Listes, lettres et documents
L’écrit et l’école chez les Wayãpi de la Guyane française
p. 263-276
Texte intégral
Introduction
1J’étais assise sur mon hamac en train d’écrire mes derniers commentaires sur la journée passée avec la famille de Gabin dans son jardin, son abattis, lorsque j’entendis une voix qui m’appelait. Il s’agissait de Morgane, la deuxième fille de Gabin. Elle m’apportait un bout de papier, serré entre ses doigts d’enfant, qu’elle m’a tendu en disant : « c’est de la part de papa ! » C’était la première fois que je recevais un billet d’un Wayãpi1 de Trois-Sauts, village situé sur le haut Oyapock en Guyane. Je l’ai ouvert. C’était une feuille de cahier, probablement d’un des cahiers d’école de sa fille, Marie-Paule. Sur le papier, Gabin avait écrit :
« Chère Sylvia bonjour
Voilà je t’envoie Morgane pour chercher de l’huile de table
Merci
Gabin »
2Ces mots avaient été écrits sur une feuille de papier blanc avec un stylo bleu. Le même stylo qui avait été utilisé dans la classe de portugais que j’avais animée le dimanche précédent. Gabin avait plié le papier, et écrit à l’extérieur « Pour Sylvia ».
3Étonnante stratégie ! D’abord, parce que dans un village comme Trois-Sauts, où se concentrent 500 Amérindiens dans un espace contigu, formuler une demande sans attirer l’attention des autres se révèle une activité assez difficile. Ensuite, parce que c’était une manière assez maligne d’établir un troc avec moi sans que les autres ne connaissent pour autant l’objet de la négociation.
4Bien sûr, les familles dont les maisons étaient à côté de la mienne s’étaient aperçues de la visite de la petite fille. Mais ils n’en savaient pas plus. Je n’avais pas échangé de mots avec Morgane, et personne ne savait en quoi consistait le billet. Morgane a attendu quelques instants – le temps pour moi d’écrire quelques mots à Gabin et de mettre l’huile de table dans un pot de confiture – puis elle est partie avec l’un et l’autre quelques minutes plus tard.
5L’écriture a été introduite chez les Wayãpi par les voyageurs, les fonctionnaires gouvernementaux, les commerçants, et par d’autres « Blancs » avec qui ces Amérindiens sont en contact depuis plusieurs siècles – et plus intensément depuis 1950, année de création de l’école à Camopi. Cette dernière a été – et continue à être – le moyen par excellence de diffusion de l’écriture chez les Wayãpi. Cependant, nous savons peu de chose sur l’usage de l’écriture, ses fonctions et son rapport avec les formes discursives wayãpi. En ce sens, ce texte tente de combler une lacune. Nous essaierons de décrire quel usage de l’écrit font ces Amérindiens, quelle est la place et le rôle de l’écriture chez eux, quelle est sa symbolique, et quelle est la fonction de l’école en tant que l’un des principaux lieux de transmission de ce savoir.
6Cette population, longtemps associée à des expressions comme « orale », « sans écriture », est aujourd’hui en contact quotidien avec l’institution scolaire, et avec l’écrit depuis plus de 50 ans. L’opposition entre les sociétés avec écriture et les sociétés sans écriture (ou orales) est une opposition productive en anthropologie. C’est l’une des caractéristiques constitutives de l’opposition nous/eux qui s’applique à une bonne partie de la production anthropologique depuis ses débuts. J. Goody (1979, 1986, 1993, 2000) est l’un des précurseurs dans l’étude de l’introduction de l’écriture dans les sociétés « orales ». Il analyse dans plusieurs ouvrages les conséquences de cette introduction parmi les sociétés « sans écriture ». D’après cet auteur, l’écriture révolutionne le monde de l’oralité. Elle change les formes de transmission et de mémoire, elle permet l’accumulation des données, elle déclenche un nouveau type d’analyse – une décomposition du texte et une comparaison de ses parties – et elle révolutionne les formes de la pensée. Dans The consequences of literacy (1963), Goody et Watt comparent les formes de transmission de connaissances et de mémorisation des sociétés sans écriture avec celles des sociétés avec écriture. Les auteurs commentent la fonction de la mémoire et de l’oubli dans les sociétés orales, où la transmission est individualisée, orale, et où l’imitation joue un rôle important. Selon les auteurs, sera retenu par la mémoire ce qui se révèle socialement important. Le reste est destiné à l’oubli. L’écriture révolutionne cette forme de transmission et de stockage du savoir, et son usage entraîne des changements importants dans l’histoire des sociétés. L’écriture a des conséquences sur le développement de la pensée et sur les institutions politiques et religieuses. Elle permet la séparation des mots, la manipulation de l’ordre du discours et le développement des formes syllogistiques. Elle donne une forme semi-permanente au discours, permettant une analyse individuelle, abstraite et libre des problèmes de mémorisation et des conditions d’énonciation, et permet d’accumuler le savoir, en favorisant l’avancée d’une tradition critique comme la philosophie, un élément caractéristique des sociétés d’écriture. Dans The logic of writing (1986), J. Goody illustre ses hypothèses en analysant l’usage qui était fait dans l’ancienne Égypte, à Babylone et dans d’autres cultures du Moyen-Orient, des tableaux et des listes, les premiers moyens graphiques employés.
7Le débat ouvert par Goody et Watt propose des hypothèses intéressantes sur la transmission des connaissances et sur les changements dus à l’introduction de l’écriture dans les sociétés orales. Néanmoins, l’opposition proposée entre sociétés orales et écrites est basée sur une description assez simpliste des formes de transmission et de mémoire dans les sociétés dites sans écriture. Des études plus récentes, comme celles réalisées par C. Severi (1996, 2003, 2004) démontrent qu’une analyse ethnographique attentive des formes de transmission et de mémoire sociale chez les populations « orales » peut révéler des dynamiques moins scindées entre les deux domaines considérés. Selon cet auteur, nous devrions surmonter l’opposition des termes société orale/société avec écriture en réfléchissant aux relations possibles entre les termes.
« En fait, l’opposition tradition orale/tradition écrite non seulement est peu réaliste – ne tenant guère compte de situations intermédiaires où les techniques graphiques complètent l’exercice de la parole sans se substituer à lui –, mais elle repose aussi sur une symétrie fallacieuse. En effet, nombreuses sont les circonstances où, bien que la mémoire sociale ne semble s’appuyer que sur la parole dite, le rôle de l’image est constitutif du processus de transmission des connaissances. Dans les faits de culture qui dépendent de ce processus, il n’existe donc pas d’opposition symétrique entre le domaine de l’oral et celui de l’écrit. Ce qui fait face à l’écrit, dans cette opposition, n’est pas la seule parole dite. La parole et l’image articulées ensemble en une technique de la mémoire, notamment dans le contexte de l’énonciation rituelle, constituent l’alternative qui a prévalu, dans bien des sociétés, sur l’exercice de l’écriture » (Severi, 2003 : 77).
8Dans un article intitulé The ethnography of writing (« L’ethnographie de l’écriture »), K. Basso (1996 [1974]) définit les pistes à suivre en vue d’une analyse ethnographique de l’écriture. L’auteur avance une série de questions qui peuvent contribuer à la construction d’une telle ethnographie :
9Comment l’écriture est-elle utilisée dans les villages ? Comment la faculté d’écrire est-elle distribuée entre les membres de la communauté ? Comment les facteurs de sexe, âge, condition socio-économique influent-ils sur elle ? À quels types d’activité l’écriture est-elle associée ? Dans quelles circonstances et lieux se déroule-t-elle ? Quels modes d’information sont-ils susceptibles d’être transmis par l’écriture ? Et quelles différences y a-t-il entre ce type d’information, passible d’être écrit, et d’autres ? Qui écrit, à qui, quand, où, et pourquoi ? La faculté d’écrire est-elle requise pour accéder à un statut social spécifique ?
10Et comment les membres de la société évaluent-ils ces statuts ? Comment les individus acquièrent-ils les codes écrits ? Par l’intermédiaire de qui, à quel âge, dans quelles circonstances, et pourquoi ? Quelles sont les méthodes acceptées en ce qui concerne l’instruction et l’apprentissage ? Quelles sont les opérations cognitives ? L’écriture est-elle considérée comme une source de plaisir et un cheminement ? L’excellence dans l’écriture est-elle évaluée comme une forme d’art graphique ou littéraire ? Quelle est sa position dans l’économie communicative de la société, et quel est son sens du point de vue culturel ?
11Dans ce texte, nous essaierons de donner des réponses à ces questions pour les Wayãpi. À travers l’analyse du cas wayãpi, nous esquisserons une première ethnographie de l’écriture chez eux, en mettant en évidence sa fonction, ses usages et sa symbolique. Nous essaierons de montrer que l’écrit est utilisé prioritairement par les Wayãpi dans leur communication avec les Français (individus et institutions) et les Brésiliens. L’usage interne de l’écrit en tant que moyen de communication est pour sa part très peu répandu. Ces Amérindiens continuent à utiliser et à valoriser leurs formes propres de communication dialogique. Nous démontrerons le lien constitutif entre la pratique de l’écriture et l’école – le lieu de transmission privilégié de cette pratique. Enfin, nous tenterons de mettre en évidence la valeur symbolique et fonctionnelle de l’écrit pour les Wayãpi : l’écrit en tant que symbole de pouvoir personnel et identitaire. Nous ne travaillerons pas ici les rapports entre l’écrit et l’image – lesquels seront développés dans un autre travail. Néanmoins, nous garderons en tête les limites de l’opposition société sans écriture/société avec écriture dans la construction de cette ethnographie. Nous nous efforcerons de montrer que, contrairement aux hypothèses de J. Goody, l’écrit n’a pas pris la place d’autres formes de communication et de transmission chez les Wayãpi.
12Après avoir présenté quelques éléments de la société wayãpi – son histoire, sa division en groupes locaux, son organisation sociopolitique, nous nous intéresserons à l’écrit : ses supports, son rôle, ses fonctions, son usage, sa distribution et ses relations au discours oral. Dans un troisième temps, nous analyserons le rôle de l’école comme le moyen par excellence de diffusion de cette technique. Nous terminerons par une analyse des aspects symboliques et fonctionnels que cette première approche nous permet d’avancer quant au rôle de l’écriture chez les Wayãpi.
Les Wayãpi : histoire et organisation sociopolitique
13Trois-Sauts est un village d’Amérindiens wayãpi qui se situe sur le haut Oyapock, région sud de la Guyane française. La région de Camopi qui regroupe les villages Trois-Sauts et Camopi comprenait un peu plus de 1 000 habitants au dernier recensement de la population (Insee, 1999). Trois-Sauts compte plus de 500 locuteurs de wayãpi, langue Tupi-guarani, ainsi que des instituteurs français, un infirmier français, et des maçons brésiliens. Camopi concentre quelque 700 locuteurs de la langue wayãpi, ainsi que des Amérindiens émerillon, des fonctionnaires français et des Brésiliens. De plus, 640 locuteurs wayãpi habitent une trentaine de villages dispersés sur la terre indigène wayãpi, dans la municipalité (município) de l’Amapari de l’État de l’Amapa, au Brésil.
14Les Wayãpi habitent la région depuis plus de deux siècles. Originaires de la région de la rivière Xingu, au Brésil, ce dont des documents du xviie siècle font preuve, ces Amérindiens, poussés par l’occupation coloniale, ont démarré leur mouvement migratoire vers le nord à partir de 1736. Ils se sont installés dans la région Sud de la Guyane et dans la région de l’Amapari après avoir entamé une série de guerres contre les populations amérindiennes habitant là, et déclenché une réorganisation spatiale à la fin du xviiie siècle (Grenand, 1982 ; Gallois, 1986).
15Les Wayãpi se distribuent en petits villages à basse concentration populationnelle. Des relations de parenté et de mariage lient les différentes familles et groupes locaux dont la règle de mariage préférentielle est celle des cousins croisés. Ce système de parenté, dravidien amazonien, contribue à la prépondérance d’une certaine endogamie villageoise prisée par les groupes locaux. Les activités socioéconomiques et rituelles ponctuent le calendrier annuel, divisé entre les saisons de pluie et de sécheresse qui caractérisent le climat de la région. La chasse, la pêche, la cueillette et l’agriculture sur brûlis en sont les principales activités économiques. Les emplois liés à la mairie, l’infirmerie, l’école et aux activités communales viennent s’ajouter à ces activités socioéconomiques, ainsi que la vente d’artisanat, et d’autres activités comme celle de piroguier. L’argent qui circule dans les villages provient dans la majorité des cas des salaires reçus par les fonctionnaires wayãpi ainsi que des allocations d’État. La vie rituelle est marquée par les fêtes de boisson (kasili), par les danses et chants rituels (comme le tule, étudié par J.-M. Beaudet, 1997), ainsi que par les sessions chamaniques.
16L’histoire des contacts entre les groupes locaux est longue et variée. Depuis le xviie siècle, les Wayãpi sont en relation avec les Portugais ; leurs liens avec les Brésiliens et les Français datent, eux, du xviiie siècle. Les relations de guerre et de commerce de cette population marquent l’histoire de leurs contacts avec les Blancs mais aussi, et surtout, avec diverses populations amérindiennes – les Wayana, Aparai, Émerillon, Namikwan, Tapi’iy, Kali’na et Tirió, entre autres – avec lesquelles ils ont établi des relations de guerre, des échanges matrimoniaux, rituels et commerciaux.
17Pierre Grenand (1982) fait remonter la séparation des groupes wayãpi méridionaux (ceux qui habitent le Brésil) et septentrionaux (ceux de la Guyane) aux environs de 1840-1850. D. Gallois (1986) propose une autre interprétation de l’histoire wayãpi. Les groupes actuels seraient des descendants des « factions » diverses qui auraient migré vers le nord à différents moments de leur histoire. Pour les septentrionaux, qui feront l’objet de ce chapitre, le contact avec les Français a été rétabli dans les années 1950, après quelques années d’isolement des groupes locaux. Cet isolement était une stratégie des Wayãpi pour éviter les épidémies et les attaques guerrières contre une population déjà démographiquement affaiblie (Grenand, 1982). L’ouverture d’un poste à Camopi (1947), sur le moyen Oyapock, a contribué à ce rapprochement, opéré en plusieurs étapes par les différents groupes locaux amérindiens habitant la région (Wayãpi, Émerillon mais aussi d’autres petits groupes rescapés des épidémies et des attaques). Depuis la fin des années 1940, les Wayãpi du moyen Oyapock et les Émerillon se sont établis à Camopi. En ce qui concerne ceux du haut Oyapock, le contact est plus tardif. Il a lieu à partir de 1956, l’année où démarrent les missions des gendarmes français vers le haut Oyapock. Pour plus de détails sur leur histoire, cf. D. Gallois (1982, 1988) et S. Tinoco (2000).
18Depuis cette date, une école et un dispensaire ont été installés à Camopi. Quant à Trois-Sauts, un poste de radio émetteur-récepteur et une école bilingue ont été installés dans le village à partir de 1971 par les ethnologues Françoise et Pierre Grenand. Depuis, les Wayãpi sont en contact constant avec ces institutions et avec la langue française. Le portugais et le créole guyanais sont aussi des langues parlées aux villages. L’émerillon est la quatrième langue parlée à Camopi par les locuteurs émerillon, ainsi que par quelques Wayãpi. Les mariages mixtes – et leur descendance – ainsi que la cohabitation à Camopi contribuent à cette diffusion de l’émerillon chez les Wayãpi.
L’écrit : supports, fonctions, usages
19Pendant mon séjour à Trois-Sauts, j’ai eu l’occasion d’observer quels supports écrits circulaient dans le village : des magazines de football, des hebdomadaires de télévision, des revues masculines, des livres scolaires (biologie, mathématique, français…), des romans, des cahiers de classe, et des documents officiels : des lettres de la mairie, des dossiers d’inscription pour le RMI, des lettres réponses du gouvernement.
20Peu d’affiches coloraient les murs, à part celles collées par les instituteurs et l’infirmier sur les murs de l’école et du dispensaire.
21Mais l’usage de l’écriture était plus courant que je ne l’imaginais. Ainsi, de même que Gabin m’avait écrit un mot sur papier pour me demander de l’huile, le responsable de l’organisation du tournoi dominical de foot avait inscrit sur une feuille quatre colonnes avec le nom des sportifs composant chaque équipe. Cette liste a été lue par tous les joueurs présents, qui en ont suivi l’ordre, en se rangeant dans les équipes proposées.
22J’ai assisté aussi à l’élaboration des listes des matériaux nécessaires à la construction des maisons. Plusieurs hommes adultes parmi les Wayãpi en étaient chargés. Dans des cahiers personnels, ces hommes reportaient les quantités de bois, d’essence, d’huile et de clous nécessaires, ainsi que les sommes destinées à payer les heures de travail des Brésiliens.
23L’écriture est également utilisée pour envoyer des billets à des marchands à Camopi, à Vila Brasil ou à Saint-Georges. D’autres listes sont souvent écrites, comme celles des voyageurs qui s’approvisionnent à Camopi, Saint-Georges ou Oyapock au Brésil. Avant de partir à Saint-Georges, Jean-Michel M. a écrit dans son bloc-notes tout ce qui était requis par sa famille. Sur chaque page, il a marqué le nom du produit et la quantité d’argent donnée par chaque personne, pour ne pas confondre et pour ne pas avoir de problèmes après, a-t-il ajouté, réfléchissant à haute voix.
24Une autre sorte d’écrits circule au village, les documents et les lettres émanant du gouvernement français. Ces documents arrivent souvent par la poste à Camopi, et ils sont montés à Trois-Sauts par les familles qui ont fait le voyage. Ils s’avèrent d’ailleurs d’une lecture et d’une compréhension très difficiles chez les Wayãpi. Souvent, les destinataires se rendent chez les instituteurs pour qu’ils les aident à déchiffrer ces lettres. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, la difficulté des Wayãpi à lire le français écrit. La plupart des adultes ont passé seulement quelques années à l’école, étant jeune. Et depuis cette époque, le contact avec les supports écrits s’est fait très sporadiquement. La lecture est une activité peu répandue parmi les adultes (de plus de 25 ans), et on observe plutôt une stagnation qu’un développement de cette pratique chez cette génération. La faible fréquence du courrier est aussi un facteur à prendre en compte. Les Wayãpi ne reçoivent pas assez de lettres pour s’habituer à cette forme de communication. Si cela leur est possible, ils préfèrent parler directement aux responsables. La communication verbale continue à être la plus prisée.
25La forme et le contenu des lettres administratives présentent une autre difficulté. Le niveau de français scolaire parlé et écrit s’arrête, dans la majorité des cas, à l’école élémentaire – ou au début de la classe de 5e pour les élèves qui sont partis au collège. Or, les documents gouvernementaux ne sont pas écrits pour des citoyens non francophones ayant une connaissance élémentaire du français. Les lettres officielles sont rédigées dans un français formel, avec des règles précises et rigides, que les Wayãpi ont d’énormes difficultés à comprendre. Leur contenu se révèle aussi fastidieux pour les Wayãpi. Il suppose une connaissance des institutions, des concepts et des formes d’organisation, ainsi que des procédures gouvernementales, qui leur est peu familière en général. Mais, ne l’oublions pas, ces documents ont une grande valeur pour les Wayãpi. Les lettres s’appliquent bien souvent à la pratique de leur citoyenneté française, et concernent les allocations, les arrêtés officiels ou les papiers d’identité.
26Chez les Wayãpi, cet établissement de listes, de lettres et de documents démontre un usage spécifique de l’écriture. L’écriture est utilisée de façon individuelle, ou comme moyen de communication interpersonnelle. Les listes de matériel pour la construction de la maison témoignent de la première, celle des équipes de foot de la deuxième. Quand il s’avère nécessaire d’écrire aux institutions françaises, ces Amérindiens demandent de l’aide aux instituteurs du village ou à des parents fonctionnaires de la mairie à Camopi.
27Les communications interpersonnelles écrites s’appliquent surtout au rapport entre les Wayãpi et les non-Wayãpi : Français, Brésiliens, Créoles. L’usage de l’écriture comme moyen de communication entre Wayãpi se rencontre plus rarement. Exception faite pour la liste des joueurs de foot, lue par les jeunes sportifs – mais adressée également aux joueurs brésiliens qui habitaient au village –, tous les exemples évoqués ici ne concernent que la communication extra-groupe. Les billets, les lettres et les documents étaient en majorité adressés aux non-Wayãpi habitant le village – à moi ou aux instituteurs par exemple – ou des villages proches (Camopi, Vila Brasil, Saint-Georges et Oyapock). Ils étaient écrits en français ou en portugais, l’écriture du wayãpi n’étant utilisée qu’à l’école, dans les travaux proposés par les instituteurs parlant le wayãpi.
28L’écriture de la langue wayãpi est très peu répandue au village, étant donné la rareté des occasions qui permettent à ces Amérindiens de l’exercer. Mis à part l’activité de certains instituteurs, et le travail d’éducation bilingue, accompagné de la formulation d’une grammaire et d’un dictionnaire de la langue (Grenand, 1989), développés par un couple d’ethnologues dans les années 1970 auprès de la communauté, l’écriture du wayãpi demeure quasi inexistante. L’écriture est conçue et utilisée comme moyen privilégié de communication avec les non-Wayãpi – Français, Brésiliens. Chez « ces autres », l’écriture est la plus valorisée, principalement pour son « poids de vérité ». Parmi les Wayãpi, le dialogue perdure comme le moyen le plus reconnu et répandu de communication intra-ethnique. L’écrit ne se substitue pas à la pratique dialogique wayãpi.
29Les écrits que j’ai observés avaient pour thème une activité pratique et ordonnée – dans le cas des listes de foot ou des jeunes appelés à la radio pour se présenter à la réunion de promotion du service militaire –, une tractation commerciale – l’achat de marchandises –, ou un échange – la demande d’huile qui m’a été faite par exemple. Nous n’avons jamais rencontré une écriture des mythes ou des histoires wayãpi ; de même, aucun billet personnel adressé à un Wayãpi par un autre.
30Curieusement, on voit apparaître chez les Wayãpi les mêmes types d’écriture que ceux traités par J. Goody (1979, 1986, 1993, 2000) dans son travail sur l’évolution de l’histoire de l’écrit : les listes, les lettres et les documents. Là aussi, l’écriture permet la communication et le commerce à distance et sépare le signataire du message de son destinataire ; elle garantit les droits républicains aux citoyens lointains. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces écrits n’ont pas pris la place d’autres formes de communication interpersonnelle, et n’ont pas transformé les formes de transmission des connaissances et de mémoire. Dans la majorité des cas, ces billets adressés à un destinataire reproduisaient par écrit les paroles prononcées à haute voix par leurs auteurs. Le cas de Serge en est un exemple : Serge M. a envoyé une enveloppe contenant 500 euros et un mot à l’intention du marchand de Saint-Georges, dans lequel il lui demandait d’envoyer des tôles pour sa nouvelle maison. Plusieurs précautions ont été prises par Serge qui a essayé autant que possible de garantir le voyage du billet et de l’argent jusqu’au destinataire. Il les a confiés à un ami brésilien qui travaille comme piroguier pour le dispensaire. Il a formulé son message par billet interposé et l’a donné à son ami. Mais, avant son départ, Serge a confié oralement au piroguier les mots détenus par le papier. L’écrit, dans ce cas-là, ne s’est pas substitué à la communication directe avec le porteur.
31Un deuxième exemple est le cas des listes produites par Jean-Michel avant son départ en ville. À son retour, il n’a à aucun moment fait usage de l’écrit pour justifier ses achats et la dépense de l’argent que lui avaient remis ses parents avant son départ pour Saint-Georges.
32Les listes et les lettres dont nous parlons ont été produites par leurs auteurs dans leurs maisons, sur une feuille de cahier ou sur leur propre bloc-notes. Les lettres étaient plutôt d’ordre personnel, de même que les listes – mises à part celle du football et du service militaire, revues et corrigées par les intéressés selon leur gré. Les écrits étaient produits dans leur majorité par des hommes dont l’âge tournait autour de 30 ans. Les femmes ne participaient pas à cette activité, en partie en raison de leur place dans la communication inter-ethnique. Dans ces situations-là, les hommes se chargent des échanges verbaux. Les femmes sont toujours en arrière, regardant de loin la rencontre. Dans ce cas précis, nous pourrions avancer l’hypothèse que cette même éthique régit la communication écrite entre hommes et « étrangers » : ce sont les hommes, auteurs de listes, de lettres et de documents, et non les femmes, qui portent la responsabilité de la communication interethnique écrite. Pourtant les femmes, ainsi que les adolescentes et les hommes de moins de 40 ans, ont connaissance de cette pratique.
33Depuis presque 50 ans à Camopi, et 30 ans à Trois-Sauts, l’école fait partie de leur vie. Fréquentée avec plus de timidité à ses débuts, l’école regroupe aujourd’hui entre ses filières la grande majorité des enfants des deux sexes du village. Les Wayãpi ont dès le début attribué à l’école la responsabilité de l’enseignement de la langue française, des mathématiques et de l’écrit. Même si des interactions individuelles contribuent à une propagation hors les murs de ces connaissances, l’école occupe la place d’honneur dans cette transmission. Ceci nous amène tout droit à la troisième partie de ce travail : la place de l’école et son rôle dans l’apprentissage et la diffusion de l’écriture parmi les Wayãpi.
L’école et l’écrit
34L’école est le moyen par excellence d’apprendre et de promulguer l’écriture chez les Wayãpi. L’école élémentaire de la République française a été installée chez ces Amérindiens dans les années 1950 à Camopi. Dans un premier temps, les Wayãpi de Trois-Sauts intéressés par les études devaient se rendre à Camopi pour fréquenter l’école. À cette époque-là, quelques jeunes de Trois-Sauts descendaient la rivière pour suivre l’enseignement scolaire assuré par un Amérindien kali’na. Dans un deuxième temps, au début des années 1970, une école a été fondée à Trois-Sauts. C’était l’œuvre d’un couple d’ethnologues qui ont essayé de construire une école bilingue adaptée à la diversité sociale et culturelle des Wayãpi. L’enseignement avait lieu en wayãpi et en français et, d’après les instituteurs, un échange de connaissances s’était établi entre eux et les Wayãpi. Grâce à cet échange, les ethnologues ont eu accès à un grand nombre de savoirs wayãpi, et les Wayãpi ont été en mesure de commencer à apprendre la langue française, et de connaître les Français et leurs institutions.
35L’école s’est développée dans la région ; aujourd’hui, on compte 4 classes à Trois-Sauts et 12 classes à Camopi (classes de maternelle, école primaire et CNED confondus). Les instituteurs, Français métropolitains en majorité, habitent dans les villages pendant l’année scolaire et partent ailleurs pendant les vacances. L’école suit le calendrier et le programme institués par l’Éducation nationale. Les matériaux pédagogiques sont, dans leur majorité, conçus hors du village, les productions locales étant plutôt rares. Les livres sont en français, de même que la langue de scolarisation. Quelques instituteurs ont connaissance de la langue wayãpi et l’utilisent pour communiquer avec leurs élèves en classe, mais la majorité d’entre eux ne maîtrise pas le wayãpi (ni la langue émerillon parlée également à Camopi) et développe l’enseignement en français.
36À Trois-Sauts et à Camopi, la quasi-totalité des enfants est inscrite à l’école. Cela ne veut pas dire que la fréquentation est constante et massive. L’inconstance règne, et l’assiduité des élèves laisse à désirer, car ils participent à l’activité scolaire selon leur humeur, les activités de leurs parents et leur volonté. À Trois-Sauts, les élèves peuvent fréquenter l’école jusqu’à l’âge de 13, 14 ans. Après cela, ils doivent choisir : rester au village sans scolarisation ultérieure ou partir en continuant celle-ci au Cned à Camopi, ou au collège, en allant à Saint-Georges ou Cayenne. À Camopi, les jeunes se trouvent face au même choix : soit ils restent et font leur scolarisation au Cned, soit ils partent à Saint-Georges ou à Cayenne dans des foyers catholiques ou des familles d’accueil.
37Chaque classe et chaque instituteur ont leur routine. Mais on observe une certaine uniformité de la pédagogie, telle qu’elle est utilisée par les instituteurs chez les Wayãpi de Trois-Sauts et de Camopi. Les enseignants profitent de la fraîcheur matinale pour travailler le français oral et écrit. Après la pause de 9 heures, les élèves continuent à travailler le français, bien que souvent une deuxième activité leur soit offerte. À la fin de la deuxième pause (11 h), les mathématiques sont abordées. La journée se termine par des activités ludiques, et à 12 h 45 les élèves repartent chez eux. Peu d’activités extrascolaires leur sont proposées par les instituteurs, et pratiquement aucun devoir ne leur est donné en dehors de la classe.
38C’est par l’apprentissage de l’école que les Wayãpi arrivent à dominer les moyens de communication du français courant au village : parlé et écrit. Le contact avec les Français va croissant, depuis les années 1950 en ce qui concerne les Amérindiens de Camopi, et depuis les années 1960 pour ceux de Trois-Sauts. Le résultat qui découle de ce contact de plus en plus soutenu est l’apprentissage du français. La question de ne pas l’apprendre ne se pose même pas. Par exemple, j’ai naïvement demandé aux pères de famille pour quelles raisons ils mettaient leurs enfants à l’école. La réponse la plus courante, celle qui fait l’unanimité, est que l’école compte parce que c’est l’endroit où on apprend à parler français, à lire, à écrire et à compter ; des connaissances fondamentales pour les Wayãpi.
39De 4 à 14 ans, on voit les enfants pratiquer le français parlé et écrit surtout à l’école, mais aussi dans d’autres situations. Les enfants les moins timides pratiquent la langue avec les non-Wayãpi du village – et ceux de passage auxquels ils rendent visite. Ils apprennent ainsi à utiliser certains termes, certains mots, qu’ils ajoutent à leur discours quand ils jouent avec leurs camarades. Dans ce cas précis, cela a pour but principal de s’amuser et de faire rire les autres enfants. Néanmoins, une défamiliarisation de la langue progresse avec l’âge. Dès que l’école est finie, les jeunes perdent petit à petit contact avec le français parlé et écrit. Ils conservent néanmoins une connaissance basique de la langue et la pratiquent à l’occasion de visites d’étrangers au village, avec les instituteurs ou l’infirmier. Les hommes de 20 et 30 ans parlent encore le français mais l’écriture devient de plus en plus inusitée. Les meilleurs locuteurs du français sont ceux qui sont en prise directe avec la langue : soit en contact avec des Français, soit par la radio et la télévision, ou par des voyages à Camopi, Saint-Georges et Cayenne.
40La différence entre les sexes est marquée tout au long de la vie scolaire des enfants. Les filles et les garçons progressent ensemble jusqu’au moment où les filles ont leurs premières règles. À ce moment-là, même si le nombre des filles qui continuent leur scolarisation progresse, beaucoup d’entre elles décident d’abandonner l’école pour mieux assurer les activités domestiques et le mariage à venir. D’autres filles continuent leur éducation, mais la timidité lorsqu’il s’agit de parler en public, et surtout de parler en présence des garçons, reprend le dessus, et elles se font de plus en plus silencieuses. Si certains hommes gardent leur français – on compte de bons locuteurs parmi ceux âgés de plus de 40 ans –, les femmes le perdent plus fréquemment, également parce qu’elles sont plus timides et participent à moins de situations où la langue française sert de langue de communication.
41L’écriture continue à être pratiquée, surtout par les hommes qui ont une activité où elle s’avère importante – les fonctionnaires de la mairie, de la mission du parc, ou de l’infirmerie. Les autres s’éloignent de plus en plus de l’écrit. Les magazines et autres supports écrits en circulation dans le village sont feuilletés par beaucoup, mais la plupart des habitants se contentent de regarder les images. Effectivement, pourquoi apprendre une langue qui n’est pas utilisée couramment au village ? Pour quoi faire ?
À quoi bon acquérir une technique et un savoir, l’écriture, à peine utilisé chez vous ? leur ai-je demandé.
Parce qu’il faut apprendre, il faut connaître le français. Ne voulez-vous pas que vos enfants aillent à l’école, et qu’ils apprennent beaucoup ? Nous aussi.
La fonction et la symbolique de l’écriture
42Les Wayãpi souhaitent l’apprentissage et la maîtrise de la langue française ; ils la valorisent et stimulent leurs enfants à poursuivre leurs études. Néanmoins, le français est très peu parlé et écrit au village. Comme nous avons essayé de le démontrer à l’appui des exemples précédents, une fois la scolarité terminée, la relation des Wayãpi envers la langue française est plus distante. Le village fait appel au wayãpi en toutes situations – mis à part dans la communication avec les Français et les Brésiliens monolingues. Le français écrit est encore moins usité que le français oral et les adultes l’utilisent très rarement en dehors de la pratique scolaire. Cela dit, les Wayãpi l’apprécient. Pourquoi ?
43Les hypothèses que j’avance pour essayer de répondre aux questions sur l’apprentissage de l’écriture, de la lecture et de la langue française chez les Wayãpi sont au nombre de deux. Premièrement, il y a la nécessité pratique d’apprendre la langue des autres, ceux qui se sont installés chez eux et comptent y rester (avec l’assentiment de la population locale). Même si dans le discours, cette explication n’est pas mise en évidence, elle apparaît clairement au quotidien. Le français est la langue utilisée dans les échanges verbaux et commerciaux avec les Français qui habitent la Guyane française ; c’est la langue des institutions, des documents, du dispensaire et de l’école. Elle se retrouve dans les films, à la télévision et à la radio. Il y a deuxièmement la fascination de l’écriture, et sa symbolique. Elle est symbole de pouvoir, de prestige et d’autorité, comme C. Lévi-Strauss l’a mis en lumière dans sa « Leçon d’écriture » (Lévi-Strauss, 1955 : 352). À propos de son analyse de l’écriture du chef chez les Nambikwara, Claude Lévi-Strauss écrit :
« L’écriture avait donc fait son apparition chez les Nambikwara ; mais non point, comme on aurait pu l’imaginer, au terme d’un apprentissage laborieux. Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et cela, en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle. Il ne s’agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité d’un individu – ou d’une fonction – aux dépens d’autrui. »
44À Trois-Sauts, j’ai assisté à une situation de fascination et d’enquête semblable à celle décrite par C. Lévi-Strauss. Cherchant des informateurs susceptibles de travailler avec moi, j’ai essuyé plusieurs refus pour finalement être adoptée par un vieil homme sympathique tout disposé à passer quelques heures par jour avec moi. Le lendemain de notre première rencontre, j’ai reçu la visite d’un autre vieux monsieur, n’appartenant ni à la même famille ni à la même section familiale. Ce dernier, un des grands chanteurs du village, lequel n’était jamais allé à l’école, est venu chez moi alors que j’écrivais sur mon cahier de terrain. Il connaissait mes intérêts ethnologiques, et initialement avait refusé de travailler avec moi. Seulement, après la visite de son parent, il est revenu sur sa décision. Il m’a donc demandé un papier et a commencé à « écrire » de longues lignes curvilignes dans le sens vertical. Il écrivait, de même que moi. Une fois son écrit terminé, il m’a rendu le papier, et m’a dit c’est comme ça, tu voulais savoir, non ?
45Je pense que l’explication donnée par la majorité des Wayãpi, et relatée ci-dessus, lie ces deux raisons. Les Wayãpi doivent apprendre à parler, à lire et à écrire le français pour communiquer avec leurs interlocuteurs francophones, mais doivent aussi acquérir tous ces savoirs pour conserver leur autorité, leur prestige, leur statut et leur pouvoir, parmi eux et envers autrui. L’écriture est reconnue comme une forme de pouvoir doublement puissante : de façon symbolique et « utilitaire ». Les papiers officiels incarnent le pouvoir symbolique de l’écriture, et l’instrument du pouvoir au quotidien (les allocations familiales, les documents d’identité, de santé, et de scolarité).
46C’est peut-être pour ces raisons, comprenant le pouvoir de l’écriture et sa symbolique, que les Wayãpi de Trois-Sauts ne conçoivent pas encore l’écriture de la langue wayãpi comme une nécessité. D’une part, celle-ci a déjà été étudiée par F. Grenand et ses élèves wayãpi au cours de ses séjours à Trois-Sauts. D’autre part, l’écriture de la langue wayãpi n’est pas (encore) dotée de pouvoir, et ne jouit pas d’autorité ou de prestige dans l’équilibre actuel des relations wayãpi. Entre eux, les Wayãpi continuent à pratiquer leurs formes discursives propres, et l’écrit ne prend pas la place de la communication orale. Les Français, principaux interlocuteurs actuels des Wayãpi, ne parlent pas et ne valorisent pas non plus (à de rares exceptions près) cette langue. Et contrairement à d’autres populations amazoniennes et à des Wajãpi du Brésil, la langue des Wayãpi de la Guyane ne représente pas (encore...) un bastion de défense, en ce qui concerne leur « authenticité ethnique », leur « spécificité culturelle » et leurs droits.
Conclusion
Les enfants doivent y aller à l’École pour apprendre à lire et à bien comprendre. Je pense qu’il faut écrire comme tout le monde. L’écriture, le calcul aussi.
R. Y., Trois-Sauts, mai 2004
47Aujourd’hui, les jeunes Wayãpi fréquentent l’école et y acquièrent une connaissance du français et de l’écriture. Dans la génération précédente (celle des plus de 40 ans), le français et l’écriture ne sont pas très répandus. Quelques hommes ont été scolarisés et ont appris le français. Ce sont eux qui administrent les affaires communales du village, travaillent au dispensaire, et partent en réunion à Cayenne. Et ils insistent particulièrement sur la formation de leurs enfants. La nouvelle génération doit s’assurer une place dans les réseaux de pouvoir que les Wayãpi établissent avec les groupes locaux, et avec les Émerillon, les Français, les Brésiliens, ainsi qu’avec d’autres Amérindiens de la région.
48Nous avons essayé de décrire l’usage, la fonction et les rapports que les Wayãpi de Trois-Sauts établissent avec l’écriture et avec l’école. L’école est le principal moyen de transmission et de démocratisation de l’écriture, de l’apprentissage de la langue française et des savoirs qui en découlent. Par son intermédiaire, les jeunes ont accès aux supports écrits et aux pratiques qui les entourent. Le français parlé et écrit, les connaissances des Palaisisi – « les Français blanc » (Grenand, 1989 : 333) – savoirs qui ont gagné de l’importance pour les Wayãpi en raison des contacts de plus en plus fréquents entre eux et les Français – sont surtout transmis par l’école. Pourtant, l’usage de l’écrit se restreint particulièrement aux communications inter-ethniques en langue française. Les rares opportunités d’écrire en wayãpi se limitent aux activités scolaires. Et, même à ces occasions de communication inter-ethnique, l’écrit ne se substitue pas à la conversation en face-à-face, les Wayãpi privilégiant la communication orale.
49Le prestige, le pouvoir et l’autorité qui sont identifiés à l’action d’écrire et à l’écrit expliquent la place et l’usage donnés à l’écriture chez les Wayãpi. Cette dernière leur permet d’assurer leur autorité et de conserver une place de prestige dans le réseau de relations qu’ils entretiennent avec les populations environnantes.
50Aujourd’hui, peu nombreux sont les Wayãpi qui n’ont pas fréquenté l’école ou n’ont pas appris à écrire dans leur vie. Les livres, les lettres et les documents circulent de plus en plus souvent par le village, devenant des supports familiers. Ils sont valorisés – fonctionnellement et symboliquement. En dépit de cette situation, l’écriture reste pour le moment liée aux institutions et à leurs rapports avec les Français (et les Brésiliens). Les Wayãpi ne donnent pas à l’écrit la place d’honneur parmi leurs formes propres de communication intra-ethnique : le dialogue, les chants, la musique, les récits mythiques sont des formes de communication préférables à l’écriture. Des livres et d’autres écrits en langue amérindienne peuvent stimuler la lecture et l’utilisation du wayãpi écrit, de même que le développement d’une scolarité adaptée, en langue wayãpi. Pour l’instant, les Wayãpi n’ont pas senti la nécessité d’utiliser entre eux l’écriture comme technique mnémonique et communicative. Tant que ces Amérindiens auront l’opportunité de se rencontrer pour discuter et explorer leurs formes de communication propres, et valorisantes à leurs yeux – et tant qu’ils résisteront aux discours dévalorisants sur leurs formes propres de communication –, l’écrit sera délaissé au profit des formes de communications orales riches, codifiées et valorisées.
Notes de bas de page
1 Dans cet article, je garderai la graphie proposée par F. Grenand pour l’ethnonyme wayãpi. Les groupes locaux habitant le Brésil ont choisi une autre graphie pour le nom de la population : Wajãpi. Sur les Wayãpi, voir plus bas.
Auteur
silvia.tinoco@wanadoo.fr
Docteur en anthropologie à l’EHESS, membre du LAS et de l’EREA (UMR 7535)
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