Chapitre 13
Le néolibéralisme et la crise économique mondiale. Le point de vue de l’économie féministe
p. 389-424
Note de l’éditeur
Une autre version de ce chapitre a été présentée lors du colloque « Sous le développement, le genre » qui s’est tenu à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève, Suisse, en septembre 2012. Je tiens à remercier les organisatrices de ce colloque et, plus particulièrement, Christine Verschuur qui nous a suggéré d’ajouter une introduction portant sur l’économie féministe. Traduit de l’anglais par Aurélie Cailleaud et Emmanuelle Chauvet.
Texte intégral
1La crise financière, qui a éclaté en 2008 dans le secteur financier américain, s’est très rapidement muée en une crise économique d’ampleur mondiale dont les conséquences ont affecté de nombreux pays. Elle a occupé le centre de l’attention et des préoccupations, notamment en Europe où elle a été durement ressentie – mais aussi aux États-Unis et dans le monde entier. Ce chapitre livre une réflexion sur ses origines, ses effets et les politiques mises en œuvre pour la résoudre dans une perspective de genre. Bien que cette analyse soit en grande partie fondée sur l’expérience européenne – les références empiriques étant essentiellement puisées en Espagne –, elle présente une perspective propre à l’économie féministe le plus souvent ignorée dans les analyses et les débats sur le sujet. Elle n’aborde pas directement les questions de développement, mais tente néanmoins d’établir une comparaison avec la crise de la dette et les politiques d’ajustement structurel (PAS) que de nombreux pays en développement ont connues dans les années 1980 et 1990. La première partie de ce chapitre expose brièvement les principales caractéristiques de l’économie féministe utiles à l’analyse de cette crise. La seconde traite plus directement de la crise elle-même, de ses conséquences et des politiques d’austérité mises en œuvre pour la surmonter. Ce chapitre pose un regard critique sur ces politiques et suggère des politiques alternatives compatibles avec la perspective féministe.
L’économie féministe
2Les femmes et les féministes s’intéressent depuis longtemps aux questions économiques et n’ont pas attendu la deuxième vague du féminisme pour le faire. L’économiste américaine Margaret Reid a, par exemple, publié son ouvrage The Economics of Household Production en 1934. Beaucoup de choses ont été dites depuis sur le sujet, mais ce n’est qu’à partir des années 1960 et 1970 que l’économie a été analysée de façon plus large dans une perspective féministe, et selon les différents paradigmes analytiques propres à cette période. Il est intéressant de remarquer que, dans les années 1950 et plus encore dans les années 1960, quelques hommes économistes néoclassiques américains travaillant dans une perspective orthodoxe et non féministe ont posé, dans leur analyse des facteurs influençant la participation des femmes dans la population active, un certain nombre de questions très utiles sur le travail des femmes. Leur travail s’est considérablement étoffé pour finalement donner naissance à l’approche de la « nouvelle économie familiale » qui a prévalu dans les années 1960 et 1970 (Mincer, 1962 ; Lloyd et Niemi, 1979 ; Becker, 1981).
3Les théoriciens de cette approche ont porté leur attention sur des thèmes comme les décisions en matière de fécondité, le travail rémunéré et non rémunéré, ainsi que le mariage et le divorce. Fondées sur des modèles micro-économiques néoclassiques, ces recherches adoptaient une approche de type « ajouter des femmes et remuer » qui ne cherchait pas tant à comprendre l’oppression des femmes et les inégalités de genre qu’à explorer des questions plus strictement « économiques » sur la rationalité économique et la recherche du profit maximal dans les décisions individuelles et familiales.
4À gauche, certains écrits marxistes et d’autres non orthodoxes ont beaucoup apporté à l’analyse des questions relatives aux femmes et à l’économie. En 1970, par exemple, le débat dit « du travail domestique », qui s’est développé en Europe et aux États-Unis, a attiré l’attention sur l’importance du travail domestique et de celui des femmes pour l’économie toute entière (Himmelweit et Mohun, 1977 ; Delphy, 1978). Ces auteur-es ont également critiqué le marxisme classique et son absence de prise en compte des questions relatives aux femmes et à la famille (Hartmann, 1976). Certains de ces travaux étaient de nature économique, d’autres avaient un caractère interdisciplinaire plus marqué, mais tous adoptaient une approche féministe pour contester les inégalités de genre, l’oppression des femmes et les institutions qui entretenaient cette dernière.
5Dans une perspective de développement, l’ouvrage d’Ester Boserup, Woman’s Role in Economic Development (1970), a marqué un tournant en introduisant l’analyse économique de la condition des femmes dans les différents pays et régions du monde. Même si sa vision n’était pas clairement féministe2, Boserup a introduit de nombreux thèmes qui ont constitué le cœur de nombre de travaux sur le genre et le développement réalisés pendant les dix années qui ont suivi. On peut, par exemple, citer les différences régionales dans la division genrée du travail, les systèmes agraires masculins et féminins, la migration masculine et féminine, la marginalisation des femmes dans le développement et la nécessité de faire apparaître le travail des femmes dans les statistiques sur le revenu national. Depuis lors, le champ genre et développement a évolué rapidement et dans toutes les directions, sous l’impulsion des féminismes locaux et globaux.
6Après ces premières étapes, les analyses féministes des questions économiques ont connu un essor fulgurant. Durant les années 1980, nos connaissances sur les questions théoriques et empiriques relatives aux femmes et à l’économie se sont approfondies, entre autres sur des sujets comme le travail rémunéré et non rémunéré des femmes, la discrimination et les inégalités salariales, l’étude de la place des femmes dans l’économie, l’évaluation du degré de sous-estimation du travail des femmes dans les comptes nationaux et enfin les effets de la mondialisation sur l’emploi des femmes. Malgré cela, l’expression « économie féministe » en tant que telle n’a pas été utilisée avant la fin des années 1980 et le début des années 1990, sa généralisation étant en très grande partie due à la naissance de l’AIEF (Association internationale pour l’économie féministe) en 1992 et à la publication de sa revue Feminist Economics à partir de 1995. À bien des égards, l’AIEF a reflété une certaine convergence entre les femmes économistes influencées par la nouvelle « théorie féministe » des années 1980, axée sur le « genre » plutôt que sur les cadres de la « grande théorie » ; cette approche a transformé les paradigmes théoriques des années 1970 et a aussi influencé l’analyse féministe de l’économie. Bien que née aux États-Unis, l’AIEF est devenue une véritable organisation internationale qui a rassemblé des féministes venues d’horizons théoriques différents, ayant mené des travaux empiriques divers et des expériences de politiques publiques variées. Avec le temps, l’expression « économie féministe » est devenue courante, même si sa signification reste souvent confuse et sujette à des interprétations diverses.
7Je pense que l’économie féministe s’est développée essentiellement autour de quatre domaines principaux.
8Le premier est la critique de la théorie économique orthodoxe et du rôle central qu’elle donne à la rationalité économique dans la prise de décision individuelle et dans la maximisation de la « richesse des nations » grâce à la « liberté économique » et à la primauté des marchés dans l’organisation de l’économie capitaliste. Cette critique rassemble des économistes féministes de différentes tendances qui conviennent du fait que l’« homo œconomicus » ou « homme économique » n’est pas, comme le suppose l’économie orthodoxe, le modèle universel du comportement humain. La prise de décision individuelle répond parfois à des objectifs égoïstes de maximisation des revenus et des bénéfices, mais elle repose également sur des valeurs et des objectifs très différents comme la solidarité, l’amour, l’éthique, l’empathie, les normes et les traditions. Les femmes, en particulier, ont traditionnellement trouvé leur motivation dans ce second type d’objectifs, mais il en est de même pour certains hommes3. Au fil du temps, la primauté accordée à la rationalité économique aux dépens des autres aspects intervenant dans les choix humains, et la domination de l’économique sur le social ont faussé la discipline économique en la privant des notions d’éthique et de justice. De même, cette discipline a en quasi-totalité exclu les femmes et les questions féministes – ainsi que d’autres questions importantes comme l’environnement. En fait, cette logique est au fondement et constitue le cœur du modèle néolibéral qui a provoqué la crise actuelle. L’économie féministe a donc, dans les premiers stades de son développement, dénoncé ces biais, y compris les biais androcentriques, et ouvert des perspectives différentes pour la théorie économique et ses implications politiques et pratiques (Ferber et Nelson, 1993, 2003 ; Folbre, 1994). La critique du fait que « l’homme économique rationnel » soit le fondement de la théorie économique a été une contribution très importante de l’économie féministe. Comme l’ont dit Ferber et Nelson (2003) :
« Les biais qui accordent la primauté aux rapports de marché aux dépens des rapports familiaux et sociaux, qui mettent en avant un individualisme héroïque tout en ignorant l’interdépendance, et qui donnent une définition si étroite de la rationalité que même l’analyse verbale est exclue, constituent un appauvrissement de la discipline ». ( : vii)
9Il faut souligner que des critiques similaires de l’homme économique rationnel ont souvent été émises dans la théorie économique, mais elles n’ont jamais intégré ce que nous pourrions appeler un net accent féministe (Frank, 1990 ; Skidelsky et Skidelsky, 2012). Dans ce sens, l’économie féministe est l’une des multiples tendances de la discipline – souvent qualifiée de théorie économique hétérodoxe – qui remet en question le paradigme hégémonique et orthodoxe enseigné comme le fondement théorique du néolibéralisme dans la plupart des universités du monde.
10Le deuxième domaine d’intérêt de l’économie féministe est l’élaboration d’une autre vision de la discipline, qui répondrait par exemple à la question suivante : « Qu’est-ce que la théorie économique et quel est son champ d’action ? ». Dans cette perspective, l’économie féministe part de l’idée que l’objectif principal de l’économie n’est pas la maximisation des profits, ni celle de l’utilité, des revenus ou de la croissance économique, mais la construction du bien-être humain pour tous et toutes. Certain-es présentent cet objectif comme un moyen d’entretenir et de préserver la vie elle-même, domaine dans lequel les femmes ont traditionnellement été pleinement impliquées. Le champ de réflexion comprend bien sûr le travail reproductif – c’est-à-dire la prise en charge de la famille, les tâches ménagères et la reproduction sociale dans son ensemble –, mais il s’agit également de comprendre l’organisation de l’économie à ses différents niveaux de production et de reproduction et les modalités selon lesquelles elle satisfait les besoins et nourrit le développement humain. Les économistes féministes (avec d’autres chercheur-es en sciences sociales) ont abondamment étudié la question en axant leurs recherches entre autres sur les éléments constitutifs du bien-être, la définition du travail des femmes et sa prise en compte dans les comptes nationaux, l’économie du care, les politiques sociales, le développement et la pensée postcoloniale, le genre et l’environnement, etc. (England, 1993 ; Strassmann, 1993 ; Nelson, 1995 ; Agarwal, 1994 ; Charusheela et Zein-Elabdin, 2003 ; Power, 2004). Cette autre vision pose la notion de provisioning4 développée par Nelson et celle de social provisioning développée par Power comme fondements de l’économie féministe. Ainsi, comme l’affirme Power, « le bien-être devrait être le principal critère de mesure de la réussite économique » (2004 : 5).
11Le troisième domaine trouve son origine dans la place prépondérante accordée par les féministes à l’égalité de genre dans ses différentes formes. Parmi celles-ci, on trouve non seulement les aspects plus théoriques expliquant les multiples degrés d’in/égalité de genre, mais également les facteurs qui sous-tendent les inégalités, ainsi que les très nombreux travaux empiriques qui les analysent plus concrètement. Ainsi, tous les domaines de l’économie féministe sont imprégnés par les questions relatives à l’in/égalité entre les hommes et les femmes, notamment celles qui touchent aux rapports de genre et aux normes sociales liées au genre qui déterminent les résultats économiques et le bien-être des personnes ; c’est une des raisons qui, précisément, rend l’analyse « féministe ».
12Cette analyse s’étend du ménage à la sphère publique. Beaucoup des études menées dans ce domaine se situent au niveau micro-économique – notamment celles portant sur l’analyse du travail domestique et de la division genrée du travail, sur divers aspects du marché du travail comme l’emploi et les salaires, la discrimination et l’exploitation. Cependant, particulièrement depuis les années 1980 et 1990, les économistes féministes ont également orienté leur travail vers la macroéconomie par besoin de comprendre les effets néfastes pour les femmes des politiques d’ajustement structurel telles qu’elles avaient été mises en œuvre en Amérique latine et dans d’autres pays en développement pendant la « crise de la dette » (Elson, 1995, 1987 ; Çagatay et al., 1996). En fait, les études et les efforts déployés à cette époque nous ont aidés à comprendre la crise économique qui frappe actuellement les pays du Nord. De plus, les économistes féministes ont élargi leur analyse à des domaines économiques connexes – comme le commerce et la finance – qui n’avaient pas été abordés auparavant (van Staveren et al., 2007).
13Il est tentant d’ajouter un quatrième domaine, à savoir le champ genre et développement, même si les thèmes et la portée des trois domaines précédemment décrits permettent également de comprendre les expériences très variées des pays en développement et les différences régionales qui caractérisent les questions relatives au genre. Bien que nous ayons tendance à voir le « développement » comme un domaine d’analyse distinct, les axes de recherche décrits précédemment sont semblables d’un pays à l’autre, indépendamment des différences de niveau de développement et des autres différences connexes. Ce constat est d’autant plus pertinent du fait de la mondialisation, et parce que la crise économique actuelle révèle un certain degré de convergence entre le Nord et le Sud. Dans tous les cas, depuis la publication du livre de Boserup en 1970, l’économie féministe a donné naissance à un vaste corpus traitant des questions de développement aux niveaux théorique, empirique et pratique. La thèse de Boserup sur la « marginalisation » des femmes dans le processus de développement a été progressivement remplacée car, depuis les années 1970, la mondialisation a créé des emplois pour les femmes dans les usines globales et la main-d’œuvre s’est féminisée. Les femmes, qui composent la main-d’œuvre la moins onéreuse et la plus souple, sont devenues les « ouvriers préférés » du capital multinational. Les économistes féministes ont apporté leur contribution à la description de ce processus et de ses conséquences dans une perspective de genre (Elson et Pearson, 1989 ; Seguino, 2000 ; Berik, 2000 ; Pearson et Kusakabe, 2012). Durant la même période, les économistes féministes ont publié un nombre important d’ouvrages sur les femmes des zones rurales et l’agriculture, notamment sur des thèmes comme la distribution des terres, la division du travail et les conséquences des normes de genre (Agarwal, 1994 ; Deere et León, 2001 ; Deere et Doss, 2007).
14En résumé, le champ du genre et développement pourrait être considéré comme un domaine séparé auquel les économistes féministes du Nord et du Sud ont beaucoup apporté – depuis la question de l’inclusion des femmes dans le développement jusqu’à l’analyse de la division du travail dans différentes sociétés, en passant par les marchés du travail, le travail des femmes et la discrimination, la féminisation de la main-d’œuvre dans la mondialisation, les travailleuses dans l’économie du care, les migrations internationales, les débats de politique publique et bien d’autres. Les effets de ces recherches ont été très importants, non seulement dans le milieu progressiste du développement, mais également au sein de l’establishment. La Banque mondiale elle-même a intégré les questions de genre à ses activités en leur donnant une place relativement importante – comme le montre le fait que son rapport annuel de 2012 porte sur l’égalité de genre (World Bank, 2012).
15Logiquement, les économistes féministes ont étudié les questions de capacité d’action et de politique sociale. Pour reprendre l’idée de Power, ce sont deux des sujets fondateurs de l’économie féministe, car la mise en avant de la notion de capacité d’action implique que les « questions de pouvoir, et d’inégalité d’accès au pouvoir, sont d’emblée incluses dans l’analyse » (Power, 2004 : 5). Ces économistes ont souvent critiqué les politiques mises en œuvre dans une perspective de genre, mais elles ont aussi élaboré des approches alternatives ou ouvert la voie à de nouvelles politiques. Par exemple, les nombreux travaux portant sur les budgets genre montrent que le prisme du genre permet de révéler les inégalités qui peuvent être engendrées par le système fiscal, et ouvrent ainsi la voie à des changements de politique. Dans les pays du Nord, les économistes féministes et d’autres chercheur-es en sciences sociales ont beaucoup apporté au domaine du travail de care et des politiques associées, en inspirant par exemple les mesures législatives pour une meilleure conciliation de la vie de famille et du travail sur le marché de l’emploi dans l’Union européenne (Ikkaracan, 2010 ; Carrasco et al., 2011). Dans les pays du Sud, la protection sociale et d’autres politiques ont été évaluées dans une perspective féministe et dans une perspective de développement, parfois en collaboration avec d’autres chercheur-es en sciences sociales (Chaterjee, 2007 ; Elson, 2002 ; Razavi et Staab, 2010 ; Molyneux et Razavi, 2002 ; Yeates, 2011).
16L’économie féministe traitant de facteurs très divers liés aux inégalités de genre et aux formes de l’oppression des femmes, on peut dire d’elle qu’elle penche inévitablement vers une analyse intersectionnelle, même si ce n’est pas toujours explicite.
17La suite de ce chapitre va montrer que les économistes féministes ajoutent une dimension de genre spécifique à l’analyse de la crise économique actuelle. Elle va affirmer que la crise doit être comprise comme ayant ses origines dans les politiques qui ont été menées pendant l’ère néolibérale ; et que les politiques mises en œuvre pour la résoudre se situent dans le prolongement du crédo néolibéral et des problèmes créés durant cette période. Ce chapitre souligne les dimensions de genre de la crise et propose des politiques alternatives et des voies différentes.
Le néolibéralisme et le genre
18Il est notoire que le néolibéralisme a été le cadre systémique et la force sous-jacente qui ont nourri la mondialisation et son pouvoir hégémonique sur le monde entier depuis les années 1970. Fondé sur les principes associés à l’« homme économique » et sur un retour aux politiques de laissez faire et de liberté des marchés du xixe siècle, il s’est caractérisé par des politiques favorables au marché qui ont mis l’accent sur la déréglementation, les privatisations, et le démantèlement de la protection sociale et des États providence qui s’étaient construits progressivement et à des degrés divers dans différents pays après la Seconde Guerre mondiale. Bâti sur les progrès rapides de la technologie et l’essor des communications, il s’est accompagné d’une spectaculaire délocalisation de la production des pays à hauts revenus vers les pays à bas salaires, qui a fait naître une nouvelle géographie économique pour le Nord comme pour le Sud. On peut dire que la mondialisation a été créatrice de croissance économique – dans sa définition orthodoxe et particulièrement dans les « pays émergents », mais aussi au niveau mondial –, mais ses conséquences ont été inégales et ses bénéfices très inéquitablement répartis dans les pays et entre les pays.
19Un aspect clé de la mondialisation a été une injonction à déréglementer l’ensemble des marchés, à commencer par le marché financier – ce qui a conduit à la crise économique de 2008. La « financiarisation » de l’économie – c’est-à-dire l’importance croissante et le considérable essor des secteurs financiers nationaux et mondiaux en comparaison avec le secteur productif –, particulièrement depuis les années 1980, a progressivement créé une bulle qui a commencé par éclater aux États-Unis ; l’absence de contrôle des risques pris sur les marchés financiers s’est révélée être l’un des principaux moteurs de la crise. Le secteur de la construction, si étroitement lié aux marchés du crédit, a été le suivant à s’effondrer et la crise s’est rapidement étendue des États-Unis aux autres pays, en particulier aux pays européens les plus vulnérables comme l’Irlande et les pays du sud de l’Europe dont le modèle de croissance était fortement dépendant du secteur de la construction et du crédit. Bien que la crise ait évolué différemment dans chaque pays, ses effets négatifs perdurent et, cinq ans après son éclatement, elle ne semble pas avoir atteint le maximum de son intensité. En Espagne, par exemple, le taux de chômage global a atteint le chiffre de 27 % au début de l’année 2013, et le taux de chômage de certaines catégories est encore plus élevé – 45 % pour les jeunes et 50 % pour les immigrants. Dans toute l’Europe, la crise a posé de nombreuses questions sur la durabilité du capitalisme global, dans une perspective non seulement économique mais aussi politique, éthique et environnementale. Elle a également conduit à s’interroger sur la viabilité de l’Union européenne ou, comme les crises grecque et chypriote l’ont montré, à envisager la possibilité que certains pays puissent ne pas survivre au sein de la zone euro.
20L’expansion et l’approfondissement des marchés pendant l’ère néolibérale, particulièrement au cours des années 1980 et 1990, se sont doublés d’une intensification des processus de « modernisation » dans le monde entier et ont provoqué un triomphalisme certain dans de nombreux cercles. Dans cet état d’esprit, des discours hégémoniques ont été affirmés et (re)formulés pour mettre en avant les normes et le comportement associés à la rationalité de l’« homme économique » et le fait que la main invisible du marché est un meilleur mode d’organisation de l’économie et de la société que l’interventionnisme de l’État. Ce processus s’est traduit de différentes façons, depuis la valorisation de la productivité, de l’efficacité et des bonus financiers jusqu’à des changements dans les valeurs et les attitudes – symbolisés par les yuppies des années 1980 et les banquiers d’affaires des années 1990 – qui se sont transformés en une sagesse populaire. Ces évolutions ont mis en avant l’individualisme et la concurrence et, simultanément, les inégalités sociales et la cupidité ont été beaucoup mieux tolérées et acceptées5. L’hebdomadaire britannique The Economist a lié cet ensemble de facteurs à l’émergence de l’Homme de Davos qui, selon un éditorial de 1997, représentait les hommes d’affaires, les banquiers, les responsables politiques et les intellectuels qui « ont des diplômes universitaires, travaillent avec les mots et les chiffres, parlent un peu anglais et ont en commun leur croyance en l’individualisme, en l’économie de marché et en la démocratie. Ils contrôlent de nombreux gouvernements dans le monde, ainsi que la plus grande partie du potentiel économique et militaire »6.
21À bien des égards, pour The Economist, l’Homme de Davos était une représentation de l’homme économique rationnel incarné par les élites contemporaines du monde entier. Le triomphalisme qui prévalait n’a pas permis d’anticiper les tensions globales qui sont apparues au début du xxie siècle, symbolisées non seulement par les événements du 11 septembre 2001 à New York mais également, lors des rencontres internationales – celles de Seattle et de Québec mais aussi celle de Gênes et beaucoup d’autres –, par les mouvements de protestation contre les effets de la mondialisation, par exemple la dégradation de l’environnement, les inégalités croissantes, la corruption, les abus de pouvoir et la réapparition de crises financières – en Asie et Russie (1997-1998), en Argentine (2001), en Équateur (2001), etc. Ce triomphalisme n’a pas non plus anticipé la grande crise de 2008 qui frappe depuis lors les pays à hauts revenus. Il n’est donc pas surprenant que l’ère néolibérale soit désormais jugée plus sévèrement.
22Pour les femmes, l’ère néolibérale a eu des conséquences contradictoires. On sait que la mondialisation a créé un grand nombre d’emplois féminins, en particulier dans certains secteurs et industries comme les services et la production à forte densité de main-d’œuvre pour les marchés mondiaux. Comme nous l’avons expliqué, ce phénomène a grandement contribué à la féminisation de la main-d’œuvre et la participation des femmes à la main-d’œuvre a progressé dans tous les pays, quel que soit leur niveau de revenus (World Bank, 2012). Les ouvrières ont été un élément clé de la compétitivité de nombreux pays exportateurs sur les marchés mondiaux. En analysant les données disponibles pour neuf pays asiatiques, Seguino (2000) a montré que les inégalités salariales de genre ont stimulé la croissance dans les pays où celle-ci a été la plus rapide entre 1975 et 1990. De même, les industries des maquiladoras à la frontière mexicano-américaine ont été, dès leur création dans les années 1960, fortement dépendantes de l’emploi féminin, même si la proportion d’ouvrières a considérablement diminué au fil du temps (Fussell, 2000 ; Salzinger, 2003 ; De la O, 2006).
23Parallèlement, pendant l’ère néolibérale, l’égalité de genre a figuré parmi les priorités de nombreux États et organismes internationaux. Dans le monde entier, des progrès ont été enregistrés dans de nombreux domaines concernant les femmes, par exemple l’éducation et la santé. Des études individuelles et des rapports internationaux ont montré à quel point les indicateurs relatifs au genre s’étaient améliorés – les taux d’alphabétisation des femmes, leur niveau d’éducation, la mortalité maternelle, leur espérance de vie à la naissance et leur taux de participation au marché du travail (DAW, 2009 ; UNDP, 2010 ; World Bank, 2012). Les progrès ont été spectaculaires dans certaines régions comme l’Afrique du Nord ou le Moyen-Orient et dans de nombreux pays d’Amérique latine et d’Afrique. Bien sûr, comme nous le verrons plus loin, les inégalités de genre persistent dans de nombreuses régions et secteurs spécifiques et il reste beaucoup à faire, notamment pour apporter des solutions au problème persistant de la violence contre les femmes.
24Par ailleurs, d’importants changements ont été observés au travail, de l’évolution des rôles de genre à une segmentation moins marquée du marché du travail (Anker, 1998 ; UNDP, 2010). Les femmes qualifiées et expérimentées ont pu évoluer professionnellement au cours de cette période, ce qui indique de nouveau que l’égalité de genre a progressé au cours de la période néolibérale. Les pressions constantes exercées à tous les niveaux par le mouvement global des femmes ont joué un rôle très important dans ce processus.
25Il n’est pas surprenant d’entendre les voix venues de l’establishment vanter les tendances positives observées au cours de l’ère néolibérale. Mais elles négligent souvent le fait que la majorité des emplois féminins restent cantonnés dans les bas échelons du marché du travail et se caractérisent par des salaires bas, de mauvaises conditions de travail, des contrats temporaires et des pratiques discriminatoires facilitées par la segmentation du marché du travail ainsi que par les normes et les stéréotypes de genre7. La segmentation de genre reste forte dans de nombreux secteurs, par exemple celui des emplois de service peu qualifiés où, souvent, on observe une ségrégation des femmes selon leur race, leur origine ethnique et leur statut migratoire (Del Rio et Alonso-Villar, 2012). De nombreuses études ont décrit ces différents aspects des inégalités de genre dans les emplois formels (Standing, 1989 ; Salzinger, 2003 ; Pearson et Kusakabe, 2012).
26Mais de nombreuses femmes exercent également des activités informelles précaires8, parmi lesquelles figurent un grand nombre d’activités de subsistance traditionnelles, le plus souvent locales, caractérisées par un niveau élevé de risque et de vulnérabilité (Benería et Floro, 2006 ; Floro et Messier, 2010). Ces activités informelles comprennent également des emplois de service – par exemple dans le secteur informel du care ou dans le tertiaire peu qualifié – qui ont été pourvus grâce à la forte augmentation de la migration féminine au niveau international, particulièrement depuis les années 1980 et 19909. Enfin, nombre d’études ne soulignent qu’insuffisamment le lien qui existe entre inégalités de genre et inégalités sociales. Dans ce sens, l’amplification des inégalités sociales dans le monde doit être un sujet de préoccupation sociale et politique en lui-même, mais également à cause de ses conséquences genrées.
27En résumé, au cours de l’ère néolibérale, les femmes sont devenues des actrices importantes de l’économie mondiale, les questions de genre ont été mieux prises en compte et de nombreux indicateurs de l’inégalité de genre ont progressé. Mais il reste beaucoup à faire pour éliminer tous les obstacles à l’égalité. En outre, la crise globale contribue à une détérioration des conditions sociales qui vient annuler les effets de certains progrès réalisés jusqu’à présent.
La crise globale : dette, chômage et politiques d’austérité
28Parmi les problèmes économiques et sociaux qui ont fait leur apparition durant l’ère néolibérale, beaucoup ont été aggravés par la crise globale qui a débuté aux États-Unis avec l’explosion de la bulle financière en 2008 puis s’est rapidement propagée à d’autres pays. Nous savons qu’en Europe, elle a dégénéré en une profonde crise de l’économie et de la zone euro, mais ses effets ont également été ressentis dans d’autre pays, par exemple les pays en développement dont les industries exportatrices ont été touchées par la baisse des exportations. La crise a immédiatement entraîné un recul brutal des investissements, des faillites, ainsi qu’une augmentation du chômage qui a touché des millions de familles et provoqué des tensions sociales liées à la perte de différents types de droits. L’insécurité sur le marché du travail, les coupes dans les budgets publics et les politiques publiques de démantèlement de l’État providence sont devenues monnaie courante. Dans la prochaine section, je vais traiter principalement des politiques qui ont eu des conséquences sur la main-d’œuvre, les femmes et les familles pour ensuite évoquer des politiques alternatives.
29Dans leur grande majorité, les réponses à la crise ont cherché à résoudre deux problèmes. La réponse la plus immédiate – dont les conséquences portent toutefois sur le long terme – a été un énorme effort entrepris pour sauver les banques des effets de leur propre action dans la création et l’explosion de la bulle financière. L’éclatement de cette bulle a laissé les banques face à leurs très lourdes pertes financières, mais il a également révélé les aspects conscients de leurs écarts de comportement pendant les glorieuses années de la déréglementation des marchés financiers – comme les pratiques de fraude, les distorsions, la corruption et la tromperie10. Dans la plupart des pays, les banques ont été sauvées grâce à des fonds publics, et ce sont donc les contribuables qui ont réglé la note.
30Le second type de réponses apportées à la crise avait vocation à régler le problème de la dette auquel étaient confrontés de nombreux pays. Dans certains cas, aux États-Unis par exemple, la dette était à la fois publique et privée. Dans d’autres, notamment en Espagne, la dette initiale était surtout privée et provenait de l’accumulation des crédits liés à la bulle immobilière. Dans les premiers temps de la crise en Espagne, la dette publique n’était pas une préoccupation majeure. Mais elle l’est devenue quand la crise a provoqué une baisse des recettes fiscales et que le gouvernement s’est trouvé dans l’obligation de continuer à s’endetter pour couvrir ses dépenses. La crise s’amplifiant, le besoin croissant en financements externes a entretenu un cercle vicieux qui a livré le pays à la merci des créanciers étrangers et ainsi fait naître des tensions avec des pays comme l’Allemagne. Dans ces circonstances, les politiques mises en œuvre pour enrayer la crise se sont essentiellement appuyées sur des mesures d’austérité.
31Ces réponses sont comparables à celles qui avaient été mises en œuvre dans les pays d’Amérique latine et d’Afrique confrontés à leur propre crise de la dette dans les années 1980 et 1990 ; l’accent avait été mis, comme actuellement, sur l’austérité, les coupes budgétaires et les restrictions dans les services publics, ainsi que sur les privatisations et les solutions pro-marché comme substituts aux interventions publiques. Ces politiques visaient à réduire le coût du travail, tout en élargissant l’éventail des choix offerts au capital pour combler ses besoins en main-d’œuvre. En Amérique latine, les politiques d’ajustement structurel ont provoqué une augmentation du chômage, laquelle a par la suite déclenché un gonflement de l’économie informelle. Les taux de chômage élevés conjugués à un recul de la protection sociale ont fait augmenter le taux de pauvreté (Molyneux, 2007).
32Ce sont des politiques similaires qui ont été mises en œuvre en Europe. Comme l’a montré la réforme du droit du travail adoptée en février 2012 en Espagne, la crise actuelle a été – et continue à être – utilisée pour renforcer la flexibilité du marché du travail et diminuer les salaires, en donnant par exemple la possibilité aux entreprises de procéder plus facilement à des licenciements sans indemnité et de dénoncer plus aisément les conventions collectives pour des raisons économiques, techniques, organisationnelles ou productives (Benería et Martínez, 2013). Cette réforme confère également aux entreprises davantage de pouvoir pour imposer des horaires spécifiques, ainsi qu’une mobilité géographique ou fonctionnelle. Les syndicats espagnols ont réagi à la réforme par une grève générale qui a paralysé une grande partie des salariés en mars 2012. Comme dans d’autres pays, l’Allemagne par exemple, les réformes du travail ont été utilisées pour abaisser le coût du travail, mais aussi pour déréglementer le marché du travail et donc revenir sur de nombreux droits acquis par les travailleurs au fil du temps. Ce sont des mesures régressives qui privilégient le capital aux dépens du travail, ce qui traduit encore une fois l’affaiblissement du pouvoir du travail et le renforcement de celui des élites globales apparus au cours de la période néolibérale.
33Les mesures d’austérité ont surtout cherché à réduire la dette grâce à des coupes budgétaires qui ont contribué à l’aggravation du chômage et à la stagnation économique. De nombreux experts et responsables politiques ont reconnu ce lien de cause à effet, notamment les économistes nobélisés Paul Krugman et Joseph Stiglitz. Comme les PAS des pays en développement, ces mesures sont influencées par trois types de facteurs. Premièrement, elles suivent souvent les diktats des « marchés » – particulièrement ceux des marchés financiers – et sont donc imprégnées par l’obsession du monde de la spéculation internationale pour la dette et les indicateurs de risque. Deuxièmement, elles sont fortement influencées par les « conseils » externes dispensés par les institutions internationales comme la BCE et le FMI, dont l’objectif principal a été de sauver les banques et de maintenir le statu quo dans les politiques financières. De plus, les pays créanciers comme l’Allemagne et la Finlande ont très activement fait pression en faveur des mesures d’austérité de façon à protéger leurs propres intérêts. Troisièmement, les mesures d’austérité sont représentatives de l’économie de l’offre ou de l’opposition néolibérale aux politiques keynésiennes, qui, elles, s’appuieraient moins sur les solutions du marché et davantage sur un élargissement du spectre des interventions publiques.
34Certes, nombreux ont été les économistes et les responsables politiques à réclamer haut et fort des politiques alternatives axées sur des mesures volontaristes de création d’emplois (Krugman, 2009, 2012 ; Roubini, 2011 ; Stiglitz, 2012). En outre, une critique sociale des politiques actuelles et un intérêt pour les voies alternatives se sont développés dans de nombreux cercles (Wolff, 2012 ; Felber, 2012 ; Martínez, 2012) et dans l’ensemble de la population, notamment en réaction aux tensions sociales croissantes.
35Les programmes d’austérité européens actuels n’ont donné aucune preuve de leur efficacité ; en fait, ils ont été contreproductifs. Les coupes budgétaires ont détruit d’innombrables emplois, particulièrement dans les services ; la pauvreté s’est aggravée et le chômage s’est propagé à d’autres secteurs. Pire, elles ont fait s’effondrer la consommation, provoqué une révision à la baisse des perspectives de croissance et poussé de nombreux citoyens, surtout les jeunes, à migrer dans l’espoir de trouver du travail.
36Les effets de la crise n’étant pas les mêmes pour les hommes et pour les femmes, aussi bien sur le marché du travail qu’au sein du ménage, il n’est pas surprenant de constater que les dimensions de genre de la crise sont multiples. Sur le thème de l’emploi tout d’abord, on sait que l’éclatement de la crise, à son début pour le moins, a été particulièrement préjudiciable aux ouvriers particulièrement nombreux dans les secteurs de la construction et des industries lourdes de tous les pays (Hartmann et al., 2010 ; Gálvez et Torres, 2010). Le secteur des services où les femmes sont souvent concentrées a été moins gravement atteint, mais le chômage des femmes a commencé à augmenter avec les premières coupes budgétaires qui ont lourdement pesé sur les secteurs de la santé et de l’éducation. Le cas de l’Espagne illustre bien le phénomène. Avant la crise, le taux de chômage des femmes était beaucoup plus élevé que celui des hommes (environ 6 % pour les hommes et 10 % pour les femmes en 2007). Le taux de chômage des hommes a commencé à augmenter rapidement en 2008, alors que celui des femmes augmentait plus lentement. Comme le montre la figure 1, cet écart de genre qui caractérisait la croissance de ces deux taux de chômage en 2008 s’est réduit jusqu’à devenir négligeable en 2009-2010, même si, depuis, le taux de chômage des femmes est à nouveau légèrement supérieur à celui des hommes.
37Il est bien sûr difficile de généraliser lorsque l’on parle des conséquences de la crise de 2008 dans les différents pays du monde. Les pays en développement n’ont, par exemple, pas été atteints au même degré que les pays du Nord. Mais les femmes ont été nombreuses à perdre leur emploi dans certains secteurs spécifiques dont les exportations dépendaient de la main-d’œuvre féminine, ainsi que dans des pays comme Taïwan et la Chine (Evans-Pritchard, 2008). Parallèlement, la baisse de la demande des pays occidentaux en crise sur les marchés mondiaux a intensifié la concurrence sur ces marchés, ce qui a eu des répercussions pour les ouvriers qui travaillent dans de mauvaises conditions et sont soumis à des pressions intenses pour produire à bas prix11.
38La deuxième dimension de genre de la crise se rapporte à l’augmentation induite de la participation des femmes au marché du travail. Comme cela s’était produit durant les précédentes crises des pays en développement pendant la période des PAS, le fait que des hommes perdent leur emploi induit, pour les femmes, la nécessité de rechercher un emploi rémunéré pour compenser la perte de salaire en contribuant aux revenus de la famille. En Amérique latine, durant la période précédemment évoquée, de nombreuses femmes étaient arrivées sur le marché du travail, souvent dans des conditions précaires dans le secteur informel (Benería et Floro, 2006). Une tendance similaire a été observée pendant la crise actuelle – la différence principale tenant au fait qu’en Amérique latine, les taux de participation des femmes au marché du travail étaient relativement bas avant la crise, alors qu’ils étaient plus élevés dans les pays du Nord touchés par la crise actuelle. Comme le montre la figure 2, en Espagne, le taux de participation des femmes avait atteint le chiffre de 50 % juste avant le début de la crise, et il n’a cessé d’augmenter depuis. À l’opposé, celui des hommes connaît une tendance continue à la baisse.
39La troisième dimension de genre tient au fait qu’il est souvent plus difficile de concilier obligations familiales et emploi sur le marché du travail en temps de crise. Quand les femmes entrent sur le marché du travail, leur famille doit trouver des solutions pour compenser le travail qu’elles n’effectuent plus à la maison. Les hommes au chômage prennent parfois en charge certaines tâches domestiques et le travail de care, mais les femmes, de leur côté, voient leur charge de travail s’intensifier de différentes manières12. Si les femmes ne travaillent pas davantage, certaines tâches domestiques et reproductives sont négligées, et le fonctionnement du ménage – par exemple la prise en charge des enfants et des personnes âgées – s’en trouve perturbé. De plus, dans ce contexte de crise, les politiques visant à faciliter cette conciliation ont été mises de côté. Dans le cas de l’Espagne, par exemple, la crise est devenue un prétexte pour renoncer à la mise en application de certaines des lois votées après 1999, ce qui a amplifié certains des facteurs qui mettaient déjà sous pression de nombreuses familles, et placé les ménages les plus pauvres dans une situation particulièrement difficile13.
40Enfin, la réduction des budgets des ménages appelle souvent des stratégies qui tendent à intensifier le travail des femmes. Pour manger à la maison plutôt qu’au restaurant, par exemple, il faut passer plus de temps à faire les courses et la cuisine. De même, pour utiliser moins fréquemment les services d’un pressing, il faut faire davantage de lessives. Et dans la mesure où ce sont les femmes qui accomplissent ces tâches, la charge de la crise pèse très lourdement sur elles (Ezquerra, 2010).
41D’autres impacts liés au genre méritent également d’être mentionnés, tels ceux relevant de la démographie. La crise actuelle en Europe a, par exemple, fait reculer le taux de fécondité dans la plupart des pays. Parmi les 15 pays qui ont fourni des chiffres en 2012, 11 ont vu leur taux de fécondité diminuer sur l’année 2011. Les baisses les plus importantes ont pu être observées non seulement dans les pays les plus durement touchés par la crise, mais aussi dans les pays du Nord moins atteints par la dégradation des conditions économiques14. Ainsi, la crise de la reproduction sociale en Europe prend clairement une tournure nouvelle, représentée notamment par la crise du care15.
Repenser les politiques
42Il peut être intéressant de revisiter la Grande Dépression de 1929, ainsi que les débats de l’époque et les politiques adoptées pendant le New Deal des années 1930 pour envisager des politiques plus adaptées au traitement de la crise actuelle que la réduction de la dette et les mesures d’austérité. En effet, ces deux grandes crises présentent des similarités intéressantes, non seulement par le rôle joué par le secteur financier dans l’éclatement de la bulle spéculative, mais également par les options choisies pour traiter les problèmes du chômage, de la dépression économique, ainsi que les questions plus générales relatives au marché du travail ou à la protection sociale.
43Les deux crises ont en commun deux questions majeures liées à l’importance et aux conséquences des gains de productivité, ainsi qu’à leur répartition au sein de la population. Comme cela s’était produit durant les années 1930, les énormes gains de productivité obtenus depuis les années 1970 et 1980 grâce aux nouvelles technologies ne se sont pas traduits par une augmentation du revenu de la population active dans la plupart des pays du monde. Seul le sommet de la pyramide a perçu les bénéfices de ces progrès, ce qui a creusé les inégalités de revenu qui ont atteint des niveaux inédits. La « révolution de la productivité » s’est manifestée par l’utilisation de l’informatique à tous les niveaux de la production et dans pratiquement tous les secteurs de l’économie, a été amplifiée par le développement d’Internet, de nouveaux logiciels et la nouvelle génération de robots. Mais ce sont les détenteurs des capitaux plutôt que les travailleurs qui ont bénéficié de cette évolution. Les bénéfices et la rémunération des dirigeants ont poursuivi leur forte progression, même durant la crise, alors que le lot quotidien de la grande majorité de la population était le chômage et les baisses de salaire16. Les ouvriers, quant à eux, ont vu leurs faibles augmentations de salaire se muer en un gel, voire en une diminution de leur rémunération. Les revenus se sont donc davantage concentrés au sommet de la pyramide ; 2007 a été une année record durant laquelle 1 % de la population a perçu 23 % de la totalité des revenus (Reich, 2012).
44Ce processus de polarisation des revenus présente de nombreuses similarités avec ce qui s’est passé avant et pendant la Grande Dépression. Avant le krach de 1929, la première révolution industrielle, qui a conduit au boom économique des années 1920, a elle aussi permis des gains de productivité importants. Aux États-Unis, les revenus et la richesse se sont très fortement concentrés pour atteindre, en 1928, un niveau de concentration record comparable à celui de 2007 (Reich, 2012). Le taux de chômage élevé de la Grande Dépression a, lui aussi, accentué les inégalités17. Bien que cela ait pris du temps, le New Deal a progressivement été mis en œuvre et des politiques ont été élaborées pour remédier aux problèmes de redistribution et de précarité des conditions de vie de la main-d’œuvre, et pour redynamiser l’économie. Certaines de ces politiques sont d’une importance exceptionnelle, notamment la naissance de l’assurance chômage, l’instauration d’un système de sécurité sociale, l’indemnisation des accidents du travail, l’instauration d’un salaire minimum et la reconnaissance du droit des syndicats à négocier collectivement. De plus, la durée du travail a progressivement diminué pour atteindre 40 heures par semaine et la fiscalité progressive est devenue un outil de redistribution des revenus. Le New Deal a créé des emplois par le biais de programmes publics de grande envergure et le pays a voté différentes lois pour réglementer les marchés (Downey, 2010).
45Il est intéressant de noter que nombre de ces politiques doivent beaucoup à Frances Perkins, une femme remarquable que le président Roosevelt avait nommée secrétaire au Travail. Elle s’est battue sans relâche pour faire adopter ces mesures qui ouvraient une voie nouvelle pour la politique économique et sociale18. Comme le souligne son biographe, elle n’a malheureusement pas été reconnue à la hauteur de la tâche qu’elle a accomplie.
46En tout état de cause, et bien que les similarités qui existent entre la crise actuelle et celle des années 1930 puissent être une source d’inspiration pour explorer des voies possibles, aucune des politiques défendues par Frances Perkins – ni aucune autre politique alternative – n’a été sérieusement envisagée pour remédier à la crise actuelle. Les exemples énumérés ci-dessous illustrent certaines des pistes qui pourraient être explorées :
Les pays qui connaissent un chômage élevé pourraient envisager de recourir à la création d’emplois par le biais de programmes publics très volontaristes, par une politique d’urgence qui a donné de bons résultats pendant le New Deal. Durant la crise actuelle, c’est le phénomène inverse qui s’est produit. Les mesures d’austérité ont aggravé le chômage initialement provoqué par l’éclatement de la bulle financière, et les réformes du marché du travail ont amplifié le phénomène en donnant aux employeurs la possibilité de licencier plus facilement et à moindre coût. Pour créer des emplois, il faut injecter des capitaux dans l’économie pour la redynamiser. Mais les pays créanciers et les élites financières se sont opposés à ce type d’interventions par crainte d’une inflation trop importante. Au final, le sujet est resté en discussion et la stabilité sociale est menacée par cette paralysie politique.
Pour permettre simultanément de faire croître les revenus et de réduire les inégalités, des politiques de redistribution peuvent commencer par augmenter de façon sélective l’imposition des plus hauts revenus, particulièrement de ceux des contribuables extrêmement riches qui trônent au sommet d’une échelle des revenus actuellement très déséquilibrée. Ce type d’imposition sélective est de plus en plus souvent évoqué et accepté par une grande partie de la population. Par dessus tout, il est nécessaire de faire en sorte que les entreprises paient l’impôt sur les bénéfices, particulièrement dans un contexte où la mondialisation offre aux multinationales d’immenses possibilités d’échapper au fisc19. En parallèle, l’existence des paradis fiscaux est devenue de moins en moins acceptable et il serait nécessaire de mettre davantage sous pression les gouvernements des pays qui les hébergent de façon à obtenir leur élimination.
L’institutionnalisation et la mise en œuvre de nouvelles taxes sur les transactions financières, comme la fameuse taxe Tobin. Cette idée a eu beaucoup de succès depuis que l’économiste James Tobin l’a suggérée dans les années 1970. La taxation des flux financiers a été approuvée par le Parlement européen en 2012 et les principaux pays de l’Union européenne envisagent actuellement de la mettre en application20. Cependant, l’opposition est forte aux États-Unis et au Royaume-Uni et la mise en œuvre de ce projet sera probablement difficile étant donné la résistance acharnée des élites financières et les ressources dont elles disposent.
Comme elle l’a été dans les années 1930, la loi sur le salaire minimum doit être revue dans de nombreux pays. L’augmentation du salaire minimum est une importante mesure de redistribution qui concerne une grande partie de la population, à savoir la population active pauvre et peu rémunérée. Dans une perspective de genre, une large proportion des femmes sont concernées par les lois portant sur le salaire minimum, parce qu’elles occupent souvent des emplois faiblement rémunérés dans les secteurs tertiaire ou secondaire et dans l’économie informelle. En fait, il paraît même choquant que l’introduction d’un salaire minimum puisse être sujette à controverse dans des pays riches, comme en Allemagne après les élections de 2013.
Imposer une limite aux salaires élevés et aux autres modes de rémunération des cadres dirigeants permettrait de mieux répartir les revenus, mais aussi d’apporter une réponse aux nombreuses personnes qui aspirent simplement à la justice sociale. Certaines mesures allant dans ce sens ont déjà été mises en œuvre en France et aux États-Unis par les présidents François Hollande et Barack Obama. Mais elles n’ont jusqu’à présent concerné qu’un nombre limité de postes aux rémunérations élevées. En Suisse, au début du mois de mars 2013, une grande majorité des électeur-trices (68 %) ont approuvé la tenue d’un référendum portant sur la mise en œuvre d’un système de contrôle des salaires et des primes des hauts dirigeants et des banquiers. Le vote a eu lieu en novembre et la mesure n’a pas été approuvée, mais le fait que la votation ait eu lieu témoigne du malaise grandissant des citoyen-nes face aux fortes inégalités.
Pour garantir un niveau de vie minimal à tous les citoyens et à toutes les citoyennes, on pourrait élaborer des systèmes assurant un revenu minimum, ou « un revenu plancher » selon les termes employés par certain-es auteur-es. Les mesures de ce type doivent évidemment être financées, ce qui peut s’avérer difficile en temps de crise. Bien que cette proposition ne soit pas sans défaut, elle a été débattue dans de nombreux cercles bien avant la crise. Les femmes et leurs familles sont susceptibles de bénéficier de ce type de systèmes, particulièrement dans le cas où le fait d’avoir des enfants complique l’accès des femmes à un emploi rémunéré – par exemple pour les femmes cheffes de famille.
Du fait du chômage et de la croissance sans création d’emplois, différentes formes de partage du temps de travail sont nécessaires. La réduction de la durée hebdomadaire de travail peut être une mesure importante dans ce domaine. Elle est rendue possible par la révolution de la productivité – notamment par la robotisation croissante du travail – qui permet d’augmenter la production sans nécessairement entraîner la création de nouveaux emplois. Mais la réduction du temps de travail hebdomadaire trouverait son efficacité maximale si elle était adoptée partout dans le monde, ou au moins dans les principaux pays contributeurs au commerce international. En outre, le partage du temps de travail sous ses différentes formes – allant du temps partiel au dispositif de « chômage partiel » – est de plus en plus discuté (Commission européenne, 2010 ; ILO, 2013). De nouveau, les femmes pourraient tout particulièrement bénéficier d’une diminution du nombre d’heures travaillées étant donné, d’une part, les difficultés qu’elles rencontrent pour concilier leur vie de famille et leur travail et, d’autre part, le peu de temps qu’elles peuvent consacrer aux loisirs en comparaison avec les hommes (Floro et Komatsu, 2011).
Depuis plus de dix ans, l’Organisation internationale du travail fait pression pour que son programme en faveur d’un travail décent pour tous soit mis en œuvre afin de lutter contre la détérioration continue et l’informalisation des conditions de travail d’une grande partie de la population mondiale. Ce programme se décline en différents volets parmi lesquels l’adoption de politiques visant à créer des emplois, la garantie des droits des travailleurs et des travailleuses, l’extension de la protection sociale et l’encouragement au dialogue social sur tous ces thèmes. Ce programme s’est heurté à de nombreux obstacles dans sa conception et dans son application, mais la crise a accentué la nécessité de résoudre ce problème et le programme de l’Organisation internationale du travail est une piste qui ne peut pas être négligée.
Enfin, et parce que la crise a permis aux critiques du modèle néolibéral de se réaffirmer, les questions relatives aux systèmes productifs alternatifs sont désormais d’une plus grande importance et sont souvent évoquées. Est-il possible d’organiser la production de façon à éviter les problèmes habituels d’exploitation, d’inégalités, d’abus de pouvoir et de dégradation de l’environnement provoqués par le capitalisme ? Existe-t-il des alternatives aux principes de la rationalité économique ? L’intersectionnalité telle qu’elle est conçue par le féminisme peut-elle contribuer à l’élaboration de méthodes non discriminatoires d’organisation de la production et de la distribution ? Il n’est pas étonnant que la crise ait intensifié les discussions portant sur d’autres systèmes de production. Les coopératives et les entreprises organisées autour de la notion de bien commun suscitent un intérêt nouveau et, simultanément, se développe une sensibilité au principe de social provisioning de l’économie féministe, qui viendrait se substituer à la recherche du profit comme fondement de l’activité économique (Alperowitz, 2004 ; Perez-Orozco, 2006 ; Felber, 2012 ; Wolff, 2012). Ces alternatives marquent un tournant après plusieurs décennies de domination des principes néolibéraux.
Observations finales : comparer les crises et les modèles de développement
47Certains éléments de cette analyse permettent d’établir une comparaison entre les effets sur l’économie du care de la crise en Espagne, d’une part, et des politiques d’ajustement structurel mises en œuvre en Amérique latine et dans d’autres régions au cours des années 1980 et 1990, d’autre part – bien que ces deux périodes présentent à la fois des différences et des similarités. En Amérique latine, les politiques d’ajustement structurel ont été mises en place sous la pression des institutions associées au consensus de Washington, en particulier le FMI, la Banque mondiale et les élites financières et commerciales internationales ; les pays européens touchés par la crise ont eux aussi été contraints d’adopter des politiques similaires, cette fois dictées par les institutions européennes comme la Banque centrale européenne – même si là encore le FMI a joué un rôle de supervision – et fortement influencées par certains pays créanciers comme l’Allemagne. Ceci s’applique clairement au cas de l’Espagne.
48Alors que les politiques d’ajustement structurel ont été adoptées en réponse à une crise de la dette provoquée par des déficits extérieurs chroniques et une pénurie de capitaux dans les pays en développement, la crise de la dette qui a frappé les pays du Nord a été à bien des égards auto-infligée et provoquée par les politiques néolibérales. En Amérique latine, les politiques d’ajustement structurel ont fait des années 1980 une décennie perdue et à l’heure actuelle, certains pays sont à leur tour confrontés à la menace d’une décennie perdue, par exemple les pays méditerranéens qui connaissent les taux de chômage et de croissance les plus dramatiques. Le chômage et les coupes budgétaires ont eu des effets négatifs directs sur les budgets des ménages, contraignant les familles à diminuer leurs dépenses et à réorganiser le care de manière différente en fonction du genre, de l’âge et de la classe sociale. Comme dans les pays en développement durant la période des PAS, et à des degrés divers, la crise en Europe a clairement fait reculer la construction de l’État providence. Au cours des deux périodes, la mise en œuvre de politiques orthodoxes a accentué la pauvreté. Au Nord, le risque est plus grand de voir se perdre des droits et des avantages importants parce que les bénéfices de l’État providence y avaient été plus largement distribués. Comme nous l’avons déjà mentionné, certaines des dimensions de cette régression sont genrées, notamment en raison du recul des politiques pour l’égalité de genre ou de celles visant à permettre une meilleure conciliation entre vie privée et vie professionnelle.
49Dans les deux cas, les objectifs du processus d’ajustement étaient de trois ordres : a) épargner au secteur financier les conséquences des politiques inconsidérées qu’il avait lui-même mises en place dans le secteur du crédit et de la dette, b) adapter les budgets publics aux exigences souvent imposées par des institutions externes, et c) restructurer l’économie pour abaisser le coût du travail, réorganiser la production selon les critères du marché dans le but de relancer la croissance économique. Les politiques menées spécifiquement par les États ont été très similaires et essentiellement fondées sur les restrictions budgétaires et les mesures d’austérité, sur les privatisations et enfin sur une réduction des services sociaux. Dans un cas comme dans l’autre, le taux de chômage et la pauvreté ont augmenté et différents types de droits ont été supprimés, ce qui a permis de transférer les coûts de cet ajustement sur la plus grande partie de la population, tout en « sauvant » le secteur financier (Gálvez et Torres, 2010 ; Balakrishnan et Elson, 2011 ; Rodriguez et López, 2011).
50Il est important de comparer les dimensions de genre des deux crises. D’une part, les politiques d’ajustement structurel ont été très importantes, parce qu’elles ont permis de comprendre en quoi les effets des politiques mises en œuvre étaient différenciés selon le genre. Pour la première fois, les féministes ont pris conscience du fait que certains effets négatifs des politiques pouvaient être spécifiques aux femmes, comme l’augmentation de leur charge de travail et les effets du recul de la protection sociale (Molyneux et Razavi, 2002). Comme nous l’avons souligné, c’est à la fin des années 1980 que les premières études visant à analyser ces effets en Afrique et en Amérique latine ont été menées. Les économistes féministes se sont alors davantage impliquées dans les politiques macro-économiques et ont montré que la macroéconomie n’était pas neutre du point de vue du genre, contrairement à ce que l’on avait toujours supposé (Elson, 1987, 1995 ; Benería, 1999b). Cette prise de conscience a été utile quand la crise s’est déclenchée dans les pays du Nord ; les dimensions de genre de la crise ont pu être analysées d’emblée (Hartmann et al., 2010 ; Antonopoulos et Kim, 2010 ; Gálvez et Torres, 2010). Il va sans dire qu’une analyse de ces dimensions de genre doit prendre en considération les complexités de l’intersectionnalité ; les conséquences de la crise ne sont évidemment pas les mêmes pour toutes les femmes, car elles dépendent du statut social et des identités propres de chaque femme.
51Au moins dans le cas de l’Espagne, ces dimensions de genre ont été explicites dès le début de la crise. Les responsables politiques eux-mêmes étaient idéologiquement conscients de ces problématiques. Le gouvernement socialiste a, par exemple, été contraint de supprimer le ministère de l’Égalité en 2010 pour répondre aux impératifs imposés par l’austérité. De même, comme nous l’avons mentionné, dès l’arrivée au pouvoir du gouvernement conservateur après les élections de 2011, les restrictions budgétaires se sont doublées d’une remise en cause des politiques mises en œuvre auparavant pour faire progresser l’égalité de genre et les droits des femmes. Dans les faits, la crise a servi de prétexte pour replacer sur le devant de la scène certaines idées politiques chères aux forces conservatrices. Ces idées sont à l’œuvre notamment dans les changements que le gouvernement propose actuellement dans le domaine de l’éducation et dans la reprise des débats sur l’avortement qui menacent certains des acquis féministes. En résumé, les politiques adoptées au cours de ces deux périodes ont eu des effets néfastes pour les femmes et, de surcroît, leurs coûts sociaux ont lourdement pesé sur une grande partie de la population.
52Parmi les similitudes entre les deux crises, on peut mentionner le fait que, au cours des deux périodes, les politiques macroéconomiques ont été utilisées pour renforcer le modèle néolibéral hégémonique. Même si les gouvernements ont joué un rôle déterminant dans l’adoption et la mise en œuvre des programmes d’austérité, ce sont les élites financières qui ont dicté les politiques économiques en mettant l’accent sur la « liberté » du marché. Dans les deux cas, des politiques sociales rétrogrades ont été mises en œuvre et les inégalités économiques et sociales se sont accentuées. Au Sud, les politiques d’ajustement structurel ont marqué la fin de l’ancien modèle de développement fondé sur des investissements publics importants et sur divers degrés de protection sociale ; une importance nouvelle a été accordée au secteur privé, ainsi qu’à l’expansion et à l’approfondissement des marchés. De même, au Nord, le néolibéralisme a renforcé la « société de marché » et contribué au démantèlement de l’État providence. Alors qu’en l’Amérique latine, les politiques d’ajustement structurel ont représenté un grand pas vers la mondialisation des économies de la région, en Europe, presque trente ans plus tard, les économies avaient déjà acquis un caractère très fortement mondialisé. En fait, certaines de ces politiques visent à compenser les effets négatifs de la mondialisation sur la compétitivité de ces pays à l’échelle mondiale, particulièrement face à des concurrents comme la Chine et l’Inde qui disposent d’une main-d’œuvre peu rémunérée.
53Finalement, du fait de la décennie perdue et des crises qui ont suivi en Amérique latine, mais également des coûts sociaux de l’ajustement, le modèle de développement néolibéral a été fortement critiqué et remis en cause. Depuis lors, différentes tentatives ont été faites pour construire des modèles alternatifs dans des pays comme l’Argentine, la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela, entre autres. Il va être intéressant de suivre l’évolution de ces modèles et les succès qu’ils remporteront lorsqu’ils expérimenteront des politiques plus collectives et plus réceptives aux demandes de la population. La crise qui a frappé les pays du Nord a également incité à rechercher des solutions aux problèmes qui l’ont causée et à explorer des voies différentes de celle du néolibéralisme et de son modèle actuel non durable. Parce que le libéralisme pose des problèmes particuliers d’inégalité de genre, les femmes ont un rôle très spécifique à jouer dans cette recherche.
Bibliographie
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Notes de bas de page
2 Pour plus de détails sur ce point, voir Benería et Sen, 1981.
3 Pour plus de détails sur ce point, voir Benería, 1999a.
4 NDT : la façon dont les agents économiques se procurent les biens et services nécessaires à leur subsistance.
5 Malgré des débats continuels et même une résistance à ces changements, les preuves de l’évolution des valeurs et des attitudes étaient incontestables. Comme l’a affirmé un article du New York Times en 1997, « la croissance des marchés libres étant acceptée dans le monde entier, les débats se concentrent moins sur le fait de savoir si la cupidité est bonne ou mauvaise que sur le bien-fondé des super-bonus et sur la nécessité de contrôler spécifiquement leur montant. » Pour plus de détails sur ces arguments, voir Benería (1999a).
6 « In praise of the Davos man » The Economist, 1er février 1997.
7 Le World Development Report 2012 de la Banque mondiale sur l’égalité de genre regorge d’informations sur ce sujet, mais il tend à « vanter » les progrès réalisés en matière d’égalité de genre sans se préoccuper suffisamment du caractère intersectionnel des divers facteurs d’inégalité, par exemple la classe et les autres facteurs comme la race, l’ethnicité et la nationalité, entre autres.
8 Compte tenu des difficultés liées au recueil des données statistiques sur l’économie informelle, les informations concernant la proportion de femmes dans les activités informelles sont souvent rares ou peu fiables. Les estimations montrent de fortes variations en fonction du pays et de la région. Les femmes représentent souvent plus de 50 % des travailleurs agricoles indépendants et occupent une grande majorité dans les emplois informels, par exemple dans les pays africains (Charmes, 2000). Des études portant sur l’Amérique latine et sur d’autres régions ont également montré la forte participation des femmes à l’économie informelle, même si les proportions sont variables (Benería et Floro, 2006 ; Floro et Messier, 2010).
9 Pour illustrer l’importance de la migration féminine internationale, voir les articles du numéro spécial de la revue Feminist Economics, 18 (2), avril 2012.
10 Les exemples sont nombreux et ils ont été suffisamment rendus publics pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en donner des preuves. Nous nous contenterons de mentionner le rapport de la commission du Congrès créée par le président Obama en 2009 pour analyser les origines de la crise financière aux États-Unis. Rendu public en janvier 2010, il était très critique à l’égard des politiques relatives à Wall Street, et il affirmait que la crise « aurait pu être évitée » (Financial Crisis Inquiry Report, 2011).
11 Voir par exemple le rapport sur l’effondrement de l’usine Rana Plaza au Bangladesh, au début de l’année 2013, qui a causé la mort de 1 129 personnes et en a blessé 2 500 autres (Hussein, 2013).
12 En Espagne, par exemple, la participation des hommes aux tâches domestiques non rémunérées a augmenté pendant la crise. Selon une étude réalisée en 2009-2010 par l’Institut national de la statistique, 74,7 % des hommes et 91,9 % des femmes participaient à ces activités. Mais, en moyenne, les femmes consacraient encore quotidiennement deux heures de plus que les hommes au travail domestique et reproductif non rémunéré (Duran, 2011 ; OECD, 2011).
13 Ainsi, la prétendue loi sur la dépendance votée en 2007 visait à répondre aux besoins spécifiques des familles des personnes handicapées et prévoyait notamment le versement d’indemnités aux personnes qui les prennent en charge. La loi a d’emblée rencontré de nombreuses difficultés d’application et a été mise en œuvre à des degrés divers dans chaque communauté autonome. Mais dès l’éclatement de la crise, les coupes budgétaires dans les services publics et la tendance du nouveau gouvernement conservateur à privatiser certains secteurs ont pratiquement réduit à néant la portée et l’efficacité de la loi (Benería et Martínez, 2010, 2013).
14 Ainsi, en Espagne, le taux de fécondité a chuté de 1,46 en 2008 à 1,38 en 2011, celui de la Lettonie de 1,44 à moins de 1,20 et celui de la Norvège de 1,95 à 1,88. Voir « Europe’s other crisis », The Economist, 30 juin 2012, imprimé à Vienne.
15 Pour plus de détails sur ce point, voir Benería et Martínez (2010).
16 Ainsi, aux États-Unis, les revenus des dirigeants des grandes entreprises ont augmenté de 23 % en 2010, tandis que les salaires moyens ont diminué en termes réels sur la même période (Joshi, 2011).
17 Comme Stiglitz (2012) et de nombreux autres l’ont dit haut et fort, les inégalités croissantes compromettent l’avenir économique de diverses manières. Outre le fait que, le plus souvent, elles causent une stagnation de la consommation et limitent les perspectives, les inégalités violent les principes d’éthique et de justice auxquels les populations sont fortement attachées, et provoquent, de ce fait, des tensions sociales. À l’opposé, la position des conservateurs consiste à considérer l’égalité du point de vue de l’économie et repose sur les principes de l’économie de l’offre, cette dernière supposant que les plus hauts revenus ruisselleront vers le bas de la pyramide sous la forme de nouveaux investissements et d’innovations, lesquels créeront à leur tour des emplois et dynamiseront l’économie. Il n’existe aucune preuve que le néolibéralisme ait, dans les faits, produit un tel phénomène.
18 Pour plus d’informations sur les politiques et les luttes menées par Frances Perkins dans le gouvernement de Roosevelt, voir Downey (2010).
19 Avec la mondialisation, les multinationales ont de plus en plus utilisé la possibilité de transférer les bénéfices réalisés vers la comptabilité d’une entité juridique déclarée dans un pays à plus faible taux d’imposition. Les bénéfices des activités espagnoles de Google sont, par exemple, déclarés en Irlande où l’imposition sur les sociétés est plus basse. Une enquête a récemment été menée à ce sujet, enquête suite à laquelle le gouvernement espagnol a pris quelques mesures (El País, 24 janvier 2012).
20 Pour de plus amples détails, voir « Brussels proposes 30 billion euros Tobin tax », Financial Times, 14 février 2013.
Auteur
Lourdes Benería est professeure émérite dans le département de planification régionale et urbaine de l’université de Cornell. Elle a obtenu un doctorat en économie à l’université de Columbia en 1975. Elle a commencé à travailler sur les questions de genre et développement international en 1977-1979 en tant que coordinatrice du programme pour les femmes rurales du BIT. Elle a ensuite continué à travailler pour des projets des Nations unies et pour d’autres réseaux internationaux. Ses publications portent sur les marchés du travail, le travail des femmes, le genre et développement, la globalisation, le développement de l’Amérique latine et, actuellement, sur les migrations internationales et la crise en Europe. Elle a présidé l’Association internationale pour l’économie féministe (Iaffe) et est membre de la rédaction de la revue Feminist Economics.
lbeneria@cornell.edu
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