Introduction
Le genre, un outil nécessaire d’analyse pour le changement social
p. 25-39
Texte intégral
1La pensée féministe, « acculée » à déconstruire et reconstruire sans cesse, est d’un apport heuristique incontestable. Cet ouvrage s’efforce de montrer en quoi le concept de genre1 permet de revisiter les études de développement, pour faire reconnaître que les études de développement sans le genre ne sont pas possibles.
2Le genre s’intéresse fondamentalement au pouvoir. Il est un outil d’analyse qui permet de comprendre la construction historique, sociale et culturelle des différences, des inégalités. Le concept de genre « s’inscrit dans le féminisme, il n’en est pas un avatar adouci qui le rendrait acceptable » (Bisilliat et Verschuur, 2000 : 14). Il est un outil qui doit être reforgé, redéployé, renouvelé sous le prisme des mouvements et études féministes ayant des points de vue différents, dans le contexte du capitalisme globalisé et des crises.
3Le genre est nécessaire pour comprendre le « développement du sous-développement », comme certains désignaient le processus de mondialisation du capitalisme dans le « Tiers Monde », caractérisé par l’accroissement de la prospérité de certains et de l’exclusion des autres. Et pourtant, le genre reste encore caché, sous le développement.
4Les écrits sur genre et développement circulent peu entre spécialistes et non-spécialistes, tout au moins dans le contexte francophone. Beaucoup de non-spécialistes ne souhaitent pas « ouvrir la boîte noire » des rapports sociaux de genre de crainte d’introduire un degré de complexification à l’analyse. Le désintérêt porte aussi, y compris chez des femmes, sur un déni de reconnaissance des rapports de pouvoirs spécifiques au genre au nom d’une égalité idéalisée et référentielle. Ces écrits souffrent alors d’un effet ghetto préjudiciable, démontrant une résistance tenace au genre. D’autres se contentent de comprendre le genre comme une simple variable de diversité : les femmes, les hommes, les jeunes, etc. Cet ouvrage, didactique, a pour ambition de donner des clés de lecture et de repérage dans cette riche littérature afin d’accompagner une compréhension de la complexité des rapports croisés de genre et de développement.
5Bien que les droits des femmes se soient imposés comme une évidence grâce aux luttes féministes, depuis le xixe siècle, et bien que le genre se soit introduit dans le répertoire du développement depuis les années 1980, ce concept reste en effet marginal, le plus souvent utilisé comme un cache-sexe, comme un euphémisme pour ne pas évoquer le pouvoir, la subordination des femmes.
6Les sciences sociales « normâles » (Chabaud-Rychter et al., 2010 : 13) pensent au masculin sans en avoir conscience. Les théories, censées être neutres ou objectives, sont en fait aveugles aux inégalités de genre. Les théories et discours sur le « développement » ont tendance à considérer que les expériences des femmes subalternisées sont insignifiantes et en marge des questions conceptuelles. Nous affirmons au contraire que la thématique « genre et développement » n’est pas une catégorie particulière de travaux d’un ensemble général. Il ne s’agit pas d’inclure les travaux de chercheur-es dont le point de vue serait particulier, sexué, voire militant et non scientifique (Devreux, 1995), par opposition à ceux d’une catégorie de chercheur-es dont le point de vue serait objectif, neutre. Les études de genre ont une portée heuristique dans toutes les disciplines et champs d’étude, et ne sont pas limitées à certains domaines, la famille, la santé, le social, voire l’agriculture… Les guerres, l’économie et les finances, la diplomatie, le droit, aucun domaine ou discipline n’est « neutre ».
7Le genre s’inscrit dans les symboles et le langage, les normes et valeurs, traverse les institutions et les nations. Il s’intéresse à comprendre comment les actrices et acteurs au cours de leurs activités et interactions fabriquent la vie sociale. Il donne une perspective différente, en observant le quotidien situé des pratiques, le sens donné par les actrices et acteurs à leurs pratiques, à leurs points de vue, à la diversité de leurs expériences, à leur inventivité (Granié et Guétat-Bernard, 2006). Il reconnaît que les personnes ont des marges de manœuvre, des capacités de changement, qu’elles peuvent se constituer en sujet de leur propre histoire. Le positionnement est fort, il s’agit de reconnaître que les situations de subordination laissent malgré tout des marges d’interprétation et d’action aux femmes. L’enjeu classique, mais à réaffirmer, est celui de leur visibilité et de leur possibilité à se constituer en sujet, ce qui engage une reconnaissance sociale
8Appréhender l’analyse sociale par le genre, c’est comprendre les constructions sociales des féminités et des masculinités dans leur dynamique et interaction ; c’est reconnaître leur diversité, car elles sont traversées par d’autres catégories, de classe, de race2 ; c’est analyser les places et engagements des femmes et des hommes et les rapports sociaux qu’ils et elles construisent. Mais entrer dans l’histoire sociale par le genre, c’est aussi et encore parler des femmes spécifiquement.
9Les études de genre, en mettant l’accent sur la question de la reproduction sociale ainsi que sur l’articulation des rapports sociaux dans la sphère reproductive et productive, portent un coup de projecteur sur la « cause essentielle du sous-développement en même temps que de la prospérité du secteur capitaliste » (Meillassoux, 1975 : 149). Elles permettent ainsi de comprendre les mécanismes de reproduction des inégalités dans le développement.
10Des chercheur-es et spécialistes de différentes origines géographiques ont apporté leurs contributions à cet ouvrage, qui établit des ponts et contribue à faire connaître les travaux de différentes écoles et systèmes de pensée liés aux divers mouvements féministes. Ceux des francophones, moins connus des anglophones, ceux des hispanophones, dont les autres sont redevables, mais qui ne sont pas assez reconnus et diffusés, ceux des anglophones, mieux connus mais parfois dispersés. Cet ouvrage, publié à la fois en français et en anglais, et nous l’espérons, en espagnol, y contribue.
11En France, les théories féministes ont une longue histoire, mais se sont penchées tardivement et peu sur la problématique du développement. De leur côté, les réseaux féministes anglophones et nordiques ont fait des liens entre les études de genre et celles du développement depuis plus longtemps ; ils sont ainsi plus présents dans le système international de production de connaissances. Le sentiment de domination d’un discours « expert » explique en France la résistance au concept de genre d’autant que les féministes francophones l’ont analysé comme un recul théorique par rapport à celui de rapports sociaux de sexe qui, en langue française, désigne explicitement un rapport de pouvoir. Les féministes populaires ou autonomes hispanophones, non hégémoniques, ont aussi des réticences à son utilisation : les craintes portent sur la technicisation, la dépolitisation et l’ONG-isation des mouvements de femmes. Les perspectives décoloniales, qui déplacent les points de vue (depuis le black feminism, les indigènes, les migrant-es, les subalternes dans les espaces du Nord, par exemple), sans pour autant déserter le terrain des luttes sociales concrètes, ont permis de relier la critique culturelle à celle de l’économie politique. Elles contribuent à renouveler la pensée féministe sur le développement, aux Nords et aux Suds. Cet ouvrage, grâce aux apports de chercheur-es d’horizons et de systèmes de pensée divers, contribue à la fertilisation croisée des réflexions sur le concept de genre dans le développement, de sa portée analytique, mais aussi transformatrice en tant que force de propositions.
12La première spécificité de la pensée féministe consiste à déconstruire systématiquement les catégories usuellement employées – lesquelles sont non seulement inadéquates mais porteuses d’invisibilité, de biais et de hiérarchies –, puis à reconstruire des schèmes d’analyse.
13La recherche féministe adopte un point de vue anti-positiviste et situé, avec la conviction que l’objectivité prétendue de la science n’existe pas, mais que la réflexivité doit faire partie intégrante de l’analyse. C’est une science des pratiques et des sujets qui traverse les champs disciplinaires. Convaincue de la dimension systémique et diachronique des rapports sociaux de genre, elle plaide pour l’interdisciplinarité, le croisement des regards, la mutualisation des méthodes et des concepts.
14La recherche féministe est à la fois un projet intellectuel et politique. C’est un projet intellectuel, au sens où elle vise le renouvellement permanent des concepts. C’est un projet politique, au sens où les concepts ne visent pas l’élaboration de vérités universelles, mais la contribution à des sociétés plus justes et plus démocratiques. Recherche et engagement ne sont pas pensés comme des sphères cloisonnées et incompatibles, mais se nourrissent mutuellement. Dans tous les domaines, les réflexions théoriques s’inspirent de problématiques souvent définies au sein des mouvements féministes, et en retour elles alimentent l’action en élaborant des cadres de référence et en redéfinissant l’univers des possibles (Ollivier et Tremblay, 2000 : 38). C’est l’ancrage dans les mouvements sociaux qui a permis à la recherche féministe de contribuer au renouvellement des savoirs, des pratiques et des méthodes d’actions. D’où une attention particulière portée à la demande sociale, et aux allers-retours incessants entre recherche, expertise et militantisme. Les textes de Fenneke Reysoo (anthropologie) et celui d’Agnès Adjamagbo et Thérèse Locoh (démographie) illustrent cette fertilisation croisée. Celui d’Isabelle Guérin (chercheure) et de Miriam Nobre (présidente de la Marche mondiale des femmes au moment de la rédaction) est le fruit d’un dialogue entre recherche et militantisme. Divers autres textes indiquent combien la méthode de recherche-action est centrale dans les recherches féministes. Le texte de Sonia Alvarez (sociologue) signale également non seulement combien ces interactions entre bailleurs de fonds, chercheur-es et militantes sont fécondes, mais aussi combien ces liaisons peuvent être dangereuses, entraînant parfois une perte de vision critique. De cet ancrage dans l’action et l’engagement résultent ainsi des trajectoires chaotiques, faites de stratégies et de tactiques pas toujours contrôlées, de tâtonnements et de bricolages, mais aussi de réactivité et de résistance, avec des effets parfois peu maîtrisés et, parfois, inverses aux causes avancées. Du fait de cet ancrage dans l’action, mais aussi de difficultés de légitimité – et donc de financement – au sein des sphères académiques, la production de savoir a été étroitement liée aux soutiens financiers de certaines agences de coopération et/ou institutions internationales. Cette interdépendance a été particulièrement marquée lors de la période de construction de ce champ de savoir, au moment de la décennie des Nations unies pour les femmes (1975-1985) et les grandes conférences internationales qui ont suivi. Cette interdépendance explique en grande partie pourquoi le savoir sur genre et développement s’est construit de manière très inégale entre régions et entre disciplines. Les agences de coopération des pays nordiques et anglophones ont contribué beaucoup plus à cet effort, grâce aux pressions des mouvements féministes dans ces pays, où existait aussi un intérêt plus important pour la problématique de développement (Verschuur, 2009). Cela a contribué non seulement au déséquilibre dans la construction des savoirs entre francophones et anglophones, mais aussi à la faible intégration des apports pourtant considérables des théories féministes françaises dans l’élaboration de la pensée genre et développement. De la même manière, certains champs disciplinaires ont été relativement réfractaires aux études féministes, comme l’économie ou le droit ; d’autres n’ont saisi qu’une facette extrêmement réductrice du genre, comme par exemple la sociologie du développement, alors que d’autres disciplines s’en sont plus emparées, comme la démographie.
15Le concept de genre défendu ici s’inscrit dans une pensée féministe définie par un engagement assumé pour la transformation sociale et pour une justice meilleure, qu’il s’agisse des femmes, mais aussi de l’ensemble des catégories marginalisées. Les recherches féministes sont plurielles, traversées de controverses et de désaccords multiples, et les travaux sur le développement ne sont pas une exception. Elles se distinguent néanmoins par une posture épistémologique largement partagée, dont elles n’ont pas le monopole, mais qu’elles ont largement contribué à enrichir.
Présentation de l’ouvrage
16La première partie est consacrée à un éclairage des disciplines mobilisées dans les études de développement à la lumière du concept de genre. Comment certain-es auteur-es dans leur champ disciplinaire se sont-elles/ils saisi-es des apports des études féministes pour discuter et renouveler concepts et méthodes ? L’objectif est fort ambitieux et l’ouvrage n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Certaines disciplines ont été laissées de côté et, pour celles abordées ici, les auteur-es ont parfois fait le choix de se limiter à certaines thématiques. Cet état des lieux met en évidence la très grande diversité des approches, plus ou moins radicales et contestataires, plus ou moins entendues et consensuelles. Les controverses illustrent des divergences relatives tant aux disciplines (l’économie est-elle une science des choix, de la production ou de la répartition et de la redistribution ? Le droit est-il un reflet des sociétés ou un moteur de changement social ?, etc.) qu’au concept même de genre.
17Pour ouvrir cet état des lieux disciplinaire, Christine Verschuur propose de revisiter l’histoire du développement et le concept même de développement au prisme du genre. L’enjeu est double. Il s’agit tout d’abord de rendre visible l’invisible : réhabiliter les réalités et les luttes locales, rendre justice aux actions mais aussi à la parole des groupes subalternes, dont les femmes, qui ont été niés, méprisés, effacés par l’histoire. Le genre remet le pouvoir au centre de l’analyse des changements. Rendre visible l’invisible, c’est aussi insister sur un rouage central du développement, celui de la reproduction sociale. Déjà largement pointée du doigt par l’anthropologie marxiste des années 1970 lorsqu’elle dénonçait la manière dont le capitalisme se nourrissait des rapports sociaux de type domestique – plus qu’il ne les détruisait –, cette question est plus que jamais d’actualité du fait de la globalisation de la reproduction sociale. Il s’agit ensuite de repenser les cadres d’analyses puis d’action. La richesse des perspectives féministes et décoloniales, explique Christine Verschuur, consiste à saisir simultanément agencéité et domination, à mettre en évidence la dimension sociale, symbolique, et culturelle du pouvoir, autant que la dimension économique. Tout en reconnaissant les contraintes structurelles du capitalisme globalisé, et après l’échec retentissant et avéré des théories du développement de type trickle down, elle propose de s’intéresser au bubble up, de valoriser les luttes et initiatives locales, concrètes et culturelles, porteuses d’alternatives.
18Pour retracer le parcours de l’anthropologie féministe et ses apports successifs, Fenneke Reysoo s’est appuyée sur l’exemple des Pays-Bas. Elle souligne son ancrage dans une épistémologie critique, tant à l’égard de l’ethnocentrisme que de l’androcentrisme, l’exercice répété de déconstruction de catégories binaires et hiérarchisées, l’examen systématique de l’ampleur, de l’inertie et de la multiplicité des dominations, mais aussi la mise en lumière d’espaces « d’inventivité créative ». L’auteure nous interpelle également sur les fragilités de l’anthropologie féministe et ses luttes, tant avec le monde de la coopération dont elle dépend étroitement tout en courant un risque permanent d’instrumentalisation, qu’à l’égard du monde académique qui, bien souvent, la néglige.
19L’état des lieux souligne les avancées, mais aussi les résistances multiples. Il met en exergue des degrés d’avancements très inégaux entre disciplines, comme nous l’évoquions plus haut. Le contraste entre la démographie et la sociologie est particulièrement frappant. La démographie, comme le montrent Agnès Adjamagbo et Thérèse Locoh, s’est nourrie des apports féministes pour enrichir les méthodes, croiser les disciplines et ainsi renouveler les théories de la transition démographique et de la fécondité, mais aussi de la santé, des migrations et de la nuptialité. Les différentes facettes des comportements et pratiques démographiques apparaissent comme des trajectoires complexes, situées et que seule une approche systémique des rapports sociaux de genre en vigueur dans les sociétés étudiées peut éclairer.
20La sociologie du développement en revanche, nous disent Blandine Destremeau et Bruno Lautier, est restée enfermée dans une approche microsociologique aveugle au politique et au pouvoir, hermétique aux apports de la sociologie féministe, décoloniale et intersectionnelle. Pour le montrer, les auteur-es se sont penché-es sur les études de la pauvreté. Ils montrent comment le genre a été banalisé, instrumentalisé, naturalisant les rôles familiaux sans déconstruire la rematernalisation, légitimant le retrait étatique. Les auteur-es considèrent que les « pauvretologues » n’ont introduit le genre que dans sa « valeur heuristique négative » en le réduisant à une dimension fonctionnelle et additive qui pervertit complètement sa définition originelle.
21En examinant le rôle central des institutions dans l’économie ainsi que leur dimension genrée, Irene van Staveren et Olasunbo Odebode réhabilitent un combat ancien des économistes hétérodoxes (mais très largement occulté par l’hégémonie du paradigme néoclassique), tout en le renouvelant. Elles emploient le terme d’institutions pour indiquer que les normes sociales et la culture influencent les décisions économiques, et que les comportements économiques contribuent à forger les normes sociales et culturelles. Les marchés et l’allocation des ressources ne sont pas le fruit d’une confrontation entre offre et demande mais d’un construit social, historique et politique où les institutions sociales (législation, règles et normes) jouent un rôle déterminant. Plus encore, et c’est ici que le genre permet de renouveler les perspectives et de rediscuter les concepts, certaines institutions sont neutres du point de vue des inégalités (de genre mais aussi de classe, de race de religion, etc.), tandis que d’autres ne le sont pas, et c’est cette asymétrie qu’il faut mettre en évidence et comprendre pour pouvoir la dénoncer et la combattre. Battant en brèche un postulat central de la discipline, mais également très présent dans de nombreuses politiques de développement, les auteures montrent que l’accès aux ressources matérielles est une condition nécessaire, mais pas suffisante de l’émancipation des groupes de personnes dominées, et notamment des femmes.
22C’est au droit que le chapitre suivant est consacré. Isabel Cristina Jaramillo passe en revue la diversité des approches. Appréhender le droit dans une perspective féministe, c’est dénoncer la dimension androcentrée, mais aussi euro-centrée et néolibérale de la loi et de ses applications. Par exemple, l’approche punitive de la violence sexuelle et domestique, caractéristique de la période néolibérale, revient à considérer celle-ci comme une faute morale et individuelle et non comme reflet des inégalités de pouvoir entre hommes et femmes. Appréhender le droit dans une perspective féministe, c’est aussi refuser la prétendue neutralité des règles juridiques et montrer à quel point certaines normes et principes juridiques élémentaires comme ceux de libre choix, de consentement, de protection ou encore de propriété individuelle peuvent créer ou légitimer dominations, oppressions et discriminations. Appréhender le droit dans une perspective féministe, c’est aussi s’en saisir comme d’un outil d’équité, d’inclusion et de changement social, avec ici tous les débats autour de la parité.
23Pour aborder la manière dont les études des relations internationales sont revisitées par les études féministes, Elisabeth Prügl s’est centrée sur le thème de la sécurité. La spécificité des études féministes des relations internationales est de se pencher autrement sur l’analyse du pouvoir (centrée sur les rapports entre personnes – human-centered – et non uniquement sur l’État) et d’explorer avec cette perspective de nouveaux champs d’études (sécurité, violence). Dans son analyse sur la sécurité, Elisabeth Prügl décrit le foisonnement des débats concernant la manière dont les conflits armés (et leur résolution) reflètent et reconstruisent les rapports sociaux de genre. À travers son analyse, on voit que la perspective féministe permet à la fois de déplacer et d’élargir les questionnements, en redéfinissant les notions de victime, d’acteur/actrice et de violence. En temps de guerre comme de paix, les femmes sont tout autant victimes qu’actrices, et la réciproque est vraie pour les hommes. Tout en décrivant la pluralité des approches, l’auteure montre à quel point les perspectives englobantes et systémiques offrent une vision novatrice. Appréhendés au sein d’un continuum de violences, les conflits armés apparaissent comme un reflet et un catalyseur des normes de féminité et de masculinité, lesquelles ne sont bien évidemment pas données, mais construites historiquement et relatives à des contextes donnés.
24La seconde partie de l’ouvrage porte sur des champs d’étude spécifiques en poursuivant un objectif similaire : montrer comment le genre déplace les débats, soulève de nouvelles controverses, met en exergue l’incomplétude des paradigmes dominants, mais aussi propose un renouvellement des approches et des concepts. Ici encore, la liste des thèmes choisis est très partielle et lacunaire. Elle offre néanmoins un aperçu des avancées, des apports et des défis de la recherche féministe sur le développement.
25Bina Agarwal repense les questions d’action collective et de gestion des ressources naturelles à l’appui d’une grille d’analyse chère aux économistes (équité/efficacité), mais revisitée dans une perspective féministe, et en partant d’une étude de cas spécifique (la gestion des ressources forestières en Inde). Elle montre dans quelle mesure les groupements de femmes sont plus justes et plus efficaces. La construction sociale de cette différence est analysée : elle ne reflète pas une quelconque prédisposition à l’altruisme, à l’engagement ou au respect de la nature. Ce sont bien les contraintes symboliques, matérielles et sociales des femmes, leurs obligations domestiques, leur dépendance plus forte à l’égard des ressources naturelles et des réseaux sociaux locaux qui les incitent et les contraignent à s’engager plus activement dans ce type de collectif. Bien au-delà de l’étude de cas, l’analyse proposée conduit à repenser les pratiques d’engagement, d’agir collectif et de rapport à la nature en considérant qu’elles sont indissociables des systèmes de contraintes et de dépendance des sujets concernés.
26Hélène Guétat-Bernard analyse les questions rurales et agricoles à partir des préoccupations portées par les agricultrices en France et au Brésil depuis les modernisations agricoles. Le point de départ est de considérer que, si les cadres sociaux sont contraignants, ils construisent aussi, à partir des places socialement construites et historiquement et spatialement situées, des contextes de pratiques et d’expériences pour les femmes comme pour les hommes, qui sont aujourd’hui sources de reconnaissance. L’enjeu est aujourd’hui de renégocier la position des valeurs et de considérer la précaution, l’attention comme des préoccupations essentielles à partager, universellement. C’est donc une vision ontologique renouvelée que propose la pensée féministe autour d’individus hommes et femmes se considérant comme interdépendant-es des gens et du monde. Les agricultrices se sont engagées pour une reconnaissance de leur statut et de leur travail spécifique sur les exploitations ; elles se sont aussi préoccupées de longue date des effets des modèles productifs sur les écosystèmes.
27Cette articulation entre travail productif et reproductif et la critique de ces catégories sont toujours et encore une préoccupation spécifique de la pensée féministe. Il s’agit ici encore de dénoncer ces catégories ou de rendre visible le temps de travail des femmes marginalisées. Si les travaux sur le care, entendu comme échange économico-affectif (Verschuur, 2013), font l’objet de débats, ils ont permis de souligner aussi l’intérêt pour une posture anti-utilitariste et de dénoncer le glissement vers une vision comptable du monde. Dans le care s’exprime aussi le sans prix, le don-contre-don si essentiel à ce qui fonde l’existence des personnes humaines sur terre, dans leurs rapports au monde, aux autres, aux choses. C’est donc à une révolution de la valeur qu’engagent les travaux sur le care, y compris le « care environnemental » (Laugier, 2012).
28Le chapitre sur les migrations de Christine Catarino et Laura Oso rappelle que la pensée féministe a inscrit au cœur du débat la place que tiennent les femmes migrantes dans les activités reproductives occupant un rôle (non reconnu) au cœur de la dynamique du capitalisme. Toutefois, dans la pensée féministe, focalisée sur le rôle des migrantes sur ces apports, peu de débats ont porté sur la place des hommes dans la reproduction sociale. On est bien là dans un débat présent dans d’autres contributions : en rappelant que les reproches sur les « travaux relatifs aux chaînes de soins ont pu essentialiser les femmes en les cantonnant dans la maternité », l’enjeu est de reconnaître la place que peuvent et doivent aussi occuper les hommes dans les temps et les activités d’attention et de protection. Un des enjeux de l’approche féministe est de se pencher sur la construction sociale des masculinités, en mouvement. En creux, on retrouve dans cette contribution comme dans d’autres un intérêt porté aux contestations des masculinités hégémoniques.
29L’intérêt de l’ouvrage porte aussi sur la mise en débat de positionnements différenciés, comme celui exposé dans la contribution de Jules Falquet. S’appuyant sur la pensée féministe matérialiste francophone, elle défend l’analyse d’une « double logique d’appropriation et d’exploitation dans laquelle sont prises les femmes ». Le discours de la mondialisation néolibérale relayé par les organismes internationaux, selon lequel la salarisation libérerait les femmes, est analysé comme une « grande arnaque ». Jules Falquet soutient l’idée que les rapports salariaux (d’exploitation) ne se sont pas substitués aux logiques d’appropriation qui président aussi bien aux processus de construction des rapports sociaux de sexe que de race ; elle parle de « vases communicants ». « Le continuum du travail considéré comme féminin » permet historiquement des rééquilibrages constants entre différents modes d’obtention du travail des femmes entre exploitation, appropriation individuelle et collective. En proposant un parallèle entre la crise de l’État providence et l’augmentation des migrations féminines dans le cadre des activités de care, les féministes ont inscrit l’exploitation des femmes migrantes au cœur de l’évolution du système capitaliste. Le care est le travail invisible des femmes et plutôt qu’une tentative de revalorisation symbolique, il est urgent, suggère l’auteure, de revendiquer une protection sociale effective et une syndicalisation sérieuse des femmes.
30Lourdes Benería, dans une analyse féministe de la crise économique actuelle, tente de produire une comparaison avec la crise de la dette et les politiques d’ajustement structurel qui ont marqué les décennies 1980 et 1990 dans plusieurs pays du Sud. Selon elle, les avancées des travaux féministes en économie reposent sur une critique radicale de la pensée orthodoxe fondée sur la rationalité économique et une vision individualiste idéalisée. La déconsidération de la solidarité et de l’éthique, mais aussi l’incapacité à penser la question environnementale, sont à l’origine de la crise actuelle. La pensée féministe en économie a, au contraire, accordé un intérêt en priorité à la valeur de l’être (le bien-être) et pas seulement de l’avoir. La pensée orthodoxe féministe n’est donc pas une pensée de la croissance économique, mais du « bien-être humain pour tous ». La crise actuelle a accentué la flexibilisation du marché de l’emploi et détruit un certain nombre d’emplois, surtout au détriment des travailleurs hommes, imposant aux femmes de trouver des solutions pour compenser les baisses de revenus de leurs conjoints, selon une situation assez comparable avec le contexte au Sud vingt ans auparavant.
31Les deux derniers chapitres portent sur les mouvements sociaux, les luttes et les alternatives. Le chapitre de Sonia Alvarez porte sur les mouvements sociaux féminins. À partir d’une généalogie des féminismes latino-américains, l’auteure offre une vision fine et nuancée de l’ONG-isation du développement, du rôle décisif, mais très ambigu de certaines organisations féministes dans la reconnaissance du genre par les agendas internationaux, de la manière dont elles ont été progressivement technocratisées et « disciplinarisées ». Mais elle montre aussi que la période contemporaine est marquée par des remises en question, un pluralisme plus fort encore des formes de luttes, notamment des luttes populaires, et un désengagement par rapport aux programmes dits de développement au profit de luttes globalisées et d’un renouvellement des alliances.
32Le chapitre sur l’économie sociale et solidaire d’Isabelle Guérin et Miriam Nobre fait le lien entre des préoccupations qui traversent plusieurs autres contributions. À partir d’une analyse de genre des expériences pratiques d’initiatives dans ce champ de l’économie sociale et solidaire, les auteures affirment l’indispensable dénonciation des dominations et oppressions qui non seulement traversent les relations de marché mais aussi, nécessairement, celles qui minent les relations hors marché. C’est précisément en les dénonçant que l’on peut pointer le danger de ces expériences si elles naturalisent le rôle des femmes, les y enferment et provoquent un surcroît de travail. Les mouvements sociaux et les expériences d’innovations productives décrites s’ancrent dans le local feminism proche des gens et des territoires, réarticulant la diversité des engagements des femmes entre productif et reproductif, privé et public. On retrouve dans cette contribution une question lancinante, présente dans plusieurs autres chapitres : le renversement de la production de valeurs pour fonder un monde non utopique, mais bien réel où les engagements « reproductifs » ne soient plus déniés ni appréhendés comme une vertu féminine, mais comme la base d’une nouvelle définition de la richesse et du bien-vivre ensemble.
33L’ouvrage démontre que le genre permet de revisiter les disciplines mobilisées dans les études de développement et certains champs d’études fondamentaux. Forgé par les études et mouvements féministes, le genre est une catégorie utile et indispensable d’analyse. Si cet ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité, il appelle à vaincre les résistances au genre, à créer des ponts entre les études féministes de systèmes de pensée et d’horizons divers, à contribuer à forger des concepts innovants. La pensée féministe est par essence critique du système capitaliste globalisé, de l’économisme, de l’androcentrisme, de l’absence de prise en compte des « autres » et du « privé », et a contribué aux efforts de décolonisation de la pensée sur le développement (Castro-Gómez et Grosfoguel, 2007 ; Fraser, 2009 ; Verschuur, 2010 ; Destremau et Verschuur, 2012). En lien avec les crises actuelles et la nécessité de trouver des alternatives anti-systémiques (Guérin et al., 2011), la pensée féministe, dans une posture fermement critique du capitalisme globalisé, renouvelle la pensée sur le développement.
Bibliographie
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Destremau B., Verschuur Ch. (dir.), 2012 – Féminismes décoloniaux, genre et développement. Revue Tiers Monde, 209. janv.-mars.
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Notes de bas de page
1 Nous utilisons dans cet ouvrage le concept de genre et rapports sociaux de genre, plutôt que celui de sexe et rapports sociaux de sexe. Ce terme s’est imposé au niveau international, tant dans le monde académique que dans les politiques de développement.
2 Le terme de race se heurte aux difficultés liées à l’adoption d’un vocabulaire produit par les stéréotypes et préjugés. La race est une construction sociale. Les rapports sociaux de race renvoient au fait que la race exprime un rapport de pouvoir. Les termes de racialisation ou d’ethnicisation visent à rendre compte des processus par lesquels certains groupes sociaux sont représentés ou s’identifient eux-mêmes à une identité de race ou ethnique. Nous utilisons dans cet ouvrage le terme de race, sans guillemets, dans ce sens.
Auteurs
Isabelle Guérin est socio-économiste et directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement dans l’unité mixte de recherche du Cessma (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes américains africains et asiatiques) et affiliée à l’Institut français de Pondichéry. Ses recherches s’intéressent à la fois aux effets inégalitaires de la financiarisation et aux modes de résistance porteurs d’innovation sociale. Elle a travaillé plus précisément sur la microfinance, le surendettement, la servitude pour dette, l’économie sociale et solidaire. Au plan théorique, ses travaux accordent une attention particulière à l’économie politique de la financiarisation (les effets structurels qui sont source de différentiation) et à son économie morale (la signification morale et culturelle des transactions économiques et financières). Elle publie régulièrement dans des revues d’études du développement telles que la World Development, Journal of Development Studies, Development and Change, Journal of International Development, Revue Tiers Monde, Autrepart, etc.
isabelle.guerin@ird.fr
Hélène Guétat-Bernard est socio-économiste et géographe, actuellement professeure de sociologie rurale et en études du développement à l’École nationale de formation agronomique (Enfa, Toulouse) et membre du laboratoire Dynamiques rurales. Ses recherches portent sur le développement rural, l’agriculture familiale, la mobilité spatiale avec un intérêt particulier pour le genre. Elle a récemment organisé à Toulouse (en mai 2012) le colloque international sur Genre et agriculture familiale et paysanne, regards Nord-Sud. Débats entre monde académique, du développement et de la formation.
helene.guetat-bernard@educagri.fr
Christine Verschuur est anthropologue, titulaire d’un doctorat en socio-économie du développement de l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne. Directrice du pôle Genre et développement de l’IHEID, directrice de la collection Les Cahiers genre et développement publiée aux éditions de L’Harmattan, Paris, elle est associée aux recherches et à l’enseignement en genre et développement à l’Institut depuis 1996 et membre du corps enseignant de l’IHEID depuis 2002. Ses domaines de spécialisation sont les inégalités de genre dans le développement, les études féministes décoloniales, les mouvements populaires urbains, les migrations. Durant dix ans, elle a coordonné une recherche sur les mouvements populaires urbains et le genre dans sept pays en Amérique latine, Afrique de l’Ouest et Europe de l’Est dans le cadre du programme Most de l’Unesco.
christine.verschuur@graduateinstitute.ch
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