Conclusion
La politique du corps. La construction-déconstruction du genre et développement
p. 449-463
Texte intégral
1En juin 2013 à Vienne, à l’occasion du vingtième anniversaire de la conférence des Nations unies sur les droits de l’homme, j’ai participé à une table ronde dont le thème était « Vienne +20 : les droits des femmes en jeu ? ! : les voix des militantes féministes internationales ». Dans la salle d’apparat des bureaux du gouvernement de Vienne qui accueillait l’événement se sont retrouvées de nombreuses femmes de la société civile et du monde politique désireuses de réfléchir sur ce qui avait été accompli depuis vingt ans. En 1993, la conférence des Nations unies à Vienne a marqué un tournant décisif pour les droits humains et l’intégration du genre dans les processus de développement. C’est pendant la conférence de Vienne qu’est né le slogan « les droits des femmes sont des droits humains » et que le discours sur les droits humains et le projet plus vaste du genre et développement ont pris une direction nouvelle. Le fait que des questions comme les violences contre les femmes, les viols de guerre, les mutilations génitales féminines et la violence domestique, autrefois exclues des processus de développement, aient été choisies comme thèmes de la table ronde montrait clairement qu’ils relevaient désormais bel et bien des politiques de développement. Cette table ronde réunissait notamment Gabriele Heinisch-Hosek, la combattive et féministe ministre autrichienne des Femmes, Valerie N. Msoka, actuellement à la tête de l’Association tanzanienne de femmes dans les médias, Rosa Loga et Charlotte Bunch, deux militantes des droits humains de renom qui avaient fait partie des initiatrices des tribunaux de femmes du forum parallèle des ONG lors de la conférence de Vienne en 1993, et enfin Seidy Saltwo Viquez, une Costaricaine qui milite avec vigueur en faveur des droits reproductifs et de la santé sexuelle.
2À l’opposé des autres débats austères qui avaient porté sur la formulation des textes de la conférence, cette table ronde avait un air de fête. Toutes les femmes présentes se sont exprimées avec passion sur leur travail en faveur des droits humains des femmes, sur les stratégies qu’elles ont adoptées, les risques qu’elles ont pris et les succès qu’elles ont remportés, mais aussi sur les défis qui restaient à relever. Cette soirée a très clairement montré que l’organisation du mouvement des femmes et l’engagement des militant-es, des responsables politiques et des décideurs dans un travail visant à faire de la violence de genre une priorité des politiques de développement ont permis de « genrer » le développement. Ces femmes ont raconté comment elles avaient réussi à modifier les perceptions de la violence de genre dans les médias et dans la population, à faire des viols de guerre un crime et à offrir aux jeunes filles une protection juridique contre les mutilations génitales et le mariage précoce. En décrivant les tribunaux des années 1990 – où les femmes ont pu raconter la manière dont leurs droits avaient été violés –, les participantes ont illustré la dimension heuristique du champ genre et développement. Selon Bunch, le pouvoir de faire évoluer les droits humains et le discours sur le développement repose sur la capacité des femmes à s’organiser, à se montrer solidaires et à faire et se faire confiance.
3Avec le recul, tous et toutes se sont accordés pour dire que les tribunaux, ainsi que les réunions informelles organisées par le mouvement des femmes lors de chacune des conférences des Nations unies, sont devenus des outils indispensables au mouvement pour mener les actions de sensibilisation dans les lieux de rassemblements globaux, afin de faire évoluer les processus de développement. Les retranscriptions, les films et les écrits apportant des témoignages d’expériences vécues attestent des changements méthodologiques et conceptuels qui sont intervenus dans les analyses faites par les mouvements de femmes et dans la façon dont ceux-ci définissent les formes contemporaines du changement social dans l’arène du développement.
4Sous le développement : le genre propose une réflexion sur ces pratiques heuristiques d’apprentissage et de partage des savoirs mises en œuvre par les militant-es et les chercheur-es travaillant sur les questions de genre pour étudier en quoi elles ont permis d’intégrer la dimension de genre dans le processus de changement social qu’est le développement. En définissant la démarche heuristique comme un processus auto-alimenté d’apprentissage par l’action, cet ouvrage, à l’instar de la table ronde de Vienne, analyse le changement profond qu’a insufflé l’approche genre et développement dans les disciplines et les pratiques, en s’inspirant des expériences vécues dans différents lieux, différentes disciplines et sur des thèmes divers. Il est le reflet de la pédagogie utilisée dans le cadre de milliers d’événements organisés par des mouvements de femmes dans les arènes où sont débattues les questions de développement en ce qu’il représente les femmes dans leur diversité : la diversité des langues dans lesquelles elles s’expriment (le français, l’anglais et dans une moindre mesure l’espagnol sont représentés dans cet ouvrage) et des traditions auxquelles elles appartiennent (anthropologie, sociologie, droit, relations internationales, science politique, économie, démographie, philosophie), la diversité de leurs observations et de leurs engagements, mais aussi celle de leurs réflexions sur elles-mêmes. Les chapitres diffèrent par leur positionnement. Certains explorent les courants dominants du développement et des réflexions du monde académique – par exemple ceux portant sur la sociologie, l’économie et l’anthropologie – alors que d’autres parlent davantage des marges et traitent des modes d’organisation des mouvements de la société civile ou donnent des exemples d’actions menées dans les domaines de la politique ou du droit. Ce livre est divisé en deux parties – les disciplines, d’une part, et les thématiques, de l’autre – mais les recoupements entre elles sont nombreux. Benería1 montre que les crises économiques changent notre perception de la place du genre et de l’économie dans le développement. Dans sa recherche néerlandaise sur la kitchen spoon, Reysoo montre les difficultés de la combinaison entre l’anthropologie et le champ genre et développement unis dans une relation quelque peu précaire, où l’on trouve de l’innovation et de la solidarité, mais aussi des mises à l’écart et des malentendus. Conjointement, ces chapitres proposent une réflexion critique féministe multidimensionnelle et riche, qui, en elle-même, façonne les processus de développement. Cette réflexion est d’autant plus intéressante lorsque les auteur-es se sont livré-es aux exercices de la réflexion sur soi et de l’autocritique – y compris au niveau personnel, ce qui est une caractéristique unique des écrits et des pratiques féministes.
5Mes remarques finales sur cet ouvrage sont écrites dans cet esprit réflexif de la recherche féministe. En passant en revue les apports des auteur-es, je vais tenter de montrer en quoi il est important de prendre en considération les processus relatifs au genre et développement à ce moment de l’histoire. Mon angle d’entrée dans cette discussion va être la politique du corps dans les processus relatifs au genre et développement, dont les campagnes pour les « droits des femmes en tant que droits humains » sont une composante à part entière. Cette conclusion s’inspire de l’analyse que propose cet ouvrage des succès de l’approche genre et développement ainsi que des écueils et des difficultés qu’elle rencontre, observés à travers le prisme de mon propre combat pour l’intégration de la politique du corps dans les politiques de développement et les mouvements de femmes (Harcourt, 2009).
6Comme le laissent transparaître mes observations préliminaires sur la table ronde de Vienne, nous nous trouvons à un moment stratégique de la réflexion sur les processus relatifs au genre et développement. Les conférences des Nations unies du début des années 1990 ont été, comme le soulignent Reysoo et Alvarez, des moments clés pour l’expression des revendications relevant du genre et du développement. Les événements internationaux qui se sont succédé dans les années 1990 et les réflexions régionales menées à cette période ont été des moments d’espoir. En 1989, la chute du mur de Berlin a mis fin à la guerre froide dont les implications politiques déterminaient en grande partie les négociations sur le développement. Pendant cette période, beaucoup ont évoqué les dividendes de la paix et placé de grands espoirs dans le « développement durable » (ce qui semble un peu ridicule avec le recul). Mais surtout, cette période a été marquée par l’émergence d’un mouvement transnational des femmes au sein de ce que l’on commençait à appeler la « société civile », laquelle était censée être le troisième acteur des politiques de développement, aux côtés du monde des affaires et de l’État. Même si nous sommes devenus cyniques à la lumière des événements qui ont suivi, il n’en reste pas moins que cette période a été, comme l’ont rappelé celles d’entre nous qui ont participé à la table ronde de Vienne en juin 2013, un moment d’euphorie et de découverte de la capacité du mouvement féministe à pénétrer et à faire évoluer le discours sur le développement. Reysoo évoque ce moment dans l’exemple néerlandais et Jaramillo l’illustre par sa description des interventions énergiques des femmes dans le domaine du droit et du développement.
7Les conférences de suivi à 20 ans des sommets des Nations unies, la première ayant été Rio +20 en 2012 (qui a suivi la conférence des Nations unies sur le développement durable de 1992, aussi appelée Sommet de la Terre), sont une occasion de porter un regard critique sur ce qui a été accompli ou non grâce aux travaux des chercheur-es dans le domaine du genre et à l’engagement militant des femmes dans les politiques de développement, et ce sur différents fronts. Comme le montre Benería, il est devenu impératif, avec la crise économique de 2008, d’appréhender la nature genrée du développement pour analyser la rhétorique actuelle de la Banque mondiale au sujet de l’« économie intelligente » ou de l’« investissement dans les femmes ». De même, van Staveren et Odebode montrent que la théorie économique et les inégalités de genre doivent être analysées conjointement pour étudier la capacité d’action des femmes ou leur accès aux ressources.
8Face aux inquiétudes grandissantes que suscite le changement climatique, il devient urgent de prendre conscience de la finitude des ressources qu’offre la terre et de mettre sur le devant de la scène les droits de la terre autant que les droits humains. Il est également déconcertant de constater que les fondamentalismes perdurent et que les femmes sont confrontées à des retours en arrière, même dans les nouvelles formes de contestation des mouvements sociaux en Europe du Sud et au Moyen-Orient, et plus récemment en Turquie. Ces retours en arrière posent de nombreuses questions sur le domaine du genre et du développement, tant au niveau pratique qu’au niveau théorique. En outre, depuis la création de l’ONU femmes en 2011, et pour l’élaboration d’un nouvel agenda post-2015 pour le développement, succédant aux Objectifs du millénaire pour le développement, le repositionnement du domaine genre et développement dans la politique institutionnelle du développement est un sujet de préoccupation important.
9Comme le montre Alvarez, après deux décennies caractérisées par un engagement intense, les militantes du mouvement des femmes expriment un certain malaise vis-à-vis des priorités du genre et du développement. L’engagement s’est fragmenté et les défenseur-es des droits des femmes doutent du sérieux de l’intégration du genre par les études et les politiques de développement. Par exemple, le choix de l’éducation des filles comme axe stratégique fondamental pour le développement des femmes a été sérieusement remis en question. Au-delà de la rhétorique des processus de développement élaborée lors des conférences des Nations unies et par-delà les déclarations pour l’éducation figurant dans les Objectifs du millénaire pour le développement, il est difficile d’évaluer l’influence réelle de la scolarisation sur l’évolution du statut des femmes. Laura Oso et Christine Catarino traduisent cette préoccupation lorsqu’elles rapportent l’expérience des femmes migrantes, un groupe trop rarement pris en compte dans les politiques genre et développement. Hélène Guétat, quant à elle, se demande comment reconnaître les effets des actions collectives plutôt qu’individuelles dans les changements vécus par les femmes des zones rurales du monde entier.
10La problématique de la nécessaire « déconstruction du champ genre et développement » évoquée par Alvarez est sans doute l’une des questions les plus intéressantes de cet ouvrage. Nous pourrions affirmer que cette déconstruction est déjà en cours dans la mesure où le champ genre et développement est remis en cause par le féminisme décolonial. Dans sa réflexion sur le féminisme décolonial, Verschuur décrit celui-ci comme le lieu d’une radicalisation des critiques féministes de la mondialisation, provoquée par l’intégration des perspectives des féministes migrantes et des féministes du Sud. Le féminisme décolonial analyse la capacité des individus à se constituer en sujets de leur histoire et, par là même, en sujets du développement social, culturel et économique, quels que soient leur genre, leur classe et leur origine raciale (Mohanty, 2003).
11Les critiques de plus en plus nombreuses émises à l’encontre du projet de développement, y compris celles portant sur son incapacité à faire progresser l’égalité de genre et l’empowerment des femmes, sont actuellement en train de bouleverser le domaine du genre et développement et de le contraindre à clarifier les liens entre le niveau micro et la plus large perspective macro, comme le soulignent Benería et Verschuur (Benería, 2003). Cet ouvrage prône non seulement une approche plus politique et plus intégrée des processus sociaux et économiques considérés dans leurs dimensions les plus larges, mais également une approche intersectionnelle. Comme le souligne Falquet, les crises du capitalisme financier s’inscrivent dans une réorganisation beaucoup plus vaste des rapports sociaux de classe, de genre et de race.
12Dans ce champ genre et développement plus fortement politisé, j’ajouterais que l’intégration de la politique du corps devrait être importante. Comme le suggèrent Locoh et Adjamagbo dans leur critique des inégalités dans la démographie, les statistiques démographiques adoptent trop rarement une approche genre, même si le travail relatif à la santé reproductive dans cette discipline semble prometteur. J’irais même jusqu’à préconiser une intégration beaucoup plus sérieuse du concept de politique du corps dans le champ genre et développement, pour ouvrir encore davantage la dimension politique de ce domaine.
13Comme l’a montré la table ronde que j’ai évoquée précédemment, l’intégration de la politique du corps dans la lutte contre la violence de genre apparaît comme un succès visible de l’approche genre et développement. Plusieurs processus, à commencer par la conférence des Nations unies sur les droits de l’homme à Vienne en 1993, mais aussi l’entrée en vigueur de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ont porté à l’attention du monde les problèmes de la violence de genre et du déni des droits sexuels et reproductifs. Dans le domaine du droit international public, l’adoption des résolutions 1325 et 1820 du Conseil de sécurité des Nations unies sur les femmes, la paix, et la sécurité a permis de veiller à la prise en compte du genre au niveau international dans les situations de conflit armé (Barrow, 2010).
14Les actions de défense de ces politiques, et ces politiques elles-mêmes, ont mis au jour le pouvoir patriarcal hégémonique qui a été à l’œuvre dans la construction du corps en un terrain de guerre genré, marqué par le sexisme, l’homophobie, la xénophobie, le racisme et l’âgisme. Une fois ce pouvoir révélé, la politique du corps permet de résister et d’élargir la dimension politique du corps dans les processus de développement en revendiquant la fin de la violence et de la discrimination, ainsi que l’accès aux droits humains et en particulier aux droits sexuels et reproductifs. En abordant explicitement les questions d’intégrité corporelle et de droits dans les questions liées au droit à l’avortement, à la santé maternelle et au choix en matière de sexualité, on a permis au discours sur le développement d’intégrer une incarnation particulière du féminin dans le développement.
15Comme l’affirme Jaramillo, cette évolution a été saluée comme un succès, mais elle semble avoir un revers. Prügl décompose utilement le concept qu’elle nomme « les-femmes-et-les-enfants » dans sa déconstruction de la féminité et de la masculinité en temps de guerre, notamment dans la perspective du droit international, dans celle des opérations de maintien de la paix et enfin dans la réalité de la violence sexuelle en temps de guerre. Elle révèle qu’en érigeant la violence de genre comme priorité, on a produit une construction qui réduit les femmes au rôle de victimes en ne mettant pas en cause des systèmes de genre où elles sont considérées comme vulnérables du fait de leur potentiel reproducteur et du désir qu’elles peuvent susciter, raisons pour lesquelles elles méritent protection juridique et soins médicaux. Ces discours sur le corps féminin entretiennent des interprétations particulières du corps – très occidentales, hétéronormatives et médicalisées – qui occultent les multiples possibilités d’agir et de désirer des femmes, mais aussi les expressions culturelles non occidentales. L’image prédominante des corps féminins vulnérables constamment exposés au danger et en quête de sécurité et de protection est en décalage, voire en quasi-contradiction, avec celle qui a été construite par le courant dominant du développement où les femmes sont présentées comme des travailleuses, agentes du développement économique. Comme le soulignent Destremau et Lautier dans leur réflexion sur la sociologie, les préoccupations institutionnelles relatives au domaine du genre et développement ont gommé les considérations politiques du genre en réifiant les stéréotypes de genre ou en mettant en exergue la figure héroïque des femmes micro-entrepreneuses dans l’économie solidaire. Comme Destremau et Lautier, je pense qu’il est nécessaire de déconstruire-reconstruire le discours de sorte qu’il intègre le pouvoir critique de l’analyse de genre.
16Le concept de biopolitique développé par Foucault (1996) permet de déconstruire les modalités d’exercice du pouvoir sur le corps féminin dans le développement. La biopolitique désigne la politique de l’administration et du gouvernement de la vie par des processus que la société occidentale moderne considère comme allant de soi. Foucault décrit un pouvoir moderne oppressif au plan hiérarchique, mais également produit horizontalement et ancré de façon complexe dans notre langue et dans nos pratiques. La biopolitique définit les corps comme des lieux fluides d’exercice du pouvoir et de contestation politique plutôt que comme des donnés statiques, enfermées dans certains rythmes biologiques. Parmi les stratégies biopolitiques qui contribuent à la classification des corps modernes figurent les statistiques démographiques, les dossiers médicaux, les empreintes digitales sur nos passeports, les cartes d’identité spécifiant notre taille et notre couleur d’yeux et l’étalage de corps idéaux dans les pages des magazines. Le discours sur le développement est un lieu de croisement de nombreuses stratégies biopolitiques visant le corps. Les corps genrés produits par la langue et les pratiques du planning familial, de la médecine, de la santé publique, des politiques de population et des droits reproductifs y apparaissent comme des objets et des sujets d’étude dignes d’intérêt.
17Le concept de biopouvoir permet de mieux comprendre le fonctionnement de la politique du corps dans le développement. Le biopouvoir désigne l’ensemble des pratiques infimes relevant des rapports de pouvoir. Foucault affirme l’immanence du pouvoir dans les rapports quotidiens, y compris dans les échanges économiques, les rapports de savoir et les rapports sexuels. Les micro-pratiques du pouvoir sont reprises dans les macrostratégies de domination. Les formes modernes d’administration et de gouvernement, qui sous-tendent les processus de développement, sont exercées par l’intermédiaire d’un ensemble d’institutions, de procédures, d’analyses, de réflexions, de calculs et de tactiques.
18Le concept foucaldien de biopolitique et biopouvoir nous permet de comprendre pourquoi la politique du corps est souvent le lieu premier à partir duquel les femmes se mobilisent pour défendre leur droits et comment, ce faisant, elles deviennent des actrices politiques dans le champ genre et développement. Par la politique du corps, l’expérience matérialisée du corps féminin a marqué un point d’entrée dans l’engagement politique (par la lutte pour le droit à l’avortement, les manifestations contre l’utilisation du viol comme arme de guerre et contre la violence domestique). À partir de cette interprétation du pouvoir, il est important d’élargir la notion de politique du corps pour remettre en cause le contrôle et les limites imposés par le développement, tel qu’il est mis en pratique sur la vie quotidienne des femmes matérialisée par leur corps (Harcourt, 2009).
19La notion de stabilité des dispositifs institutionnels se trouve bouleversée lorsque l’on étudie le genre et développement dans une perspective biopolitique. Ce champ peut être compris comme un ensemble de dispositifs fluides dont les pratiques « techniques » et les objectifs sont fixés par un certain nombre de conventions émanant des Nations unies ou des gouvernements (Visvanathan et al., 2011). La praxis de ce domaine est déterminée par les nombreux acteurs – les responsables gouvernementaux et les experts techniques, mais aussi les journalistes et les militant-es – qui circulent entre et au sein des différents espaces de développement au gré de leurs divers objectifs et priorités stratégiques. Les conférences, les accords et les conventions, les rapports et les sites Internet des Nations unies sont maintenant, comme nous l’avons expliqué, des plateformes où s’entrecroisent différents niveaux d’engagement dans le champ genre et développement – dans les administrations, les gouvernements, les universités, les ONG, les cabinets-conseils, les agences de presse, les organisations communautaires et tout un ensemble de mouvements et de réseaux dont ceux fondés sur les médias sociaux.
20C’est au cœur de ces processus que prend forme l’expérience du développement matérialisée par le corps. Les données recueillies permettent de mesurer, d’évaluer et de comparer d’une région à l’autre les expériences des femmes par leurs corps. Ainsi, la politique de développement anticipe, contrôle et tente de changer et d’améliorer la vie des femmes par une meilleure éducation, une meilleure santé, une diminution de la mortalité maternelle, une protection plus efficace, etc. Le cadre de la politique du corps est posé lors des discussions techniques qui traitent de la question dans sa relation avec le genre et développement aux Nations unies et dans l’arène intergouvernementale.
21Selon Alvarez, une autre forme de politique du corps est née quand les militant-es féministes, en interaction avec cette vision technique et en contestant celle-ci, ont remis en cause l’idée selon laquelle les politiques et les pratiques dominantes du champ genre et développement seraient la source de transformation sociale favorable aux droits des femmes. Cette contestation s’est notamment exprimée pendant les dialogues féministes du Forum social mondial, qui ont placé le corps au centre de l’analyse féministe et de la lutte sociale, culturelle, économique et politique. Les dialogues féministes ont porté sur la montée de l’intégrisme, la répression économique et culturelle et la violence et ont posé la politique du corps en contre-culture (Vargas, 2005).
22Dans ce contexte, la politique du corps définit le corps comme un vecteur impertinent du savoir. La politique du corps en elle-même n’a vocation ni à mesurer, ni à apporter un soutien médical, ni à donner une sécurité juridique ou une protection. En revanche, elle vise à permettre aux femmes de s’organiser pour mettre fin à la violence domestique, au viol, à la répression et à l’homophobie, mais aussi pour remettre en cause les « traditions » qui les dissimulent sous des voiles, leur enjoignent de se hisser sur des talons hauts, tolèrent et institutionnalisent les inégalités au travail et enfin celles qui, dans les espaces publics, les réduisent au silence et exploitent les peurs masculines. La politique du corps est un affront aux présupposés, aux normes et aux règles culturelles et sociales implicites. Dans le cadre de ces luttes, la politique du corps se manifeste comme un puissant mouvement de résistance qui a vocation à étendre la portée des droits et lie la dimension politique du corps à une forme radicale de démocratie (Cornwall et Jolly, 2008 ; Harcourt, 2009).
23Relevant du processus de décolonisation du développement, la politique du corps remet en cause les idées que les institutions du champ genre et développement considèrent comme allant de soi – comme « l’empowerment allégé »2 judicieusement décrit par Cornwall (2012) –, en tranchant dans l’enchevêtrement de présupposés et de stéréotypes qui a envahi ce domaine (Molyneux et Razavi, 2002). Elle veut être en prise avec ce que les femmes (les hommes et les autres) vivent et ressentent dans leurs corps et par leurs corps quand se produisent des changements politiques, sociaux, économiques et culturels.
24Comme le montrent Destremau et Lautier, les politiques genre et développement ne suffisent pas pour lutter contre les déséquilibres de pouvoir qui constituent le cœur des cultures et des processus de mise en œuvre des politiques de développement elles-mêmes. Selon Verschuur, pour ouvrir un débat féministe sur le développement il faudrait se poser des questions nouvelles sur ce qu’est la politique. Il ne s’agit pas simplement de permettre aux femmes et aux groupes minoritaires d’accéder au pouvoir. Il s’agit également de parler de la politique du corps qui fait évoluer la signification de termes comme sphères publiques et privées, reproduction, care et travail, sexualité, plaisir, violence, science et technologies.
25Le temps semble être venu pour le champ genre et développement de faire preuve de plus d’audace et de créativité et de faire siens certains des éléments de la nouvelle politique du corps qui se développent actuellement en dehors de cette sphère. Je fais allusion aux marches des salopes, aux Femen et aux autres mouvements de protestations populaires – ce que l’on a appelé le féminisme à la Lady Gaga – au sein desquels les femmes utilisent leurs corps pour affirmer leur refus des normes, leur force, leur amusement, leur plaisir, leur talent et enfin leur désir de faire la fête (Halberstam, 2012).
26Je me demande si, dans le processus de déconstruction du champ genre et développement, un dialogue ne devrait pas être établi entre ces différentes formes de politique du corps pour qu’elles acquièrent une véritable signification politique. Pour reprendre la démarche heuristique de cet ouvrage, je vais raconter une autre histoire d’échange intergénérationnel entre le féminisme européen et la politique du corps. Le projet du Forum féministe européen visait à rassembler celles et ceux qui se définissaient comme féministes, vivaient en Europe et travaillaient sur la politique du corps. Il a essentiellement attiré des jeunes femmes qui étaient impliquées dans des blogs et des e-zines féministes et militaient par l’intermédiaire des médias sociaux. Parmi les personnes qui se sont investies dans ce projet pendant deux ans, la plupart étaient des féministes de moins de 30 ans venant principalement d’Europe centrale et orientale. Elles ont utilisé l’expression personnelle pour parler de la politique du corps en créant des espaces queer sur Internet et ailleurs. Elles ont mené ces projets autonomes pour s’exprimer par le corps sur des sujets tels que le soi, le désir, le queer dans la santé, l’art, le cinéma. Les participantes se percevaient comme hors du périmètre des projets de développement financés par le gouvernement. J’ai trouvé intéressant le fait que beaucoup d’entre elles soient impliquées non seulement dans des projets politiques, mais également dans des ladyfests, des festivals musicaux et artistiques mondiaux, à but non lucratif et destinés à des formations musicales et à des groupes féminins, à des artistes performeuses, aux arts visuels et aux ateliers artistiques. Ces espaces réservés aux femmes, aux queers et aux trans sont créés et dirigés par des « ladies » (l’identité qu’adoptent ces personnes), et s’y côtoient amusement, musique et discussions politiques. Je doute du fait que ces jeunes femmes, tout comme celles qui sont engagées dans les Femen, les marches des salopes, les divers mouvements occupy ou celui des indignados3, aient le sentiment d’être concernées par les débats sur le genre et le développement.
27Mon implication dans le Forum féministe européen m’a fait prendre conscience du fossé qui existe entre les générations, mais aussi de celui qui sépare le monde académique de celui des militantes. J’ai dû m’interroger sur le sens qu’aurait cette forme de politique du corps dans le champ genre et développement, lequel traite de toute évidence des mêmes sujets, mais de façon si différente.
28L’entrelacement des processus économiques, politiques, culturels et sociaux qui sous-tendent la politique du corps n’est pas une problématique facile à aborder. Cet ouvrage montre que le champ académique du genre et développement, ainsi que certaines politiques, connaissent une évolution qui les amène à être plus politiques, plus réels et à s’éloigner de la tendance à l’objectivation et à la réification des femmes pauvres « d’ailleurs ». Cet ouvrage nous permet de comprendre que l’analyse de genre doit être ancrée dans l’analyse d’un système économique et social injuste qui est à l’origine de la pauvreté. Ainsi menée, l’analyse de genre traite des inégalités de genre de façon nuancée en les reliant non seulement à l’économie, mais également à l’hétérosexisme, au racisme et au néocolonialisme.
29Cet ouvrage invite ses lecteur-trices à penser et à contester les inégalités structurelles, à historiciser et à dénaturaliser les idées, les croyances et les valeurs qui sous-tendent les interactions intergouvernementales au sein des Nations unies, dans les gouvernements, dans les universités et dans les autres lieux de décision. Il nous invite aussi à poursuivre notre travail pour élaborer des réponses collectives aux profondes inégalités mondiales, en étant bien conscient-es des différentes expériences vécues par les corps, mais sans avoir peur d’explorer ces différences ni d’être soi-même le lieu où elles s’expriment. Il me semble que nous devons également trouver le moyen de changer les termes du débat pour nous adapter aux nouveaux modes de la politique du corps, que nous devons aussi nous appuyer sur ce qui a été fait dans le cadre des campagnes revendiquant le fait que les droits des femmes sont des droits humains, et trouver comment allier l’enthousiasme et la popularité du féminisme à la Lady Gaga et le sérieux nécessaire pour mener à bien l’analyse de genre du développement et des inégalités mondiales.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Dans cette conclusion, je me réfère aux chapitres de l’ouvrage en mentionnant les noms des auteur-es sans autres références aux titres des chapitres ou aux numéros de pages.
2 NDT : « Empowerment lite » en anglais.
3 Le mouvement des Femen est apparu en Ukraine en 2012 et a attiré l’attention des médias du monde entier sur ces jeunes femmes très attirantes et organisées qui se dénudaient pour combattre le sexisme. Sur Internet, les mouvements féministes débattent férocement du caractère utile ou au contraire, contreproductif de cette forme de manifestations féministes individuelles, si on la compare aux actions plus traditionnelles de lutte contre la violence de genre. La marche des salopes est un autre mouvement spontané de protestation populaire qui est né au Canada en 2011 en réaction au commentaire d’un agent de police qui avait déclaré que le fait qu’une femme s’habille comme une salope était un encouragement au harcèlement sexuel et à la violence. Ces marches sont des manifestations non violentes et joyeuses durant lesquelles les femmes portent des vêtements provoquants et revendiquent le fait que leur corps leur appartient. Le mouvement occupy qui a été lancé à Wall Street aux États-Unis rassemble de nombreuses jeunes femmes, à l’instar des indignados en Espagne, mouvement au sein duquel elles se définissent comme des féministes intégrées au mouvement altermondialiste.
Auteurs
Wendy Harcourt est Associate Professor en « Critical Development » et études féministes à l’International Institute of Social Studies de l’Université d’Erasmus, La Haye. Son ouvrage Body Politics in Development : Critical Debates in Gender and Development (2009) a reçu le prix 2010 de l’association Feminist and Women’s Studies. Elle a été éditrice de la revue Development de 1995 à 2012. Au cours de cette période, en plus de nombreux articles, elle a publié cinq ouvrages, dont Women and Politics of Place, avec Arturo Escobar (Kumarian Press, 2005). Elle termine actuellement trois ouvrages, sur le féminisme transnational, l’écologie politique féministe et genre et développement. Elle est responsable de la collection « Gender, Development and Social Change » chez Palgrave Macmillan.
harcourt@iss.nl
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Géopolitique et environnement
Les leçons de l’expérience malgache
Hervé Rakoto Ramiarantsoa, Chantal Blanc-Pamard et Florence Pinton (dir.)
2012
Sociétés, environnements, santé
Nicole Vernazza-Licht, Marc-Éric Gruénais et Daniel Bley (dir.)
2010
La mondialisation côté Sud
Acteurs et territoires
Jérôme Lombard, Evelyne Mesclier et Sébastien Velut (dir.)
2006