Environnement graphique, pratiques et attitudes linguistiques à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni
p. 403-423
Texte intégral
Introduction
1Si c’est dans le cadre d’un diagnostic sociolinguistique touchant tout l’ouest de la Guyane que je me suis tout d’abord intéressée aux échanges à l’hôpital, ces derniers m’ont particulièrement frappée par les enjeux humains et la violence symbolique qu’ils représentaient. C’est en pensant au travail des soignants, à la difficulté de leur tâche, et à la souffrance silencieuse des patients, que cette contribution a été rédigée. L’hôpital me semblait à première vue offrir un observatoire particulièrement intéressant pour les dynamiques sociolinguistiques à l’œuvre dans la ville de Saint-Laurent-du-Maroni et plus largement dans l’Ouest. Il s’agissait, d’une part, d’une situation de travail – et des études ont montré l’importance de s’intéresser aux situations de travail pour évaluer la « vitalité des langues » (Saillard, 1998), d’autre part, cette situation me semblait offrir a priori une situation de communication inter-ethnique susceptible d’apporter un éclairage sur les pratiques effectives en termes de choix de langues et de variétés potentiellement véhiculaires dans l’Ouest. Cette situation de travail apporte effectivement ces deux éclairages. Elle apporte sans doute plus, eu égard à la dureté de la situation et aux souffrances endurées.
2L’hôpital est bien sûr, comme me l’a rappelé un membre du personnel1, le « reflet de la société environnante, de son malaise, de ses transformations rapides », mais il constitue aussi un univers à part, une « institution totalitaire, […] lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Goffman, 1968 : 41). Un univers avec ses règles et ses routines propres, parce qu’il confronte – comme l’école dans une autre manière – des populations qui sont peu habituées à se rencontrer. Un univers à part entière parce qu’il est aussi le lieu où s’instaure une relation de soins entre des soignants et des patients, qui, à l’extérieur, ne sont pas engagés dans les mêmes types de relation, d’interaction et de réseaux de sociabilité. À ce titre, l’hôpital est un terrain d’observation en soi – et ce texte emprunte à la littérature sur le langage en situation de travail hospitalier (Silverman, 1987 ; Cosnier, Grosjean et Lacoste, 1993 ; Grosjean et Lacoste, 1999) tout en déplaçant l’observation ici sur les pratiques plurilingues en son sein – mais ces dernières illustrent également des pratiques sociales et langagières plus larges – à l’échelle de la ville ou de la Guyane – et soulèvent des enjeux (linguistiques, politiques, identitaires…) plus globaux.
3Les enquêtes réalisées à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni datent de 2003. Les matériaux linguistiques sur lesquels portent les analyses sont constitués d’une part, des inscriptions graphiques présentes dans l’hôpital (panneaux, affiches, etc.), d’autre part, d’échanges verbaux entre personnel soignant et patients enregistrés à différents moments de la journée, et en particulier lors des activités de soins prodiguées par les infirmières, et lors de la visite de l’équipe médicale dans les chambres. Enfin, le corpus comprend des entretiens avec les différents personnels de l’hôpital. Au total, les données traitées correspondent à une vingtaine d’heures d’enregistrement. Les méthodes d’analyse utilisées relèvent de la sociolinguistique, de l’analyse interactionnelle et de l’analyse de discours.
4Une première analyse des données montre qu’on est dans une situation de communication exolingue et interculturelle. Je n’aborderai ici que les aspects touchant au plurilinguisme, à l’exolinguisme, au choix des langues et aux pratiques linguistiques déclarées et observées. Je développe ailleurs (Léglise, à paraître) les aspects interculturels et les modifications de l’activité de travail induites par l’absence de pratique de langues communes entre patients et soignants.
5Le but de ce chapitre est d’interroger la politique linguistique de l’hôpital de Saint-Laurent – dans ses aspects explicites et implicites – en proposant une première description de l’usage public des langues à l’hôpital. Après avoir présenté quelques caractéristiques des populations (soignantes et soignées) en présence, on s’intéressera à l’environnement graphique de l’hôpital, aux pratiques écrites publiques, puis aux discours tenus par différents acteurs hospitaliers sur la prise en compte des langues des patients, enfin, on proposera une description des pratiques orales présentes au sein de l’hôpital.
Les « forces » en présence
Population de Saint-Laurent et population hospitalière
6D’après l’estimation de médecins et d’infirmières travaillant à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, plus de 80 % des patients ne parlent pas le français. Il est néanmoins difficile d’avancer des chiffres qui permettraient de quantifier les langues parlées par la population bénéficiant de soins à l’hôpital. D’un point de vue quantitatif, on peut toutefois se baser sur les caractéristiques générales de la population de Saint-Laurent-du-Maroni, tout en sachant que ces données ne reflètent que partiellement celles de la population hospitalisée.
7On sait que ni le lieu de naissance ni la nationalité – critères employés lors des recensements français de la population – ne renseignent sur les langues pratiquées par les individus. On sait également que, pour différentes raisons, le recensement de la population en Guyane ne reflète que partiellement la réalité du département. Mais le croisement des deux critères utilisés par l’Insee en 1999, réalisé dans le tableau 17, permet toutefois de donner un ordre de grandeur sur les équilibres démographiques locaux. On voit que la moitié seulement de la population recensée à Saint-Laurent est née en Guyane. On note en particulier la forte pression démographique en provenance du Surinam : un quart de la population recensée à Saint-Laurent est née au Surinam, et, parmi la population née à Saint-Laurent, près d’un quart, à nouveau, a la nationalité surinamienne. Le croisement de ces résultats avec ceux réalisés dans le cadre d’une enquête scolaire sur les langues parlées par les enfants (Léglise 2004, 2005 et p. 29) montre que cette population est majoritairement d’origine businenge. L’enquête menée dans les écoles de la ville montre en effet que 60 % des enfants scolarisés à Saint-Laurent déclarent parler aluku, ndyuka, pamaka ou saamaka comme langue première.
8Par ailleurs, la population qui bénéficie des soins à l’hôpital ne provient pas uniquement de la ville de Saint-Laurent mais des différentes communes de l’Ouest, et en particulier du long du fleuve Maroni – et de ses rives tant françaises que surinamiennes. Pour les habitants du fleuve, si les jeunes générations sont maintenant scolarisées et en contact avec le français – côté français – ou avec le néerlandais et le sranan tongo – côté surinamien – les populations adultes ont été peu scolarisées (Price et Price, 2003), et peu au contact des langues officielles des pays frontaliers2. En outre, beaucoup de ces adultes n’ont pas été alphabétisés.
9Sur la base de ces croisements de données et sur la base de mes observations dans les services de l’hôpital de Saint-Laurent en 2003, on peut estimer que la majeure partie des patients parle comme langue première un créole à base anglaise, en général le nengee tongo sous ses différentes formes (ndyuka, aluku, pamaka), parfois sranan et parfois saamaka. On compte également des malades parlant le portugais du Brésil, l’anglais du Guyana, le créole haïtien ou l’espagnol. La question demeure de savoir quelle proportion exacte de patients parle également français, en plus de ces langues. Lors de mes observations en 2003, à peu près un dixième des patients hospitalisés semblait pouvoir communiquer en français.
Un personnel hospitalier majoritairement francophone et extérieur à la ville ou au département
10Les caractéristiques du personnel soignant de l’hôpital rappellent pour leur part étrangement celles du personnel enseignant des écoles de l’Ouest guyanais (et retracées dans Puren, 2005 ; Léglise et Puren, 2005). Le personnel d’encadrement de l’hôpital, les médecins, les internes et les infirmières sont en effet, dans leur grande majorité, des Français métropolitains (dont on a vu dans le tableau 17 qu’ils représentent un peu plus de 6 % de la population de la ville). On compte également quelques Antillais (Martinique, Guadeloupe) ainsi que de rares Français d’autres départements d’Outre-Mer, comme la Réunion. Quelques médecins n’ont pas la nationalité française et viennent de différents pays d’Afrique. Aucun ne reste très longtemps. Lors de l’enquête, aucun cadre, directeur, médecin ou interne rencontré n’était guyanais. Actuellement, seulement quatre cadres sont originaires de Guyane.
11L’instabilité des équipes est par ailleurs structurelle : les infirmières métropolitaines bénéficient généralement d’un contrat de six mois ou d’un an, souvent en intérim. Lors de l’enquête, on pouvait compter sur les doigts d’une main les infirmières issues de l’école d’infirmières de Cayenne ; illustration parmi tant d’autres des difficultés de formation d’une élite locale parmi les différentes communautés peuplant la Guyane.
12Les aides-soignants pour leur part, sont largement issus de la population guyanaise, et la plupart de ceux qui ont été rencontrés déclaraient parler couramment créole guyanais et français.
Grands écarts
13On ne peut donc que constater un certain nombre de « grands écarts », entre le répertoire linguistique des patients d’un côté et celui des soignants de l’autre, entre les formations des uns et l’absence de formation des autres, entre les habitus linguistiques de tous. Devant l’urgence des nécessités de la communication avec les patients, la plupart du personnel hospitalier, de l’aide-soignant au médecin en passant par les infirmières, apprend sur le tas quelques rudiments des langues en présence. Ainsi, une grande majorité déclare se débrouiller en « taki-taki », langue que le personnel soignant attribue à la plupart des malades. Nous verrons plus loin ce qu’il en est précisément de leurs pratiques et attitudes face aux langues des patients.
14Une anthropologue, spécialiste des populations businenge et qui parle ndyuka, travaille en tant que médiatrice à l’hôpital. Elle a tenté notamment de mettre en place des formations à la culture et aux langues noires marronnes, mais s’est heurtée à de nombreuses difficultés et finalement peu de formations ont vu le jour. Ces dernières sont basées sur le volontariat de tous les participants. L’instabilité et le constant renouvellement des équipes rendent de fait toute formation rapidement obsolète.
L’environnement graphique à l’hôpital
15L’étude que l’on va lire dans cette section s’inspire du travail présenté par L.-J. Calvet (1994) sur l’environnement graphique dans les villes de Dakar et Paris. Selon l’auteur, l’environnement graphique – tout recours à une graphie visible de tous, écrit officiel ou individuel – donne à voir une certaine image du plurilinguisme de la ville et permet de voir en œuvre à la fois la politique linguistique d’un État ou d’une ville et la gestion du plurilinguisme par les individus. Les travaux de L.-J. Calvet prenaient pour cadre une ville (Dakar) ou un quartier (Belleville à Paris). On propose ici une diminution d’échelle en s’intéressant à un ensemble clos, ayant des fonctions définies et ses propres règles : un hôpital.
Des supports, des fonctions et des langues
16L’environnement graphique de l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni nous livre une vision essentiellement monolingue. La signalétique, sous forme de grands panneaux, est en français. Elle présente la nomenclature générale de l’hôpital : « Hôpital », « Urgences », « Accueil », de même que le nom des services « Médecine », « Pédiatrie », etc. ou des personnes « assistante sociale »… On voit par exemple, sur la photo p. V du cahier couleurs le panneau « Accueil » à l’entrée de l’hôpital.
17Les affiches de format A3 qui couvrent les murs des couloirs autour de l’entrée notamment, dans une fonction mi-informative mi-décorative, adoptent la même logique monolingue. Il s’agit soit de documents métropolitains, soit de documents imprimés localement, mais qui présentent tous des informations en français : aide psychologique par téléphone, dépistage du Sida anonyme et gratuit, etc.
18D’autres panneaux ou pancartes, en revanche, sont plurilingues, à l’instar du second panneau de la photo de l’entrée de l’hôpital. Ils présentent des textes en sranan tongo, en français et en anglais. Ces textes consistent en interdictions : interdiction de venir vendre des objets à l’intérieur de l’hôpital, interdiction de jeter des objets à terre.
19À l’entrée d’un service, avant d’accéder au couloir des chambres, on observe également des affiches, de format A4, présentant des phrases imprimées en majuscules (ci-après). Cinq documents sont scotchés les uns à côté des autres, deux en français (sans spécifier que c’est du français), les autres en indiquant en titre le nom de la langue : sranan tongo, anglais et néerlandais, comme pour signifier qu’il s’agit de traductions du texte français dans telle ou telle langue que l’on étiquette. Il s’agit de consignes et d’interdictions afférentes aux visites dans les chambres. En revanche, ce qui est autorisé (les heures des visites) n’est pas traduit.
20Du point de vue de la fonction de tous ces textes, on s’aperçoit que les indications permettant de guider les personnes dans l’hôpital sont uniquement en français. La présence écrite d’autres langues n’a en conséquence pas pour fonction d’accompagner le cheminement des individus. Les énoncés écrits en d’autres langues que le français sont là pour signifier des interdictions, donner des « consignes à respecter » – des règles de bonne conduite à l’intérieur de l’hôpital ou de tel ou tel service – à la forme négative.
Hiérarchisation des langues et des fonctions
21Comme lors des observations de L.-J. Calvet à Dakar, toutes les langues parlées dans la ville de Saint-Laurent ou présentes dans les interactions orales au sein même de l’hôpital, ne sont pas présentes sur ces panneaux et affiches, bien au contraire. L’écrit « opère une sorte de sélection parmi les langues, une hiérarchisation » (Calvet, 1994 : 178).
22Si l’on essaie de catégoriser les langues présentes sur des supports écrits en fonction de ce qui les rassemble, on s’aperçoit qu’il s’agit de langues de scolarisation – en Guyane pour le français, au Surinam pour le néerlandais et partiellement le sranan tongo, au Guyana pour l’anglais. Les trois langues européennes sont par ailleurs langues officielles dans ces pays. Si l’on suit cette piste, alors on en déduit que l’hôpital s’adresse à ses patients et à leur famille dans la langue de scolarisation de leur pays d’origine. Soit : en sranan et néerlandais pour les Surinamiens, en anglais pour les Guyaniens, en français pour les… Guyanais ?
23Le choix de ces langues et leur mise à l’écrit à l’hôpital posent un certain nombre de questions :
- Pourquoi avoir choisi seulement les langues de scolarisation de la Guyane et celles de certains pays voisins ? Parmi l’ensemble des langues parlées en Guyane et dans ses pays voisins, dont un certain nombre sont certes des langues à tradition orale, les possibilités d’écriture (cf. Goury, p. 73) existent pourtant depuis longtemps. Ce choix semble donc entériner une sorte de hiérarchie entre des « langues nobles », méritant une mise à l’écrit et des langues – et des patients ? – ne le méritant pas.
- Si l’on suit la logique de proposer des écrits dans les langues de scolarisation des patients, pourquoi ne pas avoir choisi également d’autres langues probablement plus présentes que le néerlandais à l’hôpital, par exemple, le portugais pour les patients brésiliens ?
- On pourrait alors, à l’inverse, faire l’hypothèse que ces langues ont été choisies pour d’autres raisons. L’anglais n’est ainsi peut-être pas présent en tant que langue de scolarisation au Guyana mais plutôt comme représentant d’une langue que l’on qualifie d’internationale et que l’on suppose partagée par de nombreux locuteurs. Quant au sranan tongo, il n’est peut-être pas présent en tant que l’une des langues de scolarisation au Surinam, il a peut-être été choisi en raison de sa proximité linguistique avec le nengee, langue majoritaire des patients3.
24Tout cela pose plus généralement la question de savoir à qui sont réellement adressés ces panneaux et pourquoi ils leur sont adressés. En effet, « toute énonciation, même sous sa forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et est construite comme telle » (Bakhtine, 1977 : 105), a fortiori ici pour des documents affichés à la vue de tous. Ces documents sont-ils adressés uniquement aux personnes scolarisées pouvant alors éventuellement « traduire » à leur tour aux patients dans les différentes langues parlées par ces derniers ? Je fais l’hypothèse que ce n’est que partiellement le cas. En effet, on a vu la fonction d’interdiction des documents écrits dans des langues autres que le français ; à quoi ces documents servent-ils si les patients ne lisent pas dans ces langues et ne prêtent en général pas attention aux indications écrites (Fraenkel et Girodet, 1989) ? On pourrait faire l’hypothèse que ces écrits agissent pour l’hôpital comme un renforcement d’interdits proférés à l’oral, en utilisant la force prescriptive que l’on reconnaît à l’écrit, cette « fonction prescriptive, normative et répressive » qui « envahit encore nos représentations » (Fraenkel, 2001 : 135). Si un patient ou un membre de sa famille ne se conforme pas au règlement (en venant vendre des objets dans l’hôpital, ou en entrant dans les chambres au mauvais moment), il sera toujours temps, a posteriori, de le rabrouer en rappelant que « c’est interdit, c’est écrit » (sous-entendant « vous devriez le savoir, c’était porté à votre connaissance, par écrit ») ou que « c’est interdit parce que c’est écrit » (sous-entendant, « ce n’est pas à discuter, c’est consigné par écrit »).
25Ainsi, l’environnement graphique de l’hôpital de Saint-Laurent donne à voir une idéologie essentiellement monolingue – en français – et constitue une illustration classique de rapports de domination entre langues (Calvet, 1987) ou entre pratiques langagières (Boutet, 1994). Le recours qui est fait, en de rares occasions, à d’autres langues – triées sur le volet mais dont on peut discuter les critères de choix, montre une certaine reconnaissance du plurilinguisme environnant. Toutefois, on l’a vu, il témoigne également d’une hiérarchie dans la présence des langues et des fonctions qui leur sont dévolues. Par ailleurs, ce recours très ponctuel aux autres langues, témoigne d’une absence de reconnaissance de l’importance de ce plurilinguisme et de son inscription dans le temps. Il y a, en effet, fort à parier que ce plurilinguisme sera largement vivant à Saint-Laurent, pendant encore de nombreuses années, pari que l’hôpital ne semble pas tenir. Ainsi, l’environnement graphique de l’hôpital n’est définitivement pas au service du plurilinguisme de ses patients ni le garant d’une égalité entre les langues en présence. Nous allons voir que ce n’est pas le cas non plus des pratiques orales qui se déroulent en son sein.
Pratiques déclarées et pratiques réelles dans un service hospitalier
26L’étude que l’on va lire dans cette section met en rapport des pratiques linguistiques déclarées et des pratiques réelles, suivant une méthodologie suivie tout au long du diagnostic sociolinguistique dans l’Ouest guyanais (Léglise, p. 29). Les « pratiques déclarées » sur lesquelles on s’appuie sont issues d’une analyse des discours tenus par le personnel hospitalier lors d’entretiens réalisés en 2003 portant sur leur parcours linguistique personnel et professionnel et sur leur pratique des langues. Les « pratiques réelles » ont été identifiées par l’étude des choix de langues et des alternances codiques lors de l’activité de travail du personnel hospitalier et en particulier lors de ses interactions avec les patients. Ces interactions ont été enregistrées au cours de l’année 2003, en confiant des enregistreurs aux infirmières. Deux moments de l’activité de travail ont été favorisés pour réaliser les enregistrements : lors de « la visite » – où toute l’équipe évoque le cas de chacun des patients, en passant de chambre en chambre – et lors des « soins », où les infirmières passent de lit en lit pour prodiguer les soins aux malades.
27Dans le croisement des analyses de ces pratiques réelles et déclarées, il ne s’agit pas seulement de donner à voir des décalages entre pratique professionnelle réelle et discours sur cette pratique – décalages habituellement saisis en analyse du travail par la distinction entre l’activité prescrite et l’activité réelle (Hubault, Noulin et Rabit, 1996). Ici, plus précisément, si un décalage nous intéresse c’est celui qui existe entre les pratiques linguistiques prescrites ou autorisées, les pratiques linguistiques réelles et les pratiques souhaitées, fantasmées voire occultées, lors de l’activité de travail. Par ailleurs, bien plus qu’identifier des décalages, le croisement des analyses sert à donner du sens aux interactions enregistrées, à les resituer en contexte, l’analyse des discours permettant également d’identifier des attitudes face à la pratique des langues.
Ce qu’ils en disent : pour ou contre une pratique de la langue des patients
28Alors qu’on a vu que les populations soignantes et soignées à l’hôpital ne partagent pas les mêmes langues – maternelles ou véhiculaires – une question semble diviser le personnel hospitalier rencontré, c’est celle de l’apprentissage ou pas des langues de leurs patients. La majeure partie du personnel interrogé ne se déclare pas monolingue – beaucoup semblent même ouverts à la pratique de différentes langues – mais très rares sont ceux qui se déclarent suffisamment à l’aise dans les langues de leurs patients pour pouvoir communiquer comme ils le souhaiteraient. En général, on « bricole », on se « débrouille », au moins pour « les trucs médicaux de base » en ayant appris « sur le tas » a fortiori en « taki-taki », nom attribué par la plupart du personnel aux langues parlées (de manière indistincte pour eux) par les Noirs Marrons qu’ils soient Guyanais ou Surinamiens, qu’il s’agisse du ndyuka, de l’aluku, du pamaka, du saamaka ou même du sranan tongo.
29Les deux témoignages d’infirmières ci-dessous illustrent la nécessité d’une pratique même minimale de la langue des patients : « on est obligé », « on n’a pas le choix », pour des raisons médicales. La première déclare parler français et taki-taki et comprendre les créoles à base française, la seconde déclare parler français, anglais, espagnol et taki-taki. Toutes les deux, métropolitaines, s’inscrivent dans une logique de l’apprentissage de la langue de l’autre.
(1) Cela fait 5 ans que je suis en Guyane / moi j’ai appris à parler un petit peu le taki /je comprends très bien le créole guyanais et créole haïtien aussi / taki aussi je commence à bien comprendre / quand on est entouré de gens qui parlent pas la langue on est obligé de s’y mettre / le taki ça fait 2 ans que j’apprends.
(2) Moi je suis là depuis le mois de juillet / je me débrouille en anglais en espagnol / portugais que dalle / je comprends absolument pas quand ils me parlent / et le taki un petit peu / les trucs de base / manger dormir médicaments / en général t(u) es obligé de t’y mettre / moi j’ai toujours aimé les langues mais on n’a pas le choix / […] je m’y suis mise sur le tas mais c’est les trucs de base limite médical / je peux pas aller faire mes courses en taki.
30Cependant, et contrairement à ces deux témoignages, l’urgence de la communication avec les patients est rarement évoquée par le personnel de l’hôpital en tant qu’explication à la pratique des langues, comme s’il s’agissait là d’un supplément d’âme et que la relation de soins pouvait se dérouler sans composante communicationnelle obligatoire. Parler la langue du patient serait de l’ordre du plaisir, parce qu’on aime communiquer. Ainsi, un aide-soignant originaire de Saint-Laurent déclare parler six langues différentes avec les patients (français, créole guyanais, anglais, espagnol, portugais et taki-taki) seulement parce qu’il « aime communiquer ». Alors que je lui fais remarquer qu’il constitue une véritable ressource linguistique pour l’hôpital, il reconnaît que dès le début de son activité professionnelle, ses compétences ont été un plus, mais qu’il n’y a jamais vraiment réfléchi. De même, son encadrement, et l’hôpital tout entier, ne semblent pas s’être penchés sur cette question.
(3) – En fait vous êtes une véritable ressource linguistique !
– Ben j’avais jamais réfléchi comme ça / je le fais pas pour quelque chose c’est que j’aime bien communiquer en fait / quand on était petits dans la cour de récréation on a appris le taki-taki et puis on se fréquentait on était tous ensemble / on a grandi ensemble / alors on connaît la langue de l’autre / au début c’était des expressions et puis progressivement on s’est mis à parler / c’est venu tout seul / on jouait au foot ensemble / le brésilien c’est venu avec / on sortait / le foot on était invités à jouer au Brésil alors on pratiquait / et puis comme ici on est à la frontière et qu’elle est perméable ben on avait des connaissances / des Surinamais mais aussi des Georgetowniens et on parlait l’anglais / et dans le travail ça a été un plus dès le début / j’ai beaucoup pratiqué.
31Ainsi, s’adresser aux patients dans une langue qu’ils comprennent ne serait pas obligatoire mais constituerait un complément « optionnel » à leur prise en charge. Par exemple pour cette infirmière (4) originaire d’un autre DOM, en Guyane depuis une vingtaine d’années et déclarant parler créole, français et taki-taki, parler la langue des patients constitue une marque de respect, en particulier pour les patients âgés. Pour cette autre infirmière (5), métropolitaine de passage en Guyane, « parler de tout et de rien », « papoter », s’intéresser aux soucis des patients, constitue une composante communicationnelle qu’elle apprécie normalement dans son travail et qui lui manque en Guyane.
(4) Je suis confrontée toujours à des personnes d’un certain âge peut-être par respect / ça vient peut-être de ma culture aussi / par respect je me dis que je dois me mettre à leur niveau et plutôt que eux doivent pas se mettre à mon niveau / si c’est quelqu’un qui est jeune je vais peut-être un peu pousser en disant « dis tu comprends pas ? » mais avec une personne âgée dès qu’il y a un mouvement d’hésitation je parle leur langue / c’est du respect / la politesse minimum.
(5) C’est vrai que je suis assez bavarde / dans mon boulot c’est la communication qui m’intéresse / les soins et tout / de pas pouvoir discuter avec les petites mamies / […] parler des soucis personnels de la personne / parler de tout et de rien / quand on fait un soin normalement on papote / et là euh à part « vous avez mal » c’est vachement limité.
32Des logiques plus radicales peuvent s’exprimer quant à la pratique des langues des patients. Pour certains, non seulement il n’est pas nécessaire de parler la langue de ces derniers mais ce serait néfaste, du point de vue de l’intégration des populations concernées à la Guyane. Réagissant sur le mode du « ils ne font pas d’effort, je ne fais pas d’effort » ou « ils ne s’adaptent pas, alors je ne m’adapte pas », une partie du personnel soignant de l’hôpital déclare refuser de s’adresser aux patients dans une langue autre que le français. Ainsi, une sage-femme qui s’adresse aux jeunes mamans venant d’accoucher et qui donne les explications sur l’allaitement en français :
(6) Je leur fais l’explication sur l’allaitement en français / ben c’est normal on est en France ici / qui est-ce qui paye ? c’est la sécu / moi je parle français je vois pas pourquoi je ferais un effort / elles ont qu’à faire un effort / alors je parle français / elles me disent « mi no fulestan4 mi no fulestan » / ben moi je réponds « moi non plus je fulestan pas » et alors je continue en français.
33Un aide-soignant regrette même que ses collègues métropolitains – comme les infirmières précédemment citées – tentent de pratiquer la langue de leurs patients car il ne considère pas celle-ci comme une « langue de Guyane ».
(7) Quand les copains de Cayenne ont appris que j’allais à Saint-Laurent ils ont dit « c’est bien tu vas apprendre le taki-taki » / non j’ai pas fait l’effort et j’ai pas envie […] non mais il ne faut pas se moquer du monde / ils touchent les allocs ils ne parlent pas français ils ne s’adaptent pas et qui est-ce qui paye ? c’est moi / c’est moi qui paye mes 20 000 balles d’impôts […] des fois je me demande pourquoi les Métros ils se mettent à apprendre le taki-taki / ils feraient mieux d’apprendre à parler créole / ici à l’hôpital à part quelques médecins qui se sont installés les nouveaux n’apprennent pas le créole juste le taki-taki / c’est dommage ils font pas l’effort / ils préfèrent apprendre la langue des étrangers parce que c’est pas une langue de Guyane c’est la langue des immigrés.
34La question de l’apprentissage d’une langue comprise par les patients – et en particulier de leurs langues maternelles – divise donc le personnel hospitalier. Ce dernier se retrouve toutefois autour de l’idée largement répandue qu’ « il n’y a pas de problème de langue » parce qu’on trouve toujours quelqu’un de bonne volonté, parmi le personnel, qui connaît quelques mots dans la langue du patient ou parce qu’on considère en fin de compte que la communication avec les patients n’est pas si importante. Ainsi, une aide-soignante d’origine haïtienne, en Guyane depuis 15 ans, déclare s’adresser aux patients majoritairement dans sa langue maternelle, le créole haïtien (8). Tout comme l’aidesoignant dont le témoignage est reproduit en (9), elle déclare faire appel à certains collègues pouvant traduire, si besoin, mais dans le cas où les collègues ne sont pas disponibles ou si leur performance se solde par un échec, ils n’en sont pas catastrophés : la première continue à s’adresser aux patients dans sa langue et le second considère que ce n’est pas grave.
(8) Je parle créole et je parle un petit peu en français […] le créole haïtien et le créole guyanais c’est pareil / je comprends tout / par contre je parle pas takitaki / s’il faut dire quelque chose à un malade j’appelle quelqu’un / sinon je le dis en créole et ça va.
(9) Par rapport au taki-taki / j’ai pas fait l’effort et j’ai pas envie / si j’ai besoin j’ai mon collègue M. / lui c’est un spécialiste des langues / je lui demande et il traduit / c’est lui qui connaît / on fait appel à lui / et si ça marche pas c’est pas grave.
Ce qu’ils font : alternances de langues dans une conversation essentiellement en français
35L’analyse des enregistrements réalisés lors des activités de soin et lors des visites montre relativement peu d’échanges entre le personnel soignant et les patients. La plupart des échanges enregistrés se déroulent entre les médecins et les infirmières, entre infirmières ou entre infirmières et aides-soignants. Toute la communication est en français. Généralement, le personnel hospitalier s’adresse également dans cette langue aux patients. Toutefois, ces essais de communication en français ne paraissent souvent pas concluants au personnel – soit que le patient réponde dans une autre langue, soit qu’il montre par son comportement qu’il n’a pas compris – et l’un des interactants passe alors généralement à une autre langue.
36L’extrait ci-dessous met en présence, dans la chambre d’une patiente âgée en train de mourir, une infirmière (Inf. 1), le chef de service (Méd.) et l’interne (Int.) ainsi que plusieurs membres de la famille de la malade, dont deux filles ici prennent la parole (F. 1, F. 4). On voit que l’alternance de langues est motivée par un premier raté de la communication, pointé par une intervention de l’infirmière, ligne 10. En effet, en entrant dans la chambre de la patiente, le médecin salue en français et demande comment ça va (lignes 3 et 5). L’une des filles répond en français (l. 6) que ça va bien, alors que la seconde répond en ndyuka qu’elle ne parle pas français. Le médecin précise sa question, concernant la malade, (l. 8) à laquelle la première fille continue à répondre pour elle-même. Le malentendu est relevé ironiquement par l’infirmière (l. 9) : l’état de la patiente a en fait empiré depuis la veille. La prise de conscience de ce malentendu semble être à l’origine du changement de langue ligne 11 : le médecin s’essaie à poser la question en « taki-taki », mélangeant5 un sranan tongo approximatif et simplifié – en utilisant surtout des termes anglais ou proches de l’anglais (comme go, sit, etc.) et des termes français (comme ça, bon, etc.).
(10)
1. Inf. 1 ah ! la famille veut vous voir ! la famille voulait vous voir !
2. Méd. ben allez on y va
3. Méd. bonjour !
4. F. 1 bonjour !
5. Méd. comment ça va ?
6. F. 1 ça va bien / ça va très bien
7. F. 4 mi ná taki faansi ! « je ne parle pas français »
8. Méd. elle va mieux qu’hier ?
9. F. 1 oui oui
10. Inf. 1 tu parles qu’elle va mieux qu’hier !
11. Méd. a go bon ?6 « aller bien ? »
12. F. 1 ai mama / mama fu mi e go [bun] ? « oui ma mère / ma mère elle va [bien] ? »
13. Méd. mama ça go bon ?7 « la mère ça aller bien ? »
14. F. 1 a i mi e akisi fa a mama fu mi e go? « c’est à vous que je demande comment va ma mère ? »
a e go bun ? « elle va mieux ? »
15. Méd. a e go bun ? « elle va bien ? »
16. Inf. 1 non elle demande
17. Méd. mais j’en sais rien moi si elle va bien !
37L’échange se termine par un échec de la communication : à partir du moment où le médecin est passé au « taki-taki », la fille de la patiente lui demande également comment va sa mère, en nengee. Or, le médecin a apparemment une connaissance trop superficielle de la langue de cette dernière pour comprendre ses interventions, lignes 12 et 14. En 15, le médecin reproduit la dernière partie de l’énoncé 14. La question qu’il pose a enfin une forme correcte, en nengee, mais le médecin n’a pas répondu à la question de la fille – savoir comment va la mère – de même que la fille n’a pas répondu à la question identique du médecin. L’infirmière comprend ce qui se passe en 16 et le verbalise à destination du médecin. En 17, le médecin avoue ne pas savoir si sa patiente va mieux, mais il le dit en français, avant de passer à autre chose, en français également. Il ne répond donc pas à la question posée par la fille de la patiente. La communication avec les membres de la famille est alors interrompue.
38Un peu plus tard, on observe un autre changement de langue, motivé par le besoin de se faire comprendre. Lignes 62 et suivantes, on note des énoncés en français, adressés à la patiente (par le médecin, l’interne et l’infirmière), qui ne sont pas suivis par l’effet escompté puisque la patiente ne bouge pas, puis un passage, en 71 et 76, à un essai, en taki-taki :
62. Méd. allez on va s’asseoir
63. Int. allez madame Da ! / attendez !
65. Inf. 1 un / deux / trois
[…]
71. Méd. sit don / sit don mama8 « assieds-toi / assieds-toi grand-mère »
[…]
76. Méd. bloo bun / bloo tanga9 « respire respire fort »
39L’exemple suivant met en présence un patient d’origine brésilienne et l’équipe hospitalière. Comme dans le cas précédent, le médecin s’adresse d’abord en français au patient mais l’échange est limité puisqu’à la seconde intervention en français du médecin, comment ça va m(on)sieur ?, le patient répond par un hum interrogatif et qu’une infirmière répond à sa place (mieux). L’enregistrement de cette visite montre alors essentiellement des échanges au sein de l’équipe (lignes 6-9, 26, 43-89). En dehors des formules d’ouverture et de fermeture en français (monsieur bonjour, comment ça va monsieur…), les adresses au patient ne concernent que des ordres (lui demander de s’allonger, lui demander de relâcher le ventre) et une question (a-t-il mal lorsque le médecin lui palpe le ventre ?). Ces adresses (l. 11, 14, 29) occasionnent systématiquement des changements de langue, en espagnol. En 11, l’infirmière traduit la demande du médecin formulée en 10, en français. Par la suite, en 13 et 28, le médecin fait appel à l’infirmière pour traduire (comment tu dis… ? tu veux lui demander de…).
(11)
1. Méd. monsieur bonjour !
2. Pat. bonjour !
3. Méd. comment ça va m(on)sieur ?
4. Pat. hum ?
5. Inf. 1 mieux !
6. Méd. qu’est-ce qu’il a décollé !
7. Inf. 1 ben oui !
8. Méd. je l’avais pas vu depuis un bout de temps mais il est fatigué hein !
9. Int. ouais ouais !
10. Méd. bon alors heu vous / vous pouvez vous allonger ?
11. Inf. 1 ponte a la cama « mets toi au lit »
12. Méd. alors…
13. Méd. comment tu dis si il a mal ?
14. Inf. 1 te duele mucho ? « ça te fait beaucoup mal ? »
15. Pat. hum ?
16. Inf. 1 te duele mucho ? « ça te fait beaucoup mal ? »
17. Pat. não ! « non »
[…]
26. Int. en fait c’était un monsieur qui donc qui était entré pour […] le bilan c’est plutôt une rate infectieuse alors il y a soit un paludisme viscéral évolutif soit une lechmaniose / ils sont en train de faire les recherches de lechmanie donc heu
27. Méd. c’est pas facile à voir une lechmaniose hein /
28. Méd. heu tu veux lui demander de relâcher son ventre ?
29. Inf. 1 heu no no te / deja / deja hacer el medico / no te ponto duro / no te ponte « heu ne ne te / laisse / laisser faire le médecin / ne te mets pas dur /ne te mets pas »
30. Pat. no « non »
31. Inf. 1 deja / deja « laisse / laisse »
40Comme dans l’extrait (10), la pratique d’une autre langue que le français – ici l’espagnol – est approximative (structures calquées sur le modèle d’énoncés en français, flexions verbales incorrectes…), et les changements de langues sont précédés d’hésitations, de pauses et sont l’objet de plusieurs reformulations, comme en 29 et 31. La suite de cet extrait voit le patient s’adresser directement à l’équipe, fait relativement rare dans les enregistrements où souvent les patients ne répondent que lorsqu’on les sollicite. Il fait alors état de sa douleur, non pas lorsqu’il est allongé, comme c’est le cas à présent, mais lors-qu’il se déplace. Il fait une première tentative en portugais, ligne 32, qui n’est pas bien comprise par l’infirmière qui demande des explications en 33 et 35. Le patient change de langue à son tour, en utilisant quelques mots de français, en 36 et 38 : le ventre, marcher. L’infirmière reformule alors, en espagnol, ce qu’elle croit comprendre, en 39 et 41 et donne le verdict à ses collègues en 43 : il a mal quand il marche. On voit ici le travail de co-construction dans l’interaction, entre infirmière et patient, permettant d’arriver à une communication « minimale » : faire parvenir au patient les requêtes du médecin et à l’inverse – dans ce cas – faire parvenir au médecin le témoignage du patient sur sa douleur.
32. Pat. yo le con yo / le ventre « je quand je »
33. Inf. 1 cuando toce ? « quand tu touches ? »
34. Pat. quando « quand »
35. Inf. 1 cuando que ? « quand quoi ? »
36. Pat. le ventre
37. Inf. 1 oui
38. Pat. Marcher
39. Inf. 1 ah ! cuando tu anda « ah ! quand tu vas ? »
40. Pat. é « c’est ça »
41. Inf. 1 te duele ? « ça te fait mal ? »
42. Pat. é « c’est ça » / é « c’est ça »
43. Inf. 1 il a mal quand il marche
41Les échanges avec le patient en restent là puisque dès la ligne 44, l’équipe recommence à discuter entre elle sur le « cas » du patient, sur les résultats des dernières analyses, la posologie à lui administrer et les examens complémentaires à faire, en particulier un scanner. Une fois tous ces sujets abordés, la visite se termine, annoncée par les formules conclusives des médecins en 89 et 90 et sur une adresse, au patient, en français, au fauteuil, signifiant par là que la visite est finie et que ce dernier peut quitter son lit et retourner s’asseoir dans son fauteuil. L’intervention finale, en 96, en espagnol, annonçant au patient qu’il sera emmené à Cayenne pour passer un scanner, n’a lieu que parce l’une des infirmières suggère en 93 qu’il faudrait peut-être le prévenir.
89. Méd. bon ben alors très bien
90. Int. Ok
91. Méd. au fauteuil !
92. Inf. 1 mais il se plaint du ventre quand même
93. Inf. 2 il faudrait peut-être lui dire qu’il va passer son scanner ?
94. Int. heu oui
95. Méd. j’allais dire sit don mais
96. Inf. 1 la semana que viene te vas a Cayenne para pasar un otro scanner « la semaine qui vient tu vas à Cayenne pour passer un autre scanner »
97. Pat. ok
L’équipe quitte la chambre.
42Dans un environnement sonore en français, où l’équipe hospitalière discute majoritairement entre elle, les interventions dans d’autres langues, et en particulier en « taki-taki », sont extrêmement courtes : elles correspondent soit à des questions brèves que l’équipe adresse à ses patients ou à leur famille, soit à des ordres. Elles sont toujours à l’initiative de l’équipe. Les limites de la communication sont par ailleurs rapidement atteintes dès que les membres de la famille ou les patients tentent de discuter réellement avec l’équipe dans une langue autre que le français.
Choix de langues : de l’espagnol pour les Brésiliens, du taki-taki pour les… « gens colorés » ?
43Le croisement des entretiens avec le personnel hospitalier et des enregistrements d’interactions dans les chambres fait également ressortir la question du choix de langues : Quelle langue choisit-on ? Comment la choisit-on ? Sur quels critères ? Lorsqu’on interroge le personnel soignant, les choix semblent clairs. Tous déclarent d’abord parler français, puis, en fonction des réactions des patients, changer de langue (12 et 13). Ensuite, chaque numéro de chambre semble mémorisé, par les infirmières notamment, avec les langues à pratiquer (14).
(12) – Quand vous entrez dans les chambres ?
– Moi j’essaye en français toujours / moi je sais que la première langue qui arrive c’est la mienne / spontanément « bonjour » et si il y a pas de réponse ben on change hein.
– Comment ça se passe en arrivant dans la chambre ?
– Y en a plein qui disent « mi no fustan » ça veut dire « je ne comprends pas » alors d’emblée t(u) es fixée / déjà quand tu dis bonjour si tu vois qu’on te répond un truc dans une autre langue ça veut dire qu’il va falloir changer de patois ! c’est la personne qui parle je m’adapte.
(14) – Pour les chambres c’est facile la 7 c’est anglais et espagnol la 3 et la 5 c’est taki-taki.
44Toutefois, il n’est pas toujours facile de trouver une langue commune avec le patient. Dans certains cas, le personnel opte pour la proximité linguistique, comme dans les deux cas suivants où les patients sont Brésiliens et parlent portugais et où une infirmière s’adresse à eux systématiquement en espagnol, faisant le pari qu’ils la comprendront dans cette langue mieux qu’en français. L’identification de la langue parlée occasionne même des discussions au sein de l’équipe hospitalière, chacun essayant de placer les quelques mots qu’il connaît.
(15)
16. Inf. 1 te duele mucho ? « ça te fait beaucoup mal ? »
17. Pat. non!
18. Inf. 1 hoy? no? « aujourd’hui ? non ? »
19. Méd. hoy ? aqui dói ? « aujourd’hui ? ici mal ? »
20. Pat. hum ?
21. Méd. aqui dói ? « ici mal ? »
22. Méd. il est Brésilien ?
23. Inf. 1 oui
24. Méd. et « dói » c’est bien du portugais ?
25. Inf. 1 no te duele ahora? « ça ne te fait pas mal maintenant ? »
26. Pat. Não
(16)
…
165. Méd. il va pas trop mal ! bon allez on avance ! buenas dias ! « bonjour ! »
166. Inf. 1 buenos dias ! « bonjour ! »
167. Méd. quoi ? c’est pas comme ça que ça se dit ?
168. Inf. 1 c’est pas quand on part ! c’est quand on arrive ! c’est pas quand on s’en va !
169. Int. bom dia [port.] « bonjour ! »
170. Inf. 1 c’est pas quand on s’en va !
171. Méd. ah bon ? c’est quand on arrive ?
172. Inf. 1 ben oui !
173. Méd. et quand on s’en va on dit quoi ?
174. Inf. 1 adios [esp.] « au revoir ! »
175. Méd. adios ! [esp.] « au revoir ! »
176. Int. bona [esp.] / bon / bon / bon tarde [port.] « bonne/ bon bon bon après-midi »
177. Inf. 1 ah mais tu parles portugais ?
178. Int. bon tarde [port.] « bon après-midi ! »
179. Méd. et toi tu parles pas portugais ?
180. Inf. 1 non je parle espagnol moi
45Souvent même, il s’agit pour le personnel soignant de deviner quelles langues parle le patient, et en particulier, quelle est sa langue maternelle. Dans ce cas, on assiste à de véritables paris, basés en particulier sur la couleur de peau des patients. L’extrait d’entretien présenté en (17) fait état d’une confusion : croyant qu’elle était Créole guyanaise, l’infirmière s’est adressée en français à la patiente, qui était Businenge et ne parlait que nengee (soit « taki-taki » pour le personnel) et ne l’a pas comprise. L’interaction présentée en (18), enregistrée dans le couloir d’un service, montre la situation inverse : face à une patiente haïtienne, parlant créole haïtien comme langue première et pouvant s’exprimer un peu en français, toute l’équipe parlait « taki-taki », or, la patiente ne comprenait pas cette langue. L’échange ici a lieu en français et évoque ces choix de langue.
(17) C’est vrai qu’on a eu un gag l’autre jour c’était marrant sur une dame qui a été hospitalisée et qui était claire de peau moi je trouvais qu’elle était plutôt typée créole mais bon ça veut rien dire et euh tu sais tu m’as dit « est-ce que tu peux lui dire ça en taki-taki » et euh moi je lui ai dit en en français moi je pensais qu’elle était créole la dame tu te rappelles et en fait elle était businenge parce que j’ai pas mais elle était pas très foncée de peau quoi.
(18)
1. Int. madame comme vous allez vous allez probablement aller au scanner passer un scanner […] à Cayenne euh donc on vous mettra dans la machine d’accord il faudra pas bouger ça fait pas mal d’accord il faudra pas bouger
2. Inf. 1 elle comprend ?
3. A. S. 1 mais oui elle comprend très bien
4. Int. oui je crois qu’on s’est rendu compte que
5. A. S. 1 elle comprend très bien parce que on lui parlait taki-taki / d’un seul coup elle nous parle français
6. Inf. 1 elle comprend bien
7. A. S. 2 je pense pas qu’elle est Businenge hein
8. A. S. 1 tu es Businenge ?
9. Inf. 2 vous êtes Businenge ?
10. A. S. 1 oui ? ha ha ha ha et puis tu nous fais parler taki-taki là ? et tu sais parler français ? alors !
11. Pat. (silence)
12. A. S. 1 qu’est-ce qu’il y a ?
13. Pat. c’est pas grave
14. Inf. 1 c’est pas grave
15. Inf. 1 non c’est pas grave
16. A. S. 1 non tu as raison c’est pas grave
17. Pat. y a pas problem
46On voit dans ces deux extraits comment œuvre la catégorisation ethnique, si présente en Guyane10, et comment cette catégorisation induit des choix de langue. La catégorisation est explicite dans l’extrait 18, avec des équations qui sont faites entre « clair de peau » = « typé créole », « foncé de peau » = « Businenge ». Dans l’extrait 18, une catégorisation ethnique est également proposée, puisque l’infirmière et les aides-soignantes demandent à la patiente quelle est son origine, non pas en lui posant une question ouverte sur son origine, son lieu de naissance ou sa nationalité mais en lui proposant une précatégorisation « tu es Businenge ? », « vous êtes Businenge ».
47On touche là à des questions beaucoup plus vastes que la pratique et les choix de langues à l’hôpital. On rejoint en effet la question de la définition de soi et des autres par les différentes composantes de la société guyanaise (cf. notamment Jolivet, 1990 et p. 87) et de leurs critères d’identification, questions que cette contribution ne saurait aborder. Pratiques et discours recueillis dans le cadre de l’hôpital illustrent les catégorisations ethniques pratiquées. Les discours, comme l’extrait 19 épinglent même – eux-mêmes, non sans racisme parfois – les pratiques hospitalières se fiant « à la couleur de peau » :
(19) Quand je vais aux urgences et qu’on commence à me parler en taki-taki ben c’est pas parce que je suis black qu’il faut qu’on me parle ça / il y a des différences quand même / c’est comme si vous vous arriviez aux urgences et qu’on commence à vous parler en arabe / quand même entre un Français un Arabe et un habitant des pays de l’Est il y a des différences entre les blancs / ben les blacks c’est pareil / me parler en taki-taki juste à la couleur de peau ben c’est un délit de sale gueule.
Conclusion
48Il ne semble pas y avoir de politique linguistique explicite à l’hôpital de SaintLaurent-du-Maroni. On note un certain nombre de pratiques plurilingues, tant à l’oral qu’à l’écrit, mais celles-ci semblent plus le fait de volontés individuelles, voire de décisions ponctuelles, que d’une politique concertée. L’analyse de l’environnement graphique à l’hôpital et des interactions qui se déroulent en son sein montre cette absence criante de politique linguistique générale et fait état de pratiques dictées par la réaction à l’urgence, sans réflexion préalable basée sur un diagnostic de la situation sociolinguistique locale – en particulier de l’environnement linguistique des patients – à laquelle il s’agirait de s’adapter. Si les discours tenus par le personnel hospitalier font état de polémiques sur la nécessité ou non de pratiquer la langue des patients, les pratiques réelles montrent un certain nombre d’hommes et de femmes de bonne volonté tentant d’aller vers… non pas la langue de l’autre mais une variété linguistique qu’on estime proche de ce dernier, afin de permettre une communication minimale pour le geste médical. La question de la prise en charge du patient dans sa totalité reste, pour sa part, entière.
49Finalement, outre les langues de leurs patients qu’il ignore, le personnel hospitalier n’a également aucune connaissance de la diversité culturelle guyanaise, des us et coutumes et des normes endogènes des communautés en présence. Et si la plupart du personnel est bien consciente de l’altérité linguistique qui les distingue des patients, elle ne semble pas pour autant mesurer la dimension interculturelle des échanges. Devant un certain nombre de « malheurs de la communication », j’ai fait l’hypothèse (Léglise, à paraître) qu’ils se comportent comme si les règles de la conversation de leur propre communauté d’appartenance s’appliquaient en agissant en fonction de croyances – souvent stéréotypées – qu’ils ont intégrées sur la culture de l’autre.
50L’essai récent de formation d’aides-soignants locaux, représentants des différents groupes ethniques en présence, constituera sans doute un renouveau dans la prise en charge des patients. Toutefois, la mise en place unique de ce dispositif, sans formation plus large du corps médical et soignant aux langues et cultures en présence, semble confirmer l’impression qui se dégage de notre analyse : pour l’hôpital, ce n’est apparemment pas aux médecins et infirmiers de s’adapter au patient, d’autres catégories de personnes (aides-soignants, familles des patients, patients eux-mêmes) ont à faire l’effort de l’adaptation. Dans un contexte général qui a du mal à se défaire d’une idéologie coloniale, ce qui pose problème semble donc être la non-francophonie des patients et non la francophonie des soignants. Cela semble véhiculer l’idée que la situation sociolinguistique actuelle à Saint-Laurent est temporaire, transitoire, et qu’une fois que la population sera « civilisée », par et vers le français, les problèmes de langue ne se poseront plus. Les questions interculturelles, elles, ne se posent pas. S’il y a une politique linguistique implicite à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, c’est apparemment celle-ci. Elle s’oppose en tout point aux projets actuellement développés par un réseau d’hôpitaux européens pour la prise en compte de la diversité linguistique et culturelle des patients (Bischoff, 2003 ; Déclaration d’Amsterdam, 2004) ou aux pratiques plurilingues nord-américaines prévues par la loi (Gagnon, 2002 ; NQF, 2002).
Notes de bas de page
1 À qui je dois de passionnantes discussions. Je remercie également l’ensemble des acteurs rencontrés lors de cette enquête.
2 Si elles n’étaient pas au contact avec le français, ces populations adultes en revanche – et particulièrement les hommes qui venaient travailler ponctuellement sur la côte (Price et Price, 2003) – avaient plus de contact avec le créole guyanais.
3 Lors de leurs pratiques écrites publiques (affiches d’annonce pour un concert, plaquette de CD, etc.), les Businenge emploient également souvent le sranan (cf. Goury, p. 73).
4 En nengee « mi no fustan » ; traduction : « je ne comprends pas ».
5 Voir la contribution de Léglise et Migge p. 133 pour une description plus précise des caractéristiques de ce « taki-taki ».
6 En nengee « a e go bun? ».
7 En nengee « a mama fu u e go bun? ».
8 En nengee: « opo sidon mama ».
9 En nengee: « boo bun / boo taanga ».
10 Cf. sur ce point Léglise, p. 29 : Alby et Léglise (2005).
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