Chapitre 3. Les aires marines protégées face au changement climatique
De la résilience écosystémique à la résilience des territoires
p. 67-80
Résumé
Les deux chapitres précédents ont montré que la définition des AMP devait reposer sur une bonne connaissance de la biologie et de l’écologie des espèces, mais également sur l’identification d’habitats sensibles dont le maintien dans un bon état écologique devait assurer la productivité des écosystèmes et la diversité spécifique qui leur sont associées. Pour autant, ces connaissances sont-elles suffisantes pour sélectionner et gérer les habitats les plus sensibles et les plus utiles ?
De nouveau, la notion de résilience doit être évoquée et par là même les processus de sélection qui permettent de la prendre en compte. De quelle résilience parle-t-on ? De la résilience vue par les sciences écologiques ou de celle des sciences humaines et sociales ?
David et al. tentent à partir de l’exemple des AMP coralliennes de passer en revue les modèles théoriques associés aux AMP et à la résilience des récifs. Comme les perturbations auxquelles sont soumis les écosystèmes sont à la fois d’origine naturelle (changement climatique) et anthropique (exploitation, aménagement, pollution), ils introduisent la notion de résilience sociale qui en dehors de la résilience écologique, nécessite de prendre en compte l’acceptation des acteurs locaux. Mais la résilience des coraux doit‑elle être envisagée à l’échelle de l’écosystème et/ou à celle du socio-système ? L’échelle à prendre en compte ne doit-elle pas être plus large pour rejoindre la notion de territoire ?
Texte intégral
Introduction
1Abritant un quart des espèces connues de poissons marins, les récifs coralliens sont un des écosystèmes les plus complexes et les plus riches en termes de biodiversité qui soit au monde (Moberg et Rönnback, 2003). Jusqu’à ce que la thématique du changement climatique émerge sur la scène internationale, l’homme était considéré comme la principale menace pouvant les affecter (Salvat, 1987). Conscients de l’urgence d’agir pour préserver ce milieu, huit pays20, auxquels le Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue) et la Banque mondiale se sont associés, ont décidé en 1994 de fonder l’International Coral Reef Initiative (Icri). L’objectif était triple : améliorer les méthodes de gestion des récifs, favoriser la mise en commun des informations sur l’état de santé des écosystèmes récifaux et sensibiliser le milieu politique. En 1995, l’Icri s’est doté d’une structure technique chargée de suivre cet état de santé sur l’ensemble de la planète : le Global Coral Reef Monitoring Network21.
2Très vite, il est apparu que les AMP constituaient un des principaux outils pour préserver la biodiversité récifale des principales agressions anthropiques dont elle faisait l’objet. Dès les années 1970, un réseau de réserves de biosphère et de sites classés Patrimoine mondial s’est progressivement mis en place (Salvat et al., 2002). En 1995, à Djakarta, la seconde conférence des parties de la Convention sur la biodiversité biologique a fixé des objectifs chiffrés pour cette conservation. Au total, 10 % de l’environnement marin devait être mis en AMP à l’échéance 2012 et pour les milieux les plus remarquables, comme les récifs, l’effort devait être porté à 20-30 % des superficies (Bohnsack et al., 2000). Lors du Ve congrès mondial des parcs, tenu à Durban en 2003, cet objectif de 20 % mis en protection a même été étendu à l’ensemble des espaces marins et côtiers. L’émergence du changement climatique sur la scène internationale et la généralisation de la notion de résilience appliquée aux écosystèmes n’ont guère modifié cette perception, bien au contraire22. Les AMP sont donc aujourd’hui considérées comme un outil dont la finalité est de réduire la vulnérabilité des récifs coralliens et accroître leur résilience vis-à-vis des aléas imputables à l’homme et au changement climatique.
3C’est de l’efficacité de cet outil à assurer la résilience des récifs dont il va être question dans le présent article. En premier lieu, nous poserons l’hypothèse selon laquelle toutes les AMP se ramènent à trois modèles théoriques d’AMP23. En deuxième lieu, nous discuterons de l’aptitude de ces modèles à intégrer de nouvelles contraintes imputables au changement climatique. En troisième lieu, nous proposerons un changement de paradigme pour envisager la résilience des AMP dans une perspective territoriale plutôt qu’écosystémique.
Les modèles théoriques associés aux AMP et à la résilience des récifs
4La typologie des aires protégées proposée par l’IUCN reconnaît sept catégories, fondées sur le statut de la protection. Pour notre part, sur la base du simple rapport à l’espace et de la place de l’homme, nous posons l’hypothèse que toutes les AMP se ramènent à trois modèles de base, respectivement qualifiés d’insulaire écosystémique, d’insulaire socio-centré et d’écosystémique réticulé, qui structurent les représentations que les acteurs (usagers et gestionnaires, principalement) se font des AMP.
Le modèle écosystémique insulaire
5En 1972, la conférence de Stockholm et la création du Programme des Nations unies pour l’environnement constituent une étape essentielle dans l’histoire des aires protégées. Celles-ci sont envisagées comme un moyen de soustraire à l’emprise humaine quelques îles de nature, chacune d’elles étant une entité unique qui enferme une portion de la biosphère encore peu affectée par les pressions anthropiques. L’homme est absent de ce modèle insulaire et les premières AMP ont été mises en place dans des zones inhabitées (Dahl, 1986 ; David, 2010). Lorsque la plupart des AMP qui pouvaient être créées sur ces littoraux reculés l’ont été, la conservation de la biodiversité s’est déplacée vers des espaces plus anthropisés, mais la perspective est restée la même : les populations humaines sont considérées comme l’ennemi de la nature qui doit donc être préservée de leurs méfaits. Dans ce modèle écosystémique insulaire, l’AMP est donc un espace de ségrégation. Ce n’est qu’en 1992, à l’occasion du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, que ce modèle a connu un infléchissement significatif. Désormais, l’homme est considéré comme un acteur à part entière de l’AMP24 : d’écosystémique, le modèle devient socio-centré.
Le modèle insulaire socio‑centré
6Les AMP occupent une place particulière dans le socio-écosystème littoral, car elles constituent un lieu privilégié où les liens entre le socio-système et l’écosystème se révèlent plus facilement qu’ailleurs (Pollnac et al., 2010). Se référant aux travaux d’OSTROM (2005), cette approche privilégie le niveau local pour gérer l’environnement plutôt que le niveau national, partant du principe que les acteurs locaux ont une capacité réelle à s’organiser et à créer des institutions pouvant assurer de manière durable cette gestion. Chaque AMP, gérée localement25, constitue alors un site remarquable où la coévolution du socio‑système et de l’écosystème se fait de manière beaucoup plus harmonieuse qu’ailleurs sur la planète, hormis les autres aires protégées. D’une part, le socio-système ne cherche pas à surexploiter l’écosystème ; d’autre part, les boucles de rétroaction qui les unissent leur permettent ensemble de mieux faire face aux menaces pouvant les affecter26. Dans ce modèle théorique, l’AMP est supposée accroître la résilience du socio-écosystème corallien, appréhendée comme le produit d’un binôme relationnel entre le couple résistance/adaptation du socio-système et le couple résistance/adaptation de l’écosystème. La résilience de l’un accroîtrait ainsi la résilience de l’autre (fig. 1).
7Cette conception de l’AMP est dans la droite ligne du modèle insulaire dans le sens où elle considère que toute AMP est unique et totalement indépendante des autres aires protégées. La protection de la biodiversité passe alors par la simple multiplication de ces « îles de la conservation » sans qu’aucun lien ne soit recherché entre elles. Le choix de la localisation de l’AMP ne se fait plus sur des critères scientifiques valorisant la richesse de la biodiversité et la restauration d’habitats dégradés, mais sur l’aptitude des communautés humaines à gérer la biodiversité marine, quelle que soit sa richesse, pour en faire perdurer les usages. À l’évidence, ce n’est plus l’écosystème qui est mis en avant, mais la viabilité du socio-écosystème et donc la coviabilité (ou viabilité conjointe, Bourgine, 1996) du socio‑système et de l’écosystème qui le composent.
Le modèle écosystémique réticulé
8Au modèle écosystémique insulaire, centré sur le niveau local, a succédé depuis une dizaine d’années un modèle qualifié de réticulé qui envisage l’écosystème récifal dans une perspective régionale et l’AMP comme partie constitutive d’un réseau d’AMP à l’échelle internationale (Pressey et al., 2007)27. Ce modèle considère qu’à superficie égale, un réseau d’AMP échantillonne de manière bien plus efficace la biodiversité qu’une AMP unique, dont l’extension spatiale est limitée. Le développement d’outils de planification tels que Marxan a considérablement facilité l’identification de ces réseaux régionaux d’AMP28, dont les meilleurs opèrent un échantillonnage quasi exhaustif de la biodiversité récifale (Leslie, 2005). Chacun de ces réseaux d’AMP constitue un portefeuille de territoires (similaire à un portefeuille d’assurances) contenant des « échantillons » représentatifs de la biodiversité marine régionale. Chaque AMP abrite ainsi un ou plusieurs échantillons de cette biodiversité, chacun d’eux correspondant à un habitat fonctionnel et aux populations associées. Suivant le principe de réplication, plus le nombre de ces échantillons est grand, plus grande sera la résilience du réseau d’AMP. Suivant le principe d’optimisation économique, on cherchera à placer ces AMP dans des sites soumis à des pressions faibles et renfermant un nombre maximal d’échantillons de biodiversité. Suivant la logique du réseau, la connectivité écologique entre ces AMP est devenue un enjeu essentiel pour la gestion de ces AMP réticulées et la sélection des futures AMP (Roberts, 1997). Les transports de larves entre les aires protégées en amont des courants généraux et celles en aval permettent en effet de renouveler les effectifs d’espèces durement affectés par les aléas naturels ou anthropiques ; ils favorisent également l’arrivée de nouvelles espèces qui peuvent s’implanter si elles trouvent un biotope favorable.
9Ce souci de l’exhaustivité, représentativité, réplication et optimisation économique dans l’échantillonnage de la biodiversité et la nécessaire prise en compte de la connectivité conduisent aujourd’hui à faire du modèle écosystémique réticulé, le modèle le plus performant pour préserver la biodiversité, sous réserve que les pressions anthropiques sur les AMP ne soient pas trop importantes et que l’acceptabilité sociale de ces dernières ne soit pas trop réduite (David, 2011).
Les modèles d’AMP à l’épreuve du changement climatique
10La prise en compte grandissante du changement climatique dans la problématique de la conservation est une tendance de fond qui s’inscrit dans le temps long. Elle conduit à renouveler la manière dont les réseaux d’AMP sont envisagés, ce qui pose la question de la capacité des modèles actuels d’AMP à répondre aux défis que pose le changement climatique, parmi lesquels figure en priorité le blanchissement des coraux, et à assurer la résilience du milieu récifal.
Du blanchissement des coraux à leur résilience
11Le blanchissement des coraux étant aujourd’hui la principale manifestation du changement climatique en milieu récifal, toute AMP ayant pour objectif principal la résilience de l’écosystème corallien s’attachera donc en priorité à préserver la résilience des coraux vis-à-vis de ce phénomène. La première difficulté tient au fait que cette résilience ne se fait pas au niveau global des habitats et des peuplements, mais au niveau de l’espèce, considérée dans son environnement physique et hydrologique. Dans une AMP donnée, toutes les espèces ne présenteront donc pas la même résilience et, pour une espèce connue comme étant plus résiliente que d’autres, des variations importantes de résistance au blanchissement seront observées selon les AMP. Aujourd’hui, tous les réseaux d’AMP en zone corallienne sont encore fondés sur un critère exclusif de diversité spécifique : il s’agit de maximiser l’échantillonnage de la biodiversité récifale en sélectionnant les habitats et les peuplements les plus diversifiés. Pourtant, les observations des dix dernières années montrent que ce ne sont pas toujours les biotopes les plus riches en biodiversité qui sont les plus résilients (West et Salm, 2003). De fait, l’unique avantage que procure une AMP est de réduire l’exposition des coraux aux pressions anthropiques qui accroissent leur vulnérabilité au blanchissement et diminuent leur capacité de résilience. Comme la fréquence des épisodes de blanchissement des coraux va s’intensifier avec le changement climatique et que leur durée s’allongera, il est impératif d’intégrer ces contraintes dans la planification écologique. Les nouvelles AMP devront donc abriter un nombre maximal de coraux résilients au changement climatique pour espérer remplir l’objectif qui leur est assigné d’accroître la résilience générale de l’écosystème récifal. Ceci impose que la présence de ces coraux devienne le principal critère de localisation des futures AMP.
12Ces éléments étant posés, il convient maintenant de tester la capacité des trois modèles d’AMP à assurer la résilience de l’écosystème corallien dans le contexte du changement climatique, sachant qu’aucun d’entre eux ne place la recherche de cette résilience au centre de ses objectifs, puisque tous ont été conçus avant que l’adaptation au changement climatique ne devienne un thème prioritaire pour la conservation de la biodiversité.
Les modèles d’AMP face à l’impératif de résilience des récifs coralliens
Le modèle écosystémique insulaire
13La résilience du milieu corallien peut s’envisager à l’échelle de l’AMP, à condition que les espèces les plus résilientes soient présentes en abondance. Dans le cas contraire, ce type d’AMP n’a guère d’avenir face à l’augmentation de la fréquence des épisodes de blanchissement et à l’allongement de la durée de ces phénomènes, à moins d’étendre la superficie mise en protection afin d’augmenter la biodiversité corallienne et espérer ainsi augmenter la probabilité d’abriter des espèces résilientes. Une telle extension est soumise à des contraintes biologiques évidentes, des espaces coralliens peu ou pas dégradés doivent être attenant à l’AMP en place, mais aussi à de puissantes contraintes anthropiques. Hormis dans les rares zones reculées vides d’hommes, une telle augmentation de taille va vite se heurter à l’acceptation sociale réduite des populations riveraines dans un contexte de densification et de mises en usage accrues des littoraux. L’avenir de ces AMP conçues comme des îles de la conservation ne s’envisage qu’à travers leur intégration à un réseau d’AMP, quelle que soit sa nature. L’apport de connaissances nouvelles concernant ces AMP, à savoir leur position (source ou puits29) vis-à-vis des courants marins, et le degré de résilience des coraux qu’elles abritent devraient permettre cette évolution pour la plupart d’entre elles. Le modèle écosystémique réticulé constituerait donc le futur du modèle insulaire écosystémique pour les AMP situées dans des zones faiblement peuplées et abritant des coraux résilients au changement climatique. Pour les AMP dont les alentours se sont rapidement anthropisés depuis leur création et dont les coraux sont peu résilients, l’avenir est beaucoup plus sombre.
Le modèle écosystémique réticulé
14Si ce modèle est le plus performant pour préserver la biodiversité (voir plus haut), il en va de même en ce qui concerne la résilience face au changement climatique. Il s’agit de s’appuyer sur la connectivité entre les récifs en intégrant dans les réseaux existants de nouvelles AMP richement dotées en coraux suffisamment résilients. Celles-ci seraient positionnées de manière régulière en amont des courants dominants, de manière à jouer un rôle de source et alimenter ainsi en larves d’espèces résilientes les AMP originelles du réseau, situées en position de puits. Pour pallier des perturbations éventuelles de la connectivité (Mundey et al., 2009), les réseaux devront être denses30, ce qui signifie qu’à superficie égale pour l’ensemble d’un réseau, l’accent sera mis sur le nombre d’AMP de petites surfaces, suffisamment rapprochées les unes des autres pour maximiser la connectivité entre elles, sachant que le modèle actuel privilégie plutôt les AMP de grande surface, quitte à ce que la densité du réseau soit faible. Ce nouveau modèle écosystémique réticulé est construit pour valoriser la résilience des espèces récifales ; il consacre également la disparition du modèle insulaire pour valoriser la biodiversité et le rôle exclusif désormais joué par la connectivité en ce domaine.
15Toutefois, comme le modèle écosystémique insulaire, ce modèle réticulé est vulnérable au ressenti de la population riveraine vis-à-vis des AMP. Multiplier le nombre de celles-ci conduit à accroître la probabilité d’une faible acceptation sociale et le risque de non-respect des réglementations mises en place pour assurer la conservation de la biodiversité. Or ce modèle est incapable d’intégrer l’acceptation sociale dans les paramètres présidant à la sélection des sites à classer en AMP (fig. 2), à la différence du modèle insulaire socio-centré.
Le modèle insulaire socio-centré et le modèle socio-centré réticulé
16S’il est performant en matière d’acceptation sociale, le modèle insulaire socio‑centré s’avère peu efficace pour assurer la viabilité écologique des AMP dans le contexte du changement climatique, car il n’intègre pas la connectivité des récifs, l’aptitude de la population riveraine à gérer et protéger les écosystèmes mis en conservation étant le principal facteur présidant au choix de la localisation des AMP de type LMMA. Qu’il soit socio-centré ou écosystémique, le modèle insulaire ne répond guère aux enjeux posés par l’évolution du climat ; il est donc tentant d’étendre le modèle socio-centré et de structurer les AMP existantes en un réseau (Grillo, 2011). La perspective est intéressante et représente un défi certain en matière de coordination car, par définition, les AMP ayant pour but la protection des socio-écosystèmes sont centrées sur les préoccupations locales. Comme le soulignent Govan et al. (2008), les réseaux de LMMA actuellement en cours de constitution ont pour principal intérêt de fédérer les gestionnaires de manière à ce qu’ils partagent leurs expériences et accroissent ainsi leurs compétences de gestion sans que soit envisagée une gestion coordonnée du réseau. En définitive, le modèle socio-centré réticulé n’est guère plus performant que le modèle insulaire socio-centré pour accroître la résilience des AMP au changement climatique (fig. 2).
De la résilience de l’écosystème à la résilience du territoire
17Face au changement climatique, l’attitude visant à mettre en avant la résilience de l’écosystème corallien comme facteur premier de choix pour la localisation des nouvelles AMP constitue une avancée majeure vis-à-vis des logiques qui avaient cours jusqu’à présent et qui considéraient l’homme comme le principal responsable de la dégradation des coraux. Toutefois, l’émergence de la menace climatique n’a pas pour autant écarté ou réduit les pressions anthropiques qui s’exercent sur les récifs. La croissance démographique et les problèmes de sécurité alimentaire que celle-ci pose sont des « tendances lourdes » qui vont marquer tout le XXIe siècle. Comme le changement climatique devrait accentuer l’aridité des zones sèches, majoritairement situées à l’intérieur des terres, il est hautement probable que l’haliotropisme s’amplifie (Corlay, 1998) avec pour résultat un accroissement important des pressions anthropiques sur le littoral. Dans ce contexte, la création de nouvelles AMP devrait s’avérer de plus en plus problématique avec une diminution de leur acceptation sociale, là où la conservation de la biodiversité sera perçue comme concurrente d’activités économiques, sources d’emploi ou de richesse.
18Ce n’est donc pas uniquement le changement climatique qui devrait décider du futur des AMP récifales, mais la combinaison de trois facteurs principaux qui relèvent à la fois de leur résilience sociale et de leur résilience écosystémique (fig. 3). Il s’agit d’abord de leur capacité de résilience sociale, en réponse à la densité de la population riveraine et aux pressions qu’elle génère sur l’écosystème corallien. Cette capacité de résilience est matérialisée par l’aptitude de la structure de gestion de l’AMP à mettre en œuvre une gouvernance à la hauteur des enjeux, qui permettra de piloter l’AMP en évitant les dysfonctionnements (internes) et en anticipant au maximum les crises d’origine extérieure (David, 2011). Il s’agit aussi de leur capacité de résilience écosystémique effective. Celle-ci dépend de deux facteurs. Le premier est attaché à la composition spécifique des peuplements coralliens et correspond à la proportion d’espèces qui présentent une résistance et une résilience au blanchissement supérieures à la moyenne des espèces coralliennes. Le second facteur est attaché au lieu et correspond à l’aptitude des espèces coralliennes les plus résilientes à présenter localement une résistance et une résilience au blanchissement supérieures à la moyenne observée au niveau régional pour ces mêmes espèces. Il s’agit enfin de leur capacité de résilience écosystémique potentielle qui dépend de leur distance à un récif « source » situé en amont des courants généraux dont les émissions de flux larvaires permettront de reconstruire les populations coralliennes après un épisode majeur de blanchissement (fig. 3).
19Or, aucun des trois modèles d’AMP que nous venons d’évoquer n’est satisfaisant pour accroître la résilience des AMP aux changements globaux. Les modèles socio-centrés manquent de résilience face au changement climatique ; quant au modèle écosystémique réticulé, sa résilience est minimale face à l’haliotropisme et à l’augmentation des densités humaines qui en découlent sur les littoraux. Cette absence d’efficacité des modèles proposés résulte de leur côté bidimensionnel, alors que la résilience aux changements globaux exige au minimum la prise en compte de trois dimensions : le socio-système local, l’écosystème local et l’écosystème régional, envisagé sous la forme de la connectivité entre les récifs. L’efficacité maximale des modèles d’AMP est atteinte dans un cadre quadridimentionnel avec la prise en compte du socio-système régional.
20Cette nécessité de prendre en compte au minimum trois dimensions pour assurer la résilience des coraux, et donc de placer l’espace au centre de la réflexion, conduit à remettre en cause la pertinence des notions d’écosociosystème et de coviabilité de l’écosociosystème pour mettre en place des AMP favorisant la résilience des coraux, bien que ces notions soient encore considérées comme fort novatrices et aient conduit à structurer les modèles socio-centrés d’AMP. En effet, tout écosociosystème est par définition bidimensionnel, puisqu’il associe un écosystème et un socio-système. La coévolution de ces deux systèmes dans le contexte du changement climatique suppose au minimum (dans le cas de la réunion d’un socio-système et d’un écosystème) une résilience sociale et une résilience écosystémique d’intensités analogues et qui évoluent selon des trajectoires similaires et, au maximum, des interactions suffisamment fortes entre le socio-système et l’écosystème pour que la coévolution conduise à une résilience conjointe. Un tel schéma est fort élégant d’un point de vue intellectuel, mais fort complexe à mettre en évidence sur le terrain où les observations que nous avons pu réaliser de manière empirique conduisent plutôt à envisager des résiliences différenciées entre écosystème et socio-système.
21De fait, la résilience des coraux ne doit être envisagée ni à l’échelle de l’écosystème, ni à celle du socio-système, mais à celle du territoire qui porte (et inclut) l’écosystème et le socio-système récifal composant l’AMP et qui, de par sa dimension territoriale, est en réseau avec d’autres territoires qui peuvent favoriser sa résilience. C’est la raison pour laquelle nous proposons un nouveau modèle d’AMP : le modèle territorial réticulé qui seul nous semble à même d’assurer la pérennité des AMP récifales sous contrainte du changement climatique et de l’haliotropisme (fig. 4).
22Selon ce modèle, l’AMP est un territoire de nature administrative qui se surimpose à trois territoires préexistants : le biotope récifal (nature écosystémique), le territoire des usages faits de l’écosystème récifal et de l’espace qui le porte (nature économique et sociale), le territoire des représentations que les usagers se font de l’écosystème récifal et des usages qu’ils en tirent (nature culturelle). Par ailleurs, toute AMP s’inscrit dans les territoires terrestres et maritimes adjacents avec lesquels elle échange des flux de matière, d’énergie et d’information. La résilience du territoire récifal AMP serait alors à la fois une question de nature – la problématique de l’abondance de coraux résilients dans l’AMP et de la connectivité avec des récifs présentant une bonne diversité de coraux résilients demeure –, mais aussi une question de décisions prises par les gestionnaires de l’AMP à l’égard a) des populations humaines riveraines, pour renforcer leur acceptation sociale de l’AMP et réguler la pression anthropique sur le milieu récifal, b) des populations récifales pour optimiser leur bon état de santé, c) des socio-systèmes environnant l’AMP pour réduire les émissions de flux (terrigènes ou de polluants, par exemple) pouvant impacter de manière négative le milieu récifal et réduire ainsi sa résistance et sa résilience au changement climatique.
23Ces décisions émanant du gestionnaire de l’AMP concourent à remplir un service rendu par le socio-système à l’écosystème récifal, que nous qualifierons de service sociosystémique en référence à la notion de service écosystémique (David et al., 2012). Dans ce contexte, la résilience des récifs coralliens mis en protection dans le cadre d’une AMP est subordonnée à la connectivité de cette AMP à d’autres récifs résilients et à la fourniture de services sociosystémiques visant à réduire les pressions anthropiques et à optimiser la résistance et la résilience des récifs. La résilience du territoire AMP peut alors être appréhendée comme le maintien des capacités de ce territoire à pérenniser a) la connectivité entre l’AMP et des récifs résilients (tout en contribuant au maintien de cette résilience dans le cadre d’un réseau d’aires protégées), b) la fourniture de services écosystémiques rendus par l’écosystème récifal aux populations humaines avoisinantes, c) la fourniture de services sociosystémiques rendus par les gestionnaires de l’AMP et les décideurs publics locaux au milieu récifal mis en protection.
Conclusion
24La notion de résilience territoriale vis-à-vis du changement climatique est totalement nouvelle. Nous espérons que dans un proche avenir, elle devienne le critère principal pour la sélection des AMP récifales (fig. 5), car il s’agit d’une notion intégratrice qui englobe la résilience de l’écosystème récifal, l’associe à la résilience du socio-système AMP et prend en compte les perturbations provenant des écosociosystèmes environnants.
Bibliographie
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10.1046/j.1523-1739.2003.02055.x :Notes de bas de page
20 L’Australie, la France, le Japon, la Jamaïque, les Philippines, la Suède, le Royaume-Uni et les USA. Depuis, 22 autres pays ont rejoint l’Icri (http://www.icriforum.org/about-icri/icri-members).
21 Établi sous l’égide de la Commission océanographique internationale de l’Unesco, du Pnue et de l’UICN (Union internationale pour la nature), ce réseau intègre trois autres partenaires de l’Icri : l’Organisation météorologique internationale, l’Institut australien des sciences marines Aimas et l’Iclarm (International Center for Living Resource Management), devenu depuis le World Fish Center.
22 Ainsi, face à un risque de dégradation généralisée des habitats coralliens (Bellwood et al., 2004), l’ONG internationale Nature Conservancy propose que 30 % des habitats littoraux et marins de la zone pacifique soient classés en AMP afin d’accroître leur résilience face au changement climatique (Salm et McLeod, 2008), la résilience d’un écosystème étant sa capacité à résister aux aléas puis, lorsque ceux‑ci dépassent sa capacité de résistance, de récupérer ses fonctions principales après des dégradations sévères.
23 Ces modèles ont été inférés à partir de l’examen de la littérature et d’observations participantes réalisées par G. David au sein du réseau d’AMP de la commission de l’océan Indien.
24 Cette représentation consacre le rôle pionnier joué par le programme MAB (Man and Biosphere) de l’Unesco, dont les premières réserves de biosphère ont été mises en place en 1976.
25 La littérature anglo-saxonne parle de Locally Managed Marine Areas ou LMMA, terme qui a été forgé dans le Pacifique et qui tend à gagner l’océan Indien.
26 Ainsi, la vulnérabilité globale du socio-écosystème AMP est inférieure aux vulnérabilités cumulées du socio‑système et de l’écosystème et à la vulnérabilité propre de l’un ou de l’autre système.
27 Ce modèle n’est pas socio-centré, car l’homme n’y est qu’une composante secondaire, intégrée à l’écosystème corallien en tant que prédateur supérieur.
28 Jusqu’à présent, ces réseaux régionaux d’AMP étaient uniquement identifiés à dire d’experts lors de réunions du type Analyse écorégionale ou Analyse de Hotspots que les grandes ONG internationales de la conservation comme le WWF ou CI organisent dans chaque écorégion du monde (Mittermeier et al, 1999).
29 Le terme « source » s’applique aux récifs émetteurs de larves et de gamètes situés en amont des courants généraux. Le terme « puits » fait référence aux récifs en aval de ces courants qui sont récepteurs de ces larves à l’issue de leurs déplacements en phase pélagique.
30 La densité d’un réseau s’évalue au nombre d’AMP qui y sont intégrées. Plus ce nombre augmente, plus le réseau est dense.
Auteurs
Géographe, Institut de recherche pour le développement, UMR 228 Espace-Dev/Géomer, Plouzané, France. gilbert.david@ird.fr
Écologue des poissons tropicaux, IRD, UR Coreus, la Réunion, France. pascale.chabanet@ird.fr
UMR 228 Espace-Dev, Ste Clotilde cedex, la Réunion, France. erwann.lagabrielle@ird.fr
Géographe, université de la Réunion, UMR 228 Espace-Dev, Ste-Clotilde, la Réunion, France. gwennaelle.pennober@univ-reunion.fr
Océanologue, Arvam/Pareto (Agence pour la recherche et la valorisation marines), Ste‑Clotilde, la Réunion, France. jpascal.quod@arvam.com
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