L’occupation de l’Amazonie. Des drogues du sertão à la biodiversité
p. 19-26
Texte intégral
1L’occupation de l’Amazonie s’est effectuée en plusieurs vagues de colonisation associées à la recherche des ressources naturelles de la forêt. L’exploitation de ces ressources, dont la nature a changé au cours du temps selon la demande des marchés de consommation et les progrès techniques, a durablement structuré le territoire et les rapports sociaux. L’histoire de l’Amazonie est indissociable de celle de l’extractivisme.
Conquête et pillage
2Si le fleuve Amazone est reconnu de son cours supérieur à son embouchure dès 1542 par l’Espagnol Francisco de Orellana, le peuplement de ses rives ne se fait que tardivement. Les Portugais, peu nombreux, ayant perdu l’espoir de découvrir des mines d’or ou d’argent, restent « comme des crabes grignotant la côte » (Frei Vicente de Salvador in Delson, 1994). Ils ne tentent des pénétrations vers l’intérieur qu’à la recherche de la main-d’œuvre indigène. Il faut attendre que la Couronne portugaise perde sa suprématie orientale — en 1605 — et se retourne vers sa colonie américaine pour que la cueillette et la culture des épices et des produits forestiers, as drogas do sertão, soient encouragées (Simonsen, 1978).
3La reconquête militaire de l’embouchure du fleuve, où s’étaient installés des Anglais, des Français, des Hollandais, a alors lieu. La cueillette du cacao, du cravo-do-Maranhão, des cannelles, de l’huile de copaíba, des salsepareilles et des vanilles, puis du caoutchouc, de la noix du Brésil, des graines de puxuri, de cumaru, des fibres de la piaçabeira s’organise pour répondre à la demande de la métropole, permettant la création de noyaux dispersés de peuplement temporaire, liés aux crues du fleuve et à la distribution et aux cycles de production des plantes.
4Le terme d’extrativismo donné à ces activités de cueillette caractérise bien la relation de pillage que le colonisateur portugais entretient avec les ressources naturelles. Il illustre l’action d’extraire jusqu’à épuisement, comme dans une mine, sans souci de conservation. L’exploitation des drogas do sertão est liée à l’espoir d’un enrichissement rapide, à la chasse aux Indiens, à la conquête du territoire par voie fluviale. C’est une exploitation violente, prédatrice, sans contrôle social, si ce n’est l’œuvre des Jésuites. Ceux-ci, dont la présence dans les expéditions de reconnaissance est obligatoire par décret royal, tentent en effet de protéger les Indiens et de les civiliser par le travail en les sédentarisant au sein de « réductions » à l’embouchure des rivières. La base économique des réductions repose sur ces drogas do sertão dont le marché sera assuré jusqu’au xviiie siècle. Puis, la chute de la demande, la raréfaction des produits par surexploitation et les efforts de l’administration pour encourager l’agriculture marginalisent peu à peu l’extractivisme. L’expulsion des Jésuites en 1759 déstabilise l’économie régionale et, au début du xixe siècle, les velléités séparatistes amazoniennes sont réprimées dans le sang. L’activité se replie vers le littoral (Bruno, 1966).
Le boom du caoutchouc
5C’est le caoutchouc qui sortira l’Amazonie de sa léthargie. L’industrie naissante des pneumatiques et de l’automobile réclame toujours plus de caoutchouc que l’on sait désormais transformer pour le rendre plastique et résistant à la chaleur et au froid. La navigation à vapeur et l’internationalisation des eaux de l’Amazone en 1867 sont les innovations qui permettent la réorganisation de l’Amazonie pour l’exploitation du caoutchouc. Les anciennes réductions sont repeuplées, de nombreux établissements sont fondés. L’exploitation du caoutchouc nécessite une importante main-d’œuvre que les Indiens, déjà largement décimés, ne peuvent plus fournir.
6On connaissait l’Amazone par les affluents de sa rive gauche, supports des incursions espagnoles. Or, les hévéas se trouvent surtout sur sa rive droite. Au-delà du rio Madeira, les bassins du Purus et du Juruá sont explorés et peuplés grâce aux paysans nordestins fuyant la grande sécheresse de 1877. Les colonies agricoles ouvertes en Amazonie pour accueillir les Nordestins sont vite abandonnées et tous participent au boom du caoutchouc.
7Cette accélération de l’occupation de l’Amazonie permet au Brésil de repousser ses frontières en imposant la règle de l’uti possidetis. L’Amapá est gagné sur la Guyane française en 1900, l’Acre sur la Bolivie et le Pérou en 1903. S’instaure alors un type de relation de travail, l’aviamento — système économique caractérisé par la remise d’une avance en produits manufacturés contre une certaine quantité de produits forestiers — qui tire sa légitimité du monopole des moyens de communication, et donc de l’accès au marché, bien davantage que de la propriété de la terre. Le seringueiro, le saigneur d’hévéas, s’endette lorsque le patron lui avance le prix de son voyage, du village du Nordeste jusqu’aux chemins de collecte sur un affluent du fleuve, et lui fournit l’équipement de départ. Par la suite, il devra s’approvisionner exclusivement auprès de son patron dont il est devenu le client, terme redondant pour qualifier ce type de relation clientéliste. Le client est alors pris dans un cercle d’endettement dont il ne pourra se défaire, même si ce système a connu des applications très diversifiées, de la simple protection paternaliste au camp de travail.

Les exportations de caoutchouc passent de 30 tonnes en 1827 à 1400 tonnes en 1850, 5 000 tonnes en 1870 et culminent à 42 000 tonnes en 1912.
8L’Amazonie ne vit alors que de l’extraction du caoutchouc, les autres produits de l’extractivisme semblent oubliés. Pourtant certains, dont la collecte est aussi pratiquée par le seringueiro, comme la noix du Brésil, profitent des circuits de commercialisation du caoutchouc. Des fortunes immenses sont amassées, mais aucune réelle tentative de rationaliser et d’intensifier la production n’est tentée. L’aviamento ne repose pas en effet sur une logique d’accumulation productive mais sur l’extorsion du surplus. Le patron a intérêt à augmenter le nombre de ses clients, à travailler sur des espaces toujours plus étendus et non à améliorer la productivité du travail ou des espèces exploitées. Aussi, l’Amazonie sera très démunie pour répondre à la concurrence des plantations asiatiques d’hévéas issues des semences brésiliennes acclimatées par les Anglais. Très vite la production diminue malgré quelques tentatives cycliques pour soutenir l’activité, et le Brésil doit importer du caoutchouc naturel à partir de 1951. Sans son produit vedette, l’extractivisme semble condamné au déclin, lié à l’économie de cette Amazonie des fleuves que les fronts pionniers de l’Amazonie des routes rejettent dans le passé et l’oubli.
Des vaches et des flammes
9Car ce sont les injonctions gouvernementales à la marche vers l’ouest du président Vargas en 1940, puis les ambitions géopolitiques des militaires en 1970 qui vont bouleverser l’Amazonie. En repoussant le front pionnier, il s’agit d’occuper le territoire, d’affirmer le rôle de l’État et l’identité brésilienne, d’entrer dans la modernité. Le percement de grandes routes — la Belém-Brasília, la Transamazonienne, la Cuiabá-Porto Velho-Rio Branco, la Cuiabá-Santarém — désenclave la région. Les terres réputées libres et fertiles de l’Amazonie sont offertes aux colons comme de nouveaux espaces à conquérir, comme des ressources inépuisables. D’importantes subventions à l’ouverture de pâturages permettent aux industriels du sud du pays d’ouvrir de grandes fazendas d’élevage. La migration de millions de petits agriculteurs en quête de lots de colonisation accélère le déboisement des marges des routes. On estime qu’entre 1978 et 1988, environ 20 000 km2 de forêt tropicale ont été détruits annuellement par le feu (Fearnside, 1995). La mise en valeur de l’Amazonie est alors censée passer par une agriculture moderne qui exige le défrichement.
10Sans connaissance du milieu et sans financement, les migrants peinent à s’implanter sur les sols de la forêt amazonienne et à évacuer leur production. Les échecs sont nombreux et la solution la plus appropriée aux contraintes agronomiques et à la disponibilité en force de travail est de défricher davantage pour profiter de la fertilité naturelle du sol après brûlis, de vendre le lot pour aller plus loin ou la plupart du temps de planter des pâturages pour le bétail. Devenir éleveur est en effet le souhait de tous les colons.

Parcelle récemment défrichée par un Nordestin ; au premier plan, de jeunes pieds de manioc.
11La communauté internationale s’émeut de l’image de l’Amazonie en flammes, de la forêt transformée en immenses pâturages. Des thèmes aussi médiatiques que les conséquences de la destruction de la forêt sur le réchauffement climatique et sur la perte de la diversité biologique s’amplifient. L’Amazonie semble avoir enfin atteint ses limites. Elle n’est plus un réservoir inépuisable de ressources naturelles à exploiter sans retenue.
Les seringueiros rencontrent les écologistes
12Parallèlement, le discours écologiste gagne du terrain. La notion de développement durable substitue l’impératif de viabilité à celui de croissance. La croissance économique était fondée sur le principe de ressources inépuisables ; la viabilité du développement introduit la nécessité de gérer ces ressources, de veiller à adapter les modes d’exploitation pour préserver les écosystèmes.
13Aussi, les échecs des plans de colonisation remettent à l’honneur l’Amazonie des fleuves. Les dommages portés par la cueillette des produits de la forêt à l’environnement sont en effet minimes par rapport aux dégâts énormes causés dans l’Amazonie des routes. L’extractivisme est ainsi redécouvert, un peu rapidement, comme une activité non prédatrice, comme une possible voie de mise en valeur de l’Amazonie.
14Le mouvement des seringueiros de l’Acre naît là où la nouvelle route Porto Velho-Rio Branco rencontre le fleuve. Les patrons vendent leurs terres qui se transforment en lotissements ou en grandes propriétés d’élevage. Les seringueiros sont alors dépossédés, oubliés, dans des transactions où la forêt recule devant les tronçonneuses et la spéculation foncière. Chico Mendes, seringueiro et militant syndical, crée le Conselho Nacional dos Seringueiros, qui lutte pour une reconnaissance des droits des travailleurs de l’extractivisme et pour la mise en œuvre d’une réforme agraire. Il réussit à faire connaître son action auprès des bailleurs de fonds internationaux qui participent au bitumage de la route et obtient l’arrêt des financements.
15Juste avant d’être assassiné en 1988, il reçoit le prix Global 500 décerné par l’ONU aux personnes qui se sont illustrées dans la défense de l’environnement. Les mouvements indigénistes, les scientifiques, les médias internationaux appuient et popularisent la lutte des seringueiros, devenue celle des « peuples de la forêt » à la suite d’une alliance tactique avec les Indiens. Le Sommet de la Terre qui se tient à Rio en 1992 semble confirmer ce virage écologique et la volonté de conserver la forêt tropicale. Le rythme de déboisement se ralentit essentiellement du fait de la crise économique qui réduit les investissements et les subventions pour l’Amazonie.
16Alors que le concept de développement durable remet en cause les modalités du développement économique, un certain discours écologiste présente les réserves extractivistes comme la meilleure forme économique et sociale pour la mise en valeur durable de l’Amazonie et les seringueiros comme les gardiens du patrimoine naturel commun qu’est la forêt amazonienne. Faire assurer le contrôle de l’accès aux ressources par ses utilisateurs semble la solution la plus réaliste et la plus économique, tout en garantissant des droits aux travailleurs de la forêt. Une nouvelle carte du territoire (Ibge, 1993) fait apparaître l’Amazonie comme un ensemble de parcs nationaux, de réserves biologiques, de forêts nationales, de stations écologiques, de réserves écologiques, de réserves extractivistes, auxquels il conviendrait d’ajouter les réserves indigènes...

Embarcation du Conselho Nacional dos Seringueiros, dans la réserve extractiviste du Alto Juruá (Acre).
17À la lumière du concept de développement durable et dans un contexte de crise économique, les produits modernes issus de la chimie, valorisés par le consommateur avide de nouveautés et par le planificateur soucieux de développer l’industrie, sont remis en question. L’idée que des produits naturels puissent avoir de la valeur, justement pour être naturels, et puissent ainsi se positionner sur des marchés où la référence à des actions de protection de l’environnement assure un avantage commercial est une idée nouvelle.
18L’exploitation et l’exportation de produits naturels, pour peu qu’ils contribuent à la conservation de l’environnement, n’est plus un stigmate du sous-développement. Par ailleurs, les avancées des biotechnologies font apparaître les forêts tropicales comme un fonds important de matières premières génétiques (Aubertin, 1996).
19Aussi, c’est tout naturellement que l’extractivisme perd son statut d’activité archaïque pour apparaître comme une activité qui garantit la conservation de la biodiversité et qui forme une base pour le développement de la biotechnologie. L’Amazonie est redevenue un réservoir quasi infini de ressources naturelles et les drogas do sertão les éléments indispensables à la constitution des banques de données génétiques...
Bibliographie
Références
Aubertin (C), 1996 — Heurs et malheurs des ressources naturelles en Amazonie brésilienne. Cah. Sci. hum., 32 (1) : 29-50.
Bruno (E. S.), 1966 — História do Brasil. I-Amazônia. São Paulo, Editora Cultrix, 226 p.
Delson (R.), 1994 — Dicionário da história da colonização portuguesa no Brasil. Lisboa, São Paulo, Editorial Verbo, 839 p.
Fearnside (P.), 1995 — Désastres écologiques. Le Monde des débats, janvier 1995 : 15-16.
IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística), 1993 — Mapa de vegetação do Brasil (1/5 000 000). Rio de Janeiro, IBGE.
Simonsen (R.), 1978 — História econômica do Brasil (1500-1820). São Paulo, Companhia Editora Nacional, 475 p.
Auteur
Économiste
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