Lieu et langue
Paramètres d’identification et d’attribution du Soi et de l’Autre en wayana (caribe)1
p. 225-250
Texte intégral
Introduction
1Le contexte sociolinguistique sur le haut Maroni favorise le multilinguisme. Un certain nombre de Wayana, par exemple, parlent au moins deux langues : le wayana (langue amérindienne de la famille caribe) et l’aluku (langue créole à base lexicale anglaise). Certains d’entre eux parlent d’autres langues amérindiennes comme l’apalai, le tiliyo (langues également caribes), le wayampi et l’émerillon (langues tupi-guarani). La nouvelle génération scolarisée parle français. Les Wayana venus du Surinam et ceux venus du Brésil communiquent respectivement en sranan tongo et en portugais. Certains Wayana ont appris le portugais in situ par le contact avec des orpailleurs brésiliens présents en grand nombre dans cette région de la Guyane française. Ainsi, différentes langues appartenant à différentes familles linguistiques dynamisent le quotidien du groupe. Parler une langue non amérindienne relevait, autrefois, uniquement du réseau d’échange mercantile qui dans le passé colonial impliquait également des réseaux politiques. Aujourd’hui, cela continue à relever du réseau de représentation politique ainsi que culturelle.
2Tandis que parler une autre langue amérindienne est associé plutôt à des réseaux de sociabilité traditionnels, issus sûrement des réseaux politiques qui étaient, dans un passé récent, « constitués par et pour la guerre de captation d’identités, par et pour les rituels et les échanges autour d’hommes éminents » (Dreyfus, 1992 : 91). Parler l’apalai et (ou) le tiliyo, par exemple, est encore un « lien perceptible » qui traduit les réminiscences des réseaux politiques et sociaux conduits par les ancêtres des groupes guyanais, dont ceux des Wayana. Construits par des raids, puis par des alliances avec des groupes de langues semblables (de la même famille linguistique) et de langues différentes (de famille linguistique diversifiée), ces circuits ont amené à des rassemblements d’individus parlant différentes langues. Les groupes apalai, tiliyo et wayana sont en réalité constitués de sous-groupes, dont la variation dialectale d’une même langue pourrait être l’une des bases de leur constitution, comme nous en parlerons plus loin. Cette hypothèse s’appuie sur le fait que l’identification dite « ethnique » passe par la filiation paternelle attribuée à la langue ainsi qu’à l’identification avec un territoire d’origine des ascendants paternels. Par ce texte, on cherchera à appréhender le cheminement notionnel de l’identité et de la différenciation emprunté par les Wayana qui, au contraire des Occidentaux, s’identifient par rapport à leur lieu d’origine. Ces derniers se servent d’une relation d’identification à une classe d’individus pour exprimer « X être Y », alors que les Wayana – comme d’autres groupes amérindiens guyanais – utilisent un autre recours linguistique : celui de l’identification avec le lieu « X être de ». Cette relation avec le lieu est intimement en rapport avec la langue qui sert de carte d’identité à l’individu. Expliquons ce que cela veut dire. Sur un territoire, il existe une langue locale de connaissance et d’emploi collectif : le wayana. À l’intérieur de cette langue locale, des différenciations subtiles identifient l’individu par rapport au sous-groupe de son appartenance paternelle : tel individu est kukuyana parce qu’il dit sisi « soleil » [sisi], l’autre est upului et prononce le même mot palatalisé [∫ı∫ı]. Une homogénéisation phonétique commence à être établie par la nouvelle génération upului qui dit : ici en Guyane on dit [sisi], [∫i∫i], ce sont les vieux ou les parents qui sont venus du Brésil qui parlent comme ça.
3J’ai ainsi dégagé certains procédés caractéristiques de l’identification et de la différenciation du Soi et de l’Autre selon les Wayana. Une brève présentation du groupe nous permettra déjà de le situer dans l’espace et dans le temps, ce qui nous guidera à appréhender un peu qui sont les Wayana.
4Étudiant la langue wayana depuis plus d’une décennie, j’aborde les questions linguistiques en rapport avec le contexte dans lequel l’énonciation se produit. L’approche pragmatique du travail, qui se situe dans le cadre d’une ethnolinguistique ou d’une anthropologie linguistique (Duranti, 1997 ; Enfield, 2002 ; Foley, 1997) met directement en lien langue et culture. L’approche choisie favorise une appréhension native des phénomènes, c’est-à-dire qu’on s’intéresse aux représentations socio-culturelles du groupe qui parle une langue (ici le wayana), ainsi qu’à ceux qui sont en contact avec lui. La présente étude est une réflexion à partir d’un travail en cours sur la catégorisation linguistique, réalisé à l’aide d’expressions linguistiques.
Le groupe wayana
5Le groupe wayana est l’un des trois groupes appartenant à la famille linguistique caribe présent en Guyane française. Les deux autres sont l’apalai, représenté par environ 30 personnes, et le Kali’na avec plus de 3 000 individus. Occupant un vaste territoire transfrontalier entre le Brésil, le Surinam et la Guyane française, les Wayana habitent le long de différents fleuves, c’est-àdire : le moyen et le haut Paru d’Este (Brésil), le haut Tapanahoni et Tëpu (Surinam) et le Litani/Lawa (Guyane française/Surinam). La population globale n’atteint pas les deux milliers de personnes, réparties entre approximativement 350 au Brésil, environ 450 au Surinam et 850 en Guyane française.
6Le groupe wayana partage son territoire avec d’autres groupes amérindiens : les Apalai (au Brésil, au Surinam et en Guyane française), les Tiliyo (au Brésil et au Surinam), les Teko ou Émerillons (en Guyane française) et les Wayampi (au Brésil et en Guyane française). Il est à noter que les appellations apalai, tiliyo et wayana datent d’une période récente. Tiliyo, qui désigne l’un des sous-groupes, par exemple, a gagné le statut de nom de groupe à partir de la conglomération des différentes sous-classes réalisée dans les années 1950 à des fins missionnaires (Grupioni, 2002). Les appellations apalai et wayana, pour désigner un groupe, sont plus anciennes. Mais, à la fin des années 1950, la Force aérienne brésilienne (FAB) et des membres du Summer Institute of Linguistics ont, ensemble, fait une tentative pour réunir les Wayana (de la région du Paru d’Este et de celle du Jari) et des Apalai sur un même village (Bona, ensuite Apalai) et unifier une seule langue pour faciliter l’évangélisation. La langue élue était l’apalai. Cette tentative a échoué vers la fin des années 1960, lorsque des familles entières sont parties fonder leur village ailleurs. C’est vers la fin des années 1960 que les Wayana et Apalai vivant sur le fleuve Jari et ses affluents ont immigré vers le Surinam et surtout en Guyane française. Le village d’Antécume-Pata, par exemple, est le réceptacle par excellence de cette migration.
7Dans la littérature historique des voyageurs, des explorateurs, des chroniqueurs concernant les peuples de cette région guyanaise, le groupe wayana a longtemps été connu sous le nom de Roucouyen(ne)2, littéralement « peuple roucou ». Ce terme ne semble pas être une construction créée en wayana, car, dans cette langue, roucou (un colorant végétal, rouge3) est désigné par onot, et l’on pourrait s’attendre à onotoyana « le peuple roucou », faisant référence à leur corps peint jadis à l’aide du roucou. Les Wayampi (groupe tupi-guarani), par exemple, utilisaient le terme uruku pour désigner leurs voisins, et en particulier les Wayana (Dominique Gallois, comm. pers.). Ainsi, roucou-yenne serait entendu comme « le peuple rouge/roucou ». Par ailleurs, l’étymologie du nom wayana n’est pas connue. La segmentation wa-yana n’apporte aucune signification car wa n’exprime aucune valeur sémantique. Le terme waja désigne un « morceau de fer obsolète » sur lequel on attache des hameçons pour pêcher des piraïs (piranhas). Par ailleurs, la forme non autonome waja existe dans des termes comme wajame « bas, de petite taille » (adj.) ou wajalikule « celui qui vit en forêt », alors que la forme pleine apparaît dans des mots qui désignent des animaux tels que wajanaimë « être aquatique ». On peut tenter de segmenter ce mot mais cela n’offre aucun apport à la compréhension symbolique du terme « wayana » : wajana-imë (wayana-AUG) « le monstre d’eau » (litt. « le grand wayana »). De toute façon, aucun de ces indices ne permet hélas une reconstruction de l’ethnonyme pour wayana. Quant à la littérature orale, elle témoigne que les ascendants de ce groupe étaient connus sous le nom de Panapapa, ceux qui portaient aux oreilles de gros plateaux en bois.
Un peu de leur histoire d’hier et d’aujourd’hui…
8Le groupe auquel on donne le nom de wayana rassemble divers sous-groupes, dont les Akalapai, Kukuyana, Opagwana/Opakwana, Pupuliyana, Umuluyana et Upului. En Guyane française, les Wayana reconnaissent fondamentalement la présence des Kukuyana et des Upului. Les premiers habitent essentiellement l’île Kulumuli ou Tuwëke, les seconds sont présents partout ailleurs sur le haut fleuve Maroni localement appelé Litani/Aletani, mais aussi sur le Paru d’Este (Brésil). Ces différents groupes furent pourtant dans un passé des ennemis (itëtë). Dans une perspective historique S. Dreyfus (1992 : 83) rappelle que les guerres amérindiennes « étaient liées aux croyances et aux conceptions de la personne humaine et du Soi », avec des raids pour la capture de prisonniers de guerre. Or, à l’époque des assauts, les survivants des groupes assaillis étaient souvent conduits à faire la paix ainsi qu’à établir des traités de paix (kule tïkai tot) avec le(s) société(s) « autre(s) » : les kalipono, par l’intermédaire des pawana. Ces pactes, qui consistaient, entre autres, à des relations de collaboration dans des attaques ultérieures contre des groupes adverses, incluaient également des accords d’alliance, ce qui garantissait la survie des rescapés du groupe agressé. Les groupes ont établi dans le passé des relations d’alliance, d’échange, de coopération visant surtout des assauts. Un groupe se constituait autour d’un chef de guerre, umïtïn qui était également le « fondateur du village ». Le rassemblement des sous-groupes se faisait surtout lorsque les groupes vivaient davantage à l’intérieur des terres, près des ruisseaux et non le long des grands fleuves comme aujourd’hui. Selon J. Chapuis et H. Rivière (2003 : 428), les groupes actuels « Apalai, Wayana, Tïlïyo et Akuliyo vont progressivement émerger de cette dynamique vers la fin du xixe ou début du xxe siècle ». Si on se réfère au passage du nomadisme à la sédentarisation, on peut effectivement considérer que, au tournant du xixe au xxe siècle, le mode de vie de différents groupes amazoniens de la région guyanaise – considérant ici l’espace géographiquement délimité entre le Brésil, la Guyane française et le Surinam –, connaît un bouleversement, surtout en ce qui concerne les raids constants. Toutefois, les relations, toujours actuelles, constituent un vaste et complexe réseau de sociabilité (Barbosa, 2002, 2005 ; Gallois, 2003 ; Grupioni, 2002 ; Tassinari, 2003). Pour appréhender ce « réseau de relations », l’optique native des relations sociales, dont l’identification avec le territoire et la différenciation linguistique, doit être prise en considération.
Différenciation et identification
9Si le groupe wayana se distingue du groupe apalai, par exemple, la différence dite « ethnique », tout au moins du point de vue argumentatif, n’est pas un caractère fondamental de la différenciation. D’ailleurs, ces deux groupes partagent leur cosmologie et leur savoir-faire. Il existe des traits caractéristiques d’un savoir-faire intrinsèque à l’un ou à l’autre des groupes, même si la connaissance reste du partage collectif. Par exemple, les « prières de guérison » (ëlemi) sont exécutées par des Apalai et par des Wayana : tous les reconnaissent comme un domaine de connaissances inhérentes aux premiers. La question que l’on se pose est : quel serait le critère de classement qui permettrait aux Wayana de ranger certains groupes parmi eux, comme les Upului, et d’en séparer d’autres, tels les Apalai ? Pour mieux cerner cette question, prenons d’abord les relations d’alliance, pour voir ensuite d’autres critères de classification. Les relations par intermariage ne semblent pas entrer dans leur critère d’organisation, étant donné que l’intermariage comme le partage d’un même espace social ne mène pas à la conception d’une fusion ethnique : un individu dit kukuyana épousant une personne upului sont, tous deux, identifiés comme des Wayana. Mais lorsqu’un Upului (wayana) épouse un Makapai (apalai), le premier reste wayana et le second apalai, gardant chacun son identité ethnique. Cette situation montre clairement que ce n’est pas au niveau des relations d’alliance entre groupes distincts que le concept de « groupe » est généré. Le concept de groupe est en rapport direct avec le politique (Barth, 1988). D’ailleurs, les Wayana et les Apalai se côtoient au moins depuis 150 ans (Hurault, 1968, Gallois, 1986) par l’intermariage ainsi que par la répartition de l’espace social et se considèrent comme « famille » (wekï). Pourquoi, encore aujourd’hui, la différenciation entre eux est-elle un usage de rigueur ? Divers traits distinctifs entrent en jeu, dont celui du territoire d’origine de leurs ancêtres et de la langue.
Le territoire d’origine
10Les sous-groupes akalapai ou alakapai (en Brésil), kukui, kumakai, kukuyana, owauyana pupuliyana, umuluyana, upului et wïwïpsik, se reconnaissent comme appartenant au groupe wayana. Pourtant, dans leur discours en langue vernaculaire, ce qui ressort est le nom du territoire, notamment, le nom du fleuve avec lequel ils identifient leur tamu (« grand-père, ancêtre, chef »). D’ailleurs, un Wayana décline son identité en énonçant le nom du fleuve où il est né, ou d’où ses ascendants (tamutom) sont originaires :
(1) Jalï-kwau j-ekakta
Jali-loc4 1U-naître.acc
« Je suis né au Jari. »
11Le simple fait d’énoncer le nom du fleuve Jari renvoie à une connaissance collective qui est celle de « la région occupée jadis par les Upului ». Ci-dessus, l’énonciateur Mimi Siku est en effet un Upului du fleuve Jari.
12L’identification du lieu d’origine peut être exprimée par la structure « X est avec le lieu Y », caractérisée par le marqueur de possessif (tï- « propre ») qui renvoie à une relation réflexive : « X est avec son propre lieu Y ». L’énoncé ci-dessous est l’expression même de la relation d’identification que l’individu entretient avec son fleuve :
(2) tï-tuna-ke-m w-a-i
3refl-fleuve-instr-epist IU-être-i
(litt. « (mon) propre fleuve avec non visible, je suis. »)
« Je suis de ce fleuve. »
13Pour ne référer qu’à cette région orientale des Guyanes, le concept de groupe semble être lié à la notion d’appartenance à une même classe d’individus, en l’occurrence à celle qui reconnaît parler un même code linguistique et des propriétés intrinsèques d’un domaine de connaissances particulier. La relation de l’individu avec l’espace est un autre critère d’identification, comme on l’illustre ci-dessous.
14Sur le plan ethnologique, ces constructions révèlent que l’essentiel pour ces groupes est l’« identification avec l’endroit d’origine » (Grupioni, 2002). Pour les Tiliyo, M. Grupioni (2002) attribue à Talëno l’autodénomination des groupes de la classe tiliyo. En wayana, c’est le déictique spatial talon « d’ici » ainsi que la construction marquée par le pluriel talonkom « ceux qui habitent ici » qui renvoient à l’identification du lieu. Ces constructions déictiques réfèrent à l’identification de X avec le lieu (3 a), lieu où « X est né et y vit », alors que l’absence d’indicateur d’origine (talë « ici ») renvoie à une « attribution du lieu (3 b), lieu où X vit, sans y être né ». La construction pluralisée talonkom désigne « ceux d’ici ».
(3) a. talo-n w-a-i (X s’identifie avec le lieu Y)
ici-de 1U-être-i
« Je suis d’ici. »
b. talë w-a-i (X s’attribue le lieu Y)
ici 1U-être-i
« Je suis ici. »
15La question de la référence spatiale est ancrée dans leur identification et traduite en langue par les déictiques spatiaux. Les déictiques hei et mëje désignent « là-bas » et se distinguent par leur point de référence : le premier renvoie à un « là-bas » proximal et connu de l’énonciateur, le second réfère à un « là-bas » distal et non connu par rapport à l’énonciateur. Dans (4), avec heijelon « là-bas », l’énonciateur informe qu’il s’identifie avec la contrée, voire le fleuve sur lequel il se trouve, mais il ne s’identifie pas avec le lieu/village où il est au moment de l’énonciation :
(4) heijelo-n w-a-i (X s’identifie avec la contrée Y)
là-bas-de 1U-être-i
« Je suis d’ici. »
16Avec mëje, l’énonciateur se réfère à un lieu, en l’occurrence à un fleuve loin de l’endroit où il se trouve. Cet endroit est néanmoins identifié à un espace territorial d’un groupe :
(5) apalai-tom kaimota-tpë mëje-n-kom lë let, maikulu-kwa-lï-tom ka-i, (…)
Apalai-pl tuer-part là-bas-loc-pl méd maikuru-loc-inal-pl dire-i
« On raconte que les Apalai étaient tués là-bas chez eux, sur le fleuve Maicuru. »
17Le (la) fleuve/région occupé(e) par un peuple donné est énoncé dans un prédicat nominal où le nom du fleuve est suivi du nom du sous-groupe :
(6) a. jalï-kwau upului-tom
Jari-loc upului-pl
« Les Upuluis sont sur le Jari5. »
b. siktale-kwau alakapai-tom
Citare-loc alakapai-pl
« Les Alakapais sont sur le Citare. »
18L’identification de l’individu est sa territorialité, comme en a largement disserté M. Grupioni (2002) sur la situation concernant les sous-groupes qui forment les Tiliyo, tenant compte du contexte historique (migration, conflits entre groupes, réseaux d’échange) ainsi que la réalité contemporaine. Ce qu’elle rapporte sur ce groupe peut être lu comme l’histoire commune des divers autres groupes de la région, dont les Apalai et les Wayana. Pour les Tiliyo, Carlin (2004 : 18) rapporte un dialogue qui montre bien les enjeux qui sont derrière l’expression linguistique pour décliner l’identification. L’individu s’identifie au lieu de naissance en disant tarëno wï « je suis d’ici » et spécifie l’identification de sous-groupes de ses parents.
(7) a. akï-jana ëmë
groupe/famille-gens toi6
« À quel “groupe” appartiens-tu ? »
b. tarëno wï, pahko pïropï, manko okomojana
Tarëno je-suis 1 pos.père pïropï 1pos.mère okomoyana
« Je suis d’ici/Talëno, mon père est Pïropï et ma mère Okomoyana. »
19En wayana, la question ënïk jana man ? (qui/groupe/2sg) renvoie au groupe « de quel groupe es-tu ? », alors que pour indiquer le territoire d’origine, c’est l’adverbe de lieu tëjen/tëjelon « d’où » qui est employé : tëjelon man « d’où viens-tu ? ».
Exogamie linguistique et différenciation
20Comment appréhender le critère employé pour rassembler des sous-groupes et former un « groupe » ? Pour ce qui est des Apalai, Tiliyo et Wayana, la langue est l’un des critères le plus fondé. Ces Caribes contemporains reconnaissent les langues apalai, tiliyo et wayana comme des systèmes linguistiques qui les singularisent ; ces langues présentent des caractéristiques (accents, variétés dialectales) permettant de distinguer à l’intérieur de chacune plusieurs sous-groupes et, raconter des histoires, manières de manger, de s’embellir sont des aspects qui permettent la différenciation entre les groupes. Cette différenciation est encore aujourd’hui potentielle chez les Tiliyo (Grupioni, 2002). Dans une perspective bien différente de la réalité linguistique des langues tukanos du haut Rio Negro (Brésil/Colombie, Gomezimbert, 1996, 1999 ; Jackson, 1974), ces groupes caribes nous font entendre qu’il a existé et qu’il existe encore aujourd’hui, dans une échelle peut-être moins dense qu’autrefois, de l’exogamie linguistique, où « un individu prend pour épouse une femme qui présente une différence linguistique avec lui. Au niveau individuel, ce rôle fait que toute personne est astreinte à parler sa langue paternelle comme le moyen socialement établi de décliner son identité… ». Un léger accent qui particularise un sous-groupe est suffisant pour qu’il soit perçu comme différenciateur de groupe. Cette situation est clairement décrite chez les Tiliyo, où M. Grupioni (2002) révèle l’existence de telles pratiques comme condition sine qua non dans les relations d’alliance, au sein des sous-groupes qui composent la classe Tiliyo. Bien qu’aujourd’hui les différences linguistiques soient très souvent mineures, bien que subtiles (comme les accents par exemple), l’exogamie linguistique entre ces sous-groupes est toujours en pratique (Fajardo, comm. pers.). Par ailleurs, certains témoignages apalai, par exemple, évoquent les mêmes pratiques lorsqu’ils habitaient sur le Maicuru et Curua (des affluents de l’Amazone), ils prenaient pour épouse des femmes qui avaient un accent différent du leur. Ces mêmes témoins ne disent rien sur la langue d’identification de l’enfant issu de ces mariages. On peut néanmoins présumer que « l’identification ethnique contemporaine basée sur la filiation paternelle » provient d’une « règle conduite dans le passé » : l’enfant s’identifie comme appartenant à un groupe selon sa langue paternelle. Situation semblable dans la région du haut Rio Negro (Gomez-Imbert 1996, 1999 ; Jackson 1974) qui peut être illustrée par des faits actuels. Un enfant issu d’un mariage mixte entre Apalai et Wayana tient son identification ethnique par la filiation paternelle ou par la filiation de celui qui l’élève7, ayant la langue du père, ou la langue de celui qui l’élève, comme « langue d’identification » ainsi que celle de son identification d’appartenance à un groupe. E. Gomez-Imbert (1999) signale que :
« L’intérêt de la situation tient au rôle accordé à la langue paternelle en tant qu’identificateur de la catégorie sociale des parents, c’est-à-dire des individus liés par une filiation patrilinéaire commune, face à celle des alliés, réels ou potentiels, identifiés à leur tour par une filiation patrilinéaire et une langue paternelle différentes. »
21L’exogamie linguistique chez les Wayana n’est pas au même titre que celle des groupes tukano, cependant, un individu issu d’un mariage mixte a la langue paternelle comme document d’identité. La pratique reconnue par la communauté tiliyo et les témoignages apalai renforcent l’hypothèse que les Wayana ont connu une telle situation dans un passé, peut-être pas si lointain. D’ailleurs, Gomez-Imbert (ibid.) souligne que :
« Au niveau collectif, chaque unité exogame doit avoir un parler suffisamment différent des autres pour se conformer à la vision idéale de correspondance parfaite entre groupe patrilinéaire et groupe linguistique ; mais les relations d’exogamie préférentielle établies couramment entre deux groupes aboutissent à la longue à une proximité de leur parler, gênant d’un point de vue identitaire ».
22Chez les Wayana, on observe que le parler des différents sous-groupes présente aujourd’hui une proximité linguistique importante, ce qui rend la différenciation raffinée, comme un accent ou une palatalisation. Cependant, la distinction est bien identifiée lorsqu’il s’agit des groupes « Autres » avec qui des alliances sont établies par l’intermariage, comme entre un individu wayana et un Apalai ou encore un Émerillon. Si la dynamique sociale et politique menée par les relations de guerre dans le passé a fortement modifié le socius – au sens de la sociabilité – des Amérindiens de la région, leurs descendants reproduisent actuellement un réseau de sociabilité qui continue, à un certain niveau, à passer par des alliances avec l’Autre de langue distincte.
Les différences linguistiques effectives
23La question de l’exogamie linguistique ne semble pas affecter la réalité contemporaine des différents sous-groupes qui forment les Wayana. Ils reconnaissent partager une même langue, même si celle-ci présente des traits dialectaux soit par un choix lexical, soit par des traits phonétiques. Les plus marquants de ces derniers sont la palatalisation – de la fricative coronale/s/en contact avec la voyelle palatale/i/– qui caractérise les Upului du fleuve Jari (Jalï) et la nasalisation qui distingue les Umuluyana, originaires du fleuve Citaré (Siktale), affluent du moyen fleuve Paru d’Este (Brésil).
24Par ailleurs, les Apalai, les Tiliyo et les Wayana affirment être distincts linguistiquement, ce qui leur donne de l’assurance pour se différencier « ethniquement ». Du point de vue linguistique, on remarquera des points visiblement distincts, ce qui n’empêche pas l’observation des points clairement identiques, surtout au niveau lexical.
25Le tableau 14 offre un échantillon du stock lexical, présentant la même phonologie entre trois langues caribes :
26Les Apalai, par exemple disent ne pas comprendre le wayana car c’est une langue avec des mots longs (wajana omi man kupime). En fait, ils ne font pas référence aux mots, mais aux processus dérivationnels dans lesquels, les voyelles ou syllabes tombées dans l’usage d’un mot, réapparaissent lors de la dérivation, comme l’illustrent ces constructions en wayana. En (8 a), par exemple, le terme wapot, présentant une syllabe finale fermée, désigne « feu » Ce terme se réalisera wapoto, avec une syllabe finale ouverte, lors de l’association du privatif -mna dans un processus dérivationnel. À chaque processus dérivationnel, la voyelle finale effacée dans un emploi non dérivationel réapparaît. Ce phénomène morphophonologique renforce l’idée que le wayana est considéré comme une langue « longue » (kupime) et « difficile » (tupipophak).
(8) a. wapot feu > wapoto-mna sans feu
b. imnelum époux > imnelumïmna sans époux
c. eitop histoire > eitoponpë histoire ancienne
27En revanche, l’apalai maintient ses mots pleins, avec des syllabes finales ouvertes. Ce sont donc les Wayana qui pourraient dire que l’apalai a des mots trop longs, comme l’illustrent les exemples ci-dessous :
Apalai Wayana
(9) a. nono lo terre, sol
b. kana ka poisson (générique)
c. aixi asi piment
d. konoto kopë pluie
e. airiki kumu coumou (fruit)
28Les Wayana, pour leur part, disent que l’apalai n’est pas difficile, mais que c’est une autre langue, car les mots ne sont pas toujours les mêmes :
Apalai Wayana
(10) kaeno opalan avion
nohpo wëlïi femme
poeto mule enfant
tapïi pakolo habitation
wïi ulu manioc
29Et pourtant, une partie du stock lexical repose sur des distinctions uniquement phonétiques, comme la voyelle postérieure /o/ de l’apalai qui a la voyelle centrale /ë/ comme correspondant en wayana :
Apalai Wayana
(11) otï ëtï quoi, qu’est-ce que c’est
ïto ïtë aller
sisi sisi soleil
kasili kasili boisson fermentée à base de manioc
30Ces deux langues partagent néanmoins un nombre considérable de lexèmes, parfois les mêmes emprunts lexicaux, mais, pour leurs locuteurs, elles sont distinctes. On a observé que, dans différents cas, ces distinctions reposent sur la graphie. Les graphèmes r, x, o, y en apalai ont leur correspondant l, s, ë, ï en wayana respectivement, et les personnes scolarisées disent très souvent : « tu vois, c’est différent, on a s en wayana, et ils ont x en apalai ».
Apalai et Wayana
(12) kanawa canot
kasili boisson fermentée à base de manioc
sisi soleil
wewe arbre, bois
talala foudre
31La différence est cependant ressentie au niveau syntaxique. Si l’apalai ne peut exprimer un énoncé au présent que par le processuel (-nko), le wayana peut se servir du processuel (-pëk) ainsi que de l’événementiel (-ja, 14 b, 16 b). Ce dernier peut renvoyer à un présent (i) aussi bien qu’à un prospectif (ii) :
(13) tupito-po-na yto-nko ø-a-se (apalai)
abattis-loc-vers aller-prog 1U-être-se
« Je suis en train d’aller à l’abattis. »
(14) a. ïmë-po-na ïtë-pëk w-a-i (wayana)
abattis-loc-vers aller-prog 1U-être-i
« Je suis en train d’aller à l’abattis. »
b. ïmë-po-na w-ïtë-ja-i
abattis-loc-vers 1U-aller-eve-i
(i) « Je vais à l’abattis. »
(ii) « J’irai à l’abattis. »
32Dans un prédicat biactanciel (c’est-à-dire ayant un sujet et un objet), l’ordre des constituants dans ces deux langues n’est pas le même lorsque les actants sont représentés par des expressions lexicales. Dans ce cas, les éléments suivent la séquence OVS en apalai et SOV en wayana. Dans la relation prédicative wayana, marquée par l’aspect « processus », l’ordre des termes est altéré (16 b) :
(15) pakira otuh-nonko orutua (apalai)
pécari.p manger-progr homme.a (processus)
« L’homme est en train de manger du pécari. »
(16) a. eluwa pakila ë-ja-i (wayana)
homme.a pécari.p manger-eve-i (événement : habituel)
« L’homme mange du pécari. »
b. eluwa man pakila ë-pëk (processus)
homme.a exister pécari.p manger-progr
(litt. « homme exister pécari manger.sur [= mangeant]. »)
« L’homme est en train de manger du pécari. »
33Les données présentées ci-dessus suggèrent, à première vue, une parenté linguistique indiscutable entre ces langues caribes, aussi bien au niveau lexical qu’au niveau syntaxique. Parmi les nuances signalées, l’une d’entre elles semblerait fondamentale pour marquer une différenciation linguistique importante ; elle repose au niveau syntaxique, comme nous l’avons montré pour l’expression du présent (14-15). Ces deux langues connaissent, par ailleurs, une même particularité syntaxique : la relation prédicative indiquée par un processus est déployée par une prédication non verbale : les suffixes aspectuels à valeur de processus (-nko en apalai et pëk en wayana) déverbalisent le lexème verbal, ce qui amène la prédication à être marquée soit par la copule (pour les personnes du discours), soit par la particule d’existentiel (pour la 3e personne). Cette dernière n’est pas obligatoire dans ces langues, mais, lorsqu’en wayana, l’actant qui représente l’agent est indiqué nominalement, l’ordre des éléments est altéré SVO, comme montré dans (16 b).
Le point de vue des locuteurs
34Le point de vue du linguiste, surtout s’il est basé sur le stock lexical, ne correspond pas à l’avis des locuteurs caribes de ces langues, pour qui des distinctions phonétiques comme celles qui sont montrées ci-dessus sont suffisantes à la non-compréhension des langues, et, par conséquent, à la singularisation des langues. L’alternance dans l’ordre des constituants serait un argument de poids pour les locuteurs qui signalent la différence entre ces langues. Au sein d’une même langue, comme le wayana, la relation que les locuteurs dévoilent avoir avec la langue est surprenante. Quelques-unes de mes conversations informelles vécues sur le Maroni méritent d’être divulguées :
Les Wayana du Maroni se réfèrent aux Wayana du Paru (Brésil) comme des Apalai.
Je leur dis : mais ce sont des Wayana comme vous. C’est la même famille (ëmëlamkom katïp, ëwekïtom), et j’obtiens comme réponse : ce sont des Apalai parce qu’ils parlent différemment. Je poursuis, comment disent-ils « manioc doux », alors ? ; la réponse type est : ils disent « makasela » et nous « tapakula ». Je réplique : d’accord makasela n’est pas wayana, mais tout le monde l’emploie, c’est donc un mot d’une autre langue (tupi-guarani) qui est entré en wayana. Mais rien à faire, car : quelqu’un qui parle comme ça ne parle pas comme nous, disent-ils.
35Ce témoignage illustre l’importance donnée à des différences linguistiques minimes comme le choix lexical, qui, par ailleurs, est compris par tous, mais pas employé par tous. L’hétérogénéité semble être la manière de vivre de ces sociétés. C’est justement « être différent » le slogan de vivre en société. Lorsqu’on pousse un peu plus la discussion avec les informateurs sur ce qui caractérise les groupes, on s’aperçoit que d’autres critères entrent en jeu. L’un d’eux est le champ de connaissances des domaines particuliers, même si les différents groupes partagent cette connaissance. Or, leur témoignage montre que le savoir collectif est le résultat des réseaux de sociabilité. Ils peuvent toutefois identifier le détenteur de ce savoir : l’habileté musicale et la connaissance du domaine des « prières de guérison » (ëlemi) sont des attributs apalai, les poisons/onguents (hemït) Tiliyo sont redoutables dans toute la région guyanaise et la connaissance du chamanisme (pïjai) fait la réputation des sages wayana.
Polysémie du terme wayana et identification
36Le terme wayana est polysémique. Il peut désigner les Amérindiens en général, le groupe wayana (moderne), ainsi qu’un humain, personne ou individu. Chacune de ces acceptions sémantiques sera évoquée dans ce qui suit en relation avec la notion d’identification par la notion soit de « groupe », soit de traits communs (un même parler, une même façon d’être, etc.), soit encore par le fait d’être un humain par rapport à un non-humain. Notions d’identification (et de différenciation) qui sont variables selon la contextualisation et selon le côté duquel l’énonciateur se place, si on tient compte de l’indifférenciation entre humain et non-humain (Viveiros de Castro, 1996).
Wayana « nous les Amérindiens »
37Pour les Wayana, les groupes qui partageaient autrefois et partagent encore aujourd’hui un champ de connaissances (cosmologie, par exemple), un mode de vie et une langue commune sont conçus comme « similaires/ressemblants » Ce sont les Wajana-tom (wayana-pl.coll), c’est-à-dire les Amérindiens. Cette notion est liée avant tout à la langue et non à une considération sociale. Le terme wajanatom peut être considéré comme le terme catégoriel qui regroupe différents groupes (langues), et chacun d’eux, à leur tour, regroupe des sous-groupes (voire des variantes dialectales), repris dans le diagramme 1.
38L’organisation de ce classement est linguistique. Ce qui, effectivement, peut prêter à confusion, car les noms des sous-groupes – qui requièrent l’interprétation des variantes dialectales – nous conduisent facilement à une interprétation de rangement de groupes. Or, ce classement se base sur le parler qui différencie les groupes d’individus. Si on cherche à savoir ce qu’un Wayana a en tête lorsqu’il livre un tel classement, l’argument le plus récurrent est la distinction linguistique ou des traits physiques (avec un vocabulaire assez singulier) ou encore le territoire d’origine. Mais, sur ce dernier, il peut y avoir plus d’un groupe ! Syllogisme qui mène à la réflexion sur la vision interne de ces groupes par rapport à leur catégorisation sociale. Celle-ci ne semble pas passer par la linguistique, dans le sens de concevoir une répartition sociologique comme « une langue = une société ». En tout cas, dans le cadre du présent texte, nous nous restreignons strictement au niveau du classement et sous-classement linguistique.
39Cette catégorie Wajana-tom regroupe les Amérindiens, représentés par différents groupes. Ceux-ci sont représentés par des « groupes » d’une même famille linguistique (Apalai, Tiliyo, Wayana) ou non, comme la famille tupi-guarani (Wayampi, Émerillon ou Teko), la famille arawak (Palikur, Arawak), la famille ge (Cayapo, Chicrin), la famille pano (cachinawa, matses), etc. Pour paraphraser D. Gallois (2002) dans son texte sur l’ethnogenèse des Wayampi, ce regroupement des Amérindiens (Wajana-tom) dans la classe Wayana tïwëlën serait lié à « une sélection d’items culturels qui établissent un pont identitaire » entre les divers groupes tout en les rapprochant. Il en est de même pour les membres des groupes distincts. Par exemple, un wayana rassemblera dans la « catégorie wayana » leurs alliés, leurs voisins (caribes ou non) ainsi que d’autres groupes amérindiens dont la connaissance indirecte est faite par plusieurs moyens de communication visuelle (presse écrite, télévision, cinéma). Ensuite, il les classe en différents groupes. Pour un Wayana scolarisé, même s’il sait qu’il appartient à une famille linguistique caribe, appartenir ou non à cette famille n’a aucun sens pour eux. Le terme « caribe » renvoie à un concept non amérindien, donc lui, en tant que Wayana, ne se sent pas concerné par ça. L’organisation du système catégoriel se base sur d’autres critères dont le linguistique, puisque bien qu’il y ait une reconnaissance dans la similitude de mode de vie et dans la manière de percevoir le cosmos, la différenciation à l’intérieur d’une catégorie, d’une classe et d’une sous-classe serait basée sur la langue.
40Cette vision est aussi partagée par d’autres groupes amérindiens, comme les Wayampi (de la famille tupi-guarani), par exemple. Bien qu’ils perçoivent leurs voisins caribes comme des gens originaires de la putréfaction de l’anaconda (Gallois, ibid.), disant que les Apalai « sont des gens comme eux », leur langue et la particularité du cache-sexe frontal porté par les femmes apalai, sont des traits distinctifs dans la différenciation des groupes :
(17) Aparai é como a gente (janekwer) só que fala outra língua, e as mulheres usam tanga só na frente.
« Apalai est comme nous (janekwer), sauf qu’il parle une autre langue, et les femmes portent un pagne frontal. »
Sekin (Wayampi)
41Cette différenciation est déterminée par des groupes, dont les Wayana qui, par exemple, sont formés de plusieurs sous-groupes (alakapai, kukuyana, umuluyana12, etc.). Si on prend le discours émis par un Wayana, par exemple, prononcer le nom d’un de ces sous-groupes, c’est se rapporter à ses ancêtres (itamu-tom), à sa famille (wekï). Chaque groupe est donc formé des descendants (ekulunpï-tom) de ces divers sous-groupes, dont les relations internes sont un pas qui mène à la construction d’une identité « ethnique » déterminée. Construction « moderne » qui semble correspondre à une demande de classification requise selon le modèle du monde du nouvel Autre, c’est-à-dire des Européens (Grupioni, 2002 ; Gallois, 2003). La question que l’on se pose est de savoir quelle serait ou aurait été la manière native de catégoriser avant cette demande incessante de s’adapter à notre façon de classer les éléments. L’homogénéisation linguistique serait un facteur prépondérant de la constitution de la classe, ce que suggère la tradition orale qui sous-entend le paramètre « langue proche » comme un élément pertinent pour la cohabitation et pour les réseaux internes entre les groupes :
(18) Après avoir été attaqués, les survivants d’un village quittaient l’endroit où ils étaient et partaient à la recherche des villages, des gens des langues proches pour établir un contact, pour vivre avec l’Autre, pour ne plus s’entretuer.
Kapuku, Paru d’Este, 2002
42La configuration de la catégorie Wayana-tom présentée ci-dessus permet de montrer son organisation et sa composition linguistique en groupes et en sous-groupes. Le diagramme montre encore qu’un même sous-groupe peut appartenir à différents groupes. Le sous-groupe alamayana, par exemple, figure parmi le groupe tiliyo ainsi que parmi le groupe wayana, ce qui suggère que dans la région existe un vaste système de relations entre les sous-groupes (Fajardo, comm. pers.), car il a également entretenu des relations guerrières et d’alliance avec des Wayampi (Gallois, 1986).
43Pour revenir au diagramme 1, il permet d’illustrer que dans son usage externe au groupe, par des non-Amérindiens, le terme « Wayana » renvoie à une acception sémantique liée à celle de « groupe ». Alors que dans son usage interne, il référerait à un ensemble d’individus qui se reconnaîtraient, entre autres particularités, par l’identification avec un même domaine de connaissances – comme le chamanisme – ainsi que par le partage d’un même code linguistique. Se reconnaître en tant que Wayana est aussi parler une langue commune à des sous-classes distinctes par leur territorialité d’origine, mais qui se partagent un certain nombre de savoir-faire singuliers à une classe d’individus, nommée Wayana. Cette reconnaissance est d’ailleurs exprimée par l’énoncé « X parle wayana » :
(19) wajana omi-pëk w-a-i
wayana langue-loc 1U-être-i
(litt. « wayana langue sur je suis. »)
« Je parle wayana. »
Wayana exprimant des « traits communs »
44Chercher à appréhender sur quoi se baserait la notion de « groupe » ne semble pas être la meilleure des voies pour comprendre ces sociétés et leurs relations internes et externes. À vrai dire, le point de vue natif ne semble pas accorder de l’importance à cette notion essentielle pour les non-Amérindiens qui attendent par des « éléments culturels génériques des affirmations identitaires de ceux qu’ils identifient comme Indiens » (Gallois, 2002). Pour les Amérindiens, les relations villageoises, interpersonnelles et intercommunautaires ainsi que leurs relations avec leur territoire font partie de ce qui est fondamental. La notion « être X » n’est pas ce qu’il y a d’essentiel dans leur conception d’identité. Penser « être X » n’est pas un élément universel. C’est un lien spatial et temporel, vu que l’identification liée au territoire et à la langue est transmise de génération à génération par filiation paternelle (Grupioni, 2002). La notion « être X » qui est fondamentale dans la conception d’identité pour le non-Amérindien ne l’est pas nécessairement pour l’Amérindien.
45Décliner son identité dans le sens de « X être Wayana » n’est pas une attitude spontanée d’un Wayana. S’il le fait, c’est pour répondre à une demande des non-Amérindiens (comme des Français, Brésiliens et autres) pour qui décliner son identité « X être français/brésilien » est indispensable pour leurs relations sociales. Or, pour un Wayana, l’énoncé ci-dessous ne se reporte pas à « révéler son identité ethnique ». Cet énoncé renvoie à l’attribution de l’appartenance à une classe d’individus qui ont en commun un certain nombre de propriétés, comme le suggère l’interprétation littérale de (20) « X s’attribue des propriétés propres à la classe d’individus qui se reconnaissent comme appartenant à une classe Y ». L’énoncé ci-dessous devrait être interprété littéralement par « je suis un individu, une personne appartenant à la classe des individus qui se reconnaissent ainsi ».
(20) a. wajana w-a-i
wayana 1U-être-i
« Je suis wayana. »
b. wajana man
wayana exister
« (Il semble qu’) il est wayana. »
46Si un non-Amérindien parle couramment la langue du groupe, ou alors si cet individu apprend à faire des choses caractéristiques à ce groupe, comme des flèches ou de la vannerie, les Wayana énonceront « X être Wayana », dans le sens d’attribution à la classe des individus qui détiennent le savoir-faire des vanneries/des flèches, ou à la classe de tous ceux qui parlent la langue locale.
47La grammaticalité et l’acceptabilité sémantique des énoncés (20) sont présentes dans (21 b) où l’assertif le est de rigueur. L’interprétation de cet énoncé requiert une contextualisation. Par exemple, dans un groupe de personnes de diverses classes (wayana, tiliyo, émerillon), l’énonciateur repère quelqu’un qu’il ne connaît pas et demande à son interlocuteur (21 a) qu’il dise si « X est l’un d’entre eux ». Son interlocuteur énoncera (21 b) pour indiquer que l’individu X présente des mêmes attributs que lui : il parle la même langue, il habite la région des Wayana (dans l’un des trois pays où le groupe est situé), qu’il partage un certain nombre de connaissances communes à ce groupe. Avec l’emploi du marqueur épistémique hle, l’énonciateur informe qu’il appartient au premier groupe qui a occupé le territoire en question :
(21) a. ënïk man
qui 2e/3e personne inter
« qui es-tu ? (qui est-il/elle ?) »
b. wajana hle w-a-i
wayana epist 1U-être-i
« je suis un Wayana (d’ici). »
48Cette attribution des propriétés est présente dans des constructions marquées par la copule nominalisée, (ei-top//être-NSR//) dans le sens d’« étant », paraphrasée en anglais par state of being (Camargo, 2005). L’énoncé (22) indique que la personne dont on parle partage des traits communs propres à la classe du groupe wayana :
(22) wajana ei-top
wayana être-nsr
(lit. « étant wayana »
« Celui qui est un (/comme un) Wayana. »
49Par le procédé de commutation, on note que l’énoncé marqué par la nominalisation de la copule renvoie à des caractéristiques de X. (23 a) réfère à un individu – qui peut être très jeune, un pré-adolescent, par exemple – qui n’est pas encore dans la catégorie d’âge des hommes adultes, mais qui « fait/connaît des choses propres au domaine des X-hommes adultes (eluwa) ». En (23 b), c’est la comparaison de traits/connaissances d’un individu à l’autre : « X est reconnu pour faire/connaître des choses » comme la réputation du sage Kutaka est appréhendée :
(23) a. eluwa ei-top
homme être-nsr
« Celui qui est un (/comme un) homme adulte. »
b. kutaka ei-top
Kutaka être-nsr
« Celui qui est un (/comme) Kutaka. »
50L’emploi de la valeur d’état contingent (-me) montre qu’un individu qui n’appartient pas encore à la catégorie des Wayana peut en devenir membre à part entière. Cet énoncé peut faire référence à quelqu’un qui est en dehors du groupe (un non-Amérindien, par exemple) qui commence à apprendre soit la langue, soit à travailler comme eux. En (24 a) « X est en transition pour son appartenance à la classe des Y », alors qu’en (24 b), « X est un enfant (mule) qui détient un savoir-faire qu’il exprimera ou mettra en pratique lorsqu’il atteindra le statut des jeunes hommes initiés (imjata) » :
(24) a. wajana-me ei-top
wayana-cont être-nsr
« Il/elle devient/va devenir un individu du groupe wayana. »
b. imjata-me ei-top
jeune-homme-cont être-nsr
« Il fait/connaît des choses propres à un jeune-homme initié. »
51L’emploi de la postposition katïp « pareil, comme » permet à la personne d’énoncer que « X est comme l’un des membres de la classe wayana », propriété qui ne lui a pas été pour autant attribuée, comme en (25) :
(25) wajana katïp
wayana comme
« Il/elle est comme un Wayana. »
Wayana en tant qu’individu
52Le terme wayana désigne également un individu, une personne, comme l’illustrent les situations ci-dessous. Il peut également désigner « quelqu’un » :
(26) a. wajana-hpe kane
quelqu’un-avoir inter
« est-ce qu’il y a quelqu’un ? »
b. ïna wajana-hpe
oui wayana-disposer/avoir
« oui, il y en a. »
53L’association avec le privatif -nma > wajana-nma renvoie à la notion de « personne ». Il est fréquent de passer par un village abandonné ou lorsqu’un village est assez vide et l’énonciateur d’énoncer :
(27) wajana-nma
wayana-priv
« Il n’y a pas de Wayana. »
« Il n’y a personne. »
54Le terme wayana sert aussi à distinguer un être humain d’un être non humain. Si dans une situation, on compare un tapir à un individu, on énoncera (28), et le terme wayana référera au sens d’individu si on le reconnaît, mais s’il s’agit d’une personne méconnue, c’est le terme kalipono qui est employé :
(28) a. wayana, maipuli tapek
wayana tapir nég
« C’est un homme (être humain), ce n’est pas un tapir (reconnaissance de l’individu). »
b. kalipono, maipuli tapek
étranger tapir nég
« C’est un homme (être humain), ce n’est pas un tapir (non-reconnaissance de l’individu). »
55Ces exemples montrent que le terme wayana renvoie à des identités diverses et mettent à mal l’idée selon laquelle le groupe, lui-même, l’interprèterait comme étant une identification ethnique. Cette interprétation reste, toutefois, valable pour le référent extérieur au monde wayana, comme c’est le cas en français et en portugais, par exemple, qui interprètent ce terme comme un groupe = une langue.
Les kalipono « Autre »
56Si le terme wayana renvoie à la notion de « similitude », le terme kalipono renvoie, dans son usage actuel, à la notion de la « différenciation », de l’altérité. C’est la personne Autre. Cette classe n’est pas en opposition directe à wayana, en formant une dichotomie du type « Autre » x « Soi ». Kalipono couvre certains Amérindiens (Tiliyo, Akuliyo, Waiwai), mais surtout les non-Amérindiens (Kalaiwa, Palasisi, Holante, Noirs Marrons), comme l’illustre l’énoncé ci-dessous :
(29) Kalaiwa, Palasisi, Holante, Meikolo, Juka, Tïlïjo, Akulijo, Waiwai, ëhmelë kalipono-tom
Brésilien Français Hollandais Noirs Marrons Ndyuka Tiliyo Akuliyo Waiwai tous kalipono-pl
« Des Brésiliens, des Français, des Néerlandais, des Noirs Marrons, des Ndyuka, des Tiliyo, des Akuliyo, des Waiwai, tous sont des kalipono. »
57Les données dont on dispose permettent d’élaborer le diagramme ci-dessous comme un essai. Dans un passé récent pas trop distant, la catégorie kalipono regroupait des sous-classes, composées par des « classes d’individus » vivant dans les profondeurs de la forêt (Itu akï, litt. « chenille de la forêt »), par les Noirs Marrons (Meikolo) et par les Blancs (Palasisi et Kalaiwa). On remarque que les Cayapo, considérés comme l’un des sous-groupes de la classe Wayana tïwëlën ou Wajana hapon kom (litt. « espèce de Wayana ») dans la catégorie Wajana-tom (Amérindien), se trouvent aussi, dans la catégorie kalipono, parmi la classe des individus de la forêt (Itu akï) :
58Kalipono désigne donc la « personne Autre par rapport à soi ». Ainsi, dans un village wayana, lorsqu’il y a des Wayana venant d’un autre village, on dira qu’il y a des kalipono.
(30) ïwu lëken wai kalipono apotoma-ne-me
moi assertif 1U-être-i gens aider-nom.d’ag-cont
« Il n’y a que moi qui essaie d’aider les gens. »
Les Itu akï
59Parmi les Itu akï se trouvent des Amérindiens (les Wayana), soit de contact difficile (la colonne de gauche), soit de contact plus éloigné, voire incertain (la colonne de droite)15. Ce sont ceux qui ne sont pas de la famille (wekï tapek).
60Les Jowïwi, par exemple, sont considérés comme des « méchants » nomades, des gens qui terrorisent les autres groupes, comme le témoigne Ina de Kodololo (2001). Au village d’Elahé, il existe deux Itu akï, c’est-à-dire des Wajalikule ou Akulijo qui, capturés en amont du Marowini quand ils étaient enfants (l’un était bébé, l’autre était adolescent), ont été élevés par des Tiliyo du Surinam.
61Les Wayampi et les Wayana ont connu des relations guerrières, des rapts de femmes et d’enfants, mais aussi des relations d’intermariage. Malgré le contact séculaire qui les unit, on réfère aux premiers avec le terme « Itu akï ». Bien que le groupe wayampi tout comme les Wayana sont des Amérindiens, appartenant – selon le contexte – à la même catégorie, les seconds considèrent les premiers comme des itëtë « ennemis ». Cet exemple illustre la capacité d’un (sous-)groupe de passer d’une catégorie à l’autre. Mobilité qui dépend de la situation en référence. Les Kali’na (Taila), qui sont des caribes et appartiennent à la catégorie des Amérindiens (Wajana-tom), peuvent être vus, selon la situation référentielle, comme ceux qui changent de catégorie, par là leur relation avec les biens matériels, comme la voiture. Les Wayana transfèrent les Kali’na de la catégorie Wayana à la catégorie kalipono, en signalant qu’ils ont une attitude de Palasisi :
(31) taila man palasisi-me t-ëtï-he
Kali’na exister Autre-cont 3cof-devenir-he
(lit. « kali’na existe un Autre en transition qu’il devient)
« Les Kali’na deviennent des Français. »
62Bien qu’il y ait des intermariages entre groupes caribes (« Wayana x Tiliyo », plus récemment « Wayana X Kali’na (Taila) ») ou entre groupes différents (« Wayana x Émerillon (Melejo) »), cette relation reste perçue comme potentiellement « redoutable ». Alors que les Wayampi, les Kali’na, les Tiliyo et les Émerillon ont tissé, historiquement ou dans la vie moderne, avec les Wayana des réseaux de sociabilité, ces derniers réfèrent encore aujourd’hui aux premiers comme des « méchants » ëilan en accentuant leur appartenance à la catégorie des kalipono :
(32) tïlïo kalipono lëken, ëilan
Tiliyo étranger ass méchant
« Le Tiliyo est un “Autre” » (il a la propriété intrinsèque d’être méchant).
Les Meikolo
63Pourrait-on parler d’une catégorie Meikolo chez les Wayana ? Peut-être pas. Les Noirs Marrons, appelés également Taliliman (c’est-à-dire, les Noirs), sont des kalipono, mais quel type d’« Autres » sont-ils ? Depuis le marronage, les Noirs Marrons et ces Amérindiens guyanais sont en contact dans un premier temps par le conflit, ensuite par des réseaux d’échange et aujourd’hui par un réseau de sociabilité. Comment classer les Noirs Marrons, par la couleur de peau ? En tout cas, ils ne sont pas des Blancs. Pourrait-on les classer par leur langue, par leur appréhension du cosmos ou leur culture matérielle (adaptée pour la plupart à partir de celle développée par les Amérindiens) ? Non plus.
64Ils ne sont pas vraiment comme les Amérindiens. Cette classe est donc fluctuante. Ils peuvent être rangés parmi les Itu akï, pour être (selon la connaissance des Wayana par rapport aux origines des Noirs Marrons) des individus de la forêt qui font l’abattis, la pêche comme les Amérindiens. Mais, ils peuvent aussi être vus comme l’Autre, distinct des Itu akï et des Blancs. Le diagramme 3 est une hypothèse de classification, due à la fluctuation de ce « groupe » qui « n’est pas « ça », mais ce n’est pas « autre » chose non plus » :
65Selon certains informateurs les Aluku sont des Meikolo qui sont des Taliliman « homme noir ». D’autres disent que Meikolo sont tous les Taliliman (Aluku, Ndyuka, etc.). Cependant, les Wayana, qui continuent à les voir comme des individus potentiellement dangereux, parlent leur langue très souvent couramment. La réciproque n’est pas tout à fait vraie, même si dans le réseau du commerce et du travail dans l’orpaillage, un certain nombre d’Aluku peuvent communiquer en wayana. Le contact linguistique entre ces deux groupes est quotidien : les Wayana descendent sur Maripasoula pour traiter des affaires sociales, sanitaires et commerciales et les Aluku montent le haut Maroni, visitant les différents villages wayana, pour la vente d’objets divers. Situation où la langue de contact, en territoire wayana, est toujours l’aluku.
Les kalipono
66Le terme kalipono désigne l’Autre, évoquant la différenciation soit entre classes (si on en réfère aux classes de la catégorie des Amérindiens), soit entre catégories (amérindienne [Wajana-tom] X non amérindienne [kalipono-tom]).
67Dans la catégorie des Amérindiens, les Wayana et les Wayampi, par exemple, se réfèrent l’un à l’autre avec précaution. Les premiers évoquent le pouvoir chamanique des seconds, ne pouvant pas contrôler les effets menaçants de leur chamanisme. Ils déclarent avoir pourtant essayé de tuer les Wayampi dans le passé, mais ces « ennemis-là » (kalipono) pouss(ai)ent comme des fourmis : « plus tu en tues, plus il y en a » (litt. « tu tues et il y en a encore »).
(33) Mëphak katïp wajapi-tom uhpak aptau malonme tuhmoi tot
Fourmi comme wayampi-pl jadis temps alors frapper pl
talala-ke sikëpuli-ja
tonnerre-instr Sikëpuli-à
« Jadis, les Wayampi étaient comme des fourmis, le Sikëpuli les frappait avec les grandes massues (mais il y en avait toujours). »
68Une autre classe, rangée parmi les kalipono, est désignée par des termes qui renvoient à une même classe d’individus dont la référence est l’Européen. À côté des termes Kalaiwa et Palasisi, les Wayana de la Guyane française emploient aussi le terme Holante pour se référer aux Néerlandais du Surinam. Ceux-ci sont perçus comme des méchants guerriers qui caractérisent les membres de la catégorie kalipono :
(34) tunaton mëlë-kuau palasisi-mna kalipono-nma kalaiwa-mna ëhmelë
Amazone lá-loc palasisi-priv Autro-priv kalaiwa-priv tout
kalaiwa-nma
kalaiwa-priv
apalai tamu lëken wajana tamu lëken
apalai ancêtre ass wayana ancêtre ass
eukutpë
région
mëlë kalipono euku-me t-ëw-ëtï-he
celui-ci Autre région-cont 3-ëw-rester-he
« Là-bas sur l’Amazone, il n’y avait ni Palasisi, ni Kalaiwa, pas un seul Kalaiwa. Il n’y avait que des ancêtres apalai et wayana, dans cette région-là. Ces Autres(-là, les Européens) restaient dans leur région. »
Kutaka, 2004
69L’emploi contemporain du terme kalipono est très souvent lié à ces nouveaux ennemis, soit en référence à la langue (35)16, soit à leur présence sur le territoire amérindien (36), soit encore en ville (37) :
70Parler une langue non amérindienne, c’est parler la langue des kalipono :
(35) kalipono omi walë-la w-a-i
kalipono langue connaissance-neg 1U-être-i
« Je ne connais pas la langue des Kalipono (c’est-à-dire, le portugais, le français, etc.) »
(36) Kalipono pata n-ïtëm, Funai pata lëken
kalipono localité 3U-aller.acc Funai localité ass
« Il est allé chez les Kalipono, à la Funai. »
(37) a. Kutaka më n-të-ja kalipono-htak
Kutaka më 3U-aller-eve kalipono-vers
« Kutaka, lui, il va en ville. »
b. akëlephak w-a-i, kalipono-tak w-ïtë-imë-ja-i
loin 1U-être-i kalipono-vers 1U-aller-repet-eve-i
(loin je suis, vers les kalipono je reviens)
« Je vis loin, je rentre chez moi. »
71Nous avons vu plus haut qu’une construction d’identification ethnique « X est français » par exemple, n’est pas perçue du point de vue cognitif de façon universelle. La structure wayana « être X » est grammaticale, mais elle n’exprime pas « être wayana ». Cette interprétation est de l’ordre de l’innovation en wayana, due, probablement au contact avec des langues comme le français et le portugais où cette expression révèle l’identification de l’individu. En wayana, cette structure renvoie à une attribution à une classe d’individus caractérisés pour leur « habilité d’exécuter, de réaliser Y ». Le contact centenaire avec des sociétés occidentales a permis aux Wayana de comprendre que « être X » est une façon d’indiquer l’appartenance à une classe non pour ses qualités, mais en tant qu’identification. Bien que les Wayana ne fassent pas réellement la différence entre « être français », « être suisse » et « être brésilien », ils (pour ne restreindre qu’à ce groupe amérindien) savent que la classe de kaliponos (les « Autres ») catégorise ainsi les individus. Dans l’exemple ci-dessous, par exemple Sapatolï qui vit au Brésil enregistre un message pour son frère qui vit en Guyane. Il me le présente et dit que sa tasi « épouse potentielle » ou « sœur aînée » (moi en l’occurrence) est palasisi, alors que Daniel (Schœpf, un anthropologue), lui est suisse. Dans son énoncé, la propriété intrinsèque de « X être » est révélée par l’opérateur de négation tapek à valeur d’état permanent (Camargo, 2003) :
(38) Tasi palasisi, Daniel palasisi tapek, suwisu lëken
« L’épouse potentielle est palasisi, Daniel n’est pas palasisi, il est suisse. »
Sapatolï, 2002
72Si l’enregistrement s’adressait à un Wayana qui était au Brésil, Sapatolï dirait vraisemblablement tasi kalaiwa, Daniel kalaiwa tapek, suwisu lëken. Or, les Wayana dénomment Kalaiwa et Palasisi les Européens et leurs descendants. Le terme « kalaiwa < kara’iua », d’origine tupi-guarani, désigne l’« homme blanc », le « chrétien » en opposition à « Indien » (Cunha, 1978). Il réfère aux Autres non amérindiens dont le contact a été établi par le Sud (Grupioni, 2002), c’est-à-dire, autrefois les Portugais et aujourd’hui les Brésiliens. Le second terme infère les Autres du Nord (Grupioni, 2002), les Français avec qui ces Amérindiens sont en contact dès le début du xviiie siècle (Hurault, 1968 : 1). Dans les deux cas, ces non-Amérindiens rentrent dans la classe de l’altérité, désignée par kalipono17, qui sémantiquement est liée à la notion d’ennemi guerrier ». Si kalipono est la classe de l’« Alter », quelle serait alors la classe de l’« Identité » ? Au long du présent texte, nous avons montré que ces catégories ne sont pas tranchées. Elles présentent une forme fixe, figée, représentée par un « Autre » et par un « Soi », comme nous le suggèrent nos repères culturels. La fluidité des éléments/sous-groupes de passer d’une classe ou même d’une catégorie à l’autre est un trait déterminant dans les relations de sociabilité entre ces groupes guyanais. On devrait cependant se poser la question de savoir si on peut parler de critère d’organisation des groupes tout simplement, car la notion d’ethnicité n’est pas primordiale pour les Wayana. La notion d’identification et d’attribution du lieu d’un côté et celle de identification et différenciation linguistiques de l’autre semblent primer.
Conclusion
73Au long de cette étude, on a tenu à faire la place à une optique native par des témoignages de Wayana en langue vernaculaire sur la conception qu’ils ont de leur identité et de leur différence. Des exemples fournis et des analyses qui en découlent, on retient que c’est nous – les non-Wayana – qui cherchons à parler d’une « culture wayana » ainsi que de décliner notre identité, alors qu’ils s’attachent à d’autres critères pour définir des cultures, ou de l’identification. Chacune des cultures locales, par exemple, est caractérisée par un savoir-faire, un accent, une manière de plaisanter qui lui est propre. Ce savoir-faire est partagé par la collectivité (avec toutes les classes et sous-classes confondues), mais chaque propriété particulière à une classe, comme le chamanisme wayana et les dons artistiques apalai (musique et danse), est dûment reconnue par un ensemble d’individus. Chacune de ces caractéristiques qui servent très souvent de taquineries entre un individu/groupe et l’autre, est un outil fondamental dans la teneur et dans la qualité de leurs relations sociales. Pour ces Amérindiens, ce qui compte est la différence qui se repose sur « être d’ici ou d’ailleurs », « parler comme ceci ou comme cela ». Conception native qui va à l’encontre de notre manière de les voir à travers notre raisonnement basé sur la notion d’un « être X » qui renvoie à une ethnie = une culture = une langue. Or, dire « être wayana » renvoie au modus vivendi, au savoir-faire et au socius partagés par un maillage de sous-classes qui se reconnaissent sous un même parler. Rappelons toutefois que les différences à l’intérieur de ce « même parler » sont essentielles dans la conception des relations sociales des individus qui partagent un même territoire. La construction « X wayana » se réfère à la fois à Soi qui renvoie à l’unité linguistique, donc à la classe, ainsi qu’à l’Autre qui, à son tour, renvoie à la différenciation linguistique, c’est-àdire, à la sous-classe. L’individu wayana porte ainsi la dualité entre le Soi par l’identification à la langue et au lieu ainsi que l’Autre par la différenciation de la langue et le lieu ; paramètres identitaire et différenciateur de l’individu wayana.
74Ainsi, l’emploi de kalipono et de wayana – signifiant « personne » – dépend du référent que le locuteur lui donne ; soit il l’assimile à Soi, et il emploie alors le terme « wayana », soit il l’assimile à l’Autre, et il emploie le terme kalipono.
75Les expressions linguistiques en wayana montrent bien qu’un individu ne décline pas son appartenance à « une ethnie ». Ce qui est fondamental pour eux, c’est leur lien avec le territoire de leurs ancêtres et celui qu’ils occupent actuellement ; l’élément mis en valeur est l’« être à tel lieu ». Ceci tend la perche aux nouvelles études ethnologiques sur la question de l’identité qui montrent que la frontière ethnique n’est pas synonyme d’une frontière sociale (Grupioni, 2002 ; Formoso, 2003 ; Gallois, 2005 ; Viveiros de Castro, 1996). D’ailleurs, E. Viveiros de Castro (1998 : 23) souligne judicieusement que :
« Les structures sociologiques vont aussi loin que les sociologies natives vont, et le dernier rassemble une myriade d’Autres, non humain aussi bien qu’humain, qui ne sont d’aucune manière ni dedans ni dehors. »
76ce qui décode la vision native de différents groupes pour qui la notion d’« ethnie » n’évoque rien. Différemment des Occidentaux, les groupes guyanais conçoivent les relations sociales bien au-delà des frontières ethniques ainsi que des frontières humaines. Les relations sociales entre humains et non-humains, par exemple, sont conçues comme une dynamique et partie intégrante de leur cosmos, n’ayant pas de frontière entre ces éléments. (Grupioni, 2002 ; Gallois, 1988 ; Viveiros De Castro, 1996). Pour les Wayana, par exemple, si on parle de frontière, elle requiert une notion basée sur le territoire (d’origine ou celui des ancêtres), d’une part, et sur la langue (ou variante) de l’autre. Notion qui ne présente aucun lien avec l’autoperpétuation biologique d’un groupe ou des champs de communication et interaction, comme a postulé Narrol dans sa définition d’ethnie18.
Notes de bas de page
1 Les coordinatrices de ce livre ainsi que des ami(e)s ethnologues ont participé activement à la discussion de ce texte, tout particulièrement l’anthropologue Denise Fajardo, avec qui le dialogue a été constant tout au long de la rédaction de ce travail. Qu’ils reçoivent ici tous mes vifs remerciements.
2 Nom associé au terme roucou, d’origine tupi-guarani, qui désigne l’arbre et le fruit roucou utilisé dans la peinture corporelle. De toute évidence, le dérivé -yenne se rapporte au terme yana qui signifie, dans différentes langues caribes, « gens, peuple », comme dans kaikuchi-yana (jaguar-peuple) « le peuple jaguar », kukui-yana (luciolepeuple) « le peuple luciole ».
3 Bixa orellana, colorant tiré des graines de cet arbuste bien connu en Amazonie et mélangé avec de l’huile de carapa (Carapa guianensis).
4 Pour les abréviations, voir le glossaire.
5 Bien qu’il n’y ait plus de groupe caribe dans ces contrées, les Wayana mentionnent cette région comme la leur ainsi que des Apalai (sur l’affluent du Jari, l’Ipitinga désigné par Tunaimë-kuau apalai-tom « les Apalai sont sur l’Ipitinga »).
6 Je prends la responsabilité de la segmentation et de la traduction juxtalinéaire fournie.
7 Dans ces sociétés caribes, il est d’usage que des grand-parents (en couple ou veufs) élèvent le premier enfant de leurs fils.
8 Tïwëlën signifie « autre, différent ».
9 Indiqué dans la littérature par Aramagoto. Je transcris ici les noms selon la phonologie de certaines langues caribes, comme le wayana et le tiriyo.
10 Les Pijanoi, en tiliyo (Grupioni, 2002), qui occupait les bas Amazones. Cité ainsi dans la littérature, mais sa transcription devrait avoir le phonème /j/ indiqué par la lettre y : piyanoi « le petit aigle ».
11 Souvent indiqué dans la littérature par Prouyana. En fait, ce terme dérive de pyrou + yana (flèche + gens).
12 Pour le Wayana, J. Chapuis et H.Rivère (2003) fournissent un inventaire exhaustif de ces sous-classes ; pour le Tiliyo, voir Grupioni (2002).
13 Il décrit comme des gens qui mangent tous types de fruits et tubercules. Classés parmi les Tïlïjo-hpa, ils présentent une sous-classe Akulijo-hpa où se trouvent les « gens de la forêt » (Itu akï). Parmi les Wayana du Maroni, deux Akuriyo, raptés quand ils étaient petits, sont mariés avec des Wayana.
14 Groupe nomade qui vit au Surinam.
15 L’expression ituta-lïh-tom réfère aux hommes (mâles) et aux animaux.
16 Simone Dreyfus (1992 : 92, note 5) rappelle l’existence d’« une sorte de pidgin utilisé comme langue de traite que les hommes utilisaient entre eux et sur le continent dans leurs relations avec les ethnies locales, ils s’identifiaient comme kalinago, se rapprochant ainsi de leurs alliés traditionnels karibophones, les Kali’ñas connus en Guyane française ». Des Wayana du Paru (Brésil) disent que tel « parler » est caractéristique du Maroni. Phénomène asserté par des jeunes Wayana du Maroni qui attribuent la connaissance et l’emploi de ce pidgin aux personnes agées, notamment aux hommes Wayana. À ce jour, aucune enquête n’a été réalisée auprès de cette population sur ce sujet.
17 D’où vient le terme kalipono ? Dans le dictionnaire caraïbe-français du Père R. Breton (1665) on trouve le cognat « callínago qui renvoie au véritable nom de nos Caraïbes insulaires : ces cannibales et anthropophages dont les Espagnols se plaignent tant, comme des personnes qu’ils n’ont pu dompter, et qui ont dévoré un si prodigieux nombre des leurs et de leurs alliées (à ce qu’ils disent en leurs livres) ». S. Dreyfus (1992 : 78) cite ce nom pour référer aux « insulaires arawakophones des Petites Antilles ». On pourrait, d’après le terme en wayana avancer une hypothèse sur l’étymologie de kalipono qui est parfois réalisé [kalipëno], ce qui permet de voir la marque -no de nom d’agent : kalipo-no (meurtrier-nom.AG) « celui qui a l’habilité de commettre des meurtres ». Le nom d’agent peut être indiqué par la forme réduite du lexème et qualifié par le participe passé -npë : kali-npë mëklë « il est un meurtre » (au singulier), kali-npë-tom « les meurtriers ». Cette étymologie suggère que l’altérité est liée à la guerre.
18 Le concept de « groupe ethnique », employé dans la littérature anthropologique, donné par Narrol (cité par Barth, 1988 : 27), aspirait à une définition du type-idéal : (a) elle se perpétue du point de vue biologique ; (b) partage des valeurs culturelles fondamentales, réalisées de façon unitaire selon des formes culturelles déterminées ; (c) constitue un champ de communication et d’interaction ; (d) dispose d’un ensemble qui s’identifie et qui sont identifiés par d’autres comme constituant une catégorie qui peut être distinguée d’autres catégories du même ordre.
Auteur
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