de mouiller ailleurs leurs sennes de plage.
L’AMP de Bamboung dans les îles du Saloum et sa gestion
16L’AMP de Bamboung se situe dans la communauté rurale de Toubacouta dans les îles du Saloum. Elle englobe une superficie de 7 000 ha. Elle est délimitée au nord par le bras de mer de Diombos, au sud par la forêt de Kolé et le village de Sipo, à l’est par le bolong de Bandialaet à l’ouest par les forêts de Diogaye et Kabaye51. Cette AMP est financée conjointement par le Fonds français pour l’environnement mondial et l’Océanium dans le cadre de son projet « Narou Heuleuk ». L’AMP de Bamboung est actuellement la seule AMP du littoral à fonctionner depuis sa mise en œuvre en avril 2003 (sur ce thème voir également Cormier-Salem dans cet ouvrage). La participation des populations locales a été un atout majeur pour sa mise en place. En effet, sa gestion est partagée entre les populations des 14 villages périphériques qui en assurent la surveillance et la protection et les autorités de l’Océanium.
17Cette AMP présente une importance capitale pour la reproduction des espèces dans le delta du Saloum. Selon la Girmac, les chercheurs du Centre de recherches océanographiques de Dakar Thiaroye (CRODT) et de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) ont dénombré dans la zone 51 espèces différentes de poissons dont 30 qui s’y reproduisent et 35 qui fréquentent la zone pendant leur phase de croissance. Par rapport au reste du delta du Saloum, l’AMP de Bamboung a des spécificités écologiques qui seraient liées à une eau plus transparente. Les scientifiques ont mesuré jusqu’à 3,7 m de visibilité dans l’AMP, alors que la visibilité est d’environ 1,8 m pour le reste du delta. La salinité y est modérée et moins importante que les moyennes connues dans le reste du delta, et l’eau bénéficie d’une bonne oxygénation (Diamé et Goepp, 2005).
18Du point de vue socio-économique, le campement écotouristique de Keur Bamboung a été construit avec l’appui des populations qui en assurent la gestion. La création de ce campement a pour but de permettre aux populations autour de l’AMP de bénéficier de revenus par le biais de l’écotourisme, tout en préservant les ressources halieutiques. En effet, les recettes tirées de l’AMP sont reversées au comité de gestion de l’AMP et à la communauté rurale. Ainsi, il s’agit d’une sorte de reconversion temporaire des pêcheurs vers l’écotourisme villageois ou d’associer les deux activités.
19Le comité de gestion assure dans ses attributions la préservation des ressources naturelles de l’AMP, en particulier la surveillance, la gestion du campement écotouristique et la sensibilisation des populations sur la nécessité de conserver les ressources naturelles et leur utilisation durable. Une quinzaine d’écogardes des villages environnants se relayent pour préserver leur richesse naturelle. Le comité de gestion comporte aussi un comité de sages. L’objectif de ce comité, selon le représentant du village de Soucouta, est également d’assurer une bonne gestion des ressources marines en mettant en place des réglementations, et de veiller à ce que les différents acteurs participent à l’établissement et au respect de ces règles. À cet effet, les créateurs de ces AMP affirment que les populations soutiennent parfaitement cette idée. Les comités de gestion, la création d’AMP sont une bonne initiative selon les responsables locaux. Cependant, ces comités font-ils l’objet d’une adhésion massive de la part des pêcheurs, et sont-ils des modèles de gouvernance ?
20Les entretiens, réalisés en 2008 avec les pêcheurs des îles périphériques comme à Diamniadio, Rofanguer et Foudiougne, ont montré une certaine réticence des populations au sujet des objectifs de l’AMP de Bamboung. En effet, certains pêcheurs pensent que cette AMP est plus bénéfique pour les touristes en quête d’environnement marin que pour les populations. Ils ont déploré le fait que seuls les touristes avaient le droit d’y pratiquer une pêche sportive, alors que l’accès leur est totalement interdit. Ainsi, dans le village de Diamniadio, certains pêcheurs avaient été arrêtés pour s’être introduits illégalement dans l’AMP. Ils ont le sentiment d’être exclus de la gestion de l’AMP, qui ne présente pas d’intérêt réel pour eux, mais qui leur apparaît plutôt comme une promotion de l’écotourisme dans la communauté rurale de Bamboung (Niang, 2009).
21Ainsi, la participation des pêcheurs à ces comités locaux de gestion est encore faible. Malgré l’existence de comités au niveau local, des problèmes se posent car ces organisations ne représentent pas vraiment l’ensemble des pêcheurs. En ce qui concerne la détermination des périodes de repos biologique, il faut souligner que tous les pêcheurs n’adhèrent pas à cette proposition. Étant peu informés et non impliqués dans les projets, ils voient souvent les périodes de repos d’un mauvais œil. Il y a même certains pêcheurs qui continuent à pêcher dans les périodes de repos biologique.
22Dans l’AMP du Bamboung par exemple, qui se trouve dans les îles du Saloum, les pêcheurs interrogés se sont plaints de l’instauration d’un repos biologique pour une durée de six mois. Ils se sont expliqués en ces termes : « En faisant le repos biologique, les autorités avaient promis que la durée de cette mesure de gestion, était pour six mois, mais cela fait dix mois et aucun arrêté n’évoque l’ouverture de la pêche dans le Bamboung. L’État nous ruine, nous avons nos familles à nourrir ». Ces raisons poussent les pêcheurs à ne pas vouloir respecter certaines règles de gestion. Et pourtant, l’État tend à impliquer davantage les acteurs dans la prise de décision publique, dont il n’a plus le monopole absolu. En effet, selon les responsables des comités locaux, la connaissance des vieux pêcheurs est beaucoup sollicitée lors de la mise en place de certaines mesures de gestion, comme le repos biologique. L’AMP du Saloum a donc du mal à mettre en place une gestion participative des ressources face au refus des populations locales concernant l’application de certaines mesures comme le repos biologique. Dahou et al. (2004) parlent d’une difficile articulation de l’autorité et de la confiance mutuelle. Les organes chargés de la régulation de l’accès aux ressources naturelles dans le Saloum sont nombreux : il s’agit de la direction des Parcs nationaux, de la direction des Pêches maritimes et des comités de plage. Cette multiplicité des organes constitue un frein à une bonne gestion, car elle conduit rapidement à une confusion des rôles de production de normes et de police. Une telle confusion peut aboutir à des conflits récurrents et à la non-application de la réglementation. Il existe donc d’énormes difficultés au sein de la réserve de biosphère du delta du Saloum pour mettre en place un système de régulation avec les acteurs, ce qui rend délicate l’application des principes de gouvernance.
23Pour la viabilité de l’AMP, il est nécessaire que l’Océanium, avec l’appui du ministère de l’Économie maritime, conduise encore des réunions de sensibilisation pour mieux impliquer les populations périphériques dans la réalisation des objectifs de l’AMP. Ceci permettra de désamorcer les éventuels conflits qui pourraient naître entre pêcheurs et écotouristes dans la zone. Il permettra de pouvoir vulgariser l’exemple de Keur Bamboug dans les autres îles du delta du Saloum afin de mieux préserver les ressources halieutiques, tout en permettant aux populations d’améliorer leurs revenus.
Les contraintes de gestion des AMP
24Les politiques de gestion des aires de pêche et des ressources marines sont encore très limitées au Sénégal. Elles restent souvent longtemps au stade de projet avant d’être appliquées sur le terrain. C’est le cas de plusieurs politiques initiées par l’État, en particulier les AMP qui sont toujours au stade de projet depuis leur création, à l’exception de celle de Bamboung dont la création est antérieure aux autres. C’est une situation déplorable pour la mise en œuvre et le suivi-évaluation des politiques de gestion de la ressource et des aires marines. Selon le WWF (2008), les comités de gestion des AMP ont constaté unanimement au cours d’un atelier organisé à Joal du 27 octobre au 1er novembre 2008, plusieurs difficultés dans le fonctionnement des AMP :
l’absence de plan de gestion et d’aménagement pour les AMP de Saint-Louis et Abéné ;
la surveillance qui est loin d’être effective ;
un budget de fonctionnement annuel des AMP modique qui ne couvre pour l’essentiel que le fonctionnement administratif des bureaux des AMP ;
les fréquents changements d’affectations des agents des parcs en poste au niveau des AMP ;
l’ambiguïté de la tutelle des AMP qui crée des problèmes entre les différents ministères concernés (ministère de l’Environnement et ministère de l’Économie maritime).
25Des cinq aires marines protégées, qu’il compte actuellement, le Sénégal envisage d’en atteindre une dizaine en 2020. L’idée est que le gouvernement sénégalais veut respecter ses engagements internationaux, notamment en ce qui concerne la Convention sur la diversité biologique qui fait obligation aux États parties d’ériger au moins 10 % de leur espace maritime en aires protégées d’ici 2020. Il ne suffit pas de créer des aires marines protégées, encore faut-il qu’elles soient gérées afin de répondre aux attentes initiales qui est la protection de l’environnement marin dans un contexte actuel de changement climatique.
26Avant d’en arriver là, le Sénégal devrait s’atteler à réorganiser les AMP afin de les rendre opérationnelles en limitant les difficultés de fonctionnement susmentionnées.
Conclusion : quelles perspectives de gestion des AMP ?
27Tout comme la biodiversité, les ressources halieutiques font partie du patrimoine commun de l’humanité. La protection de ces ressources halieutiques, leur mise en valeur et leur développement, dans le respect des équilibres naturels, sont d’intérêt général. Comme il a été déjà mentionné, les ressources halieutiques sont dans une situation de surexploitation totale. Tous ces problèmes rendent nécessaires une meilleure gestion des pêches qui implique les usagers de la ressource halieutique, que sont les ayants droit traditionnels dans leur diversité.
28Il serait donc essentiel de porter une plus grande attention à ces AMP, qui constituent l’enjeu de la gestion des pêches, dans un contexte de changement climatique. Une telle gestion doit être placée sous la pleine responsabilité des pêcheurs et nécessite une grande compréhension des préoccupations locales de la part des décideurs.
29L’État doit s’impliquer davantage pour la concrétisation et le fonctionnement des AMP. La gestion des AMP ne peut être efficace qu’avec une implication participative des communautés de pêcheurs. Il est nécessaire que les acteurs concernés s’approprient les règles d’exploitation et de protection des ressources. Les institutions doivent être très flexibles et compétentes pour la mise en œuvre et le suivi/évaluation des AMP sur le littoral. Toutefois, il semble que les leçons de l’histoire ont permis à l’administration de la pêche sénégalaise d’apprendre à être plus flexible et éviter la centralisation des pouvoirs en impliquant davantage les acteurs concernés (pêcheurs, mareyeurs, transformatrices, etc.) et les ONG de développement (WWF, Océanium, Fénagie Pêche, etc.) dans la mise en œuvre des AMP sur le littoral. Les objectifs de ces AMP ne devraient pas seulement se limiter à la protection des ressources halieutiques débarquées par la pêche artisanale. Il est aussi nécessaire de prendre en compte les autres espèces marines qui peuvent avoir « un rôle écologique important dans le maintien des équilibres naturels qui déterminent la vitalité et la productivité des habitats (Ministère de l’Environnement et de la Protection de la nature, 2007 : 4) ». Mais la finalité est avant tout d’assurer une bonne reproduction des espèces et l’amélioration des débarquements. Ainsi, les acteurs concernés pourront assurer la pérennité de leurs revenus et améliorer leurs conditions de vie.
Bibliographie
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Notes de bas de page
Auteurs
Géographe, Direction de l’Environnement et de l’Eau, Commission de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, Ouagadougou, Burkina Faso. mmbcamara@uemoa.int
Géographe, université de Rouen, rattachée à l’UMR Idees 6266 CNRS, Montréal, Canada. niangastou@yahoo.fr
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