L’écriture du kali’na en Guyane
Des écritures coloniales à l’écriture contemporaine1
p. 425-453
Texte intégral
Introduction
1Au cours des dernières décennies la société kali’na de Guyane, au travers d’associations politiques et culturelles, puis de l’école, s’est investie dans un long processus d’appropriation de l’écriture de sa langue, motivé, ici comme ailleurs en Amérique indigène, par la volonté de ne pas rester en marge de ce que ce changement peut offrir comme nouvelles conditions de la communication, de la connaissance et de la mémoire. Ce chapitre présente dans sa première section quelques repères pour essayer de concevoir les premières réactions des Kali’na à l’écriture des Blancs. La deuxième section retrace chronologiquement les trois types d’écriture que l’on peut retrouver dans les textes qui existent depuis les premiers contacts : ils ont en commun le fait d’être exogènes, c’est-à-dire écrits par des Européens et non des locuteurs de la langue. Le premier type concerne les diverses notations coloniales utilisées depuis les premières chroniques de la colonisation. Le deuxième type d’écriture présente les transcriptions scientifiques qui apparaissent dès la fin du xixe siècle. Le troisième type concerne les notations à usage pratique proposées dans les dernières décennies du xxe siècle. La troisième section tente d’éclairer les cheminements qui ont permis à une graphie d’être proposée officiellement. D’abord sont décrits les contextes, national et international, dans lesquels s’est forgée la décision d’écrire la langue. Ensuite sont présentés les « ateliers d’écriture kali’na », leur fonctionnement et les stratégies qui ont guidé les choix graphiques. La conclusion expose la Déclaration de Bellevue (1997) qui a officialisé les propositions des ateliers et les premières applications des engagements qui avaient alors été pris.
Quelques réactions à l’écriture occidentale
2Conséquence du contact entre Amérindiens et envahisseurs blancs, l’introduction en Amérique de l’écriture occidentale avait suscité des réactions indigènes fortes, caractérisées par leur ambivalence presque universelle, mélange d’attirance et de répulsion. En observant des attitudes diverses de sociétés indigènes de Colombie, Landaburu (1998 : 119) commente :
« La répulsion provient généralement d’une appréciation rétrospective où l’écriture éveille des sentiments de crainte en raison de son caractère exogène et de l’étrangeté de son fonctionnement ; l’attirance vient d’habitude d’une attente prudente du bénéfice que certains de ses usages peuvent apporter à la communauté. »
3Les chroniqueurs de la Conquête ont rapporté des témoignages sur les réactions à l’écriture. Bartomeu Melià (1979), spécialiste du guarani colonial, dépeint la crainte respectueuse des Amérindiens devant les Européens qui faisaient « parler le papier ». Le papier écrit était perçu comme un instrument aussi terrible, sinon plus, que les armes à feu, car il pouvait tuer à des distances encore plus grandes. Il paraissait détenir des pouvoirs immenses qui venaient de très loin, à travers des voix jamais entendues, mais qui étaient « vues » sur le dessin du papier. Des voix divines qui communiquaient avec les pères missionnaires, leur transmettant les secrets et la connaissance de l’avenir. Devant cette magie terrifiante, les Indiens insistèrent sur la sagesse de la parole, la véracité de la parole vivante et fugace, présente seulement dans la mémoire, la témérité que représenterait sa fixation, allant jusqu’à comparer le livre à une urne funéraire qui conserverait les os de la parole.
4Un des premiers missionnaires en Guyane, le Père Biet notait au xviie siècle dans la relation de son séjour en Guyane (1652-1653) :
« Ils [les Galibis2] n’ont aucun caractère [lettres ou écriture] avec lesquels ils puissent exprimer leurs pensées les uns aux autres, les nôtres leur étant des monstres. Quand ils étaient dans leur première simplicité, et que les Européens ne les avaient pas encore beaucoup fréquentés, ils ne pouvaient concevoir, comment nous pouvions savoir des nouvelles les uns des autres, s’imaginant que ce papier, dont ils ont été souvent les porteurs, parlait et disait des choses qui les concernaient. Ils ne sont plus maintenant dans cette simplicité, ils voient bien que nous exprimons nos pensées par le moyen de ces lettres et de ces caractères et qu’on les peut porter fort loin » (1896 : 278).
5Le Père Jean de la Mousse dans son journal de l’année 1691 abonde également dans ce sens :
« […] Je ne leur [aux Indiens] parle quasi jamais que je n’ai des tablettes pour marquer les mots de leur langue, et quand j’ai marqué quelque chose et qu’ils voient que je le répète fidèlement et mot à mot, ils sont en admiration. En effet si dès notre jeunesse cet art de l’écriture ne nous était familier, on n’en serait pas moins surpris qu’eux. La crainte qu’ils remarquent que j’ai de perdre mon bréviaire leur en fait concevoir le mérite. Un soir, étant en chemin avec des Indiens, je laissai tomber mon bréviaire, et comme ils remarquèrent la crainte que j’avais de le perdre et la joie qu’ils virent que j’eus quand un Indien me le rapporta, il y en a un qui me demanda si je serais mort si mon livre eut été perdu. Je me sers souvent très utilement de cela pour leur montrer que nous autres au-delà des mers savons bien des choses que les Indiens ignorent et qu’ainsi ils nous doivent croire quand nous leur annonçons les vérités de la foi et la créance de nos mystères » (Collomb éd., 2006 : 215).
« À propos de quoi [mon bréviaire] je dirai encore qu’il n’a rien au monde qui les surprenne davantage que cet art merveilleux de l’écriture, ne pouvant pas concevoir comment on peut exprimer la parole en faisant de petites marques avec une plume d’oiseau. Les Indiens croient que mon bréviaire est mon démon familier avec qui je m’entretiens tous les jours et de qui je sais toutes les choses. Quand je récite mon bréviaire, ils disent que j’interroge mon livre et que je lui parle. Aroucamano, c’est ainsi qu’ils m’appellent, demande tous les matins à son livre : “n’y a-t-il pas de nouvelles” ? et quand son livre ouvert lui dit “non”, il va à une autre page et avance toujours jusques à tant qu’il ait appris quelque chose de nouveau » (Collomb éd., 2006 : 217).
6Ces extraits attireront aussi l’attention sur ce qu’on peut y lire en filigrane sur le rôle de l’écrit et du « livre » dans les pouvoirs spirituels des missionnaires qui ont pu être comparés à ceux des chamanes (pi̵yai en kali’na) :
« Un certain nombre d’éléments conservés par la tradition orale semblent montrer par ailleurs que les Kali’na ne subissaient pas passivement la présence des prêtres – vraisemblablement considérés d’un point de vue indigène comme d’autres chamanes – et l’enseignement religieux qu’ils dispensaient. Confrontés à ce qui leur apparaissait un pouvoir spirituel concurrent ou complémentaire de celui des chamanes amérindiens, les Kali’na pouvaient de leur côté tenter de s’en approprier des éléments, qu’ils réinterprétaient dans leurs propres cadres conceptuels » (Collomb et al., 2000 : 58).
7Le pouvoir de l’écriture et la supériorité qu’elle confère aux Blancs sont toujours présents dans les représentations actuelles, comme le laisse entendre cette phrase d’un ancien, disant aujourd’hui à son petit-fils :
L’histoire d’Epạkano3, mon garçon, l’histoire d’Epa kano… Mais le moment de ces évènements anciens, tu sais, on ne le connaît pas ; on ne sait pas en quelle année, en quel mois, à quelle date cela s’est produit. Pourquoi ? parce que les Kali’na ne savaient pas écrire. C’est cela qui les tue, ils n’ont que la parole. Mana, 1996
8En contrepoint cependant, l’idée que les Kali’na possèdent une écriture est très présente.
Mais tu sais écrire, grand-mère…
Awala, 1994
9L’enfant qui fait cette réflexion se réfère aux motifs qu’il a souvent vus tracés de la main précautionneuse de sa grand-mère, sur l’argile lorsqu’elle décore ses poteries, sur le corps des membres de sa famille endeuillés lorsque se prépare une cérémonie de deuil, dans le sable aussi parfois lorsqu’elle veut expliquer quelque chose. Ces motifs sont désignés en kali’na par un nom qui est dépendant grammaticalement me (cette dépendance est marquée par le suffixe -li̵) et nécessairement précédé de son complément :
sapela meli̵ « motifs de jatte » (littéralement : jatte/tracé de)
yami̵ meli̵ « peintures corporelles » (littéralement : corps/tracé de)
10Ils ornent aussi les surfaces des côtés des bancs et des hochets chamaniques, les parois et peaux des tambours :
mule meli̵ « motifs de banc »
malaka meli̵ « motif de maraca »
sanpula meli̵ « motif de tambour »
11Ils sont aussi présents en des lieux mythiques et historiques sur les roches gravées (topu ti̵melen « roches gravées », littéralement : les roches, celles qui sont gravées). Ces motifs omniprésents dans la culture kali’na représentent un art graphique de tradition indigène. Si on ne peut le décrire que depuis le début du xixe siècle, époque des plus anciennes pièces des collections de céramiques présentes dans les musées (Tricornot, 2004 et 2005) et qu’on n’en connaît pas la genèse, on peut le rapprocher des arts amazoniens :
« Ce dessin [kali’na] rappelle les arts amazoniens bien connus, de l’art mara-joara de la grande île de l’embouchure de l’Amazone (400-1400) à l’art contemporain des Shipibo du Nord-est péruvien, et qu’il est aujourd’hui rapproché de l’art aristé du Nord-ouest brésilien et du Nord-est guyanais (600-1750) et de l’art koriabo reconnu du Venezuela au Brésil (1200-1750) » (2004 : 20).
12Le dessin est géométrique et curvilinéaire, ce qui le distingue par exemple du dessin wayana exclusivement géométrique. Il utilise des encres végétales foncées, le kalawilu (Bignonia chica, Bignoniaceae) étant appliqué par l’empreinte de la plume d’agami, le kumeti̵ (Eugenia anastomosans, Myrtaceae) avec la pointe ou le côté d’un bâtonnet de bois. La technique de remplissage des surfaces mêle les différents types de figures (courbes, triangles, parallèles et quadrillage) dans des compositions parfois symétriques mais aussi libres et décentrées (Tricornot, op. cit.). W. Ahlbrinck la décrivait ainsi :
« Pour une surface petite ou grande, on agrandit un point donné, constitué soit par une caractéristique de la pièce (bosse, saillie, etc.), soit par une première figure (point, croix, etc.). Cet agrandissement se fait en traçant parallèlement des lignes autour de ce petit point ou de cette figure initiale » (1956 : 277).
13Le sens ancien des figures semble le plus souvent perdu, mais certaines renvoient manifestement au mythe ou à la religion (Vredenbregt, in Tricornot, 2005), ou représentent des étoiles ou des constellations (Magaña, in Tricornot, 2005). Les noms qui les décrivent se réfèrent à l’environnement naturel, plantes et animaux surtout et leurs parties, tels waluma miti̵ « racine de palmier arouman (Ischnosiphon arouma, Marantaceae) », kusali ekunali̵ « genou de cerf (Mazama americana, Cervidae) ». W. Ahlbrinck (1956 : 275-276) en dresse une liste qui les inventorie selon leur usage, peintures corporelles ou sur céramiques, tissage de vanneries.
14C’est ce nom désignant le tracé que les premiers Kali’na qui furent en contact avec les missionnaires donnèrent aux signes de l’écriture (kaleta meli̵ « lettres », litt. les motifs du livre, du papier), kaleta étant l’emprunt que la langue kali’na a fait à l’espagnol carta pour désigner tout texte écrit, livre, missive, papier4. L’acte d’écrire, comme celui de tracer, dessiner, utilise le verbe dérivé melo, verbe transitif dérivé de me, employé nécessairement avec l’indication de l’objet. Et de même qu’on dira d’une potière :
sapela meloyan « elle [la poterie est une activité féminine] décore la/une jatte », littéralement : elle trace [les motifs] la/une jatte
15On pourra dire en une autre occasion :
kaleta meloyan « elle/il5 est écrit », littéralement : elle/il trace [les motifs, les signes] le/un papier
16Ainsi, on aura pu observer que, pour désigner les lettres de l’alphabet et l’acte d’écrire, la langue a eu recours à ses propres mots, dont elle a élargi les sens.
17Il est peut-être possible de faire des rapprochements entre certains éléments des figures kali’na (comme les tracés droits et courbes) et des manières de tracer (utilisation d’encres et de pinceau) et l’écriture occidentale, cursive comme on la voyait à l’époque. Peut-être peut-on aussi rapprocher le fait que les motifs comme les lettres aient une valeur identitaire. La représentation et la dénomination des figures, leur symbolisme quand il est décrypté, sont des repères pour les Kali’na. Quant aux lettres, elles ont aussi une valeur identitaire pour les Occidentaux, même si elle n’est plus guère présente que dans les livres (cf. Ouaknin, 1997).
« L’alphabet latin montre l’histoire et la domination exercée par les peuples issus de la Rome antique, qu’ils soient espagnols, portugais, français, anglais, nord-américains… et qui constituent l’origine de ce que nous appelons l’Occident. »
18Pourtant, malgré certaines similitudes et la compréhension de la relation entre langue et écriture occidentale, les Kali’na ne semblent pas avoir souhaité à l’époque coloniale se l’approprier. On citera encore A. Biet (1896 : 278) :
« Ils ne sont plus maintenant dans cette simplicité, ils voient bien que nous exprimons nos pensées par le moyen de ces lettres et de ces caractères et qu’on les peut porter fort loin : si est-ce pourtant qu’il ne leur prend point envie de s’en faire instruire, et d’apprendre ces choses si utiles pour entretenir le commerce entre les hommes. Ils aiment mieux vivre dans leur ancienne ignorance, afin de ne point perdre leur liberté, qu’ils préfèrent à toutes les sciences et connaissances du monde. Comme ils ne peuvent pas exprimer leurs pensées comme nous par un moyen si facile, cela les oblige à se voir plus souvent les uns les autres pour consulter ensemble. »
19Outre l’écart incommensurable entre les vies culturelles et spirituelles des Amérindiens et des Européens, on peut penser qu’une autre des raisons de ce désintéressement durable pour l’écriture se situe aussi dans son origine :
« Une des raisons de la résistance à l’appropriation de l’alphabet par les peuples dominés par l’Occident est précisément cette présence visible en lui de son origine occidentale. […] Le dessin des lettres latines accompagne le Blanc et peut, par conséquent, renvoyer à l’expérience douloureuse de la colonisation et de la sujétion » (Landaburu, 1998 : 111-112).
20Les lettres des Blancs ont dû rester longtemps « lettres mortes » pour les Kali’na qui ne pouvaient les déchiffrer. Le mot qui sera forgé pour désigner l’acte de lire est un néologisme basé sur un emprunt au sranan tongo, créole du Surinam, lesi « lire, lecture » intégrés en kali’na sous la forme du verbe dérivé lesi-ma (le verbe est transitif, comme melo « écrire » et nécessite la mention d’un complément d’objet) :
kaleta silesimae « je lis un/le livre »
21Ce mot entre plus tardivement dans la langue, à la fin du xixe siècle, au moment où les contacts avec la société surinamienne sont déjà bien développés dans le bas Maroni, notamment pour l’échange de produits manufacturés. On peut penser que ces contacts avec la société surinamienne avaient entraîné un certain degré de bilinguisme et que l’apprentissage de la lecture avait pu commencer au travers du créole surinamien6.
Écritures exogènes
Des notations à usage des colons
22Les premiers missionnaires émaillent déjà leurs écrits de notations dans la langue de ceux qu’ils vont évangéliser. La Relation du second voyage du Père jean de la Mousse chez les Indiens de la Rivière de Sinnamary, l’an 1684, très documentée, en offre de nombreux exemples :
« En mon premier voyage, j’eus querelle avec les femmes pour cela, car je les renvoyais assez brusquement quand elles prenaient la liberté de regarder dans mon yamati, c’est un panier long et carré que font les Indiens qui est double et qui résiste à la pluie à cause d’une grosse feuille qui est entre les deux tissus. Je leur disais que je n’étais point marchand, que je ne voulais ni poule, ni cassave, ni perroquets, ni de toutes les autres choses dont les Français trafiquent et qu’en un mot rien de ce que j’avais n’était à vendre […] Je m’avisai de leur dire, en ce second voyage, que celles qui sauraient bien leur catéchisme verraient mes trésors mais que celles qui me diraient toujours Anagontipa qui signifie “je ne sais pas”, n’y auraient nulle part, non pas même de la vue » (Collomb éd., 2006 : 48).
« il faut mettre du feu d’un côté pour passer une gomme sur l’autre, qui fait le vernis, cette gomme s’appelle chimeli » (p. 53).
« aussitôt que le Toumakili monstre caché sous les eaux entend nommer le Nom d’une Biche, il se jette sur le Canot et l’engloutit avec tous ceux qui sont dedans » (p. 58).
« les Indiens l’avaient pris [le poisson] avec un certain bois nommé Inekou » (p. 72).
23Mots notés pour désigner des éléments de l’environnement et de la culture kali’na inconnus des Européens, et pour lesquels les dénominations font défaut : ils font référence à des plantes et à leurs utilisations, telles la résine de chimeli (arbre courbaril (Hymenaea courbaril) comme vernis pour la poterie, la liane inekou pour pêcher à la nivrée, yamati (yamatu) à une pièce d’artisanat, à des esprits, comme toumakili, à des pratiques linguistiques, avec une citation comme anagontipa… Ces fragments de langue sont aisément reconnaissables aujourd’hui et aisément reformulables dans la langue actuelle. Le mot ineku sera restitué avec une prononciation palatale [ŋ] de n (le son graphié gn dans le mot français signer), laquelle ne se faisait probablement pas systématiquement à l’époque des voyages du Père Jean de la Mousse. Toumakili sera rapporté à tunaki̵li̵7 : la forme touma est peut-être due à une mauvaise écoute du Père, ou encore à une erreur du copiste de son manuscrit, recopiant une lettre à trois jambages au lieu de deux et écrivant un m au lieu d’un n, la forme kili graphiée avec des voyelles du français proches des voyelles originales [i̵] et impossibles à restituer dans l’orthographe de cette langue. Dans la citation anagontipa qu’il est facile de reconnaître dans anukuti̵’pa « je ne le sais pas » ou littéralement : « [je suis] ne le sachant pas », il est aussi possible de supposer que le copiste ait pu inverser les jambages d’un ou pour écrire on.
24Les premières études de la langue sont réalisées par des missionnaires, pour leurs fins propres d’évangélisation, mais aussi avec des visées plus concrètes. Tous ceux qui arrivent à la colonie ont besoin d’échanger avec les habitants. Pour répondre à ces besoins, ils élaborent des manuels de langue :
« Je satisfais en cet écrit à plusieurs personnes de considération, qui m’ont souvent interrogé sur la langue des Sauvages avec lesquels j’ay vécu dans la terre ferme de notre Amérique : Et qui ont désiré que je leur en donnasse quelque connaissance. J’ai cette créance que ce petit travail ne sera pas inutile à ceux qui auront dessein de se transporter en ces contrées, soit pour le trafic, & pour la culture des terres ; ou pour y acquérir des couronnes dans la conversion de ces peuples infidèles » (Pelleprat, 1871 : 3).
25La description suivante est un bon exemple de ce qui se fait. Il se compose d’une introduction grammaticale visant à décrire le fonctionnement des différentes parties du discours :
« Les Verbes n’ont pour l’ordinaire qu’une même terminaison pour toutes les trois personnes ; la Caractéristique desquelles est marquée le plus souvent par la première lettre… en voicy plusieurs exemples.
Sícassa, Je fais, Sicáboüi, J’ay fait,
Mícassa, Tu fais, Micáboüi, Tu as fait,
Nícassa, Il fait. Nicáboüi, Il a fait.
« Les Noms sont pareillement indéclinables, et n’ont point de distinction de nombres, ny de cas ; il y en a de substantifs aussi bien que d’adjectifs : mais ni les uns ni les autres ne changent point de terminaison en quel régime qu’ils se rencontrent. Exemple, Coüé signifie un hameçon ; et Iroupa veut dire beau ou bon… » (Pelleprat, 1871 : 5)
26et d’un lexique pratique :
« Ces remarques suffiront pour le dessein que je me suis proposé : A quoy j’adjouteray seulement les mots les plus nécessaires, & les plus ordinaires dans la conversation » (Pelleprat, 1871 : 15).
27Par exemple :
« Les noms des choses qui appartiennent au monde Supérieur.
Le Ciel, Cábou. Le Soleil, Hueïou.
La Lune, Noûno Les Estoiles, Sirícco. (ce mot signifie aussi une année)
Les Nuées, Bécou. La clarté du jour, Hueïoúrou.
Le Vent, Bebeíto… (p. 15).
« Denrées dont les Sauvages ont besoin.
Une Hache, Oüíoüi.
Une Serpe, Sarábou, ou, Manséta,
Ansart, ou, grand couteau qui n’a pas de pointe » (p. 20).
28Les missionnaires sont relayés par des voyageurs naturalistes et des commerçants qui enrichissent les premières listes de noms. Tous ces lexiques seront compilés à la fin du xviiie siècle par un agronome M. de la salle de l’Estaing (1763) dans un dictionnaire galibi. Sa préface présente clairement les objectifs :
« Un dictionnaire Galibi peut être regardé comme une des sources principales du succès que l’on est en droit d’espérer dans l’établissement de la nouvelle Colonie de Cayenne.
« Pour s’établir au milieu des terres dans un pays inconnu, habité par des Sauvages qui en sont les Maîtres, pour les faire concourir à l’exécution de ce projet, ne faut-il pas pouvoir traiter & commercer avec eux ? La connaissance de leur langue est donc nécessaire pour y parvenir. »
29Et pour pouvoir utiliser les mots, l’auteur fait précéder son dictionnaire d’un essai de grammaire.
« La forme qui serait préférable pour cet essai de Grammaire est, sans doute, par rapport aux principes généraux & à la construction, celle qui offre la comparaison de la langue qu’on sçait, avec celle qu’on veut apprendre. Quoi de plus simple ? On exposera en abrégé les principes de la langue française, & on en fera l’application à la langue des Galibis. »
30Dans la mesure où il s’appuie sur des documents émanant de divers auteurs, M. de la Salle de l’Estaing est confronté tout au long de son travail à la diversité des notations utilisées pour transcrire la langue galibi. Dans sa préface, il analyse ces différences, sources de difficultés à « fixer » la langue :
« Plusieurs raisons semblent encore se réunir pour augmenter la difficulté de fixer cette Langue, & de la faire connaître exactement.
« Un des principaux obstacles paraît venir de l’usage où sont les Galibis, & de la facilité qu’ils se permettent de substituer arbitrairement au-devant d’une voyelle, une consonne à la place d’une autre, ce qui nécessairement produit un son différent. Parmi eux la lettre L se prononce également comme R, & R comme L. Balana, Mer, Parana ; Oquili, Mâle, Oquiri. B. est l’équivalent de P, & P de B. Conopo, Pluye, Connobo ; Bouito, Jeune, Poito ; Oubaou, Isle. Oupaou. On se sert de C au lieu de G, & de G. au lieu de C. Calina, Galibi, Galina, &c.
« Il serait difficile de déterminer jusqu’à quel point ils étendent cet usage. Quoiqu’il y ait plusieurs preuves qui confirment qu’il existe, la plupart de ces changements pourraient avoir pour origine la manière dont les Européens ont écrit les mots qu’ils entendaient prononcer. C’est une des rares causes de ces altérations, peut-être la plus commune, du moins la plus vraisemblable. En effet on écrit comme on entend, on n’écrit pas toujours comme on a entendu ; on n’a souvent écrit que sur des ouï-dire, & le mot peut déjà avoir été altéré : de plus, chacun a sa façon d’écrire qui lui est particulière, ou qu’il adopte avec une espèce de droit, puisqu’il n’y a point de Livre écrit dans cette Langue, & par conséquent point de règle fixe ; aussi lit-on Chimugué, Chimugai, Couper ; Hué, we, wai ; Bois, & ainsi des autres. N’y a-t-il pas encore des consonnes qui produisent le même son ? Ca ou Ka, Ké ou Qué, Cé ou Sé, &c. »
31Dans cette analyse, l’auteur trouve deux causes majeures à ces difficultés. La première, liée à la phonétique particulière du galibi, la deuxième à l’absence de codification propre à la langue et à l’usage que chacun fait librement de la graphie du français.
32Les variations dans la graphie de certaines consonnes, comme r et l, par exemple, viennent du fait que les premiers scripteurs devaient noter un son inexistant en français, une consonne battue rétroflexe, sans équivalent en français. Les uns l’ont perçue comme plutôt proche de la latérale française l et les autres de la fricative r. Les chroniqueurs hispanophones, dont l’inventaire des consonnes comporte une battue, ont régulièrement transcrit cette consonne par le r de l’espagnol :
« Cassave Arepa
Estrellas Cirico
Flecha Pirigua
Negro, color Tuburu
Yuca Quiere »8 (Ximenez, 1774).
33Ce phénomène, bien que M. de la Salle de l’Estaing n’attire pas l’attention dessus, affecte aussi d’autres transcriptions. La voyelle haute centrale étirée [i], extrêmement fréquente en kali’na, étrangère à l’inventaire vocalique du français, a posé des problèmes récurrents de variation graphique dans sa transcription. Un mot comme pi̵li̵wa « flèche » revêt diverses formes :
Plioua, plia, bleoua, peuléoua, pouliva
34Il peut s’agir aussi de sons existant en français mais dans des positions différentes. Ainsi du son [ч] (correspondant à ce qui est graphié u dans le mot français lui) dont la position initiale en consonne a surpris. Un mot comme wewe « arbre, bois » prononcé [чe : чe] est noté de différentes façons :
Veve, vaivai, vuévué, huéhué, vivai
35Dans le cas des différences entre p et b ou k et g, il s’agit d’une variation phonétique affectant les consonnes occlusives dont les réalisations sont sourdes ou sonores, de façon libre ou dictées par des règles prosodiques complexes. Les transcriptions reflètent alors la prononciation d’un mot extrait de son contexte, laquelle peut être différente de celle du mot isolé. L’exemple de calina « galibi » variant avec galina est claire : la consonne en initiale absolue de mot a une réalisation sourde, par exemple kali’na « Galibi, Kali’na » prononcé [kali:ʔŋa] mais, dans certains contextes comme dans o’win kali’na « vingt » (litt., un Kali’na, c’est-à-dire les vingt doigts d’un être humain), elle aura une réalisation sonore après la consonne nasale, sonore, qui précède.
36À ces difficultés liées au système phonologique propre du kali’na s’ajoutent, comme le montre clairement M. de la Salle de l’Estaing, celles qui sont liées à son absence de codification et au fait que la graphie française présente des graphèmes différents pour un même son. Ils n’ont pas de motivation pour une langue étrangère et laissent un choix arbitraire au scripteur. L’auteur cite quelques consonnes, on y ajoutera quelques voyelles. Des mots de structure phonologique simple et sans difficulté d’écoute pour l’oreille d’un francophone se voient quand même attribuer des formes différentes : topu « pierre, rocher » est noté topou ou taupou ; woki̵li̵ « homme » est noté oquili ou oukéli ; mosinpe [moçim’be] « long » est noté mossimbe ou naucipe.
« Enfin on peut encore se tromper sur un mot qu’on entend prononcer rapidement, & par rapport auquel il est aisé de supprimer une lettre ou de la transposer. C’est ainsi qu’Aouara, Ouara, Oura, expriment une espèce de Palmier ; Enouara, Neouara, signifient Comme, semblable, Pareil. L’analogie, qui s’y trouve, indique que ce sont les mêmes mots, un peu changés, à la vérité, par une des causes qui ont été détaillées » (de la Salle de l’Estaing, 1763 : Préface).
37Ces quelques lignes font référence explicitement aux formes pleines des mots et à celles qu’ils prennent dans le discours rapide. Phénomène banal, mais qui ajoute encore d’autres variations.
38À ces difficultés propres à la transcription d’une langue étrangère, non codifiée, avec le code graphique d’une autre, s’en ajoutaient des différentes, également analysées :
« […] À ces deux premières sources d’embarras, il s’en joint une troisième qui se confond quelquefois avec les deux autres. En effet cette variété peut dépendre de la différence des lieux qu’habitent les diverses peuplades des Galibis. Un Picard, un Gascon, un Provençal, tous François, ne prononcent, n’écrivent pas de la même manière un mot qui, dans le fond, est le même : l’accent, le ton, les syllabes allongées, d’autres comme muettes, ou exprimées moins fortement, présentent des nuances qui semblent former comme autant de dialectes » (de la Salle de l’Estaing, 1763 : Préface).
39Aucune connaissance suffisante de la langue ne lui permettant d’opter pour l’une ou l’autre des diverses interprétations, il choisira de conserver toutes les formes.
« Ce Dictionnaire François-Galibi aura en conséquence moins d’articles, quoiqu’avec autant de mots que le Dictionnaire Galibi-François, qui commencera par les mots Galibis. Au mot Tête, par exemple, on rapportera
« Oupoupo, Bo. 428.
Opoupo, Bi. 430.
Youpopo, Bo. 399.
Oubouppo, P. 17.
Boppo, Yais, Laet. 642 »9 (de la Salle de l’Estaing, 1763 : Préface).
40Les notations dont il vient d’être question proviennent d’auteurs francophones utilisant leurs habitudes orthographiques. La langue kali’na cependant a reçu l’attention d’autres voyageurs, missionnaires, etc. dont les travaux, répertoriés par C. H. de Goeje (1910), sont rédigés dans d’autres langues européennes. Aux variations présentées ci-dessus, ils en ajoutent d’autres, comme les suivantes aux notations citées plus haut pour wewe « arbre, bois » :
Bebe, vévé, hueue, wehweh,wewe
41Cet inventaire détaillé des formes recueillies accompagnant les travaux de C. H Goeje a d’autres objectifs que ceux de M. de la Salle de l’Estaing. En effet, C. H. de Goeje fait œuvre de linguiste spécialiste des langues de la famille caribe, poursuivant les travaux de son prédécesseur Lucien Adam (1893) et conduit une recherche basée sur ses propres données de terrain. Sa première publication au début du siècle marque un tournant dans l’histoire de l’écriture du kali’na. Il se réfère encore aux transcriptions originales nécessaires à ses travaux de comparatiste mais y ajoute ses propres observations. On donnera pour exemple ici un extrait (de 1 à 5) de son chapitre sur les « Noms de nombre » :
42C’est le dernier ouvrage de compilation dans lequel figurent les différentes notations de chaque mot. Les livres sur la langue qui paraîtront ensuite adoptent les transcriptions phonétiques ou phonologiques que l’on va observer au chapitre suivant. Mais ce n’est pas pour autant que disparaissent les graphies personnelles. Les récits de voyage, les textes religieux, les contes, les listes de noms de plantes ou d’animaux, les cartes géographiques, sont autant de documents qui continuent à utiliser des mots écrits « à la française ». En voici quelques exemples :
Légendes et Contes folkloriques de Guyane, 1960, recueillis par Michel Lohier, Éditions caribéennes, Paris.
« Un grand festin, qui durait une bonne semaine, réunissait les habitants des villages les plus éloignés autour de nombreuses jarres de cachiri, vicou et payaoualou leurs boissons favorites » (p. 38).
« Florian s’était lié d’amitié avec un jeune Indien appelé Pouchi-Pouchi (en Galibi : Chat) » (p. 76).
Les Galibi de l75a Mana et d’Iracoubo (Guyane française), 1967, II, par J.-B. Delawarde, J.S.A. : 333-383.
« Leur astronomie est succinte. Outre Chilikhio, la Poussinière, ils connaissent entre autres “grandes étoiles” ou constellations (Alokoman) : Ipiétoumou, “celui qui a perdu sa cuisse” ; Aloukouma “l’Étoile du jour” que l’on voit le soir et le matin ; Okopokani, “l’Étoile du Oko” (oiseau) ; Koutaye Youmoin, l’Étoile du “Gros Yeux” (poisson) ; Koupilichi youmoin, “l’Étoile du passou” (animal) » (p. 362). Promenade en Guyane avec les Indiens Galibi, 1980, J.-B. Delawarde, TEQUI, Collection Terre des Hommes.
« La sève du genipa qui s’oxyde en noir au contact de l’air, et la sève rouge et collante de l’alacoucéli ou le roucou sont utilisés à cette fin […] dans les mélanges qui y sont conservés entrent des gommes et des sèves adhésives aux odeurs d’encens, des extraits de feuilles de calawilou, de pilapichi, d’écorces de sakali et de chuiniani » (p. 69).
Des transcriptions scientifiques à usage des spécialistes
43À partir du début du xxe siècle, d’autres notations du kali’na verront le jour dans des ouvrages qui ont pour objet l’étude comparée des différentes langues de la famille caribe (De Goeje, 1919 et 1946), l’étude encyclopédique de la langue et la culture (Ahlbrinck, 1936/1956), ou plus tard la description de la langue (Hoff, 1968).
44Dans la préface de son Encyclopédie caraïbe, W. Ahlbrinck fait référence à l’ouvrage de De Goeje cité plus haut :
« J’avais un livre à ma disposition : Les Études linguistiques caraïbes par C. H. Goeje. Pourtant, malgré des qualités qui font honneur à son auteur et témoignent de son intégrité et de sa volonté de bien faire, ce livre n’est pas une solution pour le débutant en langue caraïbe […] là où il y a autant de façons d’écrire le caraïbe qu’il y a d’écrivains… le débutant ne se sent pas le pied très sûr, ne trouve rien pour s’accrocher » (p. 3).
45Il va rompre l’exercice de la compilation et transcrire la langue kali’na avec des conventions internationales. Il s’appuie pour cela sur un outil né à la fin du xixe siècle qui permet la transcription graphique d’un discours et offre un répertoire de signes correspondant aux principales réalisations phonétiques des différentes langues du monde. L’Alphabet phonétique international (API) utilise des lettres empruntées aux alphabets grecs et latin, en leur donnant la valeur qu’elles ont dans ces langues, ou des symboles dessinés par les phonéticiens, comme le ∫. Conventionnellement les notations phonétiques seront présentées entre crochets : le son graphié ch dans le français chat se prononce [∫]. Les transcriptions présenteront quelques variantes, par exemple, W. Ahlbrinck notera [š] ce même son.
46L’Encyclopédie caraïbe s’ouvre ainsi sur un chapitre intitulé « Phonétique de la langue kaliña » (rédigée par Vinken). Il en décrit les systèmes accentuel, consonantique et vocalique ainsi que de nombreux phénomènes de morphophonologie (palatalisation, assimilations, réduction et alternance vocaliques). La notation proposée permet de stabiliser les transcriptions. Celles-ci restent phonétiques, mais la conscience phonologique de l’auteur, qui s’appuie sur une analyse de la fonction des sons, lui permet de faire des choix judicieux, comme celui d’indiquer la palatalisation des consonnes par un accent situé au-dessus qui permet une grande facilité de lecture : sano « ma mère », isano « sa mère », nuru « ma langue », inuru « sa langue », aturupo « ton cœur », iturupo « son cœur ».
47Une trentaine d’années après son premier ouvrage, C. H. De Goeje (1946) publie un second volume de ses Études linguistiques caribes ». Pendant ce laps de temps, il a collecté du matériel sur la langue kali’na (parmi d’autres langues caribes) et s’appuie désormais essentiellement sur ses propres transcriptions. Ses choix, orientés vers la comparaison des langues caribes, ne retiennent pas totalement ceux de son prédécesseur. Mais une connaissance linguistique accrue lui permet de rendre ses notations homogènes. Désormais, on dispose d’un ensemble de formes conventionnelles, même si, pour certaines d’entre elles, il faut se reporter aux conventions spécifiques précisées dans chaque ouvrage :
48C’est avec l’ouvrage de B. Hoff The Carib language (1968) que paraît la première description complète du kali’na, dans sa variété parlée à l’ouest du Surinam. Ce travail décrit minutieusement les structures phonologiques, morpho-phonologiques et morphologiques qui, dans cette langue, comme dans la plupart des langues caribes, sont riches et complexes. L’API sert de base à la transcription qui devient complètement phonologique. Seuls sont notés les phonèmes. Leurs diverses réalisations phonétiques, ainsi que les modifications de forme, sont explicitées dans les chapitres intitulés « Phonologie » et « Structure formelle des mots ».
49Une différence importante pour la transcription des voyelles est la notation de la longueur vocalique comme phénomène pertinent (la longueur est notée par deux points après la voyelle) et pour les consonnes la notation de phonèmes nouveaux : l’occlusive glottale comme dans naʔna « nous (exclusif) », la fricative glottale comme dans koxtï « cri » et l’aspirée, comme dans aha « oui », ainsi que la nasale de certains groupes consonantiques, comme dans mïηkalï ou celle qui apparaît en fin de mot, comme dans e:laῆ « gardien ». Dans ses travaux les plus récents, B. Hoff utilise un système phonologique simplifié par rapport à ses premières interprétations. Il ne note que deux consonnes nasales au lieu de quatre (m et n ; η et ῆ) qui disparaissent de ses notations (1986, par exemple) et ne note plus la longueur de la voyelle (2005).
50Les recherches conduites sur la variante guyanaise du kali’na, à partir des années 1980 (Renault-Lescure, 1985), n’indiquent pas de fricative glottale, ne notent que deux nasales mais continuent de noter la longueur vocalique. L’occlusive glottale, malgré son faible rendement est notée car elle apparaît dans des mots fréquents. La notation du r est systématiquement rendue par l et celle de ï par i̵. Les travaux ultérieurs, considérant sa faible pertinence phonologique, n’indiquent plus la longueur vocalique (Renault-Lescure, 1986).
51Ces transcriptions s’appuient donc sur des descriptions de la structure phonologique de la langue et n’ont pas d’autre visée que de donner une transcription scientifique pour des textes scientifiques et une communauté de linguistes.
De la notation scientifique à une notation pratique
52Parallèlement, divers travaux ont été conduits au Surinam et en Guyane pour adapter et donner une visée instrumentale à la transcription de la langue kali’na dans sa variante orientale. Les objectifs de ces travaux ont été très différents, même s’ils se sont parfois recoupés.
53Chronologiquement, la première proposition de graphie du kali’na oriental a été faite par le SIL – Summer Institute of Linguistics – au Surinam par G. Grimes (1972). Le SIL, organisation missionnaire, a pour objectif de traduire la Bible dans les langues les moins connues du monde. Des missionnaires-linguistes ont ainsi étudié les langues du Surinam et publié diverses études, notamment sur le kali’na. La première d’entre elles, une description phonologique (Peasgood, 1972), propre à apporter un éclairage sur la graphie à adopter dans les traductions, a été publiée la même année que le premier article sur les systèmes graphiques des langues de l’intérieur du Surinam (Grimes, 1972). Un peu plus d’une dizaine d’années plus tard, une orthographe du kali’na a été rédigée par C. Ziel (1984) mais non publiée. Elle a servi de base à un certain nombre de textes et traductions religieuses ainsi qu’au premier dictionnaire kali’na-néerlandais (Aloema et al., 1987) où l’on peut en voir l’application. En 1997, paraissent deux fascicules présentant une nouvelle proposition de graphie kali’na, en langue kali’na, et sous forme pédagogique (Maleko, 1997 ; Maleko et Courtz, 1997) puis, en 1999, un nouveau dictionnaire kali’na-néerlandais (Courtz) est publié. Il reprend le précédent en augmentant notablement le nombre d’entrées, dans l’orthographe de 1997.
54Dès la première proposition de graphie, l’orientation est celle d’une transcription en partie phonétique et en partie phonologique (notamment pour les différentes réalisations [p~b], [t~d], [k~g]) et d’un transfert des graphèmes du néerlandais pour faciliter le passage d’une langue à l’autre. Ainsi, sont d’abord retenus le digraphe oe pour [u], les lettres j et w respectivement pour [j] et [w], dans le statut de consonne, mais parfois aussi en finale de diphtongue. L’apostrophe représente la glottale, les lettres h l’aspirée, y la voyelle [i̵]. Dans la mesure où la lettre y est très peu utilisée en néerlandais, elle pouvait être retenue comme la lettre représentant le son [i̵] en kali’na. On aura ainsi le titre d’une des histoires publiée en 1982 par Stjura et Maipo : Wajamy kaitoesi maro « La tortue et le jaguar ». Les changements qui vont s’opérer par la suite affectent certains choix de graphèmes, de segmentation et d’harmonisation phonologique : oe sera remplacé par u et l’aspirée en finale de syllabe par l’apostrophe. Certaines coupures entre racines et suffixes seront supprimées. Ces modifications peuvent être exemplifiées dans la phrase ci-dessous :
(a) Amoehkonymbo itoe ta kynemajja ton « Certains s’établirent en forêt » Certains / forêt / dans/ il s’établit / PLUR
(b) Amykonynpo itu ta kynemaijaton
55En (b) on observe :
- des changements de choix graphiques : oe devient u, la diphtongue aj devient ai ; on notera que le passage de oe à y ne représente pas un changement mais une représentation plus fidèle du mot ;
- une simplification avec la disparition de l’aspirée en finale de syllabe (ou peut-être l’apostrophe a-t-elle été oubliée) ;
- une notation plus phonologique : mb qui représente la prononciation [mb] est écrit np ;
- la marque de pluriel ton est traitée comme suffixe et attachée au verbe conjugué.
56Le tableau présenté plus haut sera rempli de la façon suivante :
57Dans les années 1980, est publié en Guyane un petit opuscule intitulé Proposition pour une orthographe du galibi, langue amérindienne de Guyane (Renault Lescure, 1986 a) dont les objectifs sont présentés dans l’avant-propos :
« Les problèmes soulevés en Guyane par l’enseignement dans des milieux plurilingues et les revendications culturelles exprimées par l’Association des Amérindiens de Guyane française ont conduit des chercheurs en linguistique et en anthropologie à élaborer un programme d’enseignement adapté10.
« Ce projet avait pour but d’introduire à l’école les langues et cultures autochtones, tant par leur enseignement propre, que par celui du français comme langue seconde adapté au contexte local.
« L’utilisation des langues à tradition orale comme langues scolaires demande au préalable qu’elles soient représentées graphiquement […]
« Ce document est avant tout conçu comme une base de réflexion pour tous ceux qui sont concernés par ces questions linguistiques. »
58Après avoir présenté quelques éléments de phonologie, en s’appuyant sur le travail de B. Hoff tout en tenant compte de la variation dialectale, une graphie est proposée qui repose sur un système phonologique simplifié (pas de notation de longueur vocalique, suppression de la glottale), basé sur l’API et non sur la graphie du français.
59Seules différences avec l’API, la notation de [j] par y, à cause de son usage déjà existant pour d’autres langues minoritaires guyanaises. Quant à la lettre l, également utilisée dans d’autres écritures guyanaises, elle rend une des variantes notées dans l’API. Deux sortes de textes utilisant cette proposition ont été publiées : un livret d’alphabétisation et un petit manuel de lecture (Renault-Lescure, 1986 ; Renault-Lescure et William, 1986), ainsi que des textes de tradition orale (Tiouka et Blaise, 1987 ; Renault-Lescure et al., 1989).
Des notations exogènes à une écriture kali’na
Contexte national et international
60L’alphabétisation des Kali’na n’a débuté vraiment qu’avec la fréquentation des écoles mises en place notamment après la départementalisation (1947). La politique que l’administration a conduite auprès d’eux alors a permis le développement de l’enseignement et la fréquentation d’établissements scolaires par des élèves kali’na. On peut supposer que c’est à partir de ce moment que le fonctionnement de l’écriture alphabétique sera compris en tant que système de signes graphiques, les lettres, servant à la transcription des sons d’une langue.
61Parallèlement à des aspects positifs comme le développement des écoles, et par ailleurs une amélioration des conditions sanitaires, la politique départementale a suscité des incohérences et des malentendus, nés notamment de la difficulté pour l’État d’accepter l’existence de systèmes culturels, sociaux et juridiques indigènes. Confrontés de longue date aux effets des diverses politiques coloniales, les Kali’na devinrent les leaders d’un mouvement culturel et politique amérindien qui revendiquait la reconnaissance des droits communautaires sur la terre, et la prise en compte des spécificités culturelles, notamment dans l’éducation. Ce mouvement prit forme en 1981, lorsque fut créée l’Association des Amérindiens de Guyane française (AAGF). Cette association avait comme ambition de mener une réflexion sur l’identité amérindienne et de construire un discours politique revendiquant une place pour les Amérindiens dans la Guyane et dans la France. L’AAGF, conduite par ses trois fondateurs kali’na, Thomas Appolinaire, Paul Henri et Félix Tiouka, sera l’organisatrice du premier Rassemblement des Amérindiens de Guyane française en décembre 1984 au village d’Awala. Elle dessinera les contours de l’espace politique que les Amérindiens vont s’efforcer d’investir au cours des années suivantes. En 1992, le remplacement de l’AAGF par la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane (FOAG) manifestait l’intention de donner symboliquement un nouvel élan soutenu par une nouvelle conscience politique et culturelle.
62C’est dans ce contexte qu’a mûri l’idée d’un travail sur l’écrit. La question de l’écrit cependant ne se limite ni à la codification, ni à l’école, ni même à la langue. Les premières actions de l’AAGF orientées principalement autour des problèmes liés à la terre avaient déjà fait surgir des questions de langue et d’écrit. Les notations coloniales étudiées plus haut n’étaient pas toujours restées dans les pages des livres ou sur les cartes géographiques mais avaient petit à petit jalonné les lieux amérindiens par des toponymes francisés ou français. Les panneaux indicateurs, marques visibles du territoire français, ont pu être perçus, à l’instar des roches gravées, comme des repères territoriaux à se réapproprier, dans la dénomination comme dans la graphie. L’une de ces actions constituera à recouvrer les dénominations kali’na, que ce soit en termes de toponymie indigène (Yalimapo remplacera Les Hattes, « nom qui symbolisait une certaine présence coloniale et notamment une page douloureuse de l’histoire de la Guyane : le bagne – alors que cette région était connue de la mémoire kali’na depuis fort longtemps », Tiouka, 2003) ou de graphie (Awala remplacera Aoura). Une interview de Pat Torres (1998 : 95-96), écrivain, peintre d’ascendance aborigène yawuru et jabirr jabirr décrit bien une réaction comparable :
« Au milieu des années 1980, j’ai fait le choix de revenir à Broome et de commencer à recueillir les histoires de ma famille et de mon groupe culturel. J’ai réalisé alors que la culture et la langue sont à ce point entrelacées que si on ne conserve pas suffisamment sa langue on perd une grande partie de son identité. Aussi ai-je commencé à m’assurer que la langue était intacte, que les mots pour les événements étaient maintenus, même si l’histoire que j’enregistrais était racontée en anglais ou en anglais-aborigène. Par exemple, au lieu d’utiliser le nom des Blancs pour un endroit comme Gantheaume Point, utiliser toujours le nom aborigène, Minyrr. Alors j’ai commencé à me rendre compte que je pouvais écrire n’importe quel livre sur n’importe quel sujet mais qu’il n’exprimerait pas une identité aborigène tant qu’il ne serait pas mêlé à la langue ; c’est alors que j’ai commencé à faire des livres bilingues. »
63C’est ce qu’exprime aussi Félix Tiouka, lorsqu’il parle, dans une conférence à Cayenne (2003), de : « Écrire l’histoire kali’na à travers les mots de la langue ». Ce seront à un autre moment les prénoms :
« Dès 1983, face à l’abandon des prénoms kali’na au détriment des prénoms chrétiens, conséquence de la francisation de 1969, les responsables de l’Association des Amérindiens décidèrent de mettre en place un programme autour de la coutume du nom. Ce programme connaîtra un succès limité dû essentiellement à l’absence d’une graphie. Beaucoup de prénoms kali’na furent écrits à la française, comme par exemple “palouwamon”, ou les noms kali’na ont simplement été remplacés par des noms tels que Appolinaire, Thérèse, Pierre, Paul, Henri, etc. Les mairies n’acceptaient pas ces prénoms sous prétexte que l’orthographe posait problème aux agents de l’état civil. »
64D’autres « mots de la langue » vont accompagner et soutenir les actions de revendications politiques et culturelles du mouvement kali’na.
65Les mots clés du discours fondateur prononcé par le président de l’AAGF à l’occasion du premier congrès des Amérindiens de Guyane à Awala en 1984 en présence des autorités politiques et administratives locales avaient été écrits avec une première graphie kali’na (Tiouka, 1985 : 7) :
Nana i̵ñonoli̵, nana kinipi̵nanon iyombo nana i̵sheman
« Notre terre, nous l’aimons et nous y tenons »
66Un autre moment déterminant fut certainement le travail conduit par un anthropologue et les jeunes leaders au début des années 1990 dans une approche qu’ils avaient appelée « parole-mémoire-image ». Deux expositions seront réalisées à la mémoire des Kali’na qui furent emmenés au Jardin d’acclimatation lors de l’Exposition universelle de 1892. La première, présentée à Awala-Yalimapo en décembre 1991, s’intitulait Pau:wa itiosan:bola « Ils sont partis au pays des Blancs ». Elle était organisée à l’occasion du 10e anniversaire de l’association des Amérindiens de Guyane française avec le concours du bureau du patrimoine ethnologique à Awala-Yalimapo. La conception de l’exposition et du catalogue a été réalisée par Félix Tiouka et Gérard Collomb. Elle avait permis aux visiteurs kali’na de découvrir leur langue « écrite ». La deuxième, présentée au Musée national des arts et traditions populaires, lors du 5e centenaire de la rencontre des deux mondes, avait été accompagnée d’une délégation rassemblant les principaux responsables politiques kali’na et un certain nombre de chefs coutumiers et de chamanes des différentes communautés : il s’agissait de faire entendre la voix amérindienne dans les manifestations qui célébraient cet événement et qui revêtaient pour les Kali’na une tout autre signification. Le discours d’inauguration prononcé par le ministre des Départements et Territoires d’Outre-Mer utilisait pour la première fois officiellement la dénomination « Kali’na » (remplaçant Galibi) pour parler d’eux. L’objectif linguistique et identitaire recherché par les responsables était atteint.
67L’année suivante, l’exposition était présentée au Surinam, à Trinidad et dans les communautés kali’na du Venezuela par la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane (FOAG). À travers ces déplacements, et au-delà de l’exposition elle-même, les Kali’na entreprenaient de reconstruire un peu de leur histoire : pour la première fois depuis longtemps, les différents rameaux du peuple kali’na, de la Guyane orientale au moyen Orénoque, pouvaient se retrouver autour d’une mémoire partagée. Ces retrouvailles entre Kali’na du Venezuela et de Guyane se sont renouvelées en Guyane.
« J’ai l’impression de retrouver le “vrai parler kali’na” me dira cette femme kali’na suite au discours que venait de prononcer le soir du 9 décembre 1993, Enys Tamanaico, Kali’na de Kashama [Venezuela] » (Tiouka, 2003).
68Au-delà des différences dialectales, les Kali’na partageaient une même langue, eux qui ne pouvaient se comprendre dans les langues officielles de leurs pays respectifs. Ne possédant aucune langue écrite en commun non plus, les leaders kali’na des organisations indigènes de ces pays développèrent des contacts par télécopie puis par courrier électronique en kali’na. Écrire la langue devint une étape à franchir pour ces échanges.
69En Guyane même se créèrent des associations kali’na dont les appellations souhaitaient manifester l’origine identitaire. Une des plus connues, née à Kourou, Ti̵leuyu11 le soulignait d’emblée dans sa graphie, en employant un signe n’appartenant pas à l’alphabet du français pour noter la voyelle [i̵]. Et, dans la mesure où cette graphie n’était pas consensuelle, cela posait en même temps des questions sur l’écriture de la langue.
70Une nouvelle étape a été marquée par un séminaire sur la production d’écrits dans les langues caribes des Guyanes et du Venezuela tenu en mars 1993 à Caracas (Venezuela). Il était organisé par Haydée Seijas, anthropologue, avec l’appui de l’Ong UNUMA et de la direction des bibliothèques municipales vénézuéliennes. Les participants étaient des représentants de communautés amérindiennes de langues caribes (Pémon, Kali’na essentiellement), des professeurs indigènes, des anthropologues et des linguistes travaillant au Venezuela mais aussi venus de Colombie et du Mexique pour parler d’expériences conduites dans ces pays. Les organisateurs avaient invité deux participants pour la Guyane française : Félix Tiouka, alors président de la FOAG et l’auteur de cet article, linguiste de l’IRD (ex-Orstom), pour leur implication dans la réflexion sur l’écriture kali’na et l’élaboration de matériel. La confrontation des expériences guyanaises avec les réalisations et les projets présentés au cours de ce séminaire allaient renforcer l’idée de travailler sur l’écriture du kali’na.
71Un autre facteur lié à l’expérience du Venezuela a joué un rôle important. Les Indiens d’Amérique du Sud, souvent appuyés par des organismes d’appui aux Indigènes ou des organisations non gouvernementales, s’étaient déjà, dans certains pays, notamment les pays andins aux très importantes communautés indigènes, constitués en organisations politiques, elles-mêmes représentées dans des organisations internationales. Dans les années 1990, un mouvement politique spécifiquement amazonien s’est créé, la Confédération des organisations indigènes du bassin amazonien (Coica) à laquelle la FOAG guyanaise a adhéré, participant alors à ses rencontres internationales. Le VIIe Congrès de la Coica s’est tenu à Awala-Yalimapo en mai 2005. Dans les débats, les questions de langue et d’éducation étaient toujours, non pas la question centrale (c’est la terre), mais un des thèmes essentiels, faisant l’objet de revendications récurrentes appelant les États à reconnaître les droits linguistiques. C’est dans ce cadre amérindien et amazonien que la réflexion guyanaise s’est construite dans un premier temps.
72L’appartenance à l’ensemble des langues régionales de France a été une découverte récente, liée au débat réactualisé sur les langues régionales et minoritaires européennes, avec la signature par le président Chirac de la Charte européenne des langues régionales, le 7 mai 1999, contre l’avis du Conseil constitutionnel. Sans avoir de reconnaissance officielle, les langues des Dom-Tom ont néanmoins été retenues par le rapport Cerquiglini (1999), ce qui leur attribue dorénavant un quasi-statut de langues régionales et par conséquent des cadres juridiques nouveaux pour leur valorisation (archivage ou édition par exemple) et leur enseignement (place dans les établissements scolaires, formation d’enseignants).
Écrire la langue kali’na : les ateliers d’écriture kali’na, 1993-1997
73Le besoin de codification s’inscrit, chez les Kali’na de Guyane qui l’expriment, dans plusieurs perspectives qui se recoupent : des perspectives identitaires liées à la connaissance et à la reconnaissance du territoire et de l’histoire kali’na ; des perspectives éducatives liées au rôle que peut jouer la langue native au sein d’une institution exogène dans laquelle elle souhaite s’insérer ; des perspectives culturelles permettant à la langue de ne pas rester extérieure à la création artistique, musicale ou littéraire.
74Comme dans toute communauté dynamique, les courants d’idées sont multiples et ce besoin de codification n’est pas toujours perçu de la même manière, ni nécessairement partagé par tous les Kali’na. Il y a une trentaine d’années, certains Kali’na parlaient de leur langue comme d’une langue vouée à la disparition. C’est du passé, On n’est plus au temps des cow-boys, pouvait-on entendre. Certaines familles en ont abandonné l’usage, pour adopter comme langue familiale l’une ou l’autre des langues de contact. Certains pensent encore aujourd’hui que parler cette langue est inutile, d’autres regrettent que leurs parents ne leur aient pas transmis cet héritage. D’autres lui sont attachés au point qu’ils vont consacrer du temps et de l’énergie pour tenter de lui permettre de ne pas rester en marge des changements. Entre les premiers et les derniers, toutes les positions intermédiaires vont et viennent.
75Différentes approches de l’élaboration d’une graphie ont coexisté pendant cette période. D’un côté, les tenants d’un travail « entre Kali’na » ne souhaitaient aucune intervention de l’extérieur (les Blancs) et voulaient établir eux-mêmes leur graphie et d’un autre côté, les tenants d’un travail « ouvert » qui puisse être étayé sur les travaux scientifiques existants et sur l’expérience déjà acquise dans le domaine du passage de l’oral à l’écrit par d’autres langues.
76Ici ne seront relatés que les ateliers tenus dans la seconde orientation, puis-qu’elle a permis à l’auteur d’y participer avec le rôle circonscrit qui sera précisé plus bas.
77Des ateliers d’écriture ont donc été organisés à partir de 1993 par Félix Tiouka et la FOAG avec le but explicite d’élaborer une écriture instrumentale et pratique pour la langue kali’na. Ils réunissaient en un lieu donné, le village d’Awala, des représentants d’associations kali’na, des chefs coutumiers et des chamanes kali’na, des locuteurs de la langue intéressés par la question, pour la plupart originaires des villages d’Awala et Yalimapo, ainsi qu’une linguiste, spécialiste de la langue kali’na, ce qui veut dire ayant une connaissance de ses structures phonologique et grammaticale. D’autres chercheurs ayant déjà participé ailleurs à des travaux similaires ou ayant une connaissance particulière de cette problématique ont été associés à ces travaux (Queixalós, 1982 ; Launey et Renault-Lescure, à paraître). La participation de scientifiques dans les ateliers a répondu à une demande de la part des organisateurs mais elle n’a pas toujours été bien comprise par les Kali’na qui, au début, ne comprenaient pas pourquoi faire appel à des Blancs pour leur « apprendre leur langue ». Cette collaboration était conçue pour assurer la diffusion de connaissances scientifiques sur la langue devant permettre aux membres de l’atelier de se les approprier afin de mener leur réflexion. Puis, au long des discussions, d’apporter d’autres informations linguistiques si nécessaires. Mais l’organisation des ateliers, la conduite des débats, leur contenu social et politique, les choix et décisions, ont été entièrement assumés par les Kali’na. Les premiers ateliers ont eu une durée d’une semaine chacun, deux fois par an, mais ce fut un rythme difficile à tenir et les ateliers ont parfois eu lieu le week-end, à des périodicités liées aux possibilités des uns et des autres. De même, la composition des membres du groupe a varié d’un atelier à l’autre, s’élargissant au fur et à mesure, mais toujours autour d’un noyau permanent.
78Quelques-unes des orientations suivies sont résumées ci-dessous.
Système graphique
79L’utilisation d’une graphie alphabétique a été d’emblée adoptée. Bien que l’atelier ait préalablement étudié l’histoire de l’écriture et les différents systèmes existant dans le monde, aucune suggestion d’autre base graphique ou de création d’alphabet original n’a été envisagée. La langue kali’na, parlée sur des territoires répartis entre cinq pays différents, est en contact avec des langues officielles à longue tradition écrite (l’espagnol, l’anglais, le néerlandais, le français et le portugais), et minoritaires, comme le sranan tongo, créole du Surinam qui a une tradition d’écriture plus récente, mais qui toutes utilisent l’alphabet latin. Par contre, les signes de l’alphabet à choisir n’allaient pas de soi. En effet, dans les expériences des pays américains voisins, deux orientations s’opposent. L’une part du principe qu’il est bon de transposer au maximum dans la nouvelle graphie les conventions de la graphie de la langue officielle, afin de faciliter le passage de l’une à l’autre. L’autre propose de réfléchir aux lettres et valeurs qu’il convient de choisir en puisant dans les ressources des alphabets existants, sans tenir compte a priori des langues de contact, mais sans vouloir compliquer les choses, c’est-à-dire de conserver les signes graphiques qui ont une valeur consensuelle.
80L’atelier a choisi de ne pas privilégier une graphie liée au français. Exemple : pour graphier le son vocalique que l’on entend dans la première syllabe du mot kali’na tuna « eau », celle que l’on entend dans le français toupie, la lettre simple u a été retenue, parce que c’est ainsi que ce son est écrit dans un grand nombre de langues du monde, notamment l’espagnol et le portugais. Choisir la graphie du français ou, entraînerait, pourquoi pas, celle du néerlandais oe (un choix fait au Surinam puis abandonné, voir ci-dessus), celles de l’anglais comme dans les mots shoe, prove, through, frugal, et room au Guyana… comment écrire alors le mot qui désigne l’eau ? touna, toena, tona, toona, ou tuna ?
81La graphie alphabétique retenue s’inspire parfois de l’alphabet phonétique international. Exemple : pour graphier le son consonantique que l’on entend dans les mots français café, quille, képi, archéologue,... la lettre k que propose l’alphabet phonétique international, a été retenue. Pour écrire une voyelle inconnue de l’alphabet latin, comme la voyelle centrale, haute, étirée [i̵], la lettre i barrée, a été retenue.
82Pour noter la consonne glottale inconnue de l’alphabet latin, c’est le signe de l’apostrophe qui a obtenu l’approbation, plutôt que le signe de l’API [ʔ].
La codification
83L’atelier, souhaitant respecter la structure de la langue pour élaborer une écriture cohérente, s’est, dans un premier temps, initié à cette structure. L’élaboration de la graphie s’est appuyée sur l’étude préalable des divers niveaux linguistiques : phonologique, morpho-phonologique, morphologique et syntaxique.
84Au-delà du choix des lettres, il s’agissait de leur donner les valeurs propres à la structure de la langue. Un des phénomènes phonologiques remarquables du kali’na est celui que l’on appelle la palatalisation. C’est un phénomène d’assimilation que subissent certaines consonnes au contact d’une voyelle palatale, en l’occurrence la voyelle i. Ainsi la plupart des phonèmes consonantiques du kali’na sont-ils susceptibles d’être palatalisés dans certains voisinages de i. Il s’en suivra, pour un seul phonème deux réalisations phonétiques, l’une non palatalisée, l’autre palatalisée. Par exemple, le phonème /s/ se réalise phonétiquement [s] dans le mot [kasu:’lu] « perles de verre » (le s de l’initiale du mot français soupe) ou [ç] dans le mot [kaçi:’li] « bière de manioc » (soit approximativement le digraphe initial ch du mot français chiffon). En termes de graphie, on dira que la lettre s se prononce [s] dans le mot écrit kasulu et [ç] dans le mot écrit kasili. Cette convention graphique sera facile à intégrer pour un kali’naphone qui la connaît intuitivement. Mais comme pour tout code, il lui en faudra apprendre les règles, c’est-à-dire être alphabétisé dans sa langue et en connaître l’orthographe.
85Outre les lettres elles-mêmes, l’atelier a dû étudier les combinatoires des consonnes et des voyelles, leurs structurations en syllabes, afin de procéder au choix de certaines graphies complexes. Par exemple, les groupes consonantiques que l’on rencontre dans des mots comme celui qui désigne un tambour prononcé [sãmbụ’la], celui qui désigne du rhum [palãndчi :’ni] ou celui qui désigne un châle [ãŋgi̵’sa], pouvaient être graphiés, sans aucune incidence sur le reste de la graphie, d’une manière plutôt phonétique mb, nd, ng, ou d’une manière phonologique, plus abstraite, np, nt, nk. C’est ce dernier choix qu’a fait l’atelier, ce qui donne les mots écrits suivants sanpula, palantuwini, anki̵’sa, sachant qu’ils seront prononcés comme le veulent les réalisations phonétiques kali’na indiquées plus haut. De même, la connaissance de la structure syllabique est importante pour prendre des décisions concernant la graphie de certains mots. Par exemple, le mot qui désigne l’arbre kuwali (Vochysia sp.) s’écrit en trois syllabes, le groupe consonantique kw ne faisant pas partie de l’inventaire phonologique du kali’na (mais on rencontrera les graphies kwari en sranan tongo et kwali en créole guyanais).
86Pour prendre des décisions concernant les segmentations des éléments de la chaîne écrite, traduites graphiquement par des « blancs » entre les mots, l’atelier a dû réfléchir sur ce que sont les différentes classes de mots en kali’na et la manière dont elles se structurent. C’est une question importante pour la lisibilité d’un texte et sans la connaissance de laquelle il est difficile d’écrire. Le phénomène d’agglutination d’éléments grammaticaux à une base lexicale, caractéristique du kali’na, est, pour les Kali’na déjà alphabétisés en français une source d’interrogations et de graphies incohérentes si elles ne sont pas basées sur une connaissance du fonctionnement de leur langue. Il est, par exemple, difficile de savoir intuitivement si l’on va écrire a sano « ta mère », en deux mots, ou asano, en un seul mot, alors que l’on a l’habitude de voir l’équivalent segmenté en français, c’est-à-dire la marque de personne du possesseur (a « ta » et le nom possédé (sano « mère »). Dans ce cas, seule la morphologie nous renseigne et nous indique que, en kali’na, cette marque personnelle du possesseur est un préfixe et que l’on pourra écrire de façon argumentée asano.
87Les informations linguistiques ont donc joué un rôle important dans l’établissement de la graphie. Elles ont donné un socle de connaissances à partir desquelles les enjeux de ce travail pouvaient être débattus.
Les débats non linguistiques et leurs enjeux : quelques exemples
88Nous avons vu plus haut que le choix des lettres s’était fait selon certains critères liés aux alphabets existants. Mais ces choix ont fait l’objet de longues discussions qui dépassaient largement le cadre linguistique. Le fait de ne pas retenir directement l’alphabet français et ses règles orthographiques n’était au départ pas évident. Diverses positions peuvent se rencontrer chez les Kali’na. Pour certains d’entre eux, avoir été alphabétisés en français prend le sens de savoir lire et écrire : il faudrait donc que, d’emblée, un locuteur kali’na alphabétisé puisse lire sa propre langue. C’est alors en étudiant les règles d’orthographe du français, en réfléchissant sur ce qu’est une graphie, notamment basée sur l’alphabet, que l’on peut aborder sans préjugé tout le travail de la codification.
89Pour d’autres, choisir une graphie qui ne permette pas aux non-kali’naphones de prononcer instantanément à peu près correctement les mots kali’na est une difficulté majeure. Effectivement, un touriste qui recherche une association de randonnée en forêt en demandant où se trouve itulu prononcé à la française [ityly] « la forêt » écorche le mot qui selon le code orthographique se prononce itulu [icu:’lu] (en orthographe française approximativement itchoulou). Les débats se sont alors orientés sur la finalité de l’écriture, à qui est-elle destinée, aux locuteurs de la langue ou aux étrangers francophones ?
90Le choix des lettres qui n’existent pas dans les alphabets des langues de contact a suscité des débats mettant en jeu des questions identitaires. Dans certains cas, et l’exemple du choix de la représentation de la voyelle centrale /i̵/ prononcée [i̵] l’illustre bien, il y a eu adéquation entre une notation linguistique et la graphie retenue, mais non pour des raisons linguistiques. Le signe i̵ est le signe de l’alphabet phonétique international utilisé pour transcrire la voyelle haute, centrale, étirée. Cette voyelle n’existe pas dans les langues européennes ou créoles que connaît le kali’na, mais dans nombre de langues amazoniennes. Les signes graphiques proposés ailleurs varient. Proches de la Guyane les transcriptions proposées par les missionnaires du Surinam : après avoir utilisé un ï, ils ont par la suite changé et adopté y (cf. Maleko et Courtz, 1997), au Venezuela, c’est ü qui a été retenu (voir Mosonyi, 1987). Les arguments qui ont emporté la décision d’adopter le signe de l’API ne sont pas liés à la bonne adéquation entre le signe et sa prononciation pour les linguistes, mais plutôt liés à la spécificité de ce signe i̵ qui, par son graphisme original et élégant12 devenait un emblème identitaire visible dans l’écriture.
91Une préoccupation constante dans les ateliers a été d’élaborer une codification graphique de la langue qui soit cohérente, dont les règles soient claires et puissent fournir les références constantes sur lesquelles chaque scripteur puisse s’appuyer, quelle que soit la variation de langue qu’il parle (la variante de Bellevue-Yanou, celle de Kourou, celle de Paddock) et quel que soit le registre de langue qu’il utilise (les anciens, les jeunes). L’exemple suivant illustre des variations impliquant les deux phénomènes cités ci-dessus dans un même mot.
92Nous avons évoqué ci-dessus le phénomène de la palatalisation de certaines consonnes au contact d’un i. Suivant les lieux et les âges, cette règle phonologique est régulièrement appliquée, ou en régression ou encore ne s’applique pas à certaines consonnes comme /p/. De plus, un des faits déconcertants qui avait été évoqué par M. De La Salle De L’estaing dans sa préface (op. cit.) :
B. est l’équivalent de P, & P de B. Conopo, Pluye, Connobo ; Bouito, Jeune, Poito ; Oubaou, Isle. Oupaou. On se sert de C au lieu de G, & de G. au lieu de C. Calina, Galibi, Galina, &c. »
93est un phénomène complexe, toujours existant ; qui implique à la fois des variations libres, des variations dialectales et des réalisations liées à la prosodie. Conjuguant ces données le mot ipupulu « son pied » pourra être prononcé des quatre façons suivantes :
(a) [i`pjupulu] (en français à peu près ipioupoulou)
(b) [i`pupulu] ( id. ipoupoulou)
(c) [i`bjupulu] ( id. ibioupoulou)
(d) [i`bupulu] ( id. iboupoulou)
94En (a) les locuteurs prononcent le premier p [pj] : ils prononcent la consonne avec une réalisation sourde et la palatalisent après le i ; en (b) les locuteurs ne palatalisent pas la consonne et la prononcent [p] ; en (c) les locuteurs prononcent la consonne à la fois avec une réalisation sonore et palatalisée [bj] ; en (d) les locuteurs réalisent la consonne sonore, sans palatalisation [b]. La graphie ipupulu permet aux locuteurs de prononcer le mot suivant leurs habitudes dialectales à partir d’une graphie unique.
95Les choix retenus ne sont pas non plus des choix nécessairement définitifs ; ils pourront servir de base à des discussions ultérieures, que ce soit entre locuteurs d’un même dialecte ou issus d’aires dialectales différentes et de pays différents.
Conclusion : la Déclaration de Bellevue
96Pour clore cette première étape, les résultats des travaux des ateliers ont été présentés et discutés au cours d’une réunion qui s’est tenue au village de Bellevue-Yanou, en présence d’autorités coutumières, des membres du bureau de la FOAG, de représentants d’associations culturelles (notamment l’association Ti̵leuyu qui développait aussi une réflexion sur la langue, mais également d’autres groupes amérindiens de la côte guyanaise, palikur et lokono), de représentants institutionnels (maire de la commune, directeur de la Drac-Guyane, délégué régional à la Recherche et à la Technologie). À la suite d’un débat, les choix graphiques présentés ont été adoptés par l’assemblée kali’na et officialisés dans la « Déclaration de Bellevue ».
97Cette déclaration prévoyait que la graphie devait être soumise à l’expérimentation et à l’usage pendant une période de cinq années. Afin de soutenir cet engagement, différentes activités se sont développées :
- des ateliers d’écriture destinés à présenter les travaux réalisés et élargir les débats ont été organisés dans toutes les implantations kali’na de Guyane, à la demande des associations (Saint-Laurent-du-Maroni, Mana, Bellevue-Yanou, Kourou, Cayenne) ;
- la réflexion sur les relations entre écriture et transmission de la mémoire a été poursuivie et a donné lieu à l’écriture de textes en kali’na qui ont été utilisés comme documents de référence dans l’élaboration d’un ouvrage sur l’histoire des Kali’na de Guyane Na’na Kali’na13 ;
- la collecte de la tradition orale : la graphie a été utilisée pour la notation des textes d’un album de récits mythiques bilingues Siliko-Ipeti̵npo, Comment se sont créées les étoiles (Yawoya Dele, 1999) ;
- l’introduction de la langue kali’na dans un projet expérimental à l’école d’Awala-Yalimapo, dans le cadre du dispositif « Médiateurs bilingues et culturels » initié en 1998 par l’Institut de recherche pour le développement (IRD, ex-Orstom) et le rectorat de la Guyane (Launey et Renault-Lescure 2004 ; Goury et al., 2005 ; Renault-Lescure, 2005) ; le dispositif s’est étendu à l’école de Bellevue-Yanou en 2005 ;
- l’utilisation progressive de cette graphie dans la publication Oka.Mag, magazine bimestriel des actualités amérindiennes de Guyane française dans lequel divers types de textes écrits en kali’na sont publiés : sous-titrage des titres des articles en français, leçons de langue et culture kali’na (orthographiques, lexicales, artisanales, etc.), messages à la communauté, textes de chants et poèmes ;
- la diffusion des résultats des travaux auprès de publics élargis, scientifique, universitaire, associatifs et grand public, en métropole et en Guyane avec la participation à des colloques. En mai 2000, une conférence conjointe d’Odile Renault-Lescure et Jean-Paul Fereira a été présentée au colloque Les Langues de France et leur codification. Écrits divers – Écrits ouverts qui s’était tenu à l’Inalco sous le patronage de la DGLFLF – Délégation régionale à la langue française et aux langues de France (Caubet, Chaker et Sibille, 2002). À la suite, une association universitaire a été créée, l’AULF (Association universitaire des langues de France), dont Jean-Paul Fereira a été nommé membre statutaire. En mai 2003, un colloque intitulé Écrire les langues de Guyane se tenait à Cayenne auquel les membres des ateliers d’écriture kali’na ont largement participé, que ce soit au cours des conférences plénières ou dans les divers ateliers (Tiouka, 2003). Le colloque avait conclu ses travaux par la rédaction de la pétition suivante : les participants au colloque international Écrire les langues de Guyane, réunis à Cayenne du 9 au 11 mai 2003, conscients de l’intérêt patrimonial majeur représenté par la diversité linguistique guyanaise, soucieux d’une exploitation positive de cette diversité pour un enrichissement culturel réciproque au sein de la société guyanaise, adressent aux instances nationales, régionales et locales compétentes les recommandations suivantes :
- proroger et étendre le dispositif « Médiateurs culturels et bilingues », avec la création d’un véritable statut professionnel ;
- exploiter en milieu scolaire la diversité linguistique et culturelle des enfants de Guyane, à travers un aménagement des programmes et une présence accrue des connaissances sur les langues et cultures maternelles dans la formation initiale et continue des enseignants ;
- soutenir la collection et la valorisation du patrimoine oral sous forme de passage à l’écrit et d’archivage sonore, afin d’assurer la transmission intergénérationnelle des savoirs ;
- permettre une visibilité accrue des langues de Guyane dans l’ensemble de l’espace social, à travers l’affichage, les médias, etc. ;
- favoriser une meilleure connaissance réciproque des diverses composantes de la société guyanaise à travers un développement des échanges interculturels ;
- favoriser la formation à la réflexion explicite sur la langue et aux pratiques sociales qui en découlent (médiation, traduction, enseignement…) ;
- prendre toutes les mesures législatives et constitutionnelles permettant la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales.
98Après 1997 s’est constitué le GTLCK (Groupe de travail sur la langue et la culture kali’na). Il a formalisé les ateliers d’écriture pour de nouvelles perspectives, présentées dans la conclusion de la présentation de Félix Tiouka (2003) :
« Aujourd’hui nous constations un réel besoin, tant au niveau de certaines administrations, de la société civile, de la diversité culturelle guyanaise et des locuteurs kali’naphones eux-mêmes. Durant ces cinq années d’expérimentation, nous avons mesuré le chemin parcouru en termes de prise de conscience linguistique, de promotion et de valorisation, de production. Mais nous savons qu’un autre rendez-vous nous attend et non le moindre, c’est celui de la publication et de l’édition, mais surtout la place de la littérature kali’na dans la littérature guyanaise de demain14 ».
99Nous terminerons ces pages sur une définition de ce que représente la langue chez les Kali’na exprimée en 1997 par Jean Appolinaire après un atelier d’écriture Kaulankon ki̵tomusili̵kon molo man « Notre langue, c’est notre force et notre puissance ». On rappellera ce qu’ont écrit Collomb et Tiouka (2000), cités au début de ce chapitre, sur les tentatives des chamanes pour s’approprier des éléments du pouvoir spirituel des prêtres et les réinterpréter dans leurs propres cadres conceptuels. Ce que nous avons présenté tout au long de ces pages semble bien comparable : un essai de s’approprier des éléments du pouvoir de l’écrit pour enrichir des pratiques linguistiques propres et donner une nouvelle force à la langue.
Notes de bas de page
1 Je remercie Françoise Rose (Celia) pour sa lecture de la version préliminaire de cet article et ses commentaires.
2 Galibi est le nom que les Français ont donné aux Kali’na. D’après Whitehead, cité et repris par Grenand et Grenand, 1987, ce terme serait issu des mots « Charibes » ou « Charibee » utilisé par les voyageurs anglais du xvie siècle et qui désignait à cette époque non seulement les Indiens caribes côtiers, mais aussi « toute espèced’ennemi, partant, [à] tout étranger supposé hostile » (p. 9). À propos de nombreuses variantes, caribe, caraïbe, etc. et leur signification, voir Renault-Lescure, 1999.
3 Récit fondateur pour les Kali’na de la Mana et du Maroni (Collomb et Tiouka, 2000 : 69-74). Les caractères gras du kali’na indiquent l’utilisation de la graphie normalisée actuelle.
4 Le Père Breton (Bernabé et al., 1999 : 47) avait noté en 1665 en parlant des Indiens de la Dominique : « Écrivain, Peintre, les Caraïbes ne sont ni l’un ni l’autre, pour le premier ils ne savent ni lire ni écrire ; pourtant parce qu’ils croient être savants à la peinture et qu’ils s’en mêlent quelquefois, ils ont cru qu’il y avait une grande ressemblance entre l’un et l’autre et ainsi ils ont nommé la plume à écrire du mot de leur pinceau, l’écriture du mot de peinture. »
5 Les marques grammaticales de personne n’indiquent pas de genre.
6 Le verbe lesima « lire » va s’installer durablement, bien que, par la suite, il soit entré en compétition dans les variantes les plus orientales avec une construction différente, basée sur un emprunt au créole guyanais : li poko wa « je lis », littéralement : je suis occupé à lire.
7 Tunaki̵li̵ nom composé de tuna « eau, rivière » et aki̵li̵ « esprit de », le a initial du deuxième mot étant effacé dans la composition.
8 Traduction des termes espagnols et graphie moderne kali’na : galette de manioc, alepa, étoiles, siliko, flèche, pi̵li̵wa, noir, couleur, tupulu, manioc, ki̵yele.
9 De fait, il manque parfois des connaissances grammaticale car aucun de ces mots ne signifie « tête » mais est utilisé avec un suffixe de possession et se traduirait par « sa tête » ou « ma tête » (à noter que les auteurs Yais et Laet utilisent l’orthographe néerlandaise).
10 Programme subventionné par la Cordet (Commission de coordination de la recherche dans les Dom-Tom, ministère de l’Outre-Mer) intitulé Pour une éducation adaptée des populations sylvicoles, 1985.
11 Ti̵lewuyu désigne le rameau oriental des Kali’na (est du Surinam, Guyane française, Brésil). Il s’oppose à mi̵lato qui désigne les Kali’na de l’ouest du Surinam.
12 L’atelier a d’abord travaillé avec les lettres scriptes, et le i barré avec sa hampe droite terminée par une demi- courbe puis surlignée d’un petit trait semblait rappeler certains motifs des dessins sur céramique (remarque de l’auteur).
13 Collomb et Tiouka (avec la collaboration de Renault-Lescure et Appolinaire), 2000.
14 Un poème de Tawajagale intitulé Kawai a été publié en kali’na dans une revue littéraire guyanaise (2003).
Auteur
lescure@vjf.cnrs.fr
Chargée de recherches à l’IRD, en linguistique, membre de l’UMR Celia
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