Usages de l’histoire des Premiers Temps chez les Marrons ndyuka
p. 251-262
Texte intégral
Introduction
1Mon propos concerne le rapport à l’histoire des Marrons ndyuka1 et, plus précisément, à celle dite des Premiers Temps qui, pour tous les Marrons du Surinam, représente une période considérée comme étant constitutive de chacune de ces sociétés2. À partir d’éléments bibliographiques et de données recueillies sur le terrain (entre 1993 et 1997 dans quelques villages du haut Tapanahoni, au Surinam, ainsi qu’à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane), j’envisage de mettre en perspective le contenu de cette mémoire collective – entendue ici en tant que source de références agencées au gré des circonstances, des intérêts ou du statut des narrateurs – et ses usages, en illustrant les circonstances dans lesquelles cette page particulière participe à la pratique et aux processus d’autodéterminations de l’ensemble des Marrons ou de chaque unité sociopolitique.
2En raison du caractère déterminant des Premiers Temps, cette période donne lieu à un corpus de récit de type historique, au sens où il se propose de dire l’histoire du marronnage telle qu’elle se serait déroulée. Aborder les usages que font les acteurs ndyuka de cette période de leur passé indique donc que, nécessairement, je serai amené à rendre compte de certains faits sur lesquels repose ma restitution dans leur dimension historique. En effet, l’échelle temporelle dont il est ici question n’est pas seulement celle de l’enquête de terrain puisqu’un certain nombre d’éléments que les acteurs incorporent dans leurs pratiques ou dans leurs interprétations renvoient à des périodes qu’ils n’ont pas personnellement vécues. Pour autant, dans la mesure où mon approche des usages des Premiers Temps est anthropologique et nullement historique, il ne s’agit pas de faire de l’histoire et de rendre ainsi compte de la réalité historique. Il s’agit, plus simplement, de faire observer que des événements ou des interprétations contemporaines peuvent être en prise avec la perception qu’ont les acteurs de leur passé. En somme, ce n’est pas parce que l’objet des récits des Premiers Temps est de dire l’histoire, ou parce qu’ils font référence au passé qu’il est ici question de retranscrire l’histoire objective des unités concernées. J’envisage plutôt ces récits comme des emprunts au genre historique, selon un procédé comparable au fait d’invoquer la tradition pour justifier de pratiques et de discours contemporains.
3Mon interrogation sur le rapport aux Premiers Temps me conduira ensuite à brièvement examiner la pertinence de certaines questions que peut poser la mise à l’écrit de ceux-ci, principalement du point de vue des locuteurs ndyuka ou, plus largement, Noirs Marrons. Ainsi des possibles variations de contenu quant au message transmis lors du passage à l’écrit ou de la transformation de l’oralité que pourrait générer l’écrit. Deux remarques s’imposent ici : la première est que l’univers ndyuka ou des autres Noirs Marrons du Surinam et de la Guyane, est loin d’être homogène. Malgré des références communes, le rapport au marronnage dans ses très grandes lignes par exemple, il est nécessaire de distinguer ceux qui vivent le long de la côte ou en ville, de ceux qui vivent le long des rivières de l’intérieur. Une autre distinction mérite d’être établie entre les Marrons de l’intérieur : entre ceux qui sont installés sur la rive surinamienne et ceux qui le sont sur la rive française du Maroni ou du Lawa. De ce fait, le rapport à l’écrit des locuteurs Noirs Marrons varie. Par exemple, un enfant ndyuka qui vit le long du Tapanahoni connaîtra une scolarisation limitée, tant il n’existe ici aucune école qui propose un enseignement qui aille au-delà du niveau du primaire et de l’acquisition des rudiments de lecture et d’écriture. La poursuite des études nécessite un départ obligatoire vers la côte, ce qui est loin d’être systématique. C’est donc dire que les questions du rapport à l’écrit ne sont pas ici aussi pertinentes qu’en milieu urbain ou le long de la rive française où, par exemple, collèges et internats existent dans l’intérieur. Côté Guyane, une autre distinction s’impose : celle de la langue de l’écrit. Par exemple, l’impact des ouvrages qu’ils soient rédigés en français ou en néerlandais ne sera pas le même. Ici, la prise en compte de la situation frontalière est donc une autre donnée qui relativise l’homogénéité de l’univers des Noirs Marrons.
4Ma deuxième remarque concerne un aspect essentiel des Premiers Temps : le caractère extrêmement dynamique de ce corpus de récits historiques. Cela m’oblige à me situer non pas tant sur les variations de contenu dans le message transmis, que sur la nature de ce qui est désormais transmis par l’écrit. En d’autres termes, je ne m’interroge pas sur ce qui change au regard d’une hypothétique histoire orale stable et débarrassée de tout contexte d’énonciation, que sur les objectifs ou l’idéologie qui sous-tend la mise à l’écrit des Premiers Temps. C’est en ce sens que je considérerais que les Premiers Temps constituent une référence à la fois d’ordre politique et identitaire particulièrement déterminante sur le terrain des revendications qui sont ici qualifiées, dans un sens très large, de culturelles ou d’ethniques.
Marronnage et Premiers Temps : une spécificité socio-politique
Caractéristiques du marronnage
5Le marronnage désigne tout d’abord un processus qui a conduit des esclaves transplantés d’Afrique vers le Nouveau Monde à fuir le régime servile. Les Marrons ndyuka du Surinam sont les descendants de tels mouvements de rébellion qui, à partir de la seconde moitié du xviie siècle3, conduisirent leurs auteurs à s’évader des plantations coloniales. Il s’agit d’un processus qui présente des caractéristiques communes partagées par tous ces rebelles, d’où qu’ils soient, et à partir desquelles peut être envisagée cette forme de résistance à l’esclavage. En premier lieu, le refus de la structure administrative et sociale du système de la plantation, de ses lois esclavagistes et des traitements infligés aux esclaves (sévices corporels, injustices, insuffisance de la nourriture, viols, conditions de travail, changement de maître entraînant une dégradation des conditions de vie des esclaves, etc.).
6Ensuite, cette forme de rébellion connut un grand rayonnement géographique. Avec un succès variable et une durée de vie inégale, toutes les colonies du Nouveau Monde ont très rapidement été confrontées aux mêmes problèmes : les rébellions et la formation de groupes de Marrons hostiles qui trouvèrent refuge dans des endroits difficiles d’accès. Cette forme de résistance est très rapidement attestée dans toutes les colonies et ce tout au long de l’histoire de l’esclavage : au Brésil, au Pérou, en Colombie, en Équateur, au Mexique, dans les Guyanes, l’aire caribéenne et antillaise, et le sud des États-Unis (Bastide, 1967 : 51-75).
7Le troisième trait commun de cette forme de rébellion est la menace qu’elle représenta au fur et à mesure de son intensification pour le système des plantations. Cette menace peut être mesurée à la hauteur des efforts engagés par les colonies ou par les colons pour mettre un terme à ces fuites : tous les Marrons ont été confrontés aux opérations menées par les colons, soucieux à la fois de récupérer leurs anciens esclaves qu’ils avaient achetés, et d’éviter, par l’application de châtiments exemplaires, la diffusion de cette forme de rébellion.
8Enfin, le marronnage se caractérise par les disparités dont s’accommodèrent tous ces fuyards qui, à l’image des esclaves sur les plantations et de leur mode de recrutement, furent composées d’éléments hétéroclites : les enclaves marronnes grossirent surtout grâce aux nouvelles recrues, bossales ou, plus rarement, créoles, tant il est vrai que des individus nés et socialisés sous ce régime eurent une moins grande tendance à aller à son encontre4. Finalement, la continuité démographique des Marrons respecta le modèle des plantations. Ici et là, pour des raisons différentes, l’accroissement naturel de la population fut supplanté par l’arrivage de nouveaux esclaves récemment débarqués d’Afrique.
Qu’est-ce que les Premiers Temps ?
9Les Premiers Temps, traduction littérale de ce que les Ndyuka nomment Den fosi ten, forment une période de référence qui s’échelonne des premiers mouvements de marronnage à la fin des guerres de libération. Par commodité, on peut ici considérer que les Premiers Temps prennent fin à la signature des traités de paix entre Marrons et colons. Pour ce qui est des Ndyuka, cette période débute avec les premiers mouvements de marronnage, probablement vers 1712, selon S.W. de Groot (1977 : 7), et s’achève à la signature du premier traité de paix conclu avec les colons, en 1760. Cette cinquantaine d’années est successivement marquée par : la déportation d’Afrique, l’arrivée au Surinam, l’esclavage et les traitements infligés par les Blancs, les mouvements de marronnage, les vicissitudes des trajets qui ont conduit les Marrons jusqu’à leur territoire de référence actuel, les représailles des colons, les actions menées par les Marrons sur les plantations et la signature des traités de paix.
10En raison de ces éléments communs à tous les Marrons de cette région, les Premiers Temps sont par conséquent une période qui fait sens chez tous ceux-ci. Pour reprendre la métaphore d’un de mes interlocuteurs, les Premiers Temps sont les racines de l’arbre. R. Price nous propose une analogie similaire. À propos de la connaissance des Premiers Temps, il écrit qu’elle est la source de l’identité collective ; elle contient les vraies racines de ce que signifie « être Saramaka » (Price, 1994 : 17). Et c’est bien sur ce dernier plan que, chez les Ndyuka également, se situent les Premiers Temps : ils ne sont nullement confondus avec le temps de la Création des hommes et du monde par exemple. Ainsi, l’origine de la terre, des hommes, des animaux ou des plantes, ne figurent pas dans les récits des Premiers Temps qui, finalement, se contentent d’être une tentative d’interprétation de la raison d’être spécifique des Ndyuka et, plus largement, des Noirs Marrons du Surinam. Cette construction est dans une certaine mesure comparable à toutes celles qui cherchent à saisir les ruptures que provoquèrent les premiers contacts. En ce sens, les Premiers Temps illustrent la volonté d’isoler le point de départ des relations entre les colons européens et les esclaves puis les Marrons (cf. Ballard, 2003 : 111). Ils renvoient à une phase constitutive qui peut faire figure d’événement au sens où il représenta « une discontinuité par rapport à l’état antérieur » (Pomian, 1984 : 33).
11Les Premiers Temps témoignent en somme des grandes étapes qui marquent la naissance d’une société nouvelle dont les fondements et les caractéristiques propres s’enracinent dans cette période et dans des faits considérés comme marquants et significatifs par tous ceux qui se réclament de cet héritage. C’est, aux dires des interlocuteurs ndyuka, au cours de ces Premiers Temps que leurs ancêtres ont posé les bases de l’organisation sociale, politique et religieuse qui ont encore cours de nos jours : acteurs du marronnage, ce sont eux qui ont guerroyé contre les colons, qui ont fondé les clans et défini les rapports qu’ils entretiennent, le territoire de chacun d’eux et les cultes qu’ils détiennent. Cette filiation est entretenue par le biais du culte des ancêtres et se manifeste concrètement sur le plan de l’héritage des charges politiques ou religieuses par exemple.
La transmission des Premiers Temps
Problèmes et méthode d’approche
12Il convient de rappeler, même brièvement, que nous sommes ici face à des sociétés pour lesquelles l’histoire n’est pas en soi une discipline qui s’inscrit dans une tradition scientifique de type occidental. Et c’est encore moins le cas de sa mise à l’écrit. Si tant est que certains interlocuteurs peuvent être qualifiés d’historiens5, ils font montre d’initiatives, de quêtes et de démarches personnelles qui ne se matérialisent dans aucune institution qui, par ce biais, légitimerait ce discours et cette approche du passé.
13Les Premiers Temps relèvent davantage d’une tradition orale, nullement figée ou immuable. De l’histoire d’un même événement par exemple, chaque individu qui s’y intéresse en détient une part ou une version. Dans l’ensemble, l’acquisition du savoir, surtout celui qui se rapporte aux Premiers Temps, nécessite de la part de l’intéressé un travail de recomposition auprès de différentes sources et de différents auteurs. Pour ce faire, il lui faut savoir faire valoir auprès de ceux-ci une certaine connaissance de ce même événement, ou mobiliser d’autres ressources. En définitive, l’accès au savoir est basé sur une relation d’échange. Pour qu’un interlocuteur divulgue certains pans de son savoir, il convient qu’il puisse en recueillir d’autres. À moins que cet apprentissage ne serve des intérêts d’une autre nature, ainsi d’un chef de village instruisant un probable successeur, un grand-père son petit-fils, un oncle maternel son neveu, ou, dans mon cas, un ethnologue intervenant dans un contexte conflictuel.
14Un tel mode d’acquisition du savoir signifie que la connaissance d’un même événement varie selon l’interlocuteur. Cette recomposition est agencée et transmise au gré des intérêts, de la position, voire de la personnalité du narrateur ou de son auditeur. Dans ce contexte d’oralité, l’« historien » ndyuka peut être vu comme un véritable auteur d’une production de récits historiques qui restent empreints, comme pour tous les discours, de processus d’innovation et d’altérations qui renvoient au contexte de la narration. Tout l’intérêt de cette production est de l’appréhender dans cette perspective : chaque acteur qui se confronte à cette tradition orale en aura une lecture et une interprétation personnelles qui seront sensibles dans son récit.
15Pour l’ethnologue, le recueil des grandes lignes des récits qui traitent des conditions du marronnage des ancêtres des actuels Ndyuka ne pose pas de problèmes insurmontables, bien que certaines exigences s’imposent. Les moins originales consistent à être un peu au fait de la langue ndyuka, de disposer de temps, d’avoir de la patience et de le faire dans des contextes bien particuliers (une relation d’apprentissage ou le dialogue avec un interlocuteur habilité à discourir sur de tels thèmes, par exemple). C’est du moins vrai des éléments très généraux de cette page de l’histoire ndyuka. En revanche, une fois posée la part la plus accessible de ce passé, certains éléments peuvent vite devenir inaccessibles pour qui n’est pas Ndyuka ou pour quiconque aura une démarche qui ne sert pas les intérêts de l’auteur de ces récits. Ainsi en est-il du nom de certains protagonistes, de certains lieux, ou des divinités (obia) qui ont assisté les grands ancêtres. Mais les grandes lignes de ces récits seront d’autant plus à la portée de celui qui y porte un intérêt qu’il sera lui-même étranger, tant demeure vivace la fierté que l’on porte à l’égard de ce qui est considéré comme de hauts faits de guerre. Il peut même, dans certains cas, être plus facile à un étranger d’avoir accès à certains récits. Par exemple, ceux qui traitent de l’histoire locale et d’un matrilignage particulier ne seront pas aussi aisément abordés en présence d’un Ndyuka n’appartenant pas à l’unité concernée6.
Formes et expressions des Premiers Temps
16En dépit de son caractère fondateur, cette période significative et déterminante n’est pas arrêtée avec précision par ceux avec lesquels je me suis entretenu : aucun événement, ni même celui que représente, par exemple, la signature du premier traité de paix en 1760, n’est daté. Par ailleurs, les Premiers Temps ne sont pas figurés en tant que période aussi linéaire que le laisse supposer ma présentation : ils ne se présentent pas en une succession d’événements ordonnés du point de vue chronologique. Ils rassemblent plutôt quantité d’événements dont la mise en forme est variable mais qui ont tous la particularité de renvoyer, aux yeux de mes interlocuteurs, à une ou plusieurs phases constitutives de leur société.
17Des formes du savoir qu’emprunte la connaissance des Premiers Temps, R. Price n’en recense pas moins de neuf, qui vont des fragments généalogiques aux évocations énoncées devant l’autel des ancêtres, en passant par des chants, des proverbes, des listes de toponymes ou des suites de noms (Price, 1994 : 19-20). Cette diversité donne une idée des difficultés auxquelles s’expose l’enquêteur. Pour ma part, je me suis limité à des récits qui traitaient d’événements en prise directe avec l’organisation du pouvoir politique et qui furent recueillis dans un contexte précis (voir Parris, 2002). J’ai eu par conséquent affaire soit à des récits qui furent associés aux Premiers Temps, et ce de manière a-historique (« du temps où les Ndyuka ne s’appelaient pas encore ainsi... »), soit à ceux qu’un historien pourrait dater en opérant des recoupements (« c’était du temps du gaaman [chef suprême à la tête de l’ensemble des Ndyuka] X... »), soit, enfin, à des récits qui distinguaient deux périodes majeures des Premiers Temps : la période de l’esclavage (Saafu ten) et la période du marronnage (Lowe ten).
18Les récits auxquels j’ai eu accès relatent avec détails les souffrances infligées aux ancêtres des Ndyuka alors qu’ils étaient encore esclaves, les conditions dans lesquelles ils travaillaient ou les tâches qu’ils devaient accomplir. Ce sont là les Saafu ten toli, les histoires du temps de l’esclavage. D’autres récits traitent des hauts faits des ancêtres qui se sont illustrés durant toute la période du marronnage (Lowe ten). Dans ce cas, il peut aussi bien être question des circonstances qui ont conduit tel ancêtre à se retrouver à la tête d’un groupe d’esclaves en fuite, des origines de celui qui en fut un membre particulièrement actif ou incontournable, des ruses ou du courage dont a dû faire preuve tel autre pour déjouer les représailles des colons, de la clairvoyance et de l’intelligence de celui-là qui sut gagner les faveurs des divinités des lieux pour se repérer et progresser dans la forêt jusqu’aux rives de la rivière Tapanahoni considérée comme le territoire traditionnel des Ndyuka. Tous ces récits abordent, de manière plus ou moins explicite, des sujets qui traitent de la constitution des clans, de leurs limites territoriales, de leurs prérogatives religieuses et politiques, des alliances et des rivalités claniques.
Dynamique des Premiers Temps : une ressource politique
19C’est à l’occasion d’un conflit, lors d’un débat sur l’opportunité de rétablir et d’officialiser une pratique abolie au cours des années 1970, qu’est apparue la dimension politique des Premiers Temps. Ce débat opposait les partisans d’une réhabilitation de l’interrogatoire posthume, tel que celui-ci se pratiquait jusqu’au début des années 1970, à ceux qui défendaient l’abolition de cette mesure. L’interrogatoire posthume est une pratique qui consiste à interroger la dépouille afin de déterminer les causes du décès et, sur la base des conclusions alors émises par les prêtres en charge de cet interrogatoire, à déterminer le traitement qui doit être réservé au défunt. Il s’agissait en d’autres termes d’une opposition entre les partisans du médium Akalali, l’auteur de cette abolition, lesquels prétendaient enterrer leurs morts sans procéder à un interrogatoire de la dépouille, et ceux qui étaient accusés de ne pas respecter cet arrêté et qui, aux dires de leurs détracteurs, avaient ouvertement rétabli cette procédure divinatoire dès la disparition de ce médium. Mais en dépit des commentaires de mes interlocuteurs, partisans du statu quo, les enjeux de ce débat ne se limitaient pas à des questions de procédures, ni à celles de devoir ou non respecter une tradition, quelle que soit celle invoquée, ni même au souci qui consiste à s’assurer du devenir des défunts, à savoir s’ils pouvaient ou non prétendre au statut d’ancêtre.
20Cette opposition révéla des divergences d’intérêts et des prises de positions qui étaient avant tout d’ordres politiques. Fondamentalement, cette controverse n’opposait pas des individus qui faisaient ainsi valoir un point de vue personnel quant à la façon dont il convenait de lutter contre la sorcellerie7, d’harmoniser les pratiques funéraires, de respecter la tradition ndyuka ou la souveraineté du chef suprême. Plus que d’être une position défendue par quelques villageois, il apparaissait que le point de vue de mes hôtes était le reflet d’un désaccord partagé par l’ensemble de leur clan. Les termes de ce désaccord s’entendaient en effet dans d’autres villages de la même appartenance clanique. En outre, les membres de ce clan prétendaient être à la tête d’une fronde qui réunissait la majorité des clans du haut Tapanahoni. Le Tapanahoni fait l’objet d’une distinction géopolitique entre le haut et le bas Tapanahoni. Le siège de la chefferie étant situé dans le haut Tapanahoni. Selon cette perception, il en résultait une opposition entre d’une part les clans de l’amont et ceux de l’aval et, d’autre part, entre la majorité des clans de l’amont et le clan du chef suprême.
21Ce qui autorisait à placer ce débat sur le terrain politique, c’est qu’il renvoyait aux prérogatives claniques qui sont, par excellence, du ressort des Premiers Temps8. Intervenir sur l’interrogatoire posthume, et plus précisément sur son contrôle, revenait à intervenir sur les prérogatives et les rapports qu’entretiennent entre eux les clans, sur les fondements de la hiérarchie politique ndyuka et, en fin de compte, sur les Premiers Temps puisqu’ils témoignent de l’idéologie qui légitime ici le pouvoir politique. Cette idéologie veut que le pouvoir politique et le contrôle des cultes rendus aux grandes divinités soient dévolus aux clans qui auraient les premiers marronné et découvert la rivière du Tapanahoni. De sorte que les termes de l’opposition du clan le plus farouchement hostile à la réhabilitation de l’interrogatoire furent justifiés au regard de cette page d’histoire dont ils proposèrent une lecture qui garantissait leurs propres intérêts : que cela soit pour rendre compte de l’abolition de l’interrogatoire posthume ou de leur refus que cette procédure soit réhabilitée, les membres de ce clan faisaient valoir que les motifs de leur position résidaient dans les Premiers Temps. Au nom de l’ensemble de leur clan, ils justifiaient leurs revendications au regard du rôle joué par leurs ancêtres lors de cette période déterminante. Les récits de cette période qu’ils me livrèrent faisaient en effet valoir qu’ils étaient les descendants du clan qui avait le plus contribué au marronnage, à la découverte du Tapanahoni et à l’instauration du pouvoir politique tel qu’il existe encore de nos jours. En raison de leur rôle déterminant au cours de cette période, ce clan prétendait, au travers de récits qui avaient pour cadre historique les Premiers Temps, être le clan le plus influent dans la vie politique ndyuka. Il revendiquait une position hégémonique au sein de cette chefferie, allant même, dans certains récits, à revendiquer le pouvoir suprême en lieu et place du clan royal.
22Il est compréhensible que dans ce contexte il est important de connaître l’histoire des Premiers Temps ou, du moins, d’être en mesure de mobiliser une lecture particulière de cette période afin de pouvoir peser dans la vie politique ndyuka : plus on pourra se prévaloir d’ancêtres illustres, plus on sera susceptible d’influencer la vie politique. Ceci est valable aussi bien à un niveau local, clanique, qu’à l’échelle de la chefferie. Pour les Saramaka d’aujourd’hui, écrit par exemple R. Price, les Premiers Temps – l’époque des Anciens – diffère profondément du passé récent en ce qu’il possède, intrinsèquement, une véritable force (op. cit. : 17). Ce propos illustre la dimension politique des Premiers Temps et le parti qu’il est possible d’en tirer tant cette époque dite des Anciens ne saurait être assimilée à un passé révolu.
Vers une mise à l’écrit de l’histoire des Premiers Temps : une ressource identitaire
23Partant d’une expérience commune, l’ensemble des Marrons de cette région partage la référence au marronnage et des récits des Premiers Temps qui s’y rapportent. En dépit du maintien de nuances sociologiques qui reposent sur les conditions historiques dans lesquelles émergea chacune des six formations, l’héritage du marronnage est une référence commune à l’ensemble de ces Noirs Marrons. Il continue d’être un facteur d’unité et de distinction, notamment par rapport à l’univers urbain et en partie occidentalisé qui caractérise le littoral. Outre de servir le jeu politique, le marronnage apparaît également comme une référence qui sert une revendication ethnique en émergence : les particularités de chaque expérience de marronnage distinguent entre eux les Marrons, mais lorsque cette expérience est considérée de manière plus générale, en tant que modèle à partir duquel sont revendiquées les bases de chaque organisation sociopolitique, elle devient alors un critère d’homogénéité. Ainsi, selon le point de vue que proposent mes interlocuteurs ndyuka, c’est le cas de la posture de résistance qui relierait tous les Noirs Marrons. Par exemple, dans leurs différends avec les autorités politiques surinamiennes ou guyanaises, les Ndyuka ne manquent jamais d’évoquer le souvenir des guerres de libération de l’époque du marronnage en guise de menace. Dans un contexte marqué par une stratification sociale qui repose sur l’appartenance ethnique, comme c’est le cas du Surinam (Van Eeuwen, 1989), ou par les effets de la départementalisation, comme en Guyane, la tentation d’écrire ce qui fait la spécificité de ces Marrons, comme pour revendiquer à la fois sa différence et son appartenance, prend tout son sens.
24Toutefois, l’écriture de l’histoire des Premiers Temps soulève un certain nombre de questions. Si on admet, à la suite de J. Goody (1979) qu’un changement dans le mode de communication modifie le contenu du message transmis, cette mise à l’écrit pose la question des enjeux qui ici sont désormais véhiculés par l’écrit. Chez les Ndyuka, voire chez d’autres Noirs Marrons de cette région (je pense ici surtout aux Aluku en Guyane et Ndyuka au Surinam), des tentatives de mise à l’écrit de certains pans de l’histoire et d’aspects dits culturels, ont déjà été expérimentées. On assiste depuis quelques années à une multiplication de publications qui émanent des autochtones ou à leur demande. C’est par exemple le cas du droit coutumier. L’idée sous-jacente étant ici qu’avec un droit coutumier porté par écrit, ce texte pourrait faire l’objet d’une jurisprudence prise en compte par les tribunaux dans leurs jugements des cas où des Noirs Marrons seraient impliqués. Par ailleurs, des pans de la culture orale, en l’occurrence des contes, ont d’ores et déjà été édités (Anelli, 1991). À cela, ajoutons les dictionnaires bilingues. En matière d’histoire, y compris celle des Premiers Temps, un exemple révélateur est la récente parution d’une histoire des Boni ou Aluku par un auteur lui-même boni, J. Moomou (2004).
25Cet ouvrage résume bien les questions qui se posent ici. Bien évidemment, des historiens ont déjà rendu compte de certains faits historiques qui concernent ces Marrons et qu’aborde cet auteur. Comme sur d’autres terrains, il serait très certainement prétentieux de penser que ces ouvrages ont pu avoir des incidences sur les pratiques et les représentations des Marrons : ce ne sont pas, par exemple, les textes qui traitent de l’histoire et des raisons des différends et des guerres entre Aluku et Ndyuka qui, à mon sens, ont changé la nature de leurs relations ou de leur interprétation de cette histoire.
26Indépendamment de ces écrits produits, disons-le, par des Blancs ou par des Occidentaux selon une méthode historique, toute autre est l’ambition de la production autochtone. Mon interrogation ne porte pas sur la qualité de ces textes, mais sur ce qu’ils visent en ayant recours à l’histoire. Autant certains écrits qui se réclament comme scientifiques peuvent recéler des ambitions politiques ou idéologiques, autant l’ouvrage de J. Moomou illustre quant à lui un usage de l’histoire écrite comme outil de revendication à des fins identitaires ou ethniques. Loin d’être original, le procédé repose sur l’écriture d’une histoire qui, produite par les intéressés, serait la seule valable. Et cela est ici rendu possible par la dimension du secret qui entoure la transmission et la connaissance des Premiers Temps. De ce fait, seuls les intéressés auraient accès à ces récits et eux seuls auraient par conséquent accès à une vérité historique inaccessible à tous ceux qui ne seraient pas issus de cette culture.
27Portés à l’écrit de la sorte, les Premiers Temps ne sont plus ces récits livrés à un cercle restreint et selon des modalités particulières. Ce ne sont plus les implications politiques, au sens des rapports politiques internes et des prérogatives claniques, qui sont désormais au cœur d’une transmission qui utilise pour ce faire l’histoire, mais plutôt la revendication de reconnaissance de l’originalité et de la légitimité du marronnage en tant qu’attribut culturel. D’une histoire orale des Premiers Temps dont la dynamique serait l’exercice du pouvoir politique et la répartition des prérogatives claniques, l’écrit en ferait un outil de détermination culturelle : un texte débarrassé de tout contexte d’énonciation qui n’aurait de signification que sur le terrain d’une visée totalisante, moins en direction des membres du groupe qu’en direction de tous ceux qui n’en sont pas membres : durant mes enquêtes sur le terrain, le désir de porter à l’écrit les événements les plus glorieux des Premiers Temps fut souvent exprimé par mes interlocuteurs. Certes, il s’agissait alors de leur participation et des Premiers Temps tels qu’ils me les communiquaient. Mais certains de leurs arguments dénotaient le souci que cette histoire soit portée à la connaissance du reste du monde : toutes les nations ont leur histoire qui figure dans des livres qui sont conservés dans des bibliothèques. Pourquoi pas la nôtre, s’interrogeaient-ils.
28Pour reprendre certains des termes de la réflexion consacrée au thème de la réparation9 et en raison des conditions conflictuelles dans lesquelles émergèrent ces sociétés marronnes, il me semble qu’une telle évolution pourrait être interrogée à partir de cette problématique qui, dans les rapports Nord-Sud, a succédé à celle du développement (Jewsiewicki, 2004). Dans cette perspective, écrire l’histoire des Premiers Temps, si on accepte les transformations qu’induit ici ce vecteur, s’apparente à réclamer, pour le présent et le futur, la reconnaissance de la genèse de leur société, et donc de son originalité et de sa légitimité à exister en tant que telle dans un contexte multiculturel. Cependant, à la différence des sociétés créoles qui réclament reconnaissance mais surtout réparation pour les préjudices causés par la colonisation et la traite, les enjeux des revendications marronnes ne se situent pas tout à fait sur le même plan, ne serait-ce que parce que du point de vue de ces dernières, le marronnage, impensable sans la colonisation et la traite, demeure sans conteste l’acte fondateur qui continue de susciter orgueil et fierté. Entendu de la sorte, il n’est pas un préjudice à l’égard duquel les individus exigent réparation. Les deux revendications ne se rejoignent que parce qu’elles émanent d’abord des intéressés eux-mêmes et parce qu’elles participent ensuite à une même démarche de relecture de l’histoire, indépendamment de ce que l’on cherche à lui faire dire.
29Mais pour ne retenir que la portée de ce qui est véhiculé sous couvert de dire ou d’écrire l’histoire, cette période reste en fin de compte toute aussi déterminante, quel que soit son mode de transmission. Aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, les Premiers Temps continuent d’être pour les intéressés une manière de dire l’histoire pour compter, en proposant une légitimité qui s’enracine dans le temps, voire dans l’espace. C’est le cas des Ndyuka du Tapanahoni qui, confrontés à certaines manœuvres de spoliation foncière de la part du gouvernement surinamien en vue de l’exploitation du sol et du sous-sol, revendiquent la possession de ce territoire qui n’appartiendrait pas à l’État surinamien. Dans ce cas, les récits des Premiers Temps soulignent à quel point les guerres de libération sont alors entendues comme des guerres d’indépendance. Dans un cas, à l’oral, les Premiers Temps disent le temps et l’espace le plus souvent sur le terrain de la compétition politique interne, pour l’unité d’appartenance du narrateur par exemple, tandis que dans l’autre, à l’écrit, c’est déplacer cette problématique sur le terrain ethnique ou pan-ethnique. Dans ce sens, cette première tentative d’écrire sa propre histoire illustre cet usage des Premiers Temps. En revisitant et en corrigeant le statut des Boni (ou des Aluku) par rapport aux autres Noirs Marrons, le travail de J. Moomou s’apparente à une transmission orale de l’époque du marronnage, qu’elle soit dite pour examiner la place de tel groupe de Marrons par rapport à un autre, ou qu’elle soit dite pour mentionner l’apport de l’ensemble des Noirs Marrons par rapport aux autres composantes des sociétés surinamienne et guyanaise.
Notes de bas de page
1 Les Ndyuka sont l’un des six groupes de Noirs Marrons implantés au Surinam et en Guyane française. Le qualificatif de Marrons s’applique globalement aux esclaves transplantés d’Afrique qui ont fui l’esclavage au moment ou peu après leur arrivée dans les diverses régions du Nouveau Monde pour donner naissance à des sociétés qui, pour certaines d’entre elles, perdurent encore de nos jours.
2 L’importance des Premiers Temps est également confirmée chez les Saramaka (cf. Price, 1994), ou encore chez les Aluku (cf. Bilby, 1990). Pour un état plus global de la question, voir W. Hoogbergen, 1990 : 65-102.
3 Selon W. Hoogbergen, les premiers contingents d’esclaves débarquent vers 1650, alors que le Surinam est encore une colonie anglaise. Il estime qu’en 1702 le nombre de fuyards était de l’ordre de 1 000 à 1 500. Ce chiffre augmente rapidement au cours du xviiie siècle : en 1749 près de 6 000 rebelles ont « pris les bois ». Devenue hollandaise en 1667, la colonie importa jusqu’à 325 000 esclaves (Hoogbergen, 1990, 1993).
4 À la différence du « grand marronnage », le marronnage des Créoles, qualifié de « petit marronnage », était souvent temporaire et avait pour cadre les zones urbaines dans lesquelles cherchaient à se fondre ces esclaves (cf. Debbasch, 1961 ; Debien, 1966).
5 Je pense ici au travail de R. Price (1994) qui prend le parti de qualifier d’historiens les interlocuteurs qui lui communiquent des récits sur les Premiers Temps. Je ne partage pas totalement ce point de vue puisqu’à mon sens l’apprentissage et la restitution des Premiers Temps relèvent davantage d’une démarche et d’une visée politique. Le travail de l’historien est sur ce point de débarrasser son texte de ses sources ou, à tout le moins, de pointer l’idéologie ou le parti pris.
6 Sur les questions concernant la dimension du secret qui entoure les Premiers Temps et les conditions de la transmission de ce savoir, on pourra se reporter à R. Price (1994), notamment aux pages consacrées à la formation de l’historien saramaka, à l’enquête et au terrain.
7 La sorcellerie est le principal critère qui retient l’attention des prêtres chargés de la conduite de l’interrogatoire posthume.
8 Il en est de même des Saramaka à propos desquels R. Price écrit que « de façon générale, les Premiers Temps interviennent dans l’arène restreinte mais fortement mouvementée des affaires interclaniques » (1994 : 18).
9 Cette réflexion s’appuie sur le constat d’une montée des revendications de reconnaissance et de réparation de la part de groupes qui s’estiment dominés ou sous-développés à la suite des préjudices commis dans le passé à leur encontre. Il est ainsi principalement question de l’esclavage, d’actes génocidaires, de spoliations, ou des conséquences des politiques d’apartheid. Voir les Cahiers d’Études africaines, XLIV (1-2), 2004, un numéro entièrement consacré à cette problématique.
Auteur
jy.parris@cegetel.net
Docteur en socio-anthropologie, post-doctorant associé à l’UR 107 de l’IRD
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