Contribution à une histoire des politiques linguistiques éducatives mises en œuvre en Guyane française depuis le xixe siècle
p. 279-295
Texte intégral
Il y a un problème sur le Maroni qui est le problème de la mémoire. On a l’impression que ce qui s’y fait actuellement c’est la première fois que ça se fait.
(Gustave Ho-Fong-Choy, ancien directeur de l’école de Maripasoula, 14 mai 2002, Cayenne)
Introduction
1L’objectif que nous nous fixons dans le cadre de cette publication pourra sembler ambitieux à double titre. D’une part, il est toujours malaisé de réduire à quelques pages plusieurs décennies de fonctionnement d’une institution éducative, quand bien même cet exercice se limite à un territoire géographiquement restreint. D’autre part, si l’histoire générale de la Guyane est désormais relativement bien connue grâce notamment aux travaux menés par Serge Mam-Lam-Fouck, les publications consacrées à l’histoire de l’école et à l’histoire des politiques linguistiques de ce DOM sont rares. Le roulement très important du personnel éducatif en Guyane ne facilite pas la transmission de la mémoire pédagogique de ce département. À l’occasion de discussions échangées lors de nos séjours dans l’Ouest guyanais, nous avons, par exemple, été frappé de constater à quel point non seulement la plupart des enseignants mais également beaucoup de cadres de l’Éducation nationale ignoraient tout de l’histoire des écoles du Maroni, de l’histoire des hommes qui y enseignèrent, de l’histoire des méthodes qui y furent expérimentées, comme si finalement rien de tout cela n’avait jamais réellement existé. Le « Pays sans nom », ainsi que les Amérindiens nommèrent la Guyane, s’avère donc également être à bien des égards le « Pays sans mémoire ». Notre intention ici n’est évidemment pas de dérouler dans le détail deux siècles d’histoire de l’éducation de ce DOM. Nous nous contenterons de poser modestement quelques jalons de cette histoire qui reste encore pour l’essentiel à écrire. Précisons qu’il ne sera question tout au long de ce chapitre que de l’enseignement du premier degré. Les choix nécessairement arbitraires que nous avons opérés nous ont conduits à effectuer un découpage en quatre parties suivant une progression essentiellement chronologique. Nous traiterons en premier lieu de la situation coloniale antérieure à 1946 avant de nous intéresser à la période de l’après-guerre qui vit la Guyane se transformer en département. Notre troisième partie nous conduira sur les fleuves Maroni et Oyapock, où nous chercherons à retracer l’histoire de l’apparition des écoles à partir des années 1950. Nous verrons, enfin, comment, au cours des vingt dernières années, les langues maternelles des élèves guyanais, longtemps frappés d’interdit dans l’enceinte scolaire, ont fini par y être progressivement acceptées.
1848-1946. Le contexte colonial post-esclavagiste : une école réservée à l’élite créole1
2Jusqu’à la fin du xixe siècle, l’Église fut amenée à jouer un rôle prépondérant dans l’action éducative en Guyane. Les nombreuses congrégations religieuses – jésuites, sœurs de Saint-Paul de Chartres, membres de la Compagnie de Jésus, frères de l’Instruction chrétienne, frères de Ploërmel, sœurs de Saint-Joseph de Cluny – qui s’installent dans la colonie à partir de la fin du xviie siècle prennent d’abord en charge la scolarisation des seuls enfants de colons. Le « Code noir » établi en 1685 interdisait en effet toute alphabétisation des esclaves.
3Il fallut attendre l’avènement de la Monarchie de Juillet pour assister à la mise en place des premières structures scolaires destinées à la population de couleur. Gérées essentiellement par la congrégation de Cluny, celles-ci ont pour mission d’alphabétiser et d’évangéliser les enfants d’esclaves ou d’affranchis. C’est ainsi qu’en 1832 une salle d’asile accueillant de jeunes Noirs voit le jour à Mana. Quelques années plus tard, une structure similaire est ouverte au camp Saint-Denis à Cayenne avec pour objectif « l’éducation morale des jeunes Noirs et négresses de la colonie » (Faraudière, 1989 : 72). En 1846, un arrêté annonce « l’établissement d’une école gratuite pour les enfants libres et esclaves du quartier Sinnamary » (ibid.). L’abolition de l’esclavage en 1848 allait entraîner l’extension de la scolarisation. Promulgué en date du 26 juillet 1848, le « Décret organisant l’Instruction publique en Guyane » instaure l’obligation et la gratuité scolaire pour tout enfant âgé de 6 à 10 ans. Dans les quatre années qui suivent, des écoles sont créées dans plusieurs localités du littoral, ce qui a pour conséquence de tripler les effectifs. En 1852, la Guyane scolarise ainsi quelque 1 200 élèves répartis dans une douzaine d’établissements, notamment Cayenne, Mana, Sinnamary, Kourou, Rémire, Montsinéry et Roura.
4La politique scolaire menée sous l’administration coloniale n’est toutefois pas sans incohérences. Tandis que la gratuité est généralisée à Cayenne, ailleurs, en zone rurale, les parents sont tenus d’engager des frais pour rémunérer l’enseignant et permettre l’entretien des locaux. Le dénuement dans lequel se trouvent alors la plupart des nouveaux affranchis leur permet difficilement d’assumer ces charges, d’où l’état de sous-scolarisation et de sous-alphabétisation des enfants demeurant dans les bourgs guyanais. Selon Yvette Faraudière, le manque de cohérence de la politique scolaire trouve son explication dans les contradictions des représentants de l’administration locale tiraillés entre, d’une part, leur volonté d’exercer à travers l’école un contrôle sur des populations considérées comme une menace potentielle pour l’ordre établi et, d’autre part, leurs craintes de voir émerger au sein de ces anciens esclaves des lettrés qui viendraient empiéter sur leurs prérogatives. Par exemple, pour inscrire leurs enfants à l’école, les parents sont dans l’obligation de fournir « un certificat de bonne conduite et d’habitudes régulières de travail délivré par le maire ou le commissaire-commandant du quartier qu’ils habitent » (ibid. : 85). Face à ce dilemme, un compromis fut adopté qui consistait, d’une part, à « proclamer des principes généreux mais [à] appliquer en fait des mesures restrictives à la scolarisation » (ibid. : 84) et d’autre part, à « pratiquer une politique scolaire ségrégative » (ibid.), les anciens libres de Cayenne, affranchis avant 1848, qui commençaient à bénéficier de l’ascension sociale, étant favorisés sur le plan de l’accès à l’instruction par rapport aux nouveaux affranchis ruraux que l’administration coloniale souhaitait cantonner aux travaux de la terre.
5Suite à la laïcisation qui prit effet en Guyane à compter de 1888, soit avec plusieurs années de décalage par rapport à la métropole, le nombre d’enfants scolarisés suivit une progression constante bien que lente, passant de 1 000 à 1 500 à la veille des lois Ferry à 2 500 au tournant du xxe siècle pour aller au-delà de 3 000 pendant l’entre-deux-guerres. La répartition géographique des élèves se caractérise alors par un fort déséquilibre entre Cayenne qui regroupe à elle seule près de 70 % de la population scolaire de la Colonie et la campagne guyanaise sous-scolarisée. En fait, en ce début de xxe siècle, la Guyane apparaît comme scindée en trois entités avec, sur le littoral, Cayenne regroupant une élite créole instruite et francisée qui occupe des emplois dans le secteur tertiaire, dans les bourgs répartis le long de la côte à l’Ouest, des communautés créoles rurales peu éduquées vivant principalement des travaux de la terre et de la pêche, et à l’intérieur de la Guyane, en marge de la société coloniale, des populations amérindiennes et businenge qui, ne bénéficiant d’aucun type de scolarisation2, « ne rappelle[nt] [leur] existence qu’à travers quelques récits de voyage d’un explorateur ou des souvenirs d’un missionnaire » (ibid. : 174).
6L’école telle qu’elle est conçue dans le contexte de la Guyane post-esclavagiste du xixe et de la première partie du xxe siècle n’a d’autres ambitions que de former par un processus d’assimilation une bourgeoisie de couleur s’identifiant aux valeurs de la francité. À ce titre, l’adaptation de l’éducation au milieu est quasi nulle : les écoles de la colonie ne se distinguent de leurs homologues métropolitaines ni par les programmes, ni par les horaires, ni par la langue d’instruction. Ainsi que le souligne Yvette Faraudière, la réalité linguistique du contexte guyanais est tout simplement niée :
« […] le silence sur les particularités linguistiques de cette population est total. Aucun document émanant des services de l’instruction publique ne laisse entre voir la vitalité du créole, langue vernaculaire des bourgs et des campagnes et aussi des quartiers populaires de Cayenne […] c’est à peine si les textes officiels stipulent-ils que les femmes de service des écoles maternelles « doivent avoir pour habitude de s’exprimer en français » (ibid. : 166).
7Loin de revendiquer un quelconque droit à la différence, que cela soit sur le plan linguistique ou culturel, l’élite créole n’aspire au contraire qu’à se fondre dans le creuset républicain et à embrasser le modèle de civilisation importé par ses anciens maîtres. En cela, le contexte guyanais ne se différencie pas fondamentalement du contexte antillais caractérisé jusqu’à la moitié du xxe siècle par un phénomène de rejet du créole et « d’idolâtrisation » du français (Confiant, 2001).
8Le clivage entre le littoral et l’intérieur sera accentué par la création en 1930 du territoire de l’Inini qui réduira la colonie de la Guyane française à la bande littorale, l’immense étendue amazonienne du territoire étant dès lors administrée directement par le gouverneur de la colonie, représenté sur place par des gendarmes. La création de l’Inini répondait principalement au besoin ressenti par les autorités de contrôler la production aurifère qui, depuis la découverte du métal précieux dans les années 1860, donnait lieu à toutes sortes de trafics et de maraudages. Ce régime administratif donnait aux populations de l’intérieur un statut d’exception ou, comme le note Jean-Marcel Hurault au sujet des Amérindiens, un statut « de nations indépendantes sous protectorat » (Hurault, 1972 : 257) :
« – L’administration n’intervenait pas dans les affaires intérieures des villages, qui demeuraient sous l’autorité exclusive des chefs coutumiers. Ces chefs recevaient une petite solde en argent, qui n’était pas une marque de dépendance mais seulement une marque de distinction.
« – Les Indiens n’étaient pas soumis à la loi civile française : état des personnes, mariages, adoptions, etc. dépendaient exclusivement du droit coutumier.
« – Ils ne payaient pas d’impôt, même symbolique.
« – La gendarmerie tenait à jour un fichier, mais ils n’étaient pas astreints à l’état-civil. »
9Ajoutons qu’Amérindiens et Businenge n’étaient pas non plus soumis à l’obligation scolaire, l’intérieur de la Guyane étant de toutes manières à l’époque totalement dépourvu d’écoles. Lorsque le régime de l’Inini fut abrogé près de quarante ans plus tard, les ethnologues firent part de leur mécontentement, estimant, à l’instar de J.-M. Hurault, que le statut d’exception dont les populations de l’intérieur avaient profité depuis 1930 était « parfaitement adapté à leurs besoins et à leur situation réelle » (ibid.), le droit coutumier garantissant à lui seul la « paix et [l’]équilibre social » (Hurault, 1985 : 42). On peut toutefois se demander dans quelle mesure ce régime n’a pas constitué pour les Amérindiens et les Businenge une sorte de mise au banc de la société guyanaise qui a largement contribué par la suite à leur stigmatisation.
1946-1970 : la départementalisation : « francisation » et premières expériences de scolarisation des Amérindiens dans les homes catholiques
10La transformation de la Guyane en département français en 1946 entraîna la fin progressive de la partition de l’espace géographique guyanais avec la disparition en 1969 du territoire de l’Inini. L’un des principaux artisans de cette réforme fut Robert Vignon, premier préfet du département de la Guyane (1947 à 1955), qui occupera par la suite les fonctions de conseiller général, de sénateur du département et de maire de la commune de Maripasoula. Considéré par l’anthropologue Éric Navet comme « un exemple accompli d’agent du système colonial » (Navet, 1990 : 57), le préfet Vignon impulsa une politique dite de « francisation » visant clairement à assimiler les populations de l’intérieur, que d’aucuns qualifiaient alors de « primitives », afin d’assurer leur « développement intellectuel, social et politique » (Vignon, 1985 : 61), selon ses propres mots.
« J’incline à penser », écrit-il dans ses mémoires, « que maintenir artificiellement les Indiens dans des conditions moyenageuses (sic), coupés de toute évolution est criminel et s’apparente à un génocide puisqu’en définitive c’est la disparition d’une ethnie qui est en cause » (ibid. : 57).
11Dans les années 1960, Vignon jette donc les bases de sa « politique indienne » dont l’objectif est de favoriser le regroupement et la fixation des populations de l’intérieur. À cette fin, des communes, conçues pour fonctionner comme des pôles d’attraction, sont créées autour d’un noyau tripartite constitué de l’église, du dispensaire et de l’école. Pour Éric Navet, les responsables administratifs guyanais persistaient dans les années 1960 à analyser le contexte de leur département à l’aide d’une grille de lecture que les tenants des théories de l’évolutionnisme social au xixe siècle n’auraient pas reniée :
« Rien de changé, ou de différent, entre l’idéal d’évangélisation et le devoir de civilisation ; les deux sont ici confondus et la priorité est donnée à l’« élévation » de l’âme (par le prêtre) sur celle du corps (par le médecin) et de l’esprit (par l’instituteur) » (Navet, 1990 : 61).
12Le quadrillage administratif des régions de l’intérieur se met donc progressivement en place. Supprimé par le décret du 17 mai 1969, le territoire de l’Inini est divisé en quatre communes : Maripasoula et Grand-Santi-Papaïchton sur le Maroni, Camopi sur l’Oyapock et, situé au cœur de l’arrière-pays, à mi-distance entre les deux fleuves, Saül. Les populations de l’intérieur se voient attribuer la nationalité française, souvent à leur insu. D’après J.-M. Hurault, il suffisait qu’à la question : « Es-tu pour la France, pour le Brésil ou pour le Surinam ? » qui leur était posée à l’occasion de recensements effectués en milieu des années 1960, les intéressés optent pour la première réponse pour qu’ils deviennent automatiquement français sans que personne ne les ait clairement avertis au préalable des implications d’un tel choix (Hurault, 1972 : 301). 65 % des Amérindiens de Guyane seraient ainsi devenus citoyens français entre 1965 et 1970 (Baumann, 1998 : 65). Les protestations de la communauté scientifique qui redoutaient les conséquences de la « francisation » sur les populations dites « tribales », dénonçant « leur broyage dans une machine à assimiler » (Hurault, 1985 : 43), n’y changèrent rien. Amérindiens et Businenge étaient désormais appelés à prendre le train de la « civilisation » en marche, le prix à payer pour la réunification de la famille guyanaise étant la lente mais inéluctable acculturation de ses membres. Voici ce que Michel Lohier, instituteur et ancien commissaire préfectoral des Indiens, écrit dans ses mémoires à ce sujet :
« Maintenant que les peuplades primitives jouissent de droits civiques et des devoirs du citoyen avec le concours de l’école que fréquente la nouvelle génération avide de s’instruire, la Guyane bénéficiera d’un apport nouveau de ses fils trop longtemps abandonnés à eux-mêmes. Une ère nouvelle, à l’instar du Brésil, fera disparaître le mot Indien qui fera place à celui de Guyanais, dont ils sont les vrais enfants » (Lohier, 1972).
13Suite à la départementalisation, la Guyane se dota progressivement des instances éducatives qui lui faisaient défaut. Jusqu’en 1969, c’était en effet le Principal du collège de Cayenne qui était à la tête de l’instruction publique de ce DOM. La création de l’Inspection académique date de 1970 et il faudra attendre 1973 pour que soit créée l’académie des Antilles-Guyane, les départements de Guadeloupe, Martinique, Guyane dépendant auparavant de l’académie de Bordeaux (Alby, 1997 : 66).
14Par leur accession à la citoyenneté française, Amérindiens et Businenge ne peuvent échapper plus longtemps à l’obligation scolaire. À compter de 1970, ils sont tenus, théoriquement tout au moins, de fréquenter l’école jusqu’à leurs 16 ans au même titre que leurs concitoyens créoles. En fait, certains parents relevant de ces communautés n’avaient pas attendu cette date pour scolariser leurs enfants. À partir de 1949, les Amérindiens du littoral connaissent le système des « homes », internats administrés par des ecclésiastiques qui, « s’appu[yant] sur la législation française relative à l’enfance abandonnée » (Hurault, 1972 : 296), donnaient aux « recueillis temporaires »3, ainsi qu’étaient appelés les élèves, une éducation chrétienne en langue française. En 1966, on dénombrait cinq homes confessionnels en Guyane. Tous situés sur le littoral ouest, ils accueillaient essentiellement des enfants kali’na. Deux d’entre eux – les homes de Mana et d’Iracoubo – étaient réservés aux garçons, trois autres – les homes de Mana, Sinnamary et SaintLaurent-du-Maroni – scolarisaient des filles. 1968 vit la création du home de Montjoly dans lequel se côtoyèrent près d’une vingtaine de jeunes Kali’na originaires d’Aouara, de Bellevue et d’Organabo ainsi que des jeunes Aluku du Maroni. En 1969, enfin, deux nouveaux homes ouvrirent leurs portes, le premier sur le littoral est à Saint-Georges-de-l’Oyapock, le second sur le Maroni à Maripasoula (sur l’histoire de la création des homes en Guyane, voir Baumann, 1998). Le regroupement en 1964 de l’ensemble de ces internats au sein d’une Association des homes indiens de la Guyane leur permit de bénéficier de subsides du département. La lecture d’un extrait des statuts de cette association nous renseigne clairement sur les objectifs que celle-ci s’assignait :
« Cette association a pour but non lucratif la gestion, l’exploitation et la création éventuelle d’établissements qui sous la dénomination précitée recevront en internat pendant leur scolarité, et ce en vue d’une meilleure assimilation sociale, les jeunes Indiens des deux sexes les plus défavorisés, dont les parents résident de manière permanente sur le territoire français » (Baumann, 1998 : 64-65). (C’est nous qui nous soulignons.)
15Les « Rapports moraux » de l’évêché de Cayenne, comme celui décrivant la situation de Maripasoula en 1970 dont nous reproduisons un extrait ci-dessous, constituent un précieux témoignage de la manière dont les ecclésiastiques procédaient pour recruter leurs élèves :
« Il reste un gros travail de persuasion à accomplir vis-à-vis des mamans des enfants non scolarisés. On sait que les mamans ont le dernier mot à dire quand il s’agit d’envoyer des enfants à l’école : les enfants leur rendent tellement de menus services tant à la maison qu’à la plantation qu’elles ont du mal à s’en séparer » (Alby, 1997 : 71).
16Si les mères étaient si peu disposées à laisser partir leurs enfants, était-ce uniquement par crainte de devoir se passer d’une main-d’œuvre bon marché ainsi que l’insinue l’auteur de ce rapport ? Les réserves manifestées par ces mères ne s’expliquaient-elles pas davantage par leur appréhension d’une longue et douloureuse séparation d’avec leurs enfants ? On peut en tout cas s’interroger sur les conséquences qu’une telle transplantation pouvait avoir sur des enfants accoutumés depuis leur naissance à vivre en symbiose avec leur milieu. Les effets déstructurants d’une éducation déconnectée du milieu familial étaient d’ailleurs bien connus et régulièrement dénoncés par les ethnologues :
« L’enfant élevé en internat se trouve pratiquement, vis-à-vis de son milieu d’origine, dans la situation d’un orphelin. Les possibilités de réadaptation au milieu familial au sortir de l’école sont très faibles. On peut estimer qu’à de rares exceptions près, ces enfants sont destinés à quitter définitivement leur groupement d’origine, la plupart pour tomber dans le sous-prolétariat des grandes villes » (Hurault, 1972 : 343).
17Et J.-M. Hurault de remettre en cause la dénomination même de « home » :
« Désigner ces établissements du nom de home, qui évoque la douceur du foyer, est une imposture. Le véritable home d’un enfant indien, c’est son village et le carbet4 de ses parents » (ibid. : 345).
18D’après É. Navet, certains adultes kali’na qui passèrent par ces institutions dénoncèrent le traitement qu’ils eurent à y subir, évoquant entre autres la « violation de la personnalité », la « désorganisation et [la] dégradation des structures familiales » ou encore les « châtiments corporels » (Navet, 1984 : 39). D’ailleurs, comme en témoignent les extraits de rapports ci-dessous, il apparaît que les missionnaires eux-mêmes n’étaient pas toujours convaincus du bien-fondé de leur entreprise (Alby, 1997 : 71) :
« L’avenir est fonction de l’école, or l’école ne conduit pas au-delà du cours élémentaire. »
Home garçon de Maripasoula, 1970
« La question de l’orientation des enfants indiens resterait peut-être à débattre. »
Home garçon de Mana, 1972
« Il serait souhaitable que ces enfants habitués à une vie libre et indépendante retrouvent plus souvent leur milieu familial. »
Home fille de Mana, 1973
19Les plus hautes autorités ecclésiastiques prirent également conscience, semble-t-il, des effets dévastateurs que l’internat pouvait produire chez les jeunes Amérindiens. En 1971, cette pratique fut condamnée sans appel par le Conseil œcuménique des Églises dans la déclaration de Barbade en ces termes :
« [Il convient de] supprimer la pratique séculaire qui consiste en la rupture de la famille indigène par l’internement des enfants dans des orphelinats où ils sont imprégnés de valeurs opposées aux leurs, et où on les convertit en êtres marginaux incapables de vivre ni dans la société nationale ni dans leur communauté d’origine » (Hurault, 1972 : 344).
20Certains internats religieux de Guyane fermèrent définitivement leurs portes à partir du début des années 1970. D’autres, passés sous l’autorité administrative des services de l’État et du département, continuent à accueillir des élèves. En dépit des nombreuses critiques qu’ils suscitèrent, les homes religieux eurent, semble-t-il, au moins le mérite de permettre à beaucoup de jeunes d’acquérir un bon niveau de français grâce auquel certains d’entre eux furent en mesure de poursuivre leurs études. La fréquentation de ces établissements eut également comme effet inattendu de susciter chez les anciens élèves parvenus à l’âge adulte l’éveil d’une conscience politique. Les leaders du mouvement amérindien de Guyane qui émergea au cours des années 1980 avaient en effet, pour un grand nombre d’entre eux, été éduqués dans ces structures. Loin donc d’être parvenus à assimiler par la francisation et la christianisation les élèves dont ils eurent la responsabilité, les responsables religieux des homes indiens semblent au contraire avoir provoqué bien malgré eux un mouvement inverse de quête d’identité et de retour aux racines.
L’émergence des écoles publiques sur les fleuves du milieu des années 1950 à la fin des années 1970
21Avant que la politique de francisation ne fût mise sur pied à la fin des années 1960, l’intérieur de la Guyane ne comptait que très peu d’écoles. C’est apparemment à Camopi, localité amérindienne peuplée d’Émerillon et de Wayampi située sur le moyen Oyapock, que fut ouverte la première d’entre elles en 1955. Jusqu’en 1970, cette école fut administrée par Carlo Paul, un moniteur kali’na originaire du littoral et ancien pensionnaire du home catholique de Mana. Que savons-nous du type d’enseignement qui était prodigué à la quinzaine d’enfants alors inscrits dans cette petite structure ? Certains témoignages semblent indiquer qu’un effort particulier d’adaptation au milieu y était accompli. Voici, par exemple, ce qu’écrit le docteur Bois en 1966 :
« Les enfants sont invités à conserver leur costume et leurs parures habituels. Ils travaillent la moitié de la journée, le reste du temps étant consacré à la pêche, la chasse et l’agriculture. Ils n’ont pas été extraits de leur milieu coutumier et n’ont rien perdu de leurs techniques et de leur adaptation au pays » (Bois, 1967 : 173, cité par Navet, 1984 : 18).
22Cet effort d’adaptation semblait toutefois porter davantage sur l’organisation des cours que sur le contenu des programmes ou sur la langue d’enseignement qui étaient tous deux calqués sur les pratiques métropolitaines. C’est du moins ce qui ressort du témoignage d’André Cognat, métropolitain fondateur du village wayana d’Antécume-Pata dans le haut Maroni, alors que celui-ci se trouvait de passage à Camopi au début des années 1960 :
En 1962, lors de mon passage à Camopi, j’ai demandé à M. Carlo Paul si je pouvais assister à sa classe. Il a accepté. Je me suis assis un peu à l’écart au fond de la salle sur un petit pupitre. Ce jour-là, il y avait histoire-géo et c’était « Nos ancêtres les Gaulois » comme par hasard. J’ai cru rêver quoi, je me suis dit : ici dans le contexte : « Nos ancêtres les Gaulois », alors j’ai commencé par rire et puis après je me suis dit mais c’est même pas risible quoi c’est bête à pleurer. Qu’on n’ait pas compris et surtout dans ces régions-là qu’il faille faire quelque chose d’adapté, je ne comprenais pas.
Entretien réalisé le 29 avril 2002 au dispensaire d’Antécume-Pata
23En transposant des contenus d’enseignement conçus pour la métropole au contexte amérindien de Camopi, Carlo Paul ne faisait vraisemblablement, d’une part, que reproduire l’éducation qu’il avait lui-même reçue des frères de Mana et, d’autre part, que se plier aux vœux de l’administration qui lui avait confié son poste. Selon Éric Navet, le moniteur kali’na aurait néanmoins obtenu « des résultats remarquables ». « à peu d’exceptions près », souligne le chercheur, « les seuls Amérindiens [de Camopi] qui s’expriment en bon français et qui savent, plus ou moins, lire et écrire, ont été formés par Carlo Paul » (Navet, 1990 : 62).
24La construction d’écoles publiques dans l’intérieur de la Guyane ne débuta réellement qu’avec la politique de francisation menée à l’initiative de Robert Vignon à la fin des années 1960. Si nous nous limitons à la période s’étendant jusqu’à la fin des années 1970, l’ouverture d’écoles publiques sur les fleuves Oyapock et Maroni semble avoir concerné sept localités différentes, Camopi y compris. Le tableau 15 donne une vue d’ensemble sur le dispositif scolaire du premier degré de l’enseignement public sur le Maroni.
25Pour être complet, il convient d’effectuer deux remarques importantes. Précisons tout d’abord que nous n’avons évoqué ici que le cas des communes ou des villages dont les écoles se sont maintenues et développées jusqu’à nos jours. Or il se trouve que deux localités disposaient apparemment d’écoles qui n’existent plus aujourd’hui. Il s’agit tout d’abord d’un village aluku nommé Akakaba, situé entre Boniville et Papaïchton, qui aurait disparu depuis. L’école y fut créée en 1962 sur l’initiative du chef suprême des Aluku, le gaaman Difou. Une autre école aurait été ouverte en 1967 dans le village d’orpailleurs de Wacapou situé en aval de Maripasoula. Elle accueillait principalement des enfants créoles dont la majorité des parents étaient originaires de Sainte Lucie ainsi que quelques enfants businenge (Baumann, 1998 : 66).
26Notre deuxième remarque concerne le contexte dans lequel ces écoles laïques ont été créées. Loin d’être apparues ex-nihilo, ces structures scolaires ne faisaient le plus souvent que prolonger l’œuvre éducative initiée qui par des missionnaires, qui par des laïcs nommés notamment par le préfet Vignon. Probablement arrivés lors de la mise en place des communes, les religieux accueillaient les enfants avant tout dans un but d’évangélisation. C’est notamment le cas des missionnaires franciscaines de Marie qui au début des années 1970 ouvrirent des écoles sur Saint-Laurent-du-Maroni, Apatou et Grand-Santi. L’école d’Apatou continua, quelque temps après la laïcisation qui intervint en 1975, à être dirigée par une religieuse de cette communauté. Celle-ci finit par céder la place à un instituteur laïc, son contrat d’institutrice suppléante n’ayant pas été renouvelé. Le schéma semble avoir été identique à Grand-Santi avec un ou deux ans de décalage. L’influence des missionnaires franciscaines de Marie a été particulièrement forte à Saint-Laurent-du-Maroni où plusieurs générations de Saint-Laurentains ont fréquenté leurs établissements, de la maternelle au collège. À Papaïchton et Maripasoula, c’est une autre communauté religieuse – les sœurs de Saint-Paul de Chartres – qui s’est installée à la fin des années 1960 avec l’accord du préfet Vignon. Ailleurs, comme dans le village d’Akakaba évoqué précédemment, les premières bribes d’enseignement furent prodiguées, généralement par des femmes de gendarmes, d’agents de la météo ou encore de médecins, souvent d’origine créole. Bien que ne disposant pas de qualifications pédagogiques particulières, ces enseignantes improvisées reçurent l’autorisation de la sous-préfecture d’ouvrir des classes. C’est donc bien à partir de ces embryons d’écoles que le premier degré de l’enseignement public apparut sur le Maroni au cours des années 1970.
Vers un renouveau des politiques linguistiques éducatives en Guyane à travers la prise en compte des langues maternelles
27L’histoire de la naissance et du développement de l’institution éducative en Guyane, telle que nous nous sommes efforcé d’en retracer les grandes lignes précédemment, a longtemps été caractérisé par la mise à l’index des langues maternelles des élèves. Il y eut certes plusieurs expérimentations menées dans le Sud guyanais, en territoire amérindien, dès les années 1970 et 1980 à l’initiative de chercheurs (Grenand, 1982 ; Renault-Lescure et Grenand, 1985)5 ou d’instituteurs (Puren, 2005 b). Ces projets éducatifs visaient à adapter l’enseignement au contexte dans lequel celui-ci prenait place en tenant compte du vécu, et notamment du vécu linguistique, des élèves alloglottes. Il s’agissait toutefois là le plus souvent d’actions militantes menées en marge d’une institution dont les représentants voyaient d’un mauvais œil toute approche éducative pluraliste s’écartant du modèle métropolitain « un et francophone » dont les instructions officielles se faisaient l’écho fidèle. Jusqu’à une date récente, les populations du littoral n’étaient, sur ce plan, guère mieux loties que leurs homologues de l’intérieur. Le poids de l’interdit qui pesait sur le créole guyanais était en effet tel que ses locuteurs furent longtemps condamnés à se réfugier dans le déni et le refoulement. Cette langue fut toutefois la première parmi toutes celles présentes dans le paysage linguistique de ce DOM, français mis à part, à obtenir une forme de reconnaissance de la part des autorités éducatives. En 1986, soit quatre années après la parution de la circulaire n° 82-261 du 21 juin 1982, dite circulaire « Savary », sur la promotion des Langues et Cultures Régionales (désormais LCR), l’Inspection académique de la Guyane impulsa en effet une politique en faveur de l’enseignement du créole. Choisis dans le vivier d’instituteurs créolophones, des « médiateurs culturels »6 furent chargés de superviser dans leurs circonscriptions respectives les instituteurs volontaires pour introduire un enseignement du créole au sein de leur classe. Ainsi que le révèle la note administrative n° 2278 adressée par l’Inspection départementale de l’Éducation nationale de Cayenne-II aux directeurs et directrices d’écoles maternelles de la circonscription en date du 1er décembre 1986, leur action s’inscrivait avant tout dans le cadre de la lutte contre l’échec scolaire :
« Divers constats faits sur la situation scolaire en Guyane montrent que l’un des grands problèmes de l’échec scolaire reste, pour un nombre important d’élèves, les difficultés en lecture et en écriture. En effet, la maîtrise de l’écrit est conditionnée par la maîtrise préalable du langage oral ; cependant l’apprentissage du français reste la pierre d’achoppement pour beaucoup d’élèves. Les raisons d’une telle situation semblent être d’une part, la distance existant entre le vécu familial et linguistique et le vécu scolaire, et d’autre part l’inadaptation de l’enseignement du français. Le premier postulat étant que l’école doit baser sa pédagogie sur un élève réel ayant, à son entrée à l’école, une dotation familiale et sociale qui ne répond pas toujours à la demande scolaire […] l’éducation monolingue en français langue seconde place les enfants créoles dans une situation de bilinguisme ou plutôt de diglossie ; d’où la nécessité de lever à l’école la dualité existant entre la culture créole et la culture française. Au lieu de les opposer, pourquoi ne pas les rendre complémentaires ? Le deuxième postulat reconnaît donc la nécessité de créer à l’école des conditions psychologiques favorables [à] l’épanouissement et [au] développement harmonieux de la personnalité et de la pensée constructive de l’enfant, ceci ne pouvant se faire que par la valorisation effective pour l’enfant créolophone de sa culture et de sa langue. »
28« Aider à la promotion de la langue et de la culture créoles », « participer à l’effort d’adaptation de l’enseignement en milieu créole », faire en sorte de « structurer la pensée de l’enfant dans sa langue maternelle » (ibid.), tels étaient les principaux objectifs qui étaient alors assignés aux médiateurs culturels. Entre 1986 et 1996, de nombreuses actions furent menées dans ce sens. Sonia Francius, inspectrice de l’Éducation nationale chargée du dossier des LCR évoque ces dix années comme « une période créatrice, réparatrice, voire cathartique » (Académie de la Guyane, 1997 : 9). Des ouvrages pédagogiques (Azema et Rattier, 1994 ; Bocage, 1994) destinés à proposer aux enseignants diverses pistes de travail et réflexions sur l’enseignement du créole furent publiés. Sonia Francius réunit autour d’elle un Groupe de réflexion sur l’enseignement des langues et des cultures régionales en Guyane dont le travail déboucha sur la publication d’un programme académique pour l’enseignement des langues et cultures créoles (Académie de la Guyane, 1997). Des bulletins consacrés aux problématiques liées aux LCR furent également édités dans la plupart des circonscriptions sous la responsabilité des conseillers pédagogiques spécialisés dans ce domaine. Parmi les différentes actions éditoriales, citons la parution en 1998 de Pipiri, un manuel de langues et cultures créoles guyanaises à destination des élèves du cycle 3 (Francius et Thérèse, 1998). Parallèlement à ces publications, des actions de formation initiale et continue furent également proposées au personnel enseignant. Signe de l’efficacité du travail de promotion des LCR mené au fil de ces années, le nombre de classes impliquées dans l’enseignement du créole à raison de 1 à 3 heures hebdomadaires est passé de dix en 1986 à plus de trois cents aujourd’hui. En 2002, 5 des 7 circonscriptions que compte la Guyane disposaient d’un conseiller pédagogique en LCR.
29Il n’aura pas échappé à l’attention du lecteur qu’en fait de langues et de cultures régionales, il n’a été question jusqu’ici que du seul et unique créole, ceci en dépit du fait que dans l’introduction de Mieux connaître la Guyane, le programme académique pour l’enseignement des langues et cultures créoles, Sonia Francius envisage l’action menée en faveur des LCR comme « une voie d’accès à la connaissance et à la reconnaissance des différentes communautés ethniques vivant sur le même sol » (Académie de la Guyane, 1997 : 9). Cette absence des langues businenge et amérindiennes de la réflexion menée à compter de 1986 autour des LCR s’explique essentiellement par le fait que le personnel enseignant d’origine guyanaise est presque exclusivement créole et qu’à notre connaissance, on ne trouve à l’heure actuelle que peu de représentants d’autres communautés parmi les cadres de l’Éducation nationale en poste dans ce DOM. Aussi longtemps que celles-ci ne produiront pas des instituteurs, des conseillers pédagogiques, des inspecteurs, des universitaires, des écrivains, œuvrant pour la promotion de leurs langues, celles-ci, de toute évidence, parviendront difficilement à bénéficier de la même dynamique que le créole. Ajoutons qu’à la différence de ce dernier, qui profite depuis une trentaine d’années des retombées des travaux linguistiques menés par le Gerec (Groupe d’études et de recherches en espace créolophone), les langues businenge et amérindiennes étaient, jusqu’aux recherches entreprises récemment par les chercheurs du Celia (Centre d’études des langues indigènes d’Amérique), peu décrites dans la littérature francophone. Il faudra d’ailleurs attendre le rapport Cerquiglini de 1999 pour les voir figurer dans la liste des « langues de France », le créole guyanais ayant pour sa part déjà été reconnu comme partie intégrante de notre patrimoine linguistique national par Bernard Poignant dans son rapport publié un an plus tôt.
30Plus d’une décennie sera encore nécessaire avant que les langues businenge et amérindiennes ne se voient officiellement ouvrir les portes de l’école en Guyane au travers du dispositif des médiateurs culturels et bilingues. Cette initiative, unique en France, est le fruit d’une rencontre entre deux partenaires, d’un côté l’Éducation nationale, de l’autre des linguistes spécialisés dans l’étude des langues indigènes d’Amérique. À la fin des années 1990, les premiers, confrontés à l’échec scolaire massif caractérisant la Guyane, semblent en effet disposés à prendre en considération des alternatives éducatives au « tout français » qui avait de tout temps été appliqué dans les écoles de ce DOM. C’est en tout cas ce que tend à prouver l’action entreprise par Jean Hébrard à compter de 1998, date à laquelle celui-ci fut nommé responsable du suivi des circonscriptions de l’enseignement primaire de Guyane dans le cadre des activités du groupe de l’Enseignement primaire de l’IGEN (Inspection générale de l’Éducation nationale). Dans son rapport de mission publié en 2000, dans lequel il tire la sonnette d’alarme sur la situation éducative de ce DOM, l’inspecteur général insiste sur le lien unissant à ses yeux échec scolaire et absence de prise en compte des langues maternelles :
« […] la mauvaise maîtrise de la langue de scolarisation (le français) [est] due, dans la plupart des cas, à un phénomène de diglossie né du statut dévalorisé des langues maternelles et de leur non-prise en compte dans la scolarité de l’enfant » (Hébrard, 2000 : 4-5).
31Pour Jean Hébrard, faire entrer les langues maternelles dans des processus de scolarisation constitue dès lors l’une des principales solutions permettant de lutter contre la diglossie, pourvoyeuse d’échec scolaire :
« Le développement d’un enseignement réellement bilingue serait susceptible, dans de nombreux cas, de favoriser la réussite scolaire de nombreux enfants qui ne vivent pas dans un environnement linguistique français » (ibid. : 13).
32L’arrivée des chercheurs du Celia sur le terrain guyanais remonte quant à elle à 1997, année durant laquelle le programme Langues de Guyane : recherche, éducation, formation fut ouvert par l’IRD en association avec le CNRS sous le mot d’ordre : « produire des connaissances pour les mettre au service de la demande sociale ». Cette volonté manifestée par les linguistes d’aller au-delà de la stricte description linguistique pour s’impliquer dans la défense et la promotion des langues étudiées s’inscrit dans une tradition bien incarnée par les américanistes du Celia. Accoutumés à intervenir dans le domaine de l’ethno-éducation, ceux-ci ont notamment participé à la mise en place de programmes d’enseignement bilingue à destination de diverses communautés amérindiennes d’Amérique du Sud.
33Le dispositif médiateurs culturels et bilingues est donc né en 1998 de cette rencontre entre des autorités administratives en quête de nouvelles solutions et des linguistes prêts à s’investir dans le champ éducatif pour répondre à la demande sociale. Sans qu’il soit ici nécessaire de décrire dans le détail ce dispositif qui a déjà fait l’objet de plusieurs publications (Goury et al., 2000 ; Goury et al., 2004), rappelons simplement qu’il consiste en l’affectation de jeunes adultes locuteurs natifs des différentes langues de Guyane dans des écoles primaires. Outre le rôle d’interfaces qu’ils sont conduits à jouer entre les parents et les enseignants, les médiateurs ont pour principale fonction de structurer les élèves alloglottes dans leurs langues maternelles au travers d’activités pédagogiques menées en coordination avec les enseignants. Aujourd’hui au nombre d’une trentaine, ils représentent la plupart des communautés de Guyane, que celles-ci relèvent du groupe amérindien (Kali’na, Wayana, Palikur, Émerillon), businenge (Aluku, Ndyuka) ou hmong. En dépit des nombreuses difficultés soulevées par la gestion de ce dispositif, malgré les incertitudes qui, aujourd’hui encore, menacent sa pérennité, le bien-fondé de son existence est désormais acquis auprès de l’ensemble des acteurs éducatifs. Les programmes de l’école primaire publiés dans le Bulletin officiel en date du 14 février 2002 font d’ailleurs explicitement référence à ce projet éducatif à travers l’allusion qui y est faite aux médiateurs bilingues. On peut ainsi lire sous la rubrique « Langues étrangères ou régionales » :
« Les élèves dont le français n’est pas la langue maternelle peuvent, lorsque cela est possible, bénéficier d’un soutien linguistique dans leur langue afin de tirer le meilleur profit de leur bilinguisme. Les compétences de certains enseignants ou d’intervenants spécialisés (médiateurs bilingues, par exemple) peuvent être mises à profit dans cette perspective. »
Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire, BO n° 1 : 57, 14 février 2002, numéro hors-série.
En guise de conclusion
34Ce rapide survol de l’histoire des politiques linguistiques mises en œuvre en Guyane au cours de ces deux derniers siècles nous montre à quel point la prise en compte des spécificités sociolinguistiques de ce DOM par l’institution éducative est récente : elle date d’à peine 20 ans en ce qui concerne le créole et de 7 ans pour ce qui est des autres langues de Guyane. Avant d’en arriver là, il aura fallu le temps nécessaire pour que les autorités administratives prennent toute la mesure de l’ampleur de l’échec scolaire que pouvait générer une scolarité faisant fi du vécu des élèves, le temps nécessaire également pour que certaines communautés guyanaises – c’est le cas des Créoles et des Kali’na –, entreprennent une action militante afin que leurs langues et leurs cultures aient droit de cité à l’école.
35Si l’on ne peut que se réjouir d’une telle évolution, il convient toutefois de rester prudent. Loin de se réduire à une seule cause – la non-francophonie d’une grande partie du public scolaire de ce DOM –, les difficultés que connaissent les élèves guyanais trouvent en effet leur source dans une multitude de problèmes dont la résolution n’est hélas pas pour demain. L’un d’entre eux, et non des moindres, est lié à la question du recrutement des enseignants du premier degré. Aussi longtemps que les élèves alloglottes de Guyane seront confiés à du personnel extérieur à ce DOM, inexpérimenté et instable (Puren, 2005 a ; Léglise et PUREN, 2005), le nombre de jeunes Amérindiens et Businenge qui pourront accéder à des études supérieures demeurera infime. Or, si l’on veut être en mesure d’inverser cette tendance, il conviendrait d’accroître sensiblement le nombre d’enseignants issus de ces communautés, plus à même que de jeunes professeurs des écoles fraîchement débarqués de métropole d’encadrer des enfants dont ils maîtriseraient la langue et comprendraient la culture, situation qui ressemble fort à la quadrature du cercle…
Notes de bas de page
1 Cette partie est essentiellement adaptée de l’ouvrage qu’Yvette Faraudière a extrait de sa thèse de doctorat (Faraudière, 1989).
2 En dehors des tentatives ponctuelles d’évangélisation opérées sur les Amérindiens au xviie siècle par les pères capucins puis par les jésuites.
3 Éric Navet cite un prêtre « bien connu en Guyane » qui estimait que « pour faire un chrétien d’un enfant indien il fallait le traiter comme un orphelin » (Navet, 1990 : 74). D’après Jean-Marcel Hurault, il s’agit-là d’une pratique éducative appliquée dans l’ensemble de l’Amérique latine dès le xvie siècle.
4 « Ce terme désignait à l’origine la grande case communautaire chez les Caraïbes. Aujourd’hui, il s’applique à toute case le plus souvent sans paroi verticale servant d’abri provisoire. » Lexique de mots guyanais : http://perso.wanadoo.fr/redris/HTML/dico.htm#A
5 Nous faisons ici allusion à deux projets conduits par Pierre et Françoise Grenand, le premier en 1971 – Projet d’enseignement adapté aux Indiens de la forêt guyanaise –, le second en 1982 – Application des connaissances linguistiques à la scolarisation des populations sylvicoles de Guyane.
6 À ne pas confondre avec les médiateurs culturels et bilingues, ces jeunes locuteurs de langues businenge, amérindiennes et hmong affectés dans des écoles primaire à compter de 1998 (cf. infra).
Auteur
laurent.puren@wanadoo.fr
Docteur en didactologie des langues et des cultures, maître de conférences à l’université de la Réunion
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