Quelques questions concernant l’extractivisme
p. 189-202
Texte intégral
1Depuis quelques années, le terme « extractivisme » est largement utilisé dans les discussions portant sur la mise en valeur et la conservation des forêts tropicales et particulièrement de la forêt amazonienne. Il désigne une pratique universelle dans l’espace et le temps, celle de l’exploitation à des fins commerciales des ressources naturelles. Popularisé par les luttes sociales des collecteurs de caoutchouc de l’Amazonie brésilienne, les seringueiros, il évoque plus particulièrement des milieux forestiers tropicaux et des ressources biologiques. Et si dans sa langue d’origine, le portugais, il a d’abord désigné toute exploitation de ressource naturelle de quelque nature que ce soit, il se rapporte aujourd’hui à l’exploitation commerciale des ressources biologiques, connues sous le nom de produits forestiers non ligneux (PFNL).
2Ceux-ci ont longtemps été appelés les produits mineurs de la forêt, ce qui les opposait aux grands produits traditionnellement reconnus par les services forestiers occidentaux que constituent le bois et ses dérivés industriels (sciages, contreplaqués et agglomérés, pulpe), tous produits largement commercialisés, taxés, et engendrant des flux monétaires quantifiables. Le fait que les autres produits fournis par la forêt ne soient plus aujourd’hui qualifiés de mineurs témoigne de leur prise en compte récente dans les milieux du développement, alors que la littérature anthropologique et ethnobotanique en avait souligné l’importance de longue date.
3L’exploitation commerciale des produits forestiers non ligneux, c’est-à-dire l’extractivisme, a longtemps reflété une image négative. Elle renvoie en effet, comme le soulignent les trois premiers articles de cet ouvrage, au pillage des ressources, à la destruction des écosystèmes, à l’acculturation des peuples forestiers, voire à l’ethnocide. Ces aspects ont d’ailleurs servi de base à des œuvres littéraires et des textes tels que Forêt Vierge, de Fereira de Castro, ou Un Avant-Poste du Progrès, de Joseph Conrad, témoignent des violences engendrées par l’extractivisme en Amazonie et au Congo. Et, jusqu’à ces dernières années, la perception de l’extractivisme est restée celle d’une activité économiquement non rentable, écologiquement destructrice, socialement désastreuse et dont les bénéfices n’ont profité qu’à la fortune passagère de quelques grands commerçants. Pour développer une région telle que l’Amazonie, il convenait de lui substituer des actions de développement basées sur l’agriculture — souvent de rente — et l’élevage.
4D’où vient donc l’étonnant retournement qui s’est opéré en quelques années et qui permet à cette activité de retenir soudain l’attention de la communauté internationale, d’apparaître à certains comme la meilleure stratégie pour valoriser la forêt tropicale et la biodiversité qu’elle abrite tout en les conservant, et d’être envisagée comme un élément du développement des régions forestières tropicales ?
5Cette nouvelle image peut être attribuée à l’émergence dans les années quatre-vingt d’un nouveau discours contestataire qui dénonce les échecs du développement et de la conservation, tels qu’ils étaient pensés et mis en place de manière disjonctive et opposée jusque dans les années soixante-dix, mais qui rompt avec les utopies conservatrices de ces années en se réclamant de la logique marchande. C’est ainsi que sont apparus deux mots d’ordre majeurs qui ont mobilisé chercheurs et décideurs en faveur de l’extractivisme et qui font respectivement référence au milieu naturel, qu’il est « politiquement correct » de préserver, et aux peuples forestiers marginalisés et menacés qu’il est tout aussi « politiquement correct » de défendre. Ils s’expriment de manière concise en anglais par les slogans « Use it or loose it » (« Utilisez-la ou perdez-la », sous-entendu la forêt) et « Trade not aid » (« commercez, n’aidez pas », sous-entendu les minorité forestières), qui se réduisent à une action : « Harvest the rain forest » (« Récoltez la forêt tropicale »).
6Ces quelques mots résument mieux que tout discours cette nouvelle idéologie. C’est par sa valorisation que l’on défendra la forêt et c’est par le commerce que l’on améliorera le niveau de vie des populations miséreuses. En bref la logique du commerce est capable de sauver la forêt tropicale et les marchands qui étaient montrés du doigt par les contestataires d’hier deviennent les garants de la conservation et de la justice sociale.
7Quelques années après que ces slogans ont été médiatisés, après que quelques millions de dollars ont été investis en recherches et réunions nationales ou internationales, que des bénéfices de diverses natures ont été tirés par un cercle restreint de chercheurs, d’ONG, et de compagnies privées qui ont fait de ces slogans sinon leur fonds de commerce, du moins leur image de marque, il est temps de savoir si les activités extractivistes peuvent tirer réellement les peuples forestiers de leur pauvreté et contribuer efficacement à défendre l’environnement. Plus généralement et peut-être plus brutalement, il est temps de se demander si l’on n’est pas en train d’assister uniquement à la naissance d’un nouveau discours apte à justifier le commerce de la biodiversité.
8Nous ne prétendrons pas répondre ici à cette question. Nous nous limiterons à apporter quelques éléments de réponse à certaines des questions que le public est en droit de se poser à propos des activités extractivistes et des réserves extractivistes, en nous basant sur ce que la littérature publiée depuis une dizaine d’années peut nous apprendre.
Quelle est l’importance des produits non ligneux en général et de l’extractivisme en particulier en Amazonie ?
9Dans toutes les zones forestières tropicales, les études menées concordent pour observer que les produits forestiers non ligneux jouent un rôle important dans les sociétés forestières ou périforestières. En premier lieu, ils contribuent de manière significative à la vie quotidienne. Ils apportent des compléments nutritionnels (fruits sauvages mais aussi gibier), fournissent l’essentiel de la pharmacopée, l’essentiel aussi des matériaux servant à la construction des maisons et à la fabrication de l’ameublement et de l’outillage. Mais les produits forestiers sont loin d’être uniquement auto-consommés.
10Au travers des activités extractivistes, ils contribuent aux revenus familiaux de manière non négligeable. Pour de nombreuses familles forestières ou périforestières, ils constituent la seule source de revenus, le seul accès aux biens de consommation. Ils alimentent les populations urbaines en nombreux produits alimentaires ou autres, et débordent ainsi largement le cadre de l’économie domestique. Un nombre relativement restreint d’entre eux contribue également aux exportations. Ils s’insèrent donc sur toute l’étendue d’un gradient de systèmes économiques allant de l’auto-consommation au commerce international, en passant par l’approvisionnement de marchés locaux et régionaux. Mais toutes les analyses disponibles démontrent que le nombre des produits exploités décroît en fonction de la taille du marché auquel ils répondent. Ainsi, dans la région d’Iquitos, 167 espèces de fruits sauvages sont consommées par la population mais 52 seulement sont commercialisées sur les marchés de la ville (Vasquez et Gentry, 1989). Le marché des plantes médicinales observées à Manaus fournit un autre exemple (Ferreira, 1996). Dans la réserve extractiviste de Alto Juruá, les seringueiros utilisent à des degrés divers plusieurs centaines d’espèces végétales, mais seul le latex de l’hévéa est commercialisé (Emperaire, en préparation). On observe donc une forte utilisation locale de la biodiversité mais une faible commercialisation de celle-ci. L’une des questions centrales de l’extractivisme est donc de savoir s’il est possible — et comment — d’augmenter le nombre de produits commercialisables.
11L’importance des produits forestiers non ligneux a longtemps été jugée à l’aune de critères marchands et macro-économiques. Vue sous cet angle, il est vrai que leur contribution aux économies nationales n’a cessé de décroître tout au long de ce siècle. Les revenus générés aujourd’hui par l’extractivisme dans l’État d’Amazonas, au Brésil, de l’ordre de quelques dizaines de millions de dollars, semblent bien dérisoires comparés aux 9 milliards de dollars de chiffre d’affaires de la zone franche de Manaus. En revanche, la contribution des produits forestiers non ligneux aux économies familiales et locales a été passée sous silence. Elle pose des problèmes d’évaluation difficiles à surmonter. L’autoconsommation, la dispersion des activités dans le temps et dans l’espace, le caractère souvent informel des échanges sont autant d’obstacles à l’évaluation des flux de produits et d’argent. Le commerce des produits forestiers non ligneux échappe aux statisticiens et aux politiques de développement. Car-comment peut-on donner une place à l’impalpable ?
12Toutes les études démontrent cependant que les produits forestiers non ligneux exploités en vue d’un échange commercial, généralement réalisé sous forme de troc, permettent à la majeure partie des populations forestières éloignées des marchés d’accéder à des biens manufacturés divers essentiels à leur subsistance — tels qu’aliments, condiments, outillage, armes et munitions, carburant, vêtements, médicaments — mais aussi de loisirs — radios, ballons, etc. Les revenus de ces échanges sont difficiles à quantifier car ils passent par le troc. Les estimations disponibles montrent néanmoins qu’il sont pour le producteur, et à temps de travail égal, généralement supérieurs aux revenus engendrés par la petite agriculture ou aux salaires minimaux en vigueur dans le pays.
13À titre d’exemple, les enquêtes menées en Amazonie centrale permettent d’estimer les revenus journaliers des collecteurs pour quelques activités : 2,6 à 4,8 dollars pour la récolte du caoutchouc, 6 dollars pour celle de la piaçaba, de 6 à 7,5 dollars pour le fruit de l’açal, et, tout à fait exceptionnellement, 38 dollars pour la récolte du fruit du tucumã. Ces revenus doivent être comparés à ceux que procurent l’agriculture, environ 3 dollars pour la farine de manioc, de 3 à 4 dollars pour l’horticulture dans la région de Manaus, ou encore au salaire minimum qui est de l’ordre de 3 dollars.
14Dans des régions dotées d’infrastructures qui permettent transports et échanges, et proches d’un marché urbain, les activités agricoles dominent dans les systèmes de production, mais la récolte et la commercialisation des produits forestiers continuent de jouer un rôle dans les économies familiales. Les produits exploités ne sont plus alors les produits d’exportation classiques de l’extractivisme, dont la récolte était commanditée par des patrons et des maisons de commerce. La récolte est axée sur des produits essentiellement alimentaires qui sont commercialisés sur les marchés de la ville voisine, ou sur des matériaux bruts pouvant servir de base à la confection artisanale d’objets divers. Ces activités intéressent alors les strates les plus pauvres de la population et particulièrement les familles dépourvues de terres. Dans bien des cas, particulièrement en Afrique, les activités liées à l’exploitation de ces produits forestiers sont le fait des femmes et leur assurent des revenus non négligeables.
15Il faut également noter que de nombreux produits sont non seulement collectés mais également transformés de manière artisanale par les unités familiales qui en tirent alors des revenus plus importants. C’est le cas en Amazonie centrale du vin d’açaí produit dans le voisinage de Manaus, d’objets de vannerie ou de hamacs tissés avec de la fibre de chambira en Équateur, etc.
16Le bénéfice de l’exploitation des produits forestiers non ligneux s’étend à d’autres acteurs que les collecteurs. Les transporteurs et les nombreux intermédiaires, les petits entrepreneurs qui transforment localement les produits bruts, tous bénéficient du commerce des produits de l’extractivisme. Là encore, les volumes échangés, le nombre des acteurs et les revenus engendrés sont extrêmement difficiles à évaluer. À titre d’exemple, il a été estimé que 5 000 personnes participent à la vente de fruits d’origine forestière dans la ville d’Iquitos (Padoch, 1992).
17Le rôle économique et social des activités extractivistes ne fait donc aucun doute. Mais on constate un énorme décalage entre les fonctions qu’elles remplissent et leur prise en compte par les politiques du développement qui, n’ayant pas les moyens d’évaluer les flux à leur juste valeur, sous-estiment systématiquement leur importance. Seules sont prises en compte les activités liées à la commercialisation des grands produits comme, au Brésil, les gommes ou la noix du Brésil. Une réelle prise de conscience est néanmoins en cours et déborde aujourd’hui le cadre des milieux de la recherche. La FAO a organisé des conférences régionales en 1994 et une conférence mondiale en 1995 pour débattre de la contribution des activités extractivistes aux économies régionales et adresser des recommandations aux États afin qu’elles soient désormais prises en compte dans les politiques de développement.
Quelle est la valeur des produits forestiers non ligneux ?
18La question de la valeur qu’il convient d’attribuer aux produits forestiers non ligneux, et par extension aux écosystèmes qui les produisent, est une des questions centrales qui découle du postulat selon lequel l’exploitation durable de ces produits permettra de conserver la forêt. Il convient en effet de savoir si les activités extractivistes peuvent justifier économiquement la conservation de la forêt. Il ne s’agit pas ici d’évaluer les revenus des unités familiales mais la productivité économique potentielle d’un écosystème naturel.
19Un article de Peters et al. publié dans la revue Nature en 1989 a servi de détonateur à une bataille d’experts qui est loin d’être close. En se basant sur quelques exemples de forêts riches en espèces à fruits comestibles et proches de la ville d’Iquitos, les auteurs démontraient que la valeur potentielle de leur exploitation excédait très largement les revenus espérés de tout autre mode d’utilisation de la terre et principalement de l’élevage. L’article, qui faisait de nombreuses impasses sur la représentativité des échantillons étudiés et sur de nombreux facteurs socio-économiques, a largement été critiqué et suivi de nombreuses autres évaluations.
20Ce travail d’évaluation pose de multiples problèmes. La contribution des produits autoconsommés à l’économie domestique est difficile à évaluer. Les méthodes d’enquête sont très diverses et portent souvent sur des échantillons statistiquement non représentatifs, ce qui rend les résultats difficilement comparables. Les revenus obtenus par les collecteurs sont souvent calculés de manière théorique car les échanges se font sous forme de troc, auprès du même patron ou commerçant qui monopolise le marché et tient ses fournisseurs prisonniers d’une dette toujours renouvelée. Les calculs économiques de rentabilité sont souvent exprimés sous forme de valeur actuelle nette qui intègre des taux d’intérêt plus ou moins arbitraires. Et cette forme de calcul favorise systématiquement l’exploitation prédatrice, qui génère un revenu important mais unique, au détriment de toute forme d’exploitation durable qui tient compte du temps nécessaire à la reconstitution du stock de ressource. Ce mode de calcul a été fortement critiqué par divers auteurs, dont Fearnside (1989).
21À titre d’exemple, on peut citer les revenus calculés à partir de cas observés en Amazonie centrale ; ils n’intègrent pas les taux d’intérêts mais tiennent compte du temps de repositionnement de la ressource. L’exploitation du bois de rose procure un revenu de 2 dollars par hectare par an pour une fréquence d’exploitation théorique et minimale de cinquante ans. Celle de la piaçabeira permet d’espérer un revenu de 80 dollars par hectare par an dans des conditions de densité moyenne de la ressource. La collecte des fruits d’açaί, associée à leur transformation en vin, rapporte 270 dollars par hectare par an. L’exploitation du caoutchouc génère entre 35 et 90 dollars par hectare par an. On peut comparer ces revenus à ceux issus de la plantation de manioc et de la fabrication de farine, qui varient de 65 à 140 dollars par hectare par an en fonction de la nature de l’abattis et de la durée de la jachère forestière, ou à ceux que procure une plantation agroforestière orientée vers la production d’açaí, qui peuvent atteindre 680 dollars par hectare par an.
22Ces revenus issus de l’extractivisme rapportés à la surface exploitée sont donc grossièrement du même ordre que ceux engendrés par la production de farine de manioc, et largement inférieurs à ceux générés par des systèmes agroforestiers. Ils ne peuvent donc pas, en eux-mêmes, justifier du choix des activités extractivistes dont l’intérêt relève d’arguments de nature différente, liés à la défense de l’environnement, mais que de nombreux auteurs pensent pouvoir traduire en termes monétaires. Ces auteurs plaident pour que soit intégrée à la valeur purement marchande des produits, la valeur de la conservation des espaces naturels que permettent les activités extractivistes (Almeida et Menezes, 1994). Ils invoquent ainsi la nécessité de quantifier le coût de phénomènes tels que l’effet de serre, l’érosion, la perte irrémédiable de biodiversité, etc.
23L’évaluation de la valeur des produits forestiers non ligneux et des écosystèmes qui les produisent à moyen ou long terme passe aussi par celle de la solidité de leurs marchés et par des études prospectives de nouveaux marchés. Si les produits classiques tels que les gommes — élastiques ou non — sont fortement concurrencés, il existe de nouveaux marchés pour un certain nombre de produits, qui intéressent essentiellement une clientèle sensibilisée aux problèmes écologiques, prête à choisir des produits « verts » en payant un éventuel surcoût. Ils concernent des produits alimentaires mais aussi des cosmétiques dans la composition desquels entrent des produits forestiers non ligneux exploités durablement. Bien que quelques firmes aient su valoriser certains de ces produits, leur avenir commercial reste douteux. La pérennité des marchés verts n’est en effet pas démontrée, même si plusieurs firmes fondent leur stratégie commerciale sur le label écologique. Le remplacement des produits naturels forestiers par des produits obtenus à partir de plantations reste toujours une solution possible en cas de fort accroissement de la demande. Il semble donc difficile de bâtir l’avenir des activités extractivistes exclusivement sur le potentiel de commercialisation des produits. Il ne peut être conforté que par des choix politiques basés, entre autres, sur le caractère conservationniste des activités extractivistes.
24Pour résumer, l’extractivisme ne génère pas des revenus significativement supérieurs à ceux des activités agricoles traditionnelles comme la culture du manioc. De ce point de vue, les systèmes agroforestiers semblent plus performants. L’intérêt de l’intégration des activités extractivistes dans les politiques de développement ne peut être évalué qu’en prenant en compte leurs éventuels aspects conservationnistes.
Les activités extractivistes et la conservation sont-elles réellement compatibles ?
25Mais qu’en est-il de cet aspect conservationniste ? Les activités extractivistes ne sont pas en elles-mêmes associées à des pratiques de conservation. Leurs faibles impacts observés aujourd’hui en Amazonie centrale (Emperaire et Lescure, 1996) ne sauraient par eux-mêmes démontrer l’innocuité de ces activités et l’exemple de l’exploitation du palmier Mauritia en Amazonie péruvienne (Padoch, 1988 ; Vasquez et Gentry, 1989) nous rappelle que les cas de surexploitation existent bel et bien.
26Le danger d’une surexploitation des ressources ne peut être évité que par une bonne connaissance des rythmes de repositionnement de la ressource et par des règles de gestion qui, en cas d’accroissement notable de la demande, pourraient limiter l’exploitation dans des dimensions compatibles avec ces rythmes. Il n’y a pas de réponse globale mais des exigences d’analyses précises, conduites pour chaque produit et pour chaque pratique en fonction des pas de temps nécessaires à la régénération de la ressource. Les activités extractivistes ne peuvent être pratiquées sans que soit posée la question des seuils d’exploitation. En ce sens, force est de constater le peu d’études disponibles actuellement sur ce sujet pourtant essentiel à l’évaluation de la durabilité des activités extractivistes.
27Si les collecteurs sont généralement de bons observateurs de la nature et potentiellement de bons gestionnaires des ressources, il ne faut pas oublier qu’ils sont avant tout des producteurs pauvres à l’affût du moindre revenu, vivant, par force, dans le court terme. Il est donc essentiel de définir des modes de gestion qui puissent engager l’intérêt des collecteurs, qui peuvent alors percevoir favorablement les actions de formation et d’encadrement qui s’avèrent nécessaires pour éviter les éventuelles tendances à la surexploitation.
28Le caractère conservationniste de l’extractivisme est également lié aux espaces qui lui sont dévolus. Les activités extractivistes ont été, ces dernières années, abusivement assimilées au seul cadre des réserves extractivistes. Celles-ci, il ne faut pas l’oublier, répondent avant tout à une revendication sociale et corporatiste, celle des seringueiros de l’Acre qui luttent pour la conservation de leur outil de travail. Elles constituent une forme expérimentale de règlement de la question foncière, localement en œuvre en Amazonie brésilienne et éventuellement applicable à d’autres situations. Mais ces territoires ne coïncident pas toujours avec les espaces naturels les plus intéressants du point de vue de la biodiversité qu’ils abritent et de leur intérêt écologique. La notion de réserve extractiviste ne peut donc se substituer totalement à celle de réserve naturelle.
29Il ne faut pas oublier que les activités extractivistes se pratiquent largement en dehors des réserves extractivistes. Ainsi, on soulignera qu’elles peuvent être des voies de valorisation de zones à fortes contraintes écologiques, inaptes à l’agriculture, généralement couvertes de forêts dites oligarchiques caractérisées par une faible diversité spécifique et une forte présence de quelques espèces, souvent utiles. Zones inondables portant de grandes populations de palmiers tels que les buritis ou les açaís, pour ne prendre que ces exemples, ou forêts sur sables blancs totalement inaptes à l’agriculture, en sont des exemples amazoniens. Mais dans ce cas, le rôle conservationniste des activités extractivistes reste discret : d’une part ces zones sont peu menacées du fait de leur inaptitude aux activités agricoles, et d’autre part, leur pauvreté en espèces n’en fait pas des zones particulièrement intéressantes pour la conservation de la biodiversité.
30Les activités extractivistes peuvent également être développées dans les zones tampons (qualificatif auquel certains préfèrent celui de périphérique) d’unités de conservation. Par les revenus qu’elles autorisent, elles peuvent motiver les populations locales pour les actions de conservation qui ne seraient alors plus seulement perçues comme une contrainte. Elles peuvent également permettre de valoriser des zones forestières protégées dans les espaces péri-urbains et qui remplissent essentiellement des fonctions culturelles de loisirs et d’éducation.
31En résumé, les activités extractivistes ne sont pas en elles-mêmes des activités vouées à la conservation. Si par nature, elles ne peuvent se pratiquer qu’au sein d’écosystèmes forestiers plus ou moins anthropisés, leurs impacts peuvent être importants pour certains peuplements et doivent être limités par un ensemble de règles de gestion à discuter au cas par cas.
Quels sont les facteurs limitants des activités extractivistes ?
32La disparition des écosystèmes forestiers entraîne bien entendu celle d’un certain nombre de ressources ou peut aboutir à l’isolement de peuplements qui, coupés de l’écosystème forestier, peuvent être incapables de maintenir leur potentialité de régénération. Certains chercheurs estiment, par exemple, que les insectes pollinisateurs du noyer du Brésil disparaissent avec la forêt, mettant en jeu la permanence à long terme des peuplements conservés pour leur intérêt économique. Ces observations restent trop fragmentaires pour que l’on puisse en tirer des conclusions, mais l’hypothèse peut être retenue pour penser la gestion à long terme de peuplements résiduels ou de plantations.
33Nous avons déjà parlé des dangers de surexploitation des ressources. L’encadrement des activités extractivistes par un ensemble de règles de gestion spécifiques à chaque produit est une nécessité, de même que l’acceptation de celles-ci. La mise en place de ces règles doit prendre en compte les intérêts des différents intervenants. En Amazonie, et particulièrement dans le cas de l’exploitation du caoutchouc, les activités extractivistes ont, jusqu’à ces dernières années, été contrôlées étroitement par des patrons dont les contremaîtres étaient chargés de faire respecter les règles d’exploitation limitant la pression sur la ressource. Mais ces règles ne prenaient en compte que les bénéfices du patron. Les collecteurs autonomes d’aujourd’hui, comme ceux qui vivent dans les réserves extractivistes, peuvent être tentés d’augmenter leur production en saignant trop fréquemment les hévéas, comme l’attestent des cas observés récemment. Ils doivent maintenant apprendre à ajuster leur intérêt individuel à l’intérêt collectif et apprendre le jeu démocratique de la recherche d’un consensus.
34Pour beaucoup de produits extractivistes, la qualité de produit naturel permet d’envisager une politique de commercialisation basée sur l’idée de marché vert. Mais ces marchés restent fragiles. De plus, l’organisation de ces nouveaux marchés est actuellement prise en charge essentiellement par des ONG et quelques firmes spécialisées comme la Body Shop ou Cultural Survival Enterprise, qui deviennent les interlocuteurs privilégiés des producteurs. Il y a là un risque réel de voir de nouveaux acteurs se substituer au traditionnel patron pour monopoliser le marché et le couper d’une intégration régionale. Il faut également noter que ces entreprises, en se posant comme acheteur exclusif, maintiennent une dépendance des collecteurs.
35Les circuits de commercialisation passent trop souvent par l’asservissement pour dette et le clientélisme. La réorganisation de ces circuits, afin de favoriser un accès direct aux marchés, au moins pour les produits d’importance régionale, est une nécessité. Les collecteurs doivent apprendre à s’organiser. La voie de la coopérative est celle généralement choisie par les collecteurs amazoniens. Elle reste fragile et peut montrer de graves dysfonctionnements, certains dirigeants étant tentés d’en prendre le contrôle pour, finalement, se substituer aux traditionnels patrons. Il y a là un risque évident de reproduction du système traditionnel.
36La commercialisation est largement freinée par les difficultés de transport des marchandises. L’amélioration des réseaux de communication, bien qu’elle présente le danger de favoriser également des activités de production à fort impact sur les milieux (exploitation sauvage du bois par exemple), est néanmoins une nécessité pour toute politique de développement, y compris les activités extractivistes.
37Les activités extractivistes ne bénéficient généralement pas d’aides de l’État, le cas aujourd’hui révolu du soutien du prix du caoutchouc naturel au Brésil étant assez exceptionnel. Les aides fiscales ont été orientées sur des projets d’agriculture ou d’élevage. Ce choix politique des responsables du développement pourrait être infléchi au profit d’activités non déprédatrices, l’État prenant alors en charge la rémunération de la conservation liée aux activités extractivistes.
38Elles constituent pour les collecteurs des stratégies choisies annuellement en fonction de multiples facteurs : prix des produits, facilités de commercialisation, risques agricoles, main-d’œuvre disponible pour les travaux agricoles, etc. L’accès aux ressources est un facteur clé de la prise de décision et ne peut être réglé que dans le cadre d’un statut foncier clair. Les réserves extractivistes sont des réponses locales mais ne concernent qu’un faible fragment de la population de collecteurs. D’autres solutions visant à garantir la maîtrise foncière aux collecteurs doivent être envisagées pour d’autres zones.
39En résumé, les facteurs limitants des activités extractivistes sont essentiellement d’ordre socio-économique : accès aux ressources et à la terre, marchés et chaînes de commercialisation, absence d’aides fiscales et de prise en compte dans les politiques de développement.
Quels sont les atouts des activités extractivistes ?
40Les travaux menés en Amazonie centrale montrent clairement que les activités extractivistes observées aujourd’hui s’intègrent dans l’ensemble plus vaste des systèmes de production. Le temps de l’extractivisme exclusif, qui a soutenu les jours fastes de l’exploitation du caoutchouc au début du siècle, est révolu. Les populations forestières mettent aujourd’hui en œuvre des systèmes de production complexes où différentes activités prennent une importance variable selon les milieux écologiques et les conditions socio-économiques locales qui conditionnent la disponibilité des ressources et leur intérêt économique. De nombreux facteurs tels que la structure foncière, les modes d’appropriation des ressources, et la structure de la commercialisation (échange exclusif avec le patron, accès du producteur au marché, éloignement des centres de commercialisation, nombre d’intermédiaires, etc.) sont particulièrement déterminants sur le temps investi par les unités familiales dans la collecte des produits et sur les revenus qu’ils en tirent. Une caractéristique majeure des activités extractivistes est bien la diversité des formes sous lesquelles elles s’expriment et des produits qu’elles exploitent, qui leur confère une grande flexibilité. Contrairement à l’idée défendue par certains, selon laquelle l’extractivisme ne serait qu’une survivance d’un passé confinée à des régions reculées (Homma, 1989), cette flexibilité lui permet de se maintenir dans des situations variées, même dans celles où les conditions socio-économiques et technologiques laisseraient présager de sa disparition. Les activités extractivistes permettent alors à quelques familles de se procurer un complément de rente non négligeable. Elles ne disparaissent jamais des activités rurales, comme en témoignent les exemples nombreux que l’on rencontre dans les pays développés, tels que l’exploitation de la truffe en France ou celle de l’érable au Canada.
41De nombreuses activités extractivistes peuvent être réalisées à des périodes demandant peu de force de travail pour les travaux agricoles. Il y a là une complémentarité d’activités qui permet leur insertion dans les systèmes de production. Plusieurs activités extractivistes se basent sur l’exploitation de ressources aisément disponibles dans l’environnement immédiat et constituent ainsi une alternative de choix en cas de défaillance de production agricole. Bien des activités extractivistes peuvent également être relayées localement par des activités de transformation artisanale des produits, qui leur confèrent une valeur ajoutée certaine.
42Dans une même région, ces activités répondent souvent aux besoins de différents marchés, internationaux pour les plus connues, mais aussi régionaux et locaux. Cette possibilité d’écouler des produits sur des marchés de différents niveaux est un élément de flexibilité supplémentaire.
43Les activités extractivistes se basent sur des ressources d’écosystèmes primaires ou considérés comme tels mais concernent également des espèces présentes dans des écosystèmes fortement anthropisés. Nombreuses sont, par exemple, les espèces de friches forestières qui ont un intérêt économique. Ce caractère est une autre dimension non négligeable de la flexibilité de l’extractivisme.
44De nombreuses activités extractivistes font appel à des pratiques de gestion des ressources plus ou moins prononcées qui peuvent aller jusqu’à la protection active des espèces d’intérêt économique et relèvent ainsi de diverses formes d’agroforesterie. Certains collecteurs vont spontanément chercher à domestiquer les espèces exploitées. Ces pratiques autochtones de domestication confèrent aux activités extractivistes une capacité d’évolution technique sur laquelle pourraient jouer des politiques de développement. Les activités extractivistes peuvent en effet être également perçues comme des activités de transition dans une optique à moyen terme de mise en place de systèmes agroforestiers.
45Sur le plan culturel, les activités extractivistes sont des activités bien intégrées dans les cultures locales. Les populations de collecteurs ont généralement de bonnes connaissances empiriques de la biologie et de l’écologie des espèces exploitées et perçoivent la nécessité de limiter l’exploitation afin de permettre la régénération de la ressource, même lorsqu’ils sont amenés à la surexploiter. Les cultures locales ont d’ailleurs souvent élaboré des règles d’appropriation spécifiques des ressources qui peuvent coexister avec des règles d’appropriation de la terre. Ces règles qui régissent l’usufruit des ressources et limitent les conflits sont largement répandues, particulièrement dans les cultures indigènes. Leur prise en compte dans des politiques de développement des activités extractivistes serait d’une indéniable utilité.
46En résumé, les atouts majeurs des activités extractivistes résident dans leur flexibilité et dans leurs capacités à s’intégrer dans des systèmes de production complexes. Cette flexibilité est essentiellement due à la diversité des produits exploités et des pratiques d’exploitation. Elles présentent aussi l’avantage d’être bien intégrées dans les cultures locales. Enfin, elles sont porteuses de capacités d’évolution vers des pratiques agroforestières.
Conclusion
47Ces brèves considérations, organisées autour de quelques questions clés, montrent essentiellement deux aspects des activités extractivistes : leur importance actuelle pour les populations forestières et leur flexibilité qui leur permet de s’adapter à des contextes variés. Les études menées sur les activités extractivistes sont loin de démontrer qu’elles constituent en elles-mêmes les clefs d’un développement durable des espaces forestiers tropicaux. Mais elles portent à penser que les politiques de développement devraient les prendre sérieusement en compte, en tant que composante des systèmes de production et dans une vision à long terme d’un glissement progressif vers des systèmes de type agroforestier valorisant les produits offerts par la forêt.
Bibliographie
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Auteur
Botaniste
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