Place « officielle » du français à l’école et place « réelle » dans les pratiques des acteurs de l’école
Conséquences pour l’enseignement en Guyane
p. 297-315
Texte intégral
Introduction
1La recherche linguistique en Guyane commence à avoir une tradition bien établie de réflexion sur la place que doivent occuper les langues « dites régionales » (d’après Cerquiglini, 2003) à l’école (Alby et Léglise, 2005). Celle-ci débute dans les années 1980 avec notamment les travaux de Françoise Grenand et d’Odile Renault-Lescure qui questionnent alors essentiellement la situation des langues amérindiennes (Grenand, 1982 ; Grenand et Renault-Lescure, 1990). Deux décennies plus tard, avec la création du laboratoire des sciences sociales de l’IRD à Cayenne et l’intérêt d’un groupe de chercheurs du Celia pour la situation guyanaise, les travaux dans ce domaine se sont multipliés (Goury et al., 2000, 2005 ; Lescure, 2005 ; Launey, 1999). D’autres recherches, plus rares, présentent un questionnement similaire mais en incluant les langues de l’immigration (Léglise, 2004 ; p. 29 ; Alby et Léglise, 2005). Dans ces différents travaux, la réflexion porte sur les langues de Guyane et la place que l’école française devrait leur attribuer dans le département. La place du français n’est quant à elle jamais remise en question : elle est la langue de l’école.
2Ce point de vue s’inscrit dans une tradition française qui veut que, depuis la création de la République, à la période où s’accélère le processus de francisation, le français soit « le ferment de l’amalgame des Français, le ciment de l’unité nationale » (Cuq, 1991 : 23). Depuis lors, ce rôle n’a jamais été remis en question, bien au contraire ainsi que le montrent les différents travaux sur la politique linguistique française face aux langues de France (notamment, Puren, 2004). F. Héran, A. Filhon et C. Deprez (2002 : 1) nous rappellent ainsi que le 7 juin 1880, l’arrêté ministériel fixant le règlement-modèle des écoles primaires stipule que « le français sera seul en usage dans l’école » tandis qu’un siècle plus tard, l’article 2 de la Constitution précise que « la langue de la République est le français », excluant ainsi toute possibilité qu’une autre langue soit qualifiée de langue de la République. La loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française précise quant à elle dans son article 1er que le français étant la langue de la République en vertu de la Constitution, elle « est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics ». Ce qui conduit, en 1999, le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 99-412C DC du 15 juin 1999 concernant la Charte des langues régionales ou minoritaires à déclarer dans son article 1er que « La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires comporte des clauses contraires à la constitution ». Plus récemment, les programmes de l’Éducation nationale de 2002 réaffirment le rôle de la langue française : « Sans elle, en effet, un élève ne saurait construire les apprentissages que l’école, puis le collège lui proposent. De plus, c’est par la maîtrise du langage oral et écrit que chacun accède à cette culture partagée qui permet de communiquer avec autrui et de mieux comprendre le monde dans lequel on vit » (Men, 2002).
3Cette assertion vaut peut-être dans certaines situations, mais en Guyane le français seul ne saurait suffire pour la communication avec autrui et pour la compréhension du monde dans lequel les enfants vivent. En effet, comme le montrent les différents travaux portant sur la situation sociolinguistique guyanaise (Leconte et Caïtucoli, 2003 ; Léglise, 2004, 2005 ; Alby et Léglise, 2005 ; Léglise et Migge, 2005), nombreux sont les enfants du département – notamment dans l’Ouest guyanais et sur l’Oyapock, qui évoluent dans un environnement linguistique plurilingue et où le français n’occupe parfois qu’une place mineure. L’école, reflet de cette société plurilingue, ne peut donc que se caractériser elle aussi par son plurilinguisme, au sens d’une diversité des langues et de leurs usages qui apparaissent dans cet espace, mais aussi au sens d’un plurilinguisme individuel des acteurs qui y évoluent, qu’il s’agisse des élèves ou du personnel éducatif et administratif. Nul doute alors que dans un tel contexte la place du français doit être relativisée. Elle est certes « langue de l’école » d’un point de vue statutaire, politique, constitutionnel, mais nous posons ici qu’elle n’est pas la seule « langue de l’école » (langue employée à l’école par ses différents acteurs, langue jouant un rôle à l’école).
4La question de la « place » du français peut être abordée sous différents angles : quelle place lui accordent les acteurs de l’école ? Quelle place occupe-t-elle quantitativement, dans les interactions scolaires ? Quelle place occupe-t-elle qualitativement, quelles fonctions, quels rôles a-t-elle réellement au sein de l’école ? De toutes ces questions découle une nécessaire interrogation pédagogique sur la manière de gérer cette situation particulière que nous traiterons en conclusion. Nous réaffirmons en effet, ici, la nécessité d’une réflexion scientifique sur la situation guyanaise, préalable nécessaire à toute mise en place d’une politique linguistique et à l’élaboration d’un modèle éducatif adapté. Notre réflexion s’inscrit dans une approche sociolinguistique et fait intervenir diverses méthodologies (questionnaire, observation directe, enregistrements) qui permettent d’apporter quelques réponses à ces multiples questions mais ne constituent selon nous qu’un préalable à une recherche élargie, interdisciplinaire qui seule pourrait permettre de répondre aux multiples questions des acteurs de l’éducation en Guyane.
Un constat préliminaire : la diversité des situations scolaires
Des situations hétérogènes
5L’une des premières caractéristiques de la situation scolaire guyanaise est qu’elle ne peut être abordée comme un tout. Les situations scolaires varient en effet en fonction de nombreuses variables telles que, par exemple, la localisation géographique des écoles, l’environnement linguistique des enfants ou encore la diversité du profil des classes (Alby et Léglise, 2005).
6Ainsi, selon la localisation des écoles, on observe des situations très différentes en termes de présence de l’écrit ou de présence du français dans l’environnement des enfants. Une enquête menée en Guyane depuis 2000 dans le cadre d’un diagnostic sociolinguistique (Léglise, 2004, 2005, p. 29 ; Léglise et Puren, 2005) met en évidence cette disparité de la présence du français dans l’environnement des élèves au travers notamment des réponses à la question : « Quelle(s) langue(s) est-ce que tu parlais avant d’aller à l’école ? ». Si dans certaines zones, dans l’Ouest notamment, la présence du français n’est que très peu attestée dans les réponses des enfants puisque seuls « 12,5 % des enfants interrogés de Saint-Laurent-du-Maroni et 10 % des enfants d’Awala-Yalimapo citent le français » ; dans d’autres, comme « à Cayenne, […], ce chiffre est bien supérieur (60 %) » (Léglise et Puren, 2005 : 69). Les auteurs en concluent que les enfants de l’Ouest guyanais « se présentent donc comme alloglottes lors de leur scolarisation » (ibid). Et la tentation est en effet forte en Guyane de traiter séparément les situations scolaires de l’Ouest ou de l’Est guyanais de celles du littoral (île de Cayenne, Kourou, etc.).
7La présence du français dans l’environnement des enfants mérite toutefois elle aussi d’être nuancée dans certains cas. Il en va ainsi des élèves d’origine brésilienne vivant à Cayenne pour lesquels on suppose qu’ils sont plus confrontés au français que les élèves du fleuve Maroni. Certains d’entre eux évoluent en effet dans un environnement quasi mono-communautaire où la majorité des échanges se font en portugais et où la télévision elle-même est dans cette langue. La question de l’allophonie des élèves n’est donc pas uniquement affaire de l’Ouest ou des fleuves, elle doit être traitée pour l’ensemble du territoire guyanais, même si elle se décline différemment selon les localisations. Dans un tel contexte une description précise des pratiques et des attitudes linguistiques des élèves est indispensable, si l’on veut pouvoir identifier la part occupée par chaque langue dans celles-ci.
8Les premiers résultats d’une analyse en cours des pratiques linguistiques des élèves dans une école de la commune d’Apatou sur le Maroni montrent que ceux-ci dialoguent essentiellement en nenge dans les différentes situations scolaires. On pourrait en déduire que dans les cas où les élèves partagent une même langue première, ils ont tendance à l’utiliser le plus souvent entre eux. Pourtant, dans une autre école, celle de la commune d’Awala-Yalimapo, où presque tous les enfants ont pour langue première le kali’na, le français occupe une place non négligeable dans les échanges scolaires (Alby, 2001). Dans des situations où les élèves ont des langues différentes, le français est susceptible de jouer un rôle de langue véhiculaire mais pas plus – ou pas moins – que les autres langues véhiculaires de Guyane (cf. Léglise, 2004 et p. 29 ; Leconte et Caïtucoli, 2003). À cela s’ajoute le fait que ces situations évoluent continuellement du fait des mouvements migratoires le long des frontières brésilienne et surinamaise. I. Léglise et L. Puren (2005 : 71) observent ainsi qu’à Saint-Laurent-du-Maroni les créoles à base lexicale anglaise peuvent « prétendre au titre de véhiculaire localement. Parmi ces langues, les variantes de nenge (aluku, ndyuka, pamaka) représentent la moitié des troisièmes langues acquises par les enfants auprès de leurs copains majoritaires » (voir aussi Léglise, 2004).
9Il est tout aussi essentiel, si l’on vise à mieux comprendre les choix des élèves quant à la (aux) langue(s) employée(s) pour interagir en milieu scolaire, de déterminer au préalable le poids – statutaire, numérique, imaginaire – de celles-ci pour les locuteurs. En effet, comme le rappellent M. Matthey et J.-F. De Pietro (1997 : 145), pour être à même de décrire une réalité linguistique en situation plurilingue, il convient d’observer le comportement verbal des locuteurs au même titre que leurs pratiques. On se doit donc d’accorder une place fondamentale à la dimension émique, à la façon dont les situations plurilingues « sont vécu[e]s dans les actes mêmes des personnes qui se trouvent impliquées » dans ces situations. Or, les catégorisations des écoles et des classes opérées par les acteurs de l’Éducation nationale mettent bien en évidence cette difficulté à classer cette diversité des situations scolaires (Alby et Léglise, 2005). Ceux-ci catégorisent l’école essentiellement en termes de pluralité au sens d’une présence de plusieurs éléments, « à la juxtaposition d’éléments disparates et isolés » sans réellement pouvoir appréhender « la complexité, l’enchevêtrement et l’opacité des objets » (Alaoui, 2005 : 179). Ainsi, par exemple, dans les présentations de la situation linguistique aux professeurs des écoles en 2e année de l’IUFM de Guyane, par le Casnav ou par les inspecteurs de circonscription (fleuves), il est d’usage de distinguer entre classes « monolingues » et classes « plurilingues » au sens de « homogènes/hétérogènes » du point de vue des langues premières des élèves et souvent en lien avec un classement communautaire des locuteurs. Les écoles du fleuve seraient plutôt « monolingues », tandis que celles du littoral seraient plutôt « plurilingues ».
10Ce constat n’a d’ailleurs rien de spécifique aux acteurs de l’éducation puisqu’on le retrouve dans la communauté scientifique qui propose dans sa réflexion pour une prise en compte de la « diversité des situations socio-linguistiques » (Goury et al., 2005) d’opposer, d’une part, « les écoles dont les élèves représentent des communautés linguistiques homogènes » (ibid : 58) et, d’autre part « les écoles qui s’inscrivent dans des situations scolaires linguistiquement hétérogènes » (ibid. : 61). De cette réflexion aboutissent des propositions éducatives concrètes et considérées comme adaptées à ces publics. Pour les communautés linguistiques homogènes est proposée la mise en place du programme « Médiateurs bilingues et culturels ». Ce projet (Goury et al., 2000), s’appuyant sur les dispositions gouvernementales sur les emplois jeunes qui ont permis de recruter des aides éducateurs locuteurs de langues amérindiennes, businenge et hmong, a entre autres comme objectif de permettre « l’accueil du petit écolier dans sa langue au moment où démarre sa vie scolaire » (ibid. : 59). Tandis que pour les situations scolaires linguistiquement hétérogènes dont les auteurs spécifient qu’on les rencontre « plutôt sur le littoral, en particulier dans les sites urbains » (ibid. : 61), est proposée la mise en place de méthodes d’éveil aux langues et au langage (Goury et al., 2005 ; Candelier, p. 369). De ce regard sur les répertoires verbaux des élèves qui s’appuie sur une représentation de type un élève-une langue ou une communauté-une langue découlent donc des propositions de modèles éducatifs supposés adaptés à toutes les situations scolaires guyanaises.
11Pourtant, confrontés à la réalité, ces classements n’apparaissent pas toujours pertinents. À Apatou, commune traditionnellement identifiée comme businenge et plus spécifiquement aluku, on observe la présence dans les écoles de nombreux élèves ndyuka (notamment en ce qui concerne les élèves venant des Kampus) ainsi que d’élèves saamaka (notamment dans un village situé aux abords de la commune). Or, si d’un point de vue linguistique, on peut supposer que la présence d’un médiateur bilingue aluku ne pose pas de problème à un élève ndyuka (quoique d’un point de vue culturel et surtout communautaire cela ne soit pas si évident), il n’en va pas de même pour un élève saamaka pour qui le nenge serait éventuellement une langue seconde, parfois même une langue étrangère.
12Quant aux modèles éducatifs qui découlent de ces catégorisations, ils posent des problèmes concrets dans leur application, comme en témoigne un récit d’expérience de la part d’une PE2 de l’IUFM Guyane, antérieurement contractuelle à Javouhey et ayant fait son stage d’expérimentation dans la même école (Jocq, Speronel et Chakory, 2005 : 17). Celle-ci s’est trouvée confrontée à une classe composée de 18 élèves, dont sept étaient hmong et onze businenge. Or, il n’y avait qu’une seule médiatrice bilingue, et celle-ci était hmong : « cette classe de CP-CE1 était en fait composée en majorité d’élèves businenge […], et l’absence de référent de leur communauté s’est beaucoup fait ressentir. […] Je me suis sentie à plusieurs reprises frustrée […] ». Sans remettre en cause l’importance d’un médiateur bilingue, bien au contraire, celle-ci constate néanmoins qu’avec du recul elle aurait pu « mieux rentabiliser ces séances de langage en travaillant davantage en petits groupes mixtes pour favoriser l’émulation, les échanges culturels ».
13À ces classements liés à la (aux) langue(s) première(s) des élèves, s’ajoute celui du rapport au français et du rapport au savoir scolaire des élèves. Là encore, l’angle communautaire pose problème. Dans la classe observée à Apatou, où les élèves appartiennent à une même communauté, et qui est identifiée comme une classe de « primo-arrivants » (catégorie qui mélange souvent « nouvellement arrivé en Guyane » et « jamais scolarisé antérieurement », alors qu’il n’y a pas forcément corrélation entre les deux même si cela est parfois le cas) certains élèves sont effectivement scolarisés pour la première fois, d’autres ont été scolarisés au Surinam, d’autres enfin ont été scolarisés ailleurs sur le fleuve.
14L’enseignant doit donc faire face autant à des questions de rapport au français qu’à des questions de rapport au savoir scolaire. Un élève qui n’a jamais été scolarisé doit apprendre à vivre à l’école, il doit en outre apprendre la langue des apprentissages scolaires et de surcroît entrer dans la lecture au travers de cette langue qu’il ne maîtrise pas. À côté de lui évoluent des élèves qui ont des profils bien différents et l’enseignant doit avoir les moyens de gérer cette diversité. À l’hétérogénéité linguistique, au plurilinguisme ambiant (qu’il se situe au niveau de l’école, de la classe ou même de l’individu) s’ajoute donc l’hétérogénéité des compétences scolaires et des compétences en français. Un modèle éducatif adapté ne saurait évacuer cette diversité et se doit au contraire de la prendre en compte non pas en tant que simple constat d’une « multiplicité numérique » mais bien comme « une réalité vivante et dynamique » (Alaoui, 2005 : 179).
État des connaissances actuelles et méthodologie
15Les exemples ci-dessus ne constituent que quelques cas parmi bien d’autres et face à ces catégorisations, on peut se demander quelles peuvent être les réponses scientifiques adaptées. Nous posons ici que seule une attention portée aux différentes situations locales mises en relation avec des données plus générales pourrait permettre de proposer, à terme, un modèle éducatif adapté.
16La recherche sociolinguistique s’est développée ces dernières années en Guyane, même si l’on continue à déplorer un manque de connaissances dans ce domaine (Léglise et Puren, 2005). Des travaux concernent notamment des enquêtes menées dans les écoles de certaines villes du département et visent à avoir un aperçu quantitatif de la population scolarisée en termes de langues parlées (déclarées) (Léglise, 2004 ; Leconte et Caïtucoli, 2003). Plus rares sont les enquêtes visant à une meilleure connaissance des pratiques linguistiques à l’école, qu’elles concernent les élèves à Awala-Yalimapo (Alby, 2001), à Apatou (Alby, 2003-2005) ou encore à Mana et Saint-Laurent (écoles primaires et collèges1), ou les enseignants (Puren, 2005 a, b). Progressivement, ces données sont mises en relation les unes avec les autres afin de les faire dialoguer (Léglise et Migge, 2005 ; Léglise et Alby, 2006).
17Notre approche des pratiques linguistiques concerne, à la suite de D. Alaoui (2005 : 178), une entrée « par le bas, par le local » qui implique, d’une part, la prise en compte des discours des « savants de l’intérieur » (Boumard, 1989, cité par Alaoui, 2005 : 178) et, d’autre part, l’observation minutieuse du « comportement verbal des personnes impliquées, c’est-à-dire qu’il est nécessaire de repérer et d’inventorier les méthodes (au sens ethnométhologique du terme) utilisées par les interlocuteurs dans une interaction plurilingue » (Matthey et De Pietro, 1997 : 145). Il s’agit donc là d’un point de vue micro-sociolinguistique qui vise à analyser « les pratiques “à la base”, les enjeux circonscrits à telle ou telle pratique de communication, l’utilisation circonstanciée, par tel ou tel sujet, de son capital langagier » (Boyer, 1991 : 10). Ce point de vue a des implications méthodologiques au sens où il consiste, pour l’observation des pratiques, en des enregistrements audio/vidéo et à l’observation d’interactions en milieu scolaire afin de mettre à jour les pratiques réelles des différents acteurs de l’éducation et d’identifier la place que les différentes langues occupent dans leur répertoire et le rôle qu’elles jouent au sein de l’école. Quant à l’analyse des attitudes vis-à-vis des langues, elle constitue un niveau d’analyse qui « fait intégralement partie de la réflexion sociolinguistique depuis que les travaux de W. Labov (1976) ont attiré l’attention des linguistes sur le fait que les représentations de la langue n’étaient pas un simple reflet des pratiques linguistiques réelles » (Matthey et De Pietro, 1997 : 1966). Les données présentées ci-dessous sont recueillies par le biais d’un questionnaire. Celui-ci ne constitue certes pas la seule manière d’aborder la question des attitudes (Maurer, 1999), mais facilite les enquêtes d’un échantillon assez large.
Le français face aux autres langues de l’école. Les langues de l’école dans les discours des futurs enseignants
18L’observation des attitudes des futurs enseignants (désormais PE2, professeurs des écoles 2e année) vis-à-vis des langues en présence permet d’apporter des éléments de réponse aux diverses questions qui sont posées ici. Celles-ci sont analysées au travers de discours recueillis par le biais d’un questionnaire, administré en début d’année universitaire 2004-2005, à 192 PE2.
19Ce questionnaire avait à l’origine une visée diagnostique : établir le profil des PE2, faire un état de leurs connaissances sur les langues de Guyane, en linguistique, sur l’enseignement des langues étrangères et secondes mais aussi identifier leurs stéréotypes sur la situation scolaire guyanaise et sur la place à attribuer aux différentes langues de l’école. Ce sont les réponses aux questions de cette dernière partie du questionnaire que nous allons traiter ici. Elles interrogent les PE2 sur les causes de l’échec scolaire dans le département guyanais, sur la place à attribuer aux langues premières des élèves à l’école et sur leur acceptation ou non de l’utilisation par les élèves de leur(s) langue(s) en classe et à l’école.
20Pour les PE2 de l’IUFM, l’une des causes principales de l’échec scolaire semble être le fait que les élèves en Guyane sont alloglottes, qu’ils n’ont pas pour langue première le français et qu’ils vivent dans une culture qui n’est pas la culture de l’école. C’est donc l’écart linguistique et culturel qui représente selon eux le facteur principal d’échec à l’école, dans l’acquisition de la langue de l’école. Cette idée se décline dans différents types de réponses et, notamment, le fait que le système scolaire (les enseignants, les programmes) ne prend pas en compte la langue et la culture des élèves ou, inversement, le fait que les élèves méconnaissent la langue et la culture de l’école. Cette dernière étant la cause la plus souvent avancée dans les réponses comme en témoigne la figure 10 qui rend compte de manière statistique des réponses des PE2.
21C’est donc bien la « non-francophonie » des élèves (pour reprendre le terme le plus souvent employé dans les réponses) qui est à mettre en cause dans les résultats scolaires des élèves en Guyane et qui est à relier avec les difficultés que rencontrent l’école et les enseignants pour répondre à cette situation : « la multiethnicité fait que beaucoup d’enfants ne parlant pas le français rencontrent un premier obstacle linguistique », « la plupart du public écolier en Guyane n’est pas francophone, ce qui crée un décalage dans les apprentissages ».
22Dans ces réponses est souvent sous-jacente l’idée que les élèves n’ont pas suffisamment l’occasion de pratiquer le français, que ce soit dans l’école : « Il y a beaucoup d’élèves non francophones et les échanges en français que l’on peut avoir avec les élèves restent insuffisants en temps en petite section et plus », ou hors de l’école, ou les deux : « la langue est la principale cause [de l’échec scolaire] car les enfants apprennent le français à l’école, mais souvent ne le parlent pas à la maison. Le nombre d’heures consacrées au français est insuffisant pour la Guyane. Il faudrait adapter le programme officiel ».
23Ces différentes thèses sur les causes de l’échec scolaire illustrées par les réponses des PE2 dans le cadre de ce questionnaire sont corroborées par les résultats d’enquêtes menées auprès des enseignants titulaires (Alby et Léglise, 2005). Cet aperçu des réponses au questionnaire met donc en évidence le fait que, pour ces futurs PE (dont certains ont déjà enseigné en tant que contractuels), la place du français (au sens de son absence) dans le répertoire des élèves ainsi que sa place (au sens de son absence ou son insuffisance) dans les échanges scolaires et dans la vie quotidienne de l’enfant est la cause principale des difficultés rencontrées par les élèves à l’école en Guyane. Ce qui les amène à avoir des discours sur la place que devrait réellement occuper le français à l’école par rapport aux langues des élèves. Voire même pour certains à questionner la place occupée par le français dans l’environnement hors scolaire des enfants, dans la famille : « c’est un problème de la langue parlée à la maison. L’implication des parents est faible pour parler en français ». Les enseignants ne sont pas ouvertement réticents à la présence de la langue des élèves à l’école, mais pour nombre d’entre eux, le français, en tant que langue de scolarisation, doit être l’objectif premier.
24Analysant les attitudes des professeurs des écoles vis-à-vis de la prise en compte des langues maternelles à l’école, L. Puren (2005 : 80-88) dégage trois postures : la réticence, le pragmatisme et le militantisme. La première posture concerne « les enseignants peu réceptifs à l’ouverture de l’école sur les langues premières des élèves » (ibid. : 81), la deuxième concerne ceux qui « affichent leur volonté de prendre en compte la langue première des élèves, tout au moins sous sa forme orale » (ibid. : 82), enfin la troisième concerne les enseignants pour qui la langue première ne doit pas se cantonner au rôle de « béquille » vers le français, mais doit au contraire devenir « un médium d’instruction à part entière, à l’oral comme à l’écrit, au même titre que le français » (ibid. : 83). C’est au travers de cette typologie que nous nous proposons d’observer les résultats du questionnaire rempli par les PE2 de l’IUFM Guyane. Les résultats du questionnaire vont en effet dans le sens de ce qu’a pu observer Laurent Puren, à savoir que si l’on doit accorder une place aux langues des élèves, c’est essentiellement dans le but de réaffirmer celle du français, de faciliter son acquisition.
25Les résultats obtenus confirment donc les observations de I. Léglise et L. Puren (2005 : 82) : pour la majorité des enquêtés, la prise en compte de la langue première des élèves n’est pas « une fin en soi mais […] un moyen, un auxiliaire utilisé ponctuellement et provisoirement pour faciliter l’acquisition du français qui demeure pour ces enseignants le principal objectif de la scolarisation. » Ainsi, pour ces PE, on peut certes placer les langues des élèves au même niveau que le français pour un temps mais il faut « progressivement faire comprendre aux élèves que le français est très important car il représente la langue administrative ». La langue des élèves est donc utile à l’enseignant, à l’école, elle permet de « lui faire comprendre une notion difficile », elle sert « de passerelle vers le français ».
26Si les discours des PE2 nous permettent d’appréhender le problème sous un certain angle, il nous semble que leur analyse n’a d’intérêt que si elle est confrontée à une réalité des pratiques qui passe par l’observation directe de celles-ci ainsi que par l’enregistrement d’interactions scolaires.
Place du français et des autres langues de l’école dans les pratiques scolaires
27Les observations et les enregistrements en salle de classe menés tant à Awala-Yalimapo qu’à Apatou, mettent en évidence des comportements qui varient selon les situations. Si à Awala-Yalimapo les élèves exploitent les deux langues de leur répertoire verbal sous la forme d’un discours bilingue présentant de nombreuses marques transcodiques (Alby, 2001) ; à Apatou, à l’école Moutende, c’est essentiellement le nenge qui est employé dans les interactions endolingues. Il conviendrait pour mieux comprendre cette différence d’avoir plus de données sociolinguistiques sur le poids des langues en présence à Apatou ainsi que sur le public scolaire de cette école. En l’état actuel des connaissances, nous ne pouvons que proposer quelques hypothèses. Les enfants kali’na observés appartiennent à une deuxième (et parfois troisième) génération de scolarisation à l’école française, leurs parents sont déjà bilingues, les politiques linguistiques familiales tendent à favoriser l’introduction de français dans les pratiques familiales. À l’école Moutende, de nombreux enfants proviennent des kampus et leurs parents n’ont été que rarement scolarisés, le français n’occupe donc qu’une faible place dans les échanges familiaux. Par ailleurs, l’histoire du contact entre le kali’na et le français est déjà ancienne pour les Kali’na d’Awala-Yalimapo (Renaul-tlescure, 1985) et on peut en déduire que le français a un poids important dans les hiérarchisations linguistiques élaborées par les locuteurs.
Place du français dans les échanges en salle de classe
28L’enquête sociolinguistique, qu’elle soit macrosociolinguistique ou microsociolinguistique fait référence à des méthodes très variées comme le montre le relevé de Maurer (1999). Elle implique de se demander avant tout « comment décrire la langue parlée dans son contexte de façon à en faire voir ou découvrir au mieux la systématisation sociale ? » (Fishman, 1971 : 54). Si l’objet d’étude à Awala est plus précisément « l’étude des phénomènes linguistiques relevant de l’interaction verbale » (Maurer, 1999 : 180), à Apatou, il recouvre aussi « l’étude du contexte sociolinguistique de la relation didactique » (ibid. : 179). Cette différence a donc eu des implications sur les techniques utilisées. Dans les deux cas, c’est l’enregistrement d’interactions entre bilingues qui est privilégié, suivant en cela X.-P. Rodriguez-Yañez (1997) qui préconise l’utilisation de cette méthode pour l’étude des aspects microsociolinguistiques de situations de contact. Cependant, à Awala-Yalimapo ces interactions sont circonscrites à un contexte spécifique, celui d’un jeu proposé aux enfants dans deux situations, la salle de classe et la cour de récréation et uniquement dans le cadre d’interactions endolingues-bilingues2 au sens où les enfants ne conversent qu’entre eux. Le point de comparaison est donc avant tout le lieu où se déroulent les échanges. Tandis qu’à Apatou, les interactions sont toutes enregistrées dans la salle de classe et les échanges concernent tout autant des situations exolingues enseignant-enseigné/natif-non natif, ou exolingues-bilingues à compétence asymétrique ou encore endolingue-bilingue lorsque les élèves échangent entre eux. La variable prise en compte étant ici non plus le lieu, mais la situation didactique et sans qu’il y ait d’intervention de la part de l’enquêteur sur celle-ci.
29Ainsi, si dans les deux cas nous procédons à une observation des pratiques linguistiques, à l’école d’Awala le dispositif est un « dispositif expérimental » (Maurer, 1999 : 185) dont le but est de recueillir des données. L’interaction verbale est alors créée de toutes pièces (jeu du dessin caché), même si elle correspond à des activités qui sont sélectionnées afin qu’elles paraissent les plus naturelles possibles dans le contexte. La création d’un tel dispositif conduit néanmoins certains élèves à se questionner sur la langue à employer lors des enregistrements dans la cour de récréation. Certains élèves ont ainsi sollicité l’enquêteur sur ce point :
(1) Question concernant la langue à employer dans la cour de récréation
X. On doit parler dans quelle langue ?
Enq. Vous parlez dans quelle langue d’habitude dans la cour de récréation ?
Tous Le kali’na !
Quelques-uns Et un peu le français.
Enq. Alors vous faites comme d’habitude.
30L’échange a lieu lors de la présentation du jeu par l’enquêteur. Par la suite, seule une élève demandera à nouveau des précisions à ce sujet :
(2) Idem
H. Je dois parler en kali’na ?
Enq. Tu fais comme d’habitude dans la cour de récréation. Pourquoi tu me demandes ça ?
H. Je le parle mal.
D. Elle mélange.
31Mais au final, l’élève choisit de mener son échange essentiellement en kali’na.
32Les transcriptions présentées sur le tableau 16 sont (a) pour Apatou des transcriptions issues d’enregistrements ou d’observation directe et (b) pour Awala uniquement des transcriptions d’enregistrement. Les noms des élèves sont volontairement modifiés. Notons enfin que les données recueillies à Awala ayant fait l’objet d’un travail de thèse achevé permettent d’avoir des informations quantitatives sur la place du français dans les échanges, tandis que celles recueillies à Apatou sont encore en cours d’analyse.
Pratiques linguistiques dans la salle de classe à Apatou
33À Apatou, les observations des pratiques de classe montrent que le nenge tongo est la langue majoritairement employée par les élèves même si sur incitation de l’enseignante certains d’entre eux sont capables de reproduire un énoncé en français. L’enquêteur ne relève sur les deux semaines d’enregistrement et d’observation menés dans une même classe vers la fin du mois de novembre – donc trois mois après la rentrée scolaire – qu’un énoncé produit spontanément en français. Cet énoncé ne relève d’ailleurs pas d’une séance menée par l’enseignante mais plutôt d’une perturbation extérieure : un groupe d’élèves attendait à l’extérieur d’une classe de CP et certains de ces élèves narguaient ceux de la classe de CP en se moquant d’eux en nenge tout en les observant au travers des claustrats, ce qui eut pour effet de faire réagir un des élèves qui répondit à ce qu’il vivait comme une agression extérieure par un
34« Dégage ! » retentissant. L’enseignante fut tellement surprise d’entendre prononcer cette phrase qu’elle ne la releva pas auprès de l’élève concerné. Dans le reste des interactions enregistrées, les énoncés en français sont essentiellement des répétitions sur incitation de l’enseignante. Cela comporte des implications directes sur les pratiques des enseignants qui doivent faire un travail important d’écoute et de feed-back qui peut poser problème lorsque l’on doit par ailleurs se focaliser sur d’autres objectifs scolaires.
35Les exemples qui suivent illustrent cette question de l’étayage au sens de « l’ensemble des interventions [du] partenaire compétent qui ont pour effet de permettre au partenaire moins compétent de réaliser une performance qu’il n’aurait pu réussir sans cette aide » (Py, 1993 : 55).
36Ils concernent deux séances, l’une consacrée au développement du langage, l’autre à l’apprentissage de la lecture. La première séance concerne plus précisément une activité d’éveil à la conscience phonologique au travers de l’utilisation d’un outil intitulé « loto des sons » qui comporte deux supports : un support audio avec des sons de la vie quotidienne ou d’animaux et un support visuel qui permet de mettre en relation le son avec l’image correspondante. L’enseignante fait écouter les sons un à un en leur demandant de nommer le référent et de le désigner sur l’affiche. L’objectif est pour les élèves d’identifier le son entendu en désignant l’image correspondante et surtout de nommer le référent de ce son en français sous deux formes : un groupe nominal, du type « un chien » ou des phrases de type « C’est un chien », « Le bébé pleure ». Il y a donc, au-delà de l’éveil à la conscience phonologique, un travail sur le lexique en français, voire même un travail sur les sons uniquement prétexte à la production d’énoncés en français. La séance donne ainsi naissance à des échanges types dont un modèle est présenté avec l’exemple (3).
(3) Loto des sons Quelques élèves Dagu !
« Chien ! »
Ens. Oui, mais comment on dit en français ?
Quelques élèves Chien !
Ens. Oui ! C’est un chien.
Le groupe C’est un chien.
37À l’écoute de l’aboiement enregistré, les élèves répondent spontanément en nenge mais sur incitation de l’enseignante utilisent le français, même si cela se fait uniquement sous la forme de « mots phrases » et qu’il reste encore un travail à faire de la part de la PE pour leur faire produire la structure attendue. On observera que l’enseignante ne refuse ni la forme en nenge ni la forme « simplifiée », elle renvoie un feed-back positif (« oui ») et leur demande – soit sous forme de question, soit en proposant la réponse – de développer/corriger leur production.
38La séance de lecture porte plus spécifiquement sur un exercice de discrimination visuelle consistant pour les élèves à entourer les mots identiques à un modèle donné. Nous portons notre attention sur deux extraits, l’un se situant en début de travail (4) et l’autre lorsque le travail est achevé (5) et qui présentent tous deux, comme dans le cas de l’exemple (3), l’utilisation de la L1 des élèves ainsi qu’un feed-back de l’enseignante visant à leur faire produire un énoncé en français :
(4) Exercice de discrimination visuelle 1
Ens. Qu’est-ce qu’il faut faire G. ?
G. Mi no sabi. Ens. Non, dis-le en français : « Je ne sais pas. »
G. Je ne sais pas.
39Cet exemple se situe au début de la séance, à un moment où l’enseignante circule dans les rangs pour vérifier individuellement avec les élèves la compréhension de la tâche. Elle observe que G. est en difficulté face à l’exercice proposé, ce qui explique sa demande concernant la tâche à réaliser. G. lui indique son incompréhension en s’exprimant en nenge3, ce qui a pour conséquence une réaction immédiate de la PE qui lui indique comment doit être formulée cette incompréhension.
(5) Exercice de discrimination visuelle 2
Ch. A kaba !
« C’est fini ! »
Ens. Charles, on dit : « C’est fini. »
Ch. C’est fini.
40Ch. ayant achevé la tâche qui lui était demandée interpelle l’enseignante pour le lui signaler. Il le fait spontanément en nenge et la PE intervient, avant d’observer son travail, pour lui demander de reformuler en français.
41Dans ces deux exemples, contrairement au précédent, l’enseignante ne valide pas l’énoncé de l’élève. Allant même, dans l’exemple (4), jusqu’à renvoyer un feed-back négatif en débutant son énoncé par « non ». Dans l’exemple (5), la réaction est plus nuancée, « on dit… » se comprenant comme « dans ce contexte, on doit le dire en français ». De tels feed-back s’interprètent alors comme un refus de l’enseignante d’une utilisation par les élèves de leur langue première dans un tel contexte. On peut s’interroger sur les raisons de telles différences dans les réactions de l’enseignante. Une hypothèse pourrait être ici l’objectif identifié par l’enseignante pour la tâche en cours. Dans l’exemple (3), l’objectif est avant tout langagier, c’est un objectif d’apprentissage, l’enseignante choisit de mettre en place de telles séances car elle sait – du fait de sa connaissance du public – qu’ils ont besoin d’acquérir du lexique et des structures afin d’accéder à la maîtrise de la langue française. Dans les deux exemples qui suivent, la réaction ne porte pas directement sur la tâche, mais plutôt sur la vie de la classe, sur des objectifs langagiers qui sont transférables dans n’importe quelle discipline et qui sont essentiels au quotidien dans les échanges entre élèves et apprenants, ce qui pourrait justifier le fait que dans un tel cas la réaction est beaucoup plus péremptoire.
42On observera pour finir que si l’enseignante a ici la capacité à renvoyer un feed-back dont l’objectif est de passer d’un énoncé en L1 à un énoncé en L2, c’est parce qu’elle a une connaissance minimale de cette langue qui lui permet de comprendre ce qui est dit par les élèves. Si la place fondamentale du français à l’école est ici incontestée pour l’enseignante (c’est un objectif d’apprentissage, cela doit être la langue des échanges scolaires), il n’en reste pas moins que les choix effectués laissent entrevoir une acceptation de la présence de la L1 dans la classe. Se profilent ici les rôles respectifs du maître et de l’élève qui sont constitutifs de toute interaction scolaire. En effet, « les acteurs – enseignants et élèves – s’orientent vers le contexte scolaire comme organisé par un contrat didactique qui comporte des droits et des obligations entre les deux parties, mais dont la forme et l’interprétation se définissent dans les conduites particulières et incarnées des participants » (Gajo et Mondada, 2000 : 156). Le contrat didactique implique donc l’acceptation par les participants à l’interaction scolaire des rôles respectifs de l’enseignant et de l’apprenant. Or, on ne peut nier que dans les extraits 3, 4, et 5, les élèves jouent leur rôle d’apprenant en répondant à la tâche qui leur est demandée. En 3, ils identifient le son et nomment son référent, en 4, ils indiquent leur incompréhension face à la tâche demandée et, en 5, ils indiquent l’achèvement du travail. Or, le contrat didactique autorise l’élève à « exposer son incompétence, hésiter, poser des questions, etc. » (ibid. : 157). Cependant, s’ils jouent une partie de leur rôle d’apprenant, ils ne jouent pas – en utilisant leur L1 – le rôle d’un élève scolarisé dans une école où le français est la langue de scolarisation. Et c’est peut-être dans ces différences d’interprétation que se jouent les tenants et les aboutissants des choix linguistiques – pour les élèves et pour l’enseignant, et des choix pédagogiques – pour l’enseignant. Du côté de l’enseignant, l’acceptation du contrat didactique signifie « qu’il [peut] corriger son interlocuteur, évaluer son discours, lui fournir des données linguistiques » (ibid.). Comment expliquer alors les différences de réaction de l’enseignante ? L’explication se trouve peut-être dans le fait qu’elle distingue ici entre deux types de contrats, un contrat didactique, pour l’exemple (3) et un contrat disciplinaire, pour les exemples suivants (au sens de Colomb, 1993, cité par Gajo et Mondada, ibid.). Dans l’exemple (3), c’est le contrat didactique qui préside à l’interaction et qui définit « les responsabilités du maître et de l’élève, les compétences que l’on peut attendre de l’un et de l’autre » (ibid.). L’enseignante accepte la production en L1 car cette séance a justement pour but de faire acquérir du lexique et des structures aux élèves, ce qui suppose que ces savoirs ne sont pas acquis ou sont en cours d’acquisition. Mais dans les exemples (4) et (5) le contrat « porte sur les comportements respectifs du maître et de l’élève, sur l’ordre de la classe » (ibid.), or si du point de vue de l’élève, l’utilisation de la L1 n’est pas un facteur de « désordre », il semble l’être pour l’enseignante.
43Ces quelques exemples d’interactions en salle de classe montrent ainsi que si le français occupe une place essentielle pour l’enseignante (en tant qu’objectif, en tant que langue des échanges scolaires), il n’en va pas de même pour les élèves qui jouent leur rôle d’apprenant – selon la représentation qu’ils s’en font – mais ne jouent pas le jeu de l’utilisation du français.
Pratiques des élèves dans la classe à Awala-Yalimapo
44Les données recueillies à l’école d’Awala-Yalimapo, concernent uniquement des interactions entre élèves. L’enseignant n’intervient pas dans les échanges, il s’agit donc ici d’une conversation de type endolingue-bilingue. Cependant, le fait que l’interaction ait lieu dans le cadre d’un exercice de français, présenté comme tel aux enfants, introduit dans les interactions une dimension exolingue indéniable (Alby, 2001). Par ailleurs, ces données mettent en évidence une utilisation du français par les élèves beaucoup plus importante que dans le cas d’Apatou. Nous choisissons ici de présenter ces enregistrements sous un angle plus quantitatif que qualitatif afin de mettre en avant cette forte présence du français. Dans cet échange endolingue-bilingue, si les élèves utilisent de manière privilégiée le français, cela n’exclut pas l’utilisation d’autres langues et plus particulièrement de leur L1, le kali’na. En témoigne la figure 12 qui indique le nombre de tours de parole dans tel ou tel code.
45Dans 48 % des cas, les tours de parole sont entièrement en français. Il s’agit certes de la majorité des tours de parole, mais il n’en reste pas moins que 23 % se font uniquement en kali’na, et 20 % sur un mode mixte kali’na-français.
46Ces résultats sont cependant à nuancer au regard d’une distinction entre les interactions entre filles et les interactions entre garçons, comme indiqué dans la figure 13.
47Ainsi, si les filles utilisent majoritairement le français dans leurs échanges (60 % des tours de parole sont entièrement en français), il n’en va pas de même pour les garçons puisque seuls 30 % des tours de parole sont entièrement en français. La différence de place quantitative du français dans ces échanges peut s’expliquer (Alby, 2001) au travers de la notion de « profil d’apprenant » (Bouchard, 1992 ; Lambert, 1993). J.-C. Pochard (1993 : 3) rappelle que cette notion « part du constat qu’il existe des stratégies préférentielles chez certains [apprenants] pour résoudre les problèmes liés à certaines tâches ». B. Py (1993 : 9) propose quant à lui d’identifier ces profils d’apprenants au travers d’une approche plus linguistique qui montre que l’apprenant progresse dans son appropriation d’une langue seconde en se mobilisant autour de trois pôles : « la construction d’un système de connaissances linguistiques ; l’ajustement aux normes de la langue cible et l’accomplissement de tâches spécifiques faisant appel à la langue cible ». Les profils d’apprenants sont ainsi identifiés selon qu’ils accordent la priorité (a) au système (apprenant « curieux ou joyeux ») en manifestant « un comportement exploratoire et plutôt ludique face à la langue » (Pochard, 1993 : 6), (b) à la norme (apprenant « docile ») en révélant « une certaine volonté d’assimilation sociale » (ibid.) ou (c) à la tâche (apprenant « efficace »). Au vu de ces hypothèses on peut proposer d’expliciter les différences observées dans la figure 11. Deux tendances se dégagent ainsi, d’une part un groupe d’apprenants qui s’est focalisé sur la norme en employant le français comme langue principale de l’interaction – et ce, malgré les difficultés rencontrées par certains pour produire des énoncés en français –, et d’autre part un groupe qui s’est centré sur la tâche en refusant la contrainte qui était imposée concernant la langue à employer. L’enquêteur a ainsi été amené, pour le groupe qui s’est focalisé sur la tâche à intervenir fréquemment pour leur rappeler que l’exercice devait se faire en français, mais toutes ses interventions se sont révélées vaines : les interventions sont en général suivies d’une « traduction » en français de ce qui vient d’être énoncé en kali’na (ou sous une forme mixte) mais elles-mêmes sont tout de suite suivies d’un retour au kali’na ou au mode bilingue :
(6) J. i̵ne pato ?
« Où ? »
I. gauche pato, popo !
« Vers la gauche, en bas ! »
J. ti̵woti̵ka ?
« Couché ? »
Enq. En français !
J. Couché ? Couché ?
I. aha, nimuku ta.
« Oui, dans le hamac. »
48Dans cet exemple, malgré l’intervention de l’enquêteur qui rappelle la consigne concernant la langue à utiliser dans l’interaction et qui conduit J. à traduire en français son énoncé précédent, les deux élèves continuent après le dernier tour de parole indiqué dans l’extrait à échanger en kali’na. Une autre hypothèse que celle des profils d’apprenants pourrait être envisagée ici, celle de la différence de sexe. Cependant, pour pouvoir la traiter, il conviendrait d’aborder ces données avec une approche plus anthropologique (Eckert et McConnel-Ginet, 1992).
49Ainsi, même si on observe dans la salle de classe à Awala-Yalimapo une utilisation plus importante et plus spontanée du français, celle-ci n’est le fait que d’un groupe d’élèves et doit donc être nuancée. Si l’utilisation du français pour un exercice de français semblait évidente à l’enquêteur, sa place dans les échanges – en tout cas endolingues-bilingues – est ici contestée par les élèves.
50Les exemples de pratiques de classe à Apatou et à Awala-Yalimapo nous amènent donc, d’une part, à remettre en question la place du français à l’école dans les pratiques, mais aussi, d’autre part, à nous interroger sur les variations observées en fonction des situations.
Conclusion : perspectives pour l’école ?
51Cette réflexion sur la place du français à l’école, que ce soit dans les discours ou dans les pratiques, nous amène donc à considérer qu’il est nécessaire en Guyane de parler des langues de l’école. Il nous semble en effet peu pertinent au vu de ces résultats corroborés par d’autres travaux (Léglise, 2004, p. 29 ; Alby et Léglise, 2005) de continuer à parler dans ce département de la langue de l’école.
52Il apparaît ainsi que le questionnement sur la situation scolaire guyanaise s’inscrit avant tout dans une « complexité générée par le contact des langues et des cultures » (Tupin, 2005 : IX) et qu’en conséquence l’école guyanaise doit être pensée avant tout comme une école plurilingue (Alby et Léglise, 2005 ; Alby et Launey, p. 317). Cependant, seule une analyse fine d’une variété de pratiques de classe dans des écoles guyanaises devrait nous permettre de généraliser sur cette question de la place du français à l’école en Guyane.
53D’une telle vision découle par ailleurs une réflexion nécessaire sur la formation des enseignants. Ceux-ci sont en effet amenés à évoluer dans des contextes scolaires où est sans cesse remise en question la place de la langue qu’ils doivent enseigner, dans laquelle ils doivent enseigner et avec laquelle ils vont échanger avec les enfants. Ils doivent donc être préparés à gérer la présence d’autres langues et à réfléchir aux modalités d’enseignement du français dans un tel contexte.
Notes de bas de page
1 Observations de classes ou cours de récréation menées par Isabelle Léglise dans le cadre d’un projet DGLFLF.
2 Même si le fait d’enregistrer les élèves dans la salle de classe en leur précisant qu’il s’agit d’un exercice de français introduit de fait une dimension exolingue dans les échanges (Alby, 2001) et a une incidence sur leurs comportements linguistiques.
3 Notons qu’il y a dans cette structure une influence du sranan tongo (langue véhiculaire du Surinam). La forme en nenge serait dans ce contexte « Mi a sabi ».Voir Léglise et Migge (p.133) sur la question du « taki taki ».
Auteur
alby@cayenne.ird.fr
Maître de conférences en sciences du langage à l’IUFM de Guyane, membre de l’UMR Celia
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