Préface
p. 15-18
Texte intégral
1Je suis enchantée que la version française de Under Development : Gender soit publiée dans la collection « Objectifs Suds » des éditions de l’IRD. Je me souviens du moment où, il y a deux ans, Christine Verschuur, l’une des directrices de cet ouvrage, est venue me trouver lors d’un événement qui avait lieu à Genève pour me demander si je souhaitais participer à une conférence multidisciplinaire qu’elle était en train d’organiser avec Isabelle Guérin et Hélène Guétat, les deux codirectrices de cet ouvrage. Elle m’a expliqué que cette conférence allait rassembler des chercheur-es renommé-es, francophones et anglophones, du domaine du genre et du développement pour débattre des problématiques de ce domaine sous des angles différents, et que ces discussions allaient inspirer des articles qu’elle espérait pouvoir regrouper dans un livre. Il me semblait évident que les travaux de cette assemblée de chercheur-es qui ont marqué l’évolution du champ genre et développement avaient toute leur place dans la collection de Palgrave Macmillan « Gender, Development and Social Change », et j’ai immédiatement voulu savoir si Christine envisagerait d’y publier ce livre. Je trouvais ce projet particulièrement intéressant parce que les directrices de la publication avaient réussi à rassembler des contributions de traditions française et anglaise relevant de nombreuses disciplines – mettant ainsi à bas les cloisonnements du monde académique et ses divisions entre les différentes disciplines et les différentes langues. Publier un livre multidisciplinaire composé des mêmes articles en deux langues, en français (aux éditions de l’IRD) et en anglais (aux éditions Palgrave), est en soi un exploit. Ce livre possède en outre la qualité remarquable d’avoir adopté une approche heuristique par laquelle les auteur-es engagent une réflexion sur l’enseignement et la pratique dans le domaine du genre et développement. Le résultat est un livre bilingue qui apporte une véritable contribution au processus de transformation. Ce livre s’inscrit dans l’objectif de la collection de Palgrave à laquelle il est associé en ce qu’il explore les « moments de changement » majeurs créés par les analyses et les pratiques propres au champ genre et développement dans des chapitres qui mettent en lumière les débats essentiels qui s’y sont déroulés, dans les contextes francophones et anglophones.
2Malheureusement, je n’ai pas pu assister à la conférence au cours de laquelle ces contributions ont initialement été présentées parce que je venais juste de prendre de nouvelles fonctions, que j’étais en train de quitter l’univers des ONG pour entrer dans le monde académique, de quitter Rome pour emménager à La Haye. Malgré cela, j’ai suivi de près le processus d’élaboration du livre et j’en ai écrit le chapitre de conclusion après avoir lu les versions préliminaires des articles. Comme je le mentionne en conclusion, cet ouvrage apporte véritablement une contribution importante aux études genre et développement, car il permet d’ancrer l’analyse de genre dans différentes analyses disciplinaires de l’injustice systémique culturelle, sociale et économique qui sous-tend les pratiques du développement. L’approche féministe critique adoptée par les auteur-es nous permet de percevoir les inégalités de genre dans leurs relations non seulement avec l’injustice économique, mais aussi avec l’hétérosexisme, le racisme et le néocolonialisme.
3Dans mes commentaires finaux, je mets aussi l’accent sur l’une des questions les plus épineuses que posent les écrits critiques portant sur le domaine du genre et développement, celle de la politique du corps. Les directrices de cette publication m’ont invitée à développer un peu plus, dans cette préface, l’importance de la politique du corps pour le genre, le développement et le changement social. Pour mieux comprendre ce qu’est la politique du corps, on peut la définir comme l’ensemble des pratiques – émanant de nombreux et divers mouvements de résistance et de défense des droits des personnes – de contestation des lois et des institutions qui ancrent l’injustice de genre, les préjugés hétérosexistes et les inégalités dans les « normes » culturelles, sociétales et économiques. Il s’agit d’un travail politique vital et permanent. Au moment où j’écris ces mots, en décembre 2013, la Cour suprême de l’Inde vient de confirmer la validité d’une loi qui criminalise les relations sexuelles entre personnes de même sexe, revenant ainsi sur une décision de justice de la Haute Cour de Dehli datant de 2009 qui les avait décriminalisées. Dans le même ordre d’idées, les journaux européens font leurs gros titres sur la loi française nouvellement votée qui sanctionne par une amende le recours à la prostitution, ainsi que sur le débat qui agite toute l’Europe, notamment dans les parlements britannique, néerlandais et italien, sur les modèles suédois et néerlandais d’encadrement du travail du sexe. Dans de nombreux pays du monde, le droit à avorter, un progrès historique pour les femmes obtenu il y a plusieurs dizaines d’années, est désormais remis en cause. La politique du corps se joue dans un contexte complexe où les détenteurs du pouvoir débattent des moyens de subsistance et des désirs de chacun et chacune et ont le pouvoir d’emprisonner ceux et celles qui « n’aiment pas comme il faut ». Lorsque ces thèmes sont débattus au Parlement, la théorie féministe qui analyse les rapports de pouvoir de genre et les droits sexuels, mais qui lie aussi le corps et l’État à la sécurité économique et à la citoyenneté, n’est que rarement évoquée. Malheureusement, les complexités qui sous-tendent le développement en Europe et ailleurs ne sont ni suffisamment discutées ni suffisamment comprises car la sexualité, les droits relatifs à la citoyenneté, les questions de choix et de désir sont poussés sous le tapis du développement. La politique du corps libère le besoin de s’exprimer et d’agir pour mettre fin à des violations, innommables et pourtant trop souvent acceptées, qui exercent un contrôle sur le comportement des corps des femmes, des jeunes et des personnes queer. En attirant l’attention sur ces pratiques, la politique du corps ouvre également des voies pour lutter contre le sexisme et l’hétéronormativité, ainsi que contre l’exploitation et la violence de genre.
4Comme je le découvre dans mon nouveau rôle dans le monde universitaire, l’enseignement de ce type de politique est un exercice particulièrement difficile dans le cadre académique du développement qui traite principalement du terrain économique et social dans une approche marquée par les concepts occidentaux, selon lesquels le corps est séparé de l’esprit et de l’âme. Cette approche perçoit la sexualité comme étant associée au mariage et à la reproduction ou encore aux violences faites aux femmes ; la perception du corps renvoie à la santé, à la maladie et aux cycles de vie ; et celle du genre à l’éducation et à l’acquisition des compétences et connaissances nécessaires pour participer à la croissance économique par le marché, voie moderne vers la sécurité et le bonheur. La liberté d’éprouver du plaisir est perçue comme un élément de la modernité et comme un luxe – n’ayant aucun rapport avec l’économie, la lutte contre la pauvreté ou même avec l’amélioration de la santé et de l’éducation. Ce livre montre que toutes ces questions relèvent du genre et développement – si nous souhaitons agir contre les inégalités de genre, notamment contre la violence de genre et la domination de l’hétéronormativité dans le droit, dans la société et dans les pratiques économiques, nous devons examiner ce qui se cache sous le développement. J’invite les lecteur-trices à se réjouir autant que moi de ce qu’ils-elles apprendront en découvrant les recherches approfondies et les arguments probants qui sont présentés au fil des chapitres de cet excellent ouvrage.
Auteurs
Wendy Harcourt est Associate Professor en « Critical Development » et études féministes à l’International Institute of Social Studies de l’Université d’Erasmus, La Haye. Son ouvrage Body Politics in Development : Critical Debates in Gender and Development (2009) a reçu le prix 2010 de l’association Feminist and Women’s Studies. Elle a été éditrice de la revue Development de 1995 à 2012. Au cours de cette période, en plus de nombreux articles, elle a publié cinq ouvrages, dont Women and Politics of Place, avec Arturo Escobar (Kumarian Press, 2005). Elle termine actuellement trois ouvrages, sur le féminisme transnational, l’écologie politique féministe et genre et développement. Elle est responsable de la collection « Gender, Development and Social Change » chez Palgrave Macmillan.
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