Des adultes en formation à Saint-Laurent-du-Maroni. Approche interculturelle
p. 387-402
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
2Note portant sur l’auteur2
Introduction
3À travers notre expérience de la formation de base des adultes en Guyane, qui s’inscrit dans le Dispositif permanent de lutte contre l’illettrisme, nous souhaitons exposer ici les principes de notre approche pédagogique dans le contexte multilingue et pluriculturel de Saint-Laurent-du-Maroni. Depuis décembre 1996, l’Institut de formation de Saint-Laurent a mis en place l’Appel (Atelier permanent personnalisé d’écriture et de lecture) à Saint-Laurent-du-Maroni pour répondre aux besoins de formation de base de la population adulte. Cet atelier accueille des personnes analphabètes, illettrées et relevant du Français langue étrangère. Le public est pluriethnique, majoritairement non francophone, de tradition orale et vivant dans un contexte où le fait de ne pas parler français n’est pas un critère d’exclusion. Les femmes fréquentant cet atelier sont largement majoritaires (69 %).
4La demande générale des personnes est d’apprendre le français, et tout le monde, ou presque, est aussi plurilingue comme le sont les communications à l’extérieur de l’Appel. Nous cherchons, dans beaucoup d’activités, à resituer l’apprentissage du français dans sa diversité linguistique, à favoriser l’expression du multilinguisme et à mettre à profit les compétences linguistiques des participants afin de faciliter les apprentissages.
5Après avoir précisé le contexte dans lequel nous travaillons, nous présenterons le public qui fréquente l’Appel, et à travers des exemples nous tenterons de montrer comment concrètement, face à cette diversité, nous favorisons une approche interculturelle non pas comme un principe de base pour gérer la pluriculturalité en formation mais comme un véritable travail qui suppose de la part des équipes pédagogiques un mode d’intervention et des compétences spécifiques.
Contexte général de la formation de base en Guyane
Le contexte culturel et linguistique de l’Ouest guyanais
6Saint-Laurent-du-Maroni, le troisième pôle urbain de Guyane, compte environ 20 000 habitants. Saint-Laurent se caractérise par le fort taux d’accroissement démographique, avec une population extrêmement jeune (50 % de la population a moins de 25 ans) et un tissu économique peu développé. Dans une Guyane multi-ethnique et multi-culturelle, Saint-Laurent présente des caractères particuliers liés à l’histoire de son peuplement. La presque totalité de la population de Saint-Laurent s’est implantée après le bagne et le déclin de la ruée vers l’or. Ensuite sont arrivés les acteurs des exodes rural et fluvial et les immigrants des pays voisins. Autant de communautés humaines qui sont très différentes à la fois en ce qui concerne les modes de vie, l’organisation sociale et familiale, les systèmes culturels, les traditions et les langues. Le français n’est pas, au même titre que dans d’autres régions, la langue maternelle d’une part importante de la population, ni même la seule langue de communication intercommunautaire (cf. Léglise, 2004 et p. 29). On ne peut faire alors l’impasse sur la question de la place et de la fonction spécifique du français. C’est, bien entendu, la langue officielle mais il faut s’interroger sur son statut par rapport aux autres langues en usage.
Les besoins en formation de base
7Le niveau de qualification initiale est très bas ; parmi les 25-29 ans près de la moitié n’a pas poursuivi l’école au-delà de 16 ans et a un vécu scolaire marqué par l’échec (cf. les textes de Puren, Alby et Launey, p. 279, 317). Le plus difficile reste donc pour la population locale de pouvoir accéder à la formation et de bâtir un projet scolaire, professionnel et social suffisamment motivant. La grande majorité des personnes venant à l’Appel (essentiellement des Businenge mais aussi des Amérindiens, Haïtiens, etc.) pratiquent des activités d’autosubsistance (chasse, pêche, culture vivrière). Leurs activités économiques se caractérisent par une grande mobilité liée aux activités de « business » et aux possibilités de « jobs », travaux journaliers ou à la tâche. Ces activités alimentent un secteur informel qui représente une part importante de l’activité économique réelle. Un analphabète ou un illettré en Guyane, n’est pas forcément une personne exclue professionnellement ou socialement. Ces activités ne nécessitent pas, de la part de ceux qui les exercent, un niveau de qualification très élevé et encore moins une maîtrise des savoirs de base tels que nous pouvons les définir en Europe, au xxie siècle. Ces activités font pourtant appel à des savoir-faire et à des compétences quelquefois très techniques, qui ne sont pas transmises par l’école et qui ne passent pas non plus par le code écrit.
8Face à ce contexte particulier, une réflexion a été menée pour proposer des actions adaptées. Nous adhérons aux options développées dans le cahier des charges du Dispositif permanent de lutte contre l’illettrisme (Foury, 1998). Nous privilégions l’approche interculturelle à la fois auprès du public que nous accueillons mais aussi dans les contenus de formation. Il s’agit pour nous d’abandonner le modèle du déficit culturel (Hautecœur, 1995) en reconnaissant que chacun est porteur de savoirs et de savoir-faire et de valoriser, d’utiliser ces savoirs dans les contenus de formation.
Le dispositif permanent de lutte contre l’illettrisme de Guyane (DPLI)
9Mis en place en 1996, dans le souci d’optimiser les moyens humains, matériels et financiers consacrés à la formation de base par les différents services commanditaires et d’harmoniser les pratiques en travaillant à partir d’une commande unique de formation, le DPLI de Guyane est basé sur des principes d’intervention et d’organisation partagés par tous les acteurs. Ce dispositif offre la possibilité de mettre en place des actions qui prennent en compte la spécificité des demandes exprimées et les besoins repérés des publics.
10Sa mise en place a permis de créer un cadre de références commun à l’ensemble des acteurs (commanditaires, orienteurs, formateurs). La démarche interculturelle est un principe structurant de ce dispositif en préconisant de prendre en considération la dimension culturelle des apprentissages. Pour cela, il est nécessaire d’adopter une approche décentrée par rapport aux modèles et aux valeurs « occidentaux » qui dominent dans le secteur de la formation et de l’emploi. Ainsi, sur le territoire guyanais, le DPLI prône une approche qui ne s’intéresse pas à définir les besoins en formation des personnes en recensant leurs manques supposés par rapport à une norme unique. Au contraire, elle cherche à percevoir leur potentiel et leurs compétences pour ainsi inscrire l’apprentissage des savoirs de base dans l’environnement social et culturel des apprenants.
11Il s’agit de tenir compte d’une réalité bien particulière, de s’appuyer sur les nombreux acquis des personnes, sur leurs savoirs, leurs savoir-faire, et de ne pas perdre de vue que, si la langue française est la langue officielle, elle n’est pas forcément la langue la plus utilisée. Les publics avec lesquels nous travaillons sont tous plurilingues. Au sein de l’Appel lorsqu’on entend les Businenge, les Amérindiens, les Haïtiens parler entre eux et passer d’une langue à une autre, on peut se demander qui est illettré...
12Notre travail est structuré par plusieurs principes :
13D’abord, pour nous, l’entrée dans la lecture et dans l’écriture ne se résume pas à l’apprentissage de technique : lire et écrire sont des actes culturels qui permettent de produire et d’accéder au sens, c’est-à-dire à un ensemble de références, de valeurs culturelles et sociales (Chartier, 1998 ; Lahire, 1999). Dans les actions proposées nous cherchons avant tout à obtenir l’adhésion des personnes, le maintien des acquis après la formation, et enfin, le transfert des apprentissages de la situation de formation vers des situations de la vie courante.
14Il est également important d’inscrire l’apprentissage de l’écrit dans sa dimension temporelle. Entrer dans les savoirs de base prend du temps. L’apprentissage est un processus à long terme, les durées et les rythmes doivent être adaptés en fonction des objectifs visés par les personnes, en fonction aussi de leurs possibilités d’investissement dans ce projet d’apprentissage.
15C’est pourquoi il faut inscrire l’apprentissage des savoirs de base dans une dimension personnelle, en négociant les objectifs et les modalités de la formation à partir de la demande exprimée par la personne en tenant compte de ce qu’elle est, de ses capacités, de sa disponibilité et de ses centres d’intérêt.
16L’organisation des actions tient compte des rythmes et des modes de vie, de l’organisation sociale et familiale qui prévaut dans les différentes communautés.
17Nous proposons donc :
- un rythme de formation adaptée afin que les personnes puissent conserver leurs activités traditionnelles d’autosubsistance ou leurs activités économiques informelles ;
- une offre permanente de formation qui permet des parcours qui s’inscrivent dans la durée :
- une implantation de la structure de formation dans l’environnement quotidien des personnes pour favoriser l’adhésion à la formation.
18L’objectif général de l’Appel est de mettre à disposition d’un large public une offre de formation permanente et personnalisée dans les domaines suivants : l’apprentissage de la langue française, de la lecture, de l’écriture, la réactivation des connaissances mathématiques de base mais aussi l’ouverture sur le monde et sur des activités diverses s’appuyant sur la richesse culturelle des apprenants, sur leurs savoirs, sur leurs savoir-faire. Mais dans une société pluriculturelle et plurilingue, les savoirs de base ne se limitent pas aux compétences scolaires, les savoirs de base sont aussi ceux qui vont permettre de construire la diversité culturelle, c’est-à-dire :
- apprendre à s’adapter à un environnement changeant ;
- apprendre à être ensemble dans la diversité ;
- apprendre à penser dans la complexité ;
- apprendre à faire dans la négociation et la coopération.
Le public de l’Appel, à St-Laurent-du-Maroni, évolution en tendance de 1997 à 2004
19À partir des différents bilans de l’Appel réalisés entre 1997 et 2003, nous pouvons voir l’évolution en tendance de certaines caractéristiques du public accueilli depuis 7 ans.
20Jusqu’en 2002-2003, l’augmentation du nombre d’hommes est quasi constante (fig. 14). Nous faisons l’hypothèse que cette évolution correspond à celle de l’image de l’Appel : celui-ci n’est plus seulement vu comme un lieu d’alphabétisation « à visée d’insertion sociale », mais aussi comme une étape dans le parcours professionnel. Le caractère pérenne de cette action et le partenariat constant avec l’ANPE et l’ADI ont contribué à cette évolution.
21Nous avons élaboré la figure 15 à partir des trois groupes de langues les plus représentés à l’Appel : les personnes originaires du fleuve et du Surinam sont largement majoritaires depuis 7 ans.
22En ce qui concerne les tranches d’âge, on constate peu de variations d’une année sur l’autre (fig. 16). Le public jeune (16-25 ans) a considérablement augmenté entre 1999 et 2002, nous accueillons de nombreux jeunes qui n’ont plus accès au système scolaire et qui trouvent à l’Appel l’occasion de renouer avec l’apprentissage dans un contexte différent de celui qu’ils ont connu à l’école. Certains ont aussi effectué leur scolarité au Surinam et veulent acquérir les savoirs de base en français. Le partenariat avec la mission locale a contribué aussi à l’augmentation du public jeune, en particulier avec le programme Trace (Trajet d’accès à l’emploi), institué par la loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions. Ce programme vise à proposer aux jeunes les plus en difficulté un parcours d’insertion individualisé.
23Lors de l’entrée des personnes à l’Appel, un entretien individuel nous permet de recueillir, entre autres, des informations autour des langues pratiquées (langue maternelle et autres langues). La figure 17 fait apparaître la forte représentation du ndyuka à Saint-Laurent-du-Maroni, mais aussi la grande diversité des langues maternelles parlées par les apprenants de l’Appel.
24Sans avoir de données quantitatives précises, nous constations lors des entretiens que la majorité des personnes maîtrise au moins deux langues, voire trois (dont le « taki-taki » qui est cité en ces termes par les Businenge et les Amérindiens, voir Léglise et Migge, p. 133).
25Le recrutement des stagiaires se fait en collaboration avec les organismes prescripteurs, dont relèvent de nombreuses personnes vivant sur Saint-Laurent, tels que l’ADI (Agence départementale d’insertion), l’ANPE et la mission locale qui ont vocation à orienter vers notre structure. Les personnes se présentent alors à l’Appel pour s’inscrire. Le nombre de places disponibles (83 places permanentes) ne permet pas à tous d’intégrer tout de suite la formation, il y a un temps d’attente assez long.
26Depuis 1996, l’Appel est connu et de plus en plus de personnes se présentent spontanément pour demander à suivre une formation. Par ailleurs, nous accueillons aussi des personnes qui ne sont pas connues des principaux organismes prescripteurs mais qui peuvent s’inscrire en formation ; pour les non-nationaux la seule condition d’inscription est de posséder un titre de séjour sur le territoire français, en règle.
27On constate que si la formation a été prescrite, elle ne correspond pas forcément au projet immédiat de la personne ; l’injonction à se former ne fonctionne pas. En revanche, lorsque le souhait de la personne est vraiment d’apprendre le français, sa motivation facilite l’apprentissage.
28Les formations proposées sont limitées dans le temps (entre 150 et 600 heures). Nous n’avons pas vocation à suivre ensuite le parcours des personnes et nous ne possédons pas de statistiques à ce sujet mais par les contacts que nous conservons avec les anciens stagiaires nous constatons qu’à l’issue de leur formation en fonction de leur niveau et de leurs projets les personnes vont :
- poursuivre une autre formation d’un niveau supérieur (pré-qualifiante, qualifiante) ;
- intégrer des actions de recherche d’emploi ;
- trouver un emploi ou un job.
29Étant donné le peu d’offres en termes de formation et d’emploi à Saint-Laurent-du-Maroni beaucoup de stagiaires ayant suivi les cours à l’Appel ne font rien de particulier après et se représentent parfois au bout de quelques mois car, n’ayant pas eu une pratique régulière du français, ils ont perdu une partie de leurs acquis.
L’approche interculturelle
Une définition
30L’approche interculturelle en formation de base des adultes est un mode d’apprentissage fondé sur la mise en synergie des ressources culturelles, linguistiques et expérientielles des apprenants et des formateurs, dans un but de développement durable des personnes et des collectivités auxquelles elles participent. Cette approche vise un triple objectif pédagogique :
- renforcer les compétences de base de chacun à la communication en milieu pluriculturel ;
- faciliter des apprentissages fondamentaux – apprendre à être, apprendre à apprendre –, des apprentissages techniques – apprendre à faire – et des apprentissages socioculturels – apprendre à vivre ensemble, dans la perspective de l’apprentissage durant tout la vie ; – apprendre à construire et à renouveler la diversité dans les relations à soi, aux autres et à l’environnement.
31L’approche interculturelle repose sur les principes axiologiques suivants :
- la libre participation de tous les sujets au projet d’apprentissage ;
- la volonté d’apprendre ensemble ; l’équité dans les échanges ;
- le dialogue et la gestion démocratiques dans l’organisation de formation ;
- l’engagement de renouvellement de la diversité des ressources de l’environnement.
32L’approche interculturelle est caractérisée par plusieurs procédés heuristiques. D’abord, elle est centrée sur l’apprenant et elle est dialogique, favorisant l’expression de chacun et les échanges réciproques de savoirs et de savoir-faire. Elle est aussi dynamique, considérant les personnes, les langues et les cultures comme des phénomènes interactifs en construction plutôt que comme des héritages constitués ou des entités. Elle est holistique, resituant les relations et les interactions dans des ensembles complexes et indéterminés ; elle est transdisciplinaire, incluant approches formelles et non formelles de l’apprentissage ; elle implique enfin une démarche permanente de recherche, d’expérimentation et d’évaluation sur un mode coopératif3.
Une posture professionnelle
33D’une façon générale les parcours professionnels des formateurs en Guyane sont atypiques, les possibilités de se former « sur le tas » et d’apprendre au jour le jour sur le terrain sont plus nombreuses qu’elles ne seraient en métropole car le secteur de la formation est jeune en Guyane ; les actions de formation de base existent depuis une quinzaine d’années et le DPLI a 10 ans. Depuis 1995, le cahier des charges du DPLI permet de trouver les points d’appui pour une posture professionnelle. Elle s’inscrit dans les valeurs de l’approche interculturelle (Hautecœur, 2006).
« L’histoire scolaire et le parcours professionnel des formateurs, les valeurs qu’ils accordent à tel ou tel savoir, les connaissances qu’ils jugent indispensables ou plus ou moins nobles, les représentations qu’ils se font de la réussite d’un apprentissage, de l’attitude à développer dans une situation d’apprentissage […] tout ceci joue sur les contenus, leur organisation pédagogique et sur l’ambiance mis en place par les formateurs dans l’action » (FOURY, 1998).
34Cette posture s’appuie sur ces notions clés :
- se penser et se construire comme un professionnel ;
- ne pas penser son action dans un rapport de pouvoir ;
- avoir confiance en l’apprenant ;
- développer un sentiment d’efficacité personnelle.
Des compétences spécifiques
35Aujourd’hui le contexte de la formation des formateurs en Guyane est unique. D’une part, il n’y a pas de formation spécifique pour entrer dans ce métier, comme dans les années 1980 en métropole. Les parcours des formateurs sont multiples : ils ont par exemple un passé professionnel dans les métiers de l’animation, du secrétariat, de la formation technique, etc. D’autre part, ils bénéficient de la rigueur apportée par la professionnalisation et par la définition des compétences de formateur qui a abouti à la formation des formateurs. En effet, la mise en place du DPLI a permis de définir un cadre de références commun en tenant compte du contexte d’une société pluriculturelle et multilingue.
36Les compétences spécifiques de l’intervention interculturelle doivent être en œuvre à la fois dans la fonction pédagogique et dans la conception des outils et des démarches d’apprentissages. Ses compétences spécifiques s’appuient sur deux aspects. D’une part, sur la reconnaissance et l’apprentissage de la diversité. Le formateur doit respecter la grande diversité culturelle et linguistique de Guyane et la gérer grâce à sa capacité à se décentrer de ses références, de ses certitudes, de ses représentations. De l’autre, sur la prise en compte de la diversité linguistique. Il doit penser la diversité linguistique comme une richesse et non comme un obstacle. Dans le plurilinguisme guyanais les compétences linguistiques de l’intervenant relèvent plus de sa capacité à mener une réflexion sur les langues, leurs usages, leur apprentissage, à analyser son propre rapport aux langues que sur la maîtrise de plusieurs langues.
37Le formateur devra en particulier essayer d’appréhender la complexité de la situation linguistique, rester souples dans la compréhension des situations souvent complexes des usagers, s’informer sur les langues de Guyane, sur la situation linguistique des principaux pays d’immigration vers la Guyane, savoir nommer ces langues correctement, prendre des points de repères en définissant les termes : langue maternelle, langue de scolarisation, langue véhiculaire, langue vernaculaire, langue régionale, langue seconde, langue cible, etc., connaître les rudiments du fonctionnement et de la structure du langage.
Construire la diversité culturelle : quelques exemples d’activités au sein de l’Appel
Un mode d’intervention en 5 phases
38Au sein du groupe qui a mené la recherche-action un mode d’intervention en 5 phases de travail successives caractéristiques de notre mode d’intervention interculturel a été formalisé par Florence Foury (2005) :
Phase n° 1 : construction du groupe de travail – mise en place du travail coopératif
39Un groupe se forme autour d’un projet de travail commun en définissant des objectifs et des réalisations. C’est dans ce groupe et sur ce thème que va se bâtir la diversité culturelle.
40L’émergence d’un sentiment de parité : le formateur instaure un contrat de communication pour qu’un sentiment de parité s’installe dans les échanges au-delà des disparités. Ce principe suppose que chaque membre du groupe puisse être à tour de rôle un expert, un transmetteur de savoirs. Le formateur se dépouille de son statut de « maître » pour céder sa place à un autre membre du groupe. Cela permet la mise en place d’un véritable échange interpersonnel en établissant clairement le droit de chacun au respect et à la dignité.
41La présentation égalitaire des savoirs : aucune hiérarchie n’est établie a priori entre les savoirs. Chacun est reconnu et conforté dans ses domaines de compétences. La parité comme principe des échanges doit être présente pour apprendre à corriger des relations inégalitaires, apprendre à gérer plus démocratiquement les relations, ces deux compétences étant des savoirs de base interculturels.
Phase n° 2 : se découvrir – nommer ses savoirs
42Ici, chaque participant fait un travail de mise en évidence des bases sur lesquelles il s’appuie. Ses bases sont formées de ses savoirs mais aussi d’éléments qu’il pense être déterminants pour lui en ce lieu et ce moment précis. Cette phase va aider chaque participant à découvrir et à reconnaître son propre potentiel pour appuyer son apprentissage. Ce travail à visée individuelle va permettre au formateur de favoriser l’émergence d’une motivation intra-personnelle plus puissante.
Phase n° 3 : apprendre de ses pairs – partager
43Le partage des connaissances et les échanges interpersonnels dans le groupe vont permettre à chacun de développer ses capacités d’écoute. Le formateur a un rôle d’animation particulièrement important car il doit amener chacun à s’exprimer, créer un climat d’écoute bienveillante dans le groupe.
44Nous touchons ici à un domaine plus large que l’acquisition de savoirs de base de type « scolaire », tout en restant de plain-pied dans la formation de base : apprendre à vivre ensemble, en développant la compréhension de l’autre et la perception des interdépendances dans le respect des valeurs de pluralisme, de compréhension mutuelle et de paix.
Phase n° 4 : ouvrir son esprit – découvrir le monde
45Les deux phases précédentes ont permis aux participants de prendre leurs marques dans un environnement proche. Le formateur va donc créer des ouvertures pour leur permettre d’explorer des zones plus lointaines. L’ouverture au monde renforce la phase précédente en mettant en évidence des éléments de cohésion plus large, en faisant lien entre l’environnement familier et le monde.
46Ce temps de travail permet aux participants d’élargir leur expérience, de s’intéresser à des choses lointaines et d’exercer leurs capacités de recherche et de curiosité. Permettre à chaque apprenant de se construire une culture générale est particulièrement important.
Phase n° 5 : faire des liens – renouveler ses ressources
47Cette dernière phase, bien qu’indissociable des trois précédentes, paraît être la plus originale et la plus manifeste de notre approche interculturelle. Ce moment créatif ou constitutif de nouveautés est riche et productif : chaque participant, y compris le formateur, avec le compagnonnage des autres, élabore une pensée, une action, une réalisation neuve. Ce travail aide chacun à trouver des solutions à ses problèmes, à modifier sa vision des choses, à se sentir différent, à s’ajuster à un nouveau contexte.
48Le travail coopératif prend tout son sens dans cette dernière phase car le produit final ne pourrait pas exister sans l’intervention d’autres membres du groupe. Dans ce temps de travail, les échanges sont en général de grande qualité et les participants atteignent un bon niveau de performances.
49Comment concrètement se traduit sur le terrain cette approche interculturelle ? Comment est mis en œuvre ce mode d’intervention spécifique ? Nous l’illustrerons avec des exemples concrets de différents types d’activités menées au sein de l’Appel.
Des exemples d’activités liées à la construction du groupe à travers le partage des cultures
50Au sein de l’Appel les groupes en formation sont pluriculturels, il s’agit alors de s’appuyer sur cette pluriculturalité pour constituer le groupe, permettre à chacun de dire qui il est, ce qu’il sait faire, ce qu’il aime, etc.
51On citera ici l’exemple d’une activité de communication orale au sein d’un groupe. Chacun a choisi de faire un court exposé oral sur un thème de son choix, lié au lieu d’où il vient, à son héritage culturel, à ce qu’il a envie de partager avec le groupe.
52Ces exposés variés, très liés à l’origine culturelle (Salvador de Bahia, la sculpture saamaka, Haïti, les fêtes de Georgetown, le mariage dans les Comores) ont permis un échange, un partage pour mieux se connaître, être à l’écoute et aller à la rencontre de l’autre. En amont l’apprenant prépare son exposé avec le soutien de la formatrice. Différents supports, apportés par les apprenants, ont été utilisés : photos, vidéo, objets, livres. Quand c’était nécessaire des informations complémentaires ont été cherchées sur Internet.
53Sous couvert d’objectifs linguistiques, ici la communication orale en français, on voit s’établir un dialogue interculturel entre les membres du groupe. Loin de toute approche folklorisante, cette activité a permis aussi de débattre sur des thèmes liés à la géographie (où se trouvent les Comores ?), l’histoire (pourquoi parle-t-on portugais au Brésil ?), la politique (qui sont les tontons Macoute d’Haïti ?).
Les échanges de savoirs et de savoir-faire
54La reconnaissance du potentiel de chaque apprenant et leurs savoirs et savoir-faire permet de construire ensemble de nouvelles connaissances.
55Les apprenants ne savent pas qu’ils savent, ou bien pensent que leur savoir n’a pas de valeur et ne peut être reconnu au sein de la structure de formation. Parmi les personnes reçues au sein des actions de l’IFSL, la culture orale domine largement, et, au sein des familles, la transmission passe par l’observation et l’oral. Nous utilisons ces savoirs, ces savoir-faire et leur mode de transmission comme des éléments moteurs de nos situations d’apprentissage.
56Pour cela nous nous inspirons de la démarche et des principes des « Réseaux d’échange réciproques de savoirs »4. La philosophie du RERS est la suivante : chacun sait quelque chose et peut le transmettre. Cette philosophie fait parfaitement écho au principe d’abandon du déficit culturel préconisé par le DPLI et à notre méthodologie. Au sein des groupes, nous aidons les apprenants à recenser leurs savoirs et savoir-faire, tout ce qui est énoncé est listé et mis en valeur, par exemple sous forme de panneaux. Chacun réfléchit aux savoirs et savoir-faire qu’il possède, et qu’il peut présenter ou enseigner en une ou deux brèves séances. Lorsque le choix sera fait, une nouvelle liste est établie, la liste des savoirs offerts. Les apprenants choisissent le savoir/savoir-faire qu’ils ont envie d’apprendre. Chacun doit être à la fois offreur de savoirs et demandeur. Au cours de séances organisées, les offreurs présentent leurs savoirs et savoir-faire aux demandeurs. Selon le savoir présenté plusieurs séances peuvent avoir lieu.
« Quelqu’un qui se découvre capable d’apprendre et de transmettre des savoirs renforce sa confiance en lui, sait choisir ce qui lui convient dans le jeu social, voit se vivifier le réseau de ses relations et donc se diversifier les occasions de résoudre telle ou telle difficulté. En brisant les barrières de l’âge, des classes sociales, des ethnies, les rencontres que suscitent les RERS donnent à ceux qui le désirent les moyens de s’inscrire dans un projet de création collective » (Extrait du site mirers.org).
57Cette approche permet de valoriser les savoirs et savoir-faire des apprenants, en les mettant en situation de formateur, l’écart entre le savoir formel de la formation et les savoirs et savoir-faire transmis se réduit. Le formateur devient apprenant, l’apprenant devient formateur et prend conscience de sa capacité à apprendre aux autres et à apprendre. Quelques exemples de savoirs et savoir-faire échangés : la confection des pagaies, la broderie sur les vêtements traditionnels businenge (pangi et kamisa), la sculpture saamaka, les recettes de cuisine, les techniques de tressage des cheveux, etc.
L’ouverture sur le monde
58Connaître, découvrir le monde est une demande de nombreux apprenants. Le formateur va proposer de sortir de la salle de formation, au sens propre et figuré et amener les apprenants à utiliser leurs acquis à l’extérieur à travers enquêtes, réalisation d’interviews, découverte de l’environnement économique et culturel, de la vie locale en général. Des liens sont alors établis entre la situation formelle de formation et les situations informelles d’apprentissage. La possibilité d’accéder à une culture générale suffisamment étendue fait partie des objectifs de la formation de base et s’inscrit pleinement dans l’approche « non déficitaire » du public.
59Au sein de notre atelier cette ouverture sur le monde peut prendre plusieurs formes :
- ateliers histoire-géographie-actualités ;
- visite d’expositions : peinture, mosaïques, photos ;
- interviews de professionnels ;
- interventions d’associations ou de professionnels sous forme de débat ;
- visites de sites : fabrique de savons, Centre spatial guyanais, barrage de Petit-Saut, etc.
60Ces activités préparées en amont avec les formateurs (qu’est ce qu’on a envie de savoir ? qui est l’artiste dont on va voir l’exposition ?) et exploitées en aval (qu’est ce qu’on a retenu, aimé ? qu’est ce qu’on a envie de dire à ceux qui ne sont pas venus) sont des déclencheurs de curiosité. Citons l’exemple de ce groupe qui va visiter une exposition de peinture avec la consigne de choisir un tableau apprécié et un tableau peu apprécié et d’expliquer les raisons de ces choix aux autres. Cette activité a débouché sur des textes autour de la lecture des tableaux et sur l’expression pour certains d’émotions esthétiques, ces textes ont été transmis à l’artiste, qui s’est enrichi de ce regard porté sur ses œuvres
61Ainsi, nous avons pu constater que les apprenants, quel que soit leur niveau de maîtrise des savoirs de base ont le goût d’apprendre, de découvrir, de débattre, de comprendre le monde qui les entoure pour peu qu’on aille au-delà de leur demande initiale de formation parfois exprimée de façon stéréotypée, pour peu aussi que le formateur devienne un médiateur et crée des situations de découvertes et d’ouverture.
Les activités s’appuyant sur la diversité linguistique
62L’approche interculturelle amène à considérer la diversité linguistique comme une richesse et non comme un obstacle. Il n’est pas question d’exiger de l’ensemble de l’équipe pédagogique la maîtrise des langues parlées par les apprenants, mais dans le contexte guyanais, il semble indispensable de développer une curiosité vis-à-vis des caractéristiques linguistiques des apprenants. Cette curiosité permet de renverser les situations : le formateur devient apprenant, l’apprenant devient formateur. Le recours aux langues des apprenants permet quelquefois de faire comprendre une difficulté de la langue française, par exemple l’expression de la négation dans une phrase ou la question du genre des mots. En demandant à chaque apprenant de dire comment ça se passe dans sa langue, on démystifie la langue française et ses difficultés et on permet à chacun d’appréhender sa compétence linguistique. Un autre exemple : celui d’un débat entre locuteurs nenge (ndyuka, saamaka, pamaka, aluku). Lors de discussion sur la structure familiale et sur les noms utilisés pour déterminer les liens familiaux, une discussion s’est engagée entre les différents locuteurs qui n’étaient pas d’accord. Le formateur, ne connaissant pas les langues n’a pu participer au débat, mais a joué un rôle de médiateur en aidant le groupe à mettre en évidence les différentes connaissances et les nuances d’une langue à une autre.
63Enfin un dernier exemple : celui des systèmes de numérations et des techniques opératoires. Il s’agit d’apprendre à compter en français et de comprendre le système de numération en français avec les illogismes en faisant un détour par d’autres systèmes de numération (ceux des langues des apprenants et d’autres).
64Chacun va réfléchir sur la façon de compter dans sa langue et sur les façons de poser et de calculer les quatre opérations, individuellement ou en sous-groupe linguistique.
65Le formateur va proposer d’autres systèmes de numération et techniques opératoires et invite les apprenants à en découvrir la logique, ensemble on va comparer les différentes techniques et chacun va être en capacité de choisir les techniques opératoires qui lui conviennent le mieux, y compris les illogismes du système de numération français. Confortés dans leur première façon de faire, les participants sont en mesure de s’adapter à d’autres modes opératoires. Le travail linguistique est présent tout au long de la séquence avec les allers-retours entre les langues avec des traductions et des échanges.
Conclusion
66Nous pouvons dire avec Hélène Trocmé-Fabre (1993) que : « La véritable alphabétisation est l’apprentissage de la lecture de l’environnement, des autres et de soi-même » et que dans la situation de formation, il est indispensable d’« ancrer l’apprentissage dans la biographie de l’apprenant » qu’il s’agisse de l’apprenant-formateur ou des apprenants-stagiaires des ateliers du DPLI. Dans la spécificité du contexte guyanais nous devons ensemble poser les principes d’une pédagogie interculturelle qui doit prendre forme dans les savoirs à enseigner et dans « le comment » les enseigner.
67À travers la définition de ses principes pédagogiques interculturels les formateurs auront à :
« construire, entre porteurs de systèmes culturels différents, des articulations permettant d’éviter ou de corriger les conséquences négatives pouvant naître de ces différences […]) voilà qui nous ramène à la pédagogie interculturelle. À condition qu’elle ne se limite pas, comme fréquemment, à des cours d’acculturation à sens unique, par lesquels la majorité vise seulement à attirer les minorités, sans s’interroger sur elle-même : ce qui lui permet de se fermer mécaniquement et indéfiniment sur ses représentations dominantes. Il faudrait donc penser des formations qui éduquent majorités et minorités à une écoute réciproque, en sorte que nul ne soit livré à l’alternative d’airain : se soumettre ou partir » (Camilleri, 1989).
68Cette approche interculturelle, par les valeurs qu’elle porte, permet au formateur d’adapter sa démarche pédagogique et relationnelle pour travailler en cohérence avec le public adulte guyanais.
69Les équipes pédagogiques s’estiment satisfaites du travail qu’elles mènent et disent apprécier ce contexte interculturel dans lequel elles évoluent. Les usagers du dispositif, quant à eux s’estiment reconnus et aidés par ce dispositif.
70Il s’agit là de remarques globales et non d’une évaluation qualitative et quantitative. Après dix années d’existence le DPLI a choisi de faire appel au Conseil en pratiques et analyses sociales (Copas), une société coopérative de conseil de Lille spécialisée dans le domaine des politiques sociales, pour une évaluation de ses actions. Cette évaluation a débuté en avril 2005. Elle se base entre autres sur l’analyse des divers documents et bilans produits au sein du DPLI, sur des entretiens avec des membres du réseau (financeurs, responsables, formateurs, etc.) et sur des entretiens qualitatifs et des questionnaires auprès des usagers.
Notes de bas de page
1 Après avoir été formatrice en Martinique et en Guyane pendant 10 ans, est chargée depuis 1993 de l’animation et de la coordination de la lutte contre l’illettrisme en Guyane.
2 A été formatrice, puis conseillère pédagogique au centre ressources illettrisme de Midi-Pyrénées, coordonne depuis 2002 deux actions de lutte contre l’illettrisme dans l’Ouest guyanais.
3 Définition proposée par le groupe de recherche sur l’approche interculturelle dans le DPLI Guyane. La définition a été mise en forme par Jean-Paul Hautecœur.
4 C’est dans les années 1970 que Claire Heber-Suffrin, institutrice, décide de développer la notion d’échange de connaissances dans son établissement scolaire entre les enfants, puis les parents, les enseignants et les employés de la mairie d’Orly. En 1977, elle met en place une nouvelle expérience qui va s’étendre dans d’autres communes. C’est le début du mouvement qui va engendrer plus de 200 groupes dont 170 en France (30 en Suisse, 10 en Belgique...) qui sont réunis par une coordination nationale depuis 1987.
Auteurs
erdpli@wanadoo.fr
Formatrice en langue, coordinatrice du Dispositif permanent de lutte contre l’illettrisme en Guyane, Cayenne
catherinetabaraud@gmail.com
Formatrice en langue, ex-responsable pédagogique à l’IFSL, Saint-Laurent-du-Maroni
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