Les places de la langue dans la construction identitaire des Créoles de Guyane
p. 209-224
Texte intégral
Introduction
1Peu d’anthropologues se sont intéressés à la question de l’identité des Créoles guyanais. Citons les travaux de Marie-José Jolivet (en particulier 1982, 1986, 1997) et de Bernard Chérubini (1988) qui aborde lui aussi ce thème, limité toutefois à la ville de Cayenne. Le champ a ainsi été laissé libre aux chercheurs d’autres disciplines, lesquels n’ont traité cette question qu’en second lieu. Rappelons le géographe Jean-Marcel Hurault (1972), le philosophe Neuville Doriac (1986) et l’historien Serge Mam-Lam-Fouck (1992). Deux constats pourraient expliquer ce peu d’intérêt : d’une part, la majeure partie des études menées sur les groupes socioculturels vivant en Guyane concerne les populations longtemps considérées comme traditionnelles à savoir : les Amérindiens et les Noirs Marrons1 (ou Businenge). D’autre part, il apparaît que les Créoles antillais – Créoles de la Martinique et de la Guadeloupe, souvent appelés « Antillais » – ayant fait plus souvent l’objet d’études, tant par les chercheurs européens qu’antillais, un amalgame est fait entre la population créole des Antilles et celle de Guyane : les résultats obtenus pour la première sont très souvent considérés comme valables pour la seconde. De plus, les chercheurs sont influencés par le fait que les Créoles guyanais sont nombreux à avoir des ascendants antillais.
2Par ailleurs, la question de l’identité des Créoles guyanais est plus souvent évoquée à l’occasion d’études traitant essentiellement des relations inter-culturelles ou sous l’angle de la créolité et de l’assimilation (Actes du colloque L’identité guyanaise en question (1997). Ainsi, lors de ce colloque, J.-J. Chalifoux (1997 : 85-114) posait l’hypothèse qu’il existe en Guyane huit principales « entités ethnoculturelles » entretenant entre elles des rapports sociaux concrets. Selon son schéma les interactions entre ces groupes étaient donc au nombre de cinquante-six. L’auteur précisait que ce schéma interactif se complexifiait encore lorsqu’on y ajoutait les Amérindiens et les Noirs Marrons. L’identité d’un groupe devait alors être analysée en fonction de toutes ces interactions.
3Il faut néanmoins constater que ce colloque a marqué un intérêt certain pour les Créoles. Une large place leur a été accordée : sur neuf interventions, six les concernent directement. Les Actes de ce colloque montrent que le plus souvent, et sous couvert de disciplines diverses, la question de l’identité guyanaise est abordée sous l’angle de la créolité et de l’assimilation. Créolité, négritude, esclavage sont les thèmes favoris. La nécessité de construire une identité interculturelle en Guyane y est défendue par plusieurs auteurs.
4C’est sur la base de ces constats que j’ai choisi d’étudier les Créoles de Cayenne, la ville principale, car c’est là qu’ils demeurent le plus présents. Au début, j’ai concentré mon attention sur le quartier de Zéphir. Puis, j’ai eu la possibilité de pratiquer une recherche extensive sur l’ensemble de l’espace urbain cayennais. Ainsi, à partir d’une enquête effectuée dans le cadre de ma thèse (Hidair, 2003), j’ai mis en relief la manière dont les Créoles guyanais investissent différents champs sociaux pour asseoir leur position culturelle et sociale.
5Soulignons, qu’il existe plusieurs populations créoles sur le sol guyanais, il est donc nécessaire de préciser « Créoles guyanais ». Marie-José Jolivet (1997 : 816) rappelle que « d’une manière générale, ce terme qualifiait en fait la descendance locale d’une espèce importée : on parlait aussi de maïs créole ou de bétail créole. Appliqué aux êtres humains, le mot désignait donc une personne née sur place de parents immigrants et par là même distinguée aussi bien des autochtones que des nouveaux venus. Cette nuance est particulièrement importante pour la Guyane où les Créoles se distinguent toujours à la fois des Amérindiens et des immigrants ». Plus loin, l’auteur met encore l’accent sur le rapport initial de la créolisation à l’assimilation des grandes valeurs de l’Europe chrétienne, dans le cadre de la situation particulièrement coercitive de l’esclavage (op. cit. : 820-21). De fait, le terme de « Créoles » désigne aujourd’hui les descendants d’esclaves qui ont adopté les modèles occidentaux et exclut les descendants d’esclaves marrons qui, eux, ont rejeté ces modèles.
6L’auteur souligne aussi que l’assimilation à la culture française « a été très tôt le pivot de la construction identitaire » dans les colonies françaises d’Amérique. En mettant l’accent sur l’apprentissage des valeurs occidentales, les colons devaient faire passer les esclaves de l’état bossale, c’est-à-dire d’esclave nouveau, simple et quasi sauvage, récemment débarqué, à celui d’esclave « civilisé » (op. cit. : 821). Selon Marie-José Jolivet, à partir des années 1970, trois facteurs vont favoriser un renouveau identitaire. Tout d’abord, l’intensification des vagues de migrations – amorcées à partir du milieu des années 1960 – fait perdre aux Créoles leur place de groupe majoritaire. Le deuxième facteur est la remise en question, par les Créoles, de la politique d’assimilation de la culture française chrétienne alors que, jusque-là, ils s’y fondaient en rejetant l’ancêtre noir. La modification du rapport aux autres groupes, Amérindiens et Noirs Marrons en particulier, est le troisième facteur déclencheur de l’émergence de l’idéologie des racines. Les Amérindiens et les Noirs marrons deviennent les groupes de référence de cette idéologie et sont présentés comme « les authentiques Guyanais ». C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre leur volonté d’hégémonie socioculturelle et politique, laquelle répond à deux objectifs : la conservation du pouvoir et la survie du groupe. Les Créoles, se sentant menacés, se débattent pour exister. Ainsi, nous verrons que la langue devient un des outils soutenant cette volonté.
7Différentes méthodes m’ont permis de mener cette enquête. Tout d’abord, des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de cent-vingt personnes rencontrées dans le quartier de manière aléatoire au départ. Puis, au fur et à mesure des rencontres, ces personnes ont été distinguées en fonction de leur groupe socioculturel d’appartenance afin d’obtenir un éventail d’informateurs diversifié. Cet échantillon n’est pas représentatif de la population, mais cette technique m’assurait la rencontre d’individus aux cultures, genres, activités professionnelles, âges et niveaux d’éducation divers. Il faut souligner que la disponibilité des inactifs a influencé les analyses car, étant plus accessibles, ils ont été interrogés en plus forte proportion. En conséquence, cet échantillon ne rend pas compte de la réalité des catégories socioprofessionnelles présentes dans le quartier. Par ailleurs, classer les personnes par groupes socioculturels n’est pas aisé car ce sont des groupes assignés et, du fait des métissages, bon nombre de personnes ont de multiples appartenances. En conséquence, il y a intérêt à prendre en compte les ressemblances entre des communautés qui revendiquent leurs différences ou les dissemblances à l’intérieur de groupes qui prétendent se ressembler.
8La deuxième étape consistait à recueillir tout type d’information concernant les modes d’expression de l’identité des groupes au travers des médias locaux, des manifestations culturelles et de la littérature. Elle visait à approfondir la notion de domination créole et à relever les réactions des autres groupes face à cette volonté. À cette série d’entrevues s’est ajouté le recueil de documents anthropologiques concernant la Guyane et d’études relatives aux Créoles des Antilles, études qui m’ont servi de base comparative tout en tenant compte, dans l’analyse, des particularités guyanaises par rapport aux autres départements français d’Amérique (DFA). Ces recherches bibliographiques ont été complétées, en plus des études relevant d’autres disciplines, par d’autres types de sources comme les journaux, les romans et les discours politiques.
9La troisième étape visait à construire mes propres outils conceptuels et analytiques qui permettaient d’analyser par quel détour les Créoles trouvent dans la langue un ancrage pour leur identité. S’il y a bien dans la langue un signe de reconnaissance sociale entre individus d’un même groupe, il faut aussi saisir ce qu’il y a de constitutif dans le rapport de l’homme à sa langue. Ainsi, la langue, comme composante de l’identité, représente pour les Créoles bilingues une réalité multiforme tantôt honteuse, fière, ignorée, ennemie, tactique. Les réflexions posées dans la problématique permettront d’approfondir l’étude du lien entre langue et identité.
Problématique
10Les réalités du terrain font émerger le fait que la famille est au cœur de la vie des Créoles. La famille permet l’identification au groupe d’appartenance à partir de l’organisation familiale, de l’éducation des enfants et de la transmission des traditions culturelles. Elle sert de relais aux idéologies qui définissent la nature des contacts que les Créoles établissent avec les autres groupes. Ainsi, l’appel au réseau familial élargi favorise la réussite d’une famille puis, par extension, la position dominante du groupe culturel dans son ensemble. L’identité créole se construit en fonction des différents types de relations que les Créoles entretiennent, au sein de ces espaces de stratégie, avec tous les autres groupes culturels.
11La famille est un élément primordial à la transmission des normes et des valeurs qui permettent de contrôler certains sous-ensembles (ou champs) de l’espace social par l’intermédiaire des réseaux familiaux élargis. Le repli des Créoles sur ce réseau perpétue l’existence du groupe.
12Mes observations de la vie cayennaise font ressortir cinq « champs » – perméables – qui gravitent autour de la famille : l’espace urbain, les pratiques religieuses, les fêtes, l’école et la politique. La notion de « champs » est empruntée à Pierre Bourdieu (1987 : 124) qui les décrit comme…
« des espaces de jeu historiquement constitués avec leurs institutions spécifiques et leurs lois de fonctionnement propres. L’existence d’un champ spécialisé et relativement autonome est corrélative à l’existence d’enjeux et d’intérêts spécifiques : au travers des investissements inséparablement économiques et psychologiques qu’ils suscitent chez les agents dotés d’un certain habitus, le champ et ses enjeux (eux-mêmes produits comme tels par les rapports de force qui sont constitutifs du champ) produisent des investissements (de temps, d’argent, de travail, etc.) ».
13De plus, pour reprendre la terminologie de Jean-Jacques Chalifoux (1989), on peut définir deux idéologies principales : l’idéologie de l’assimilation de la culture française chrétienne et l’idéologie des racines ou quête de l’origine identitaire. Mon étude met en évidence que ces deux idéologies coexistent chez la majorité des Créoles qui utilisent l’une ou l’autre en fonction des intérêts du moment. Des Créoles adoptent des postures « radicales » que je désigne schématiquement comme « métro-affirmées » et « afro-militantes ». Les premières puisent dans l’idéologie de l’assimilation et les secondes dans l’idéologie des racines, mais il est important de souligner que ces Créoles « radicaux » sont minoritaires.
14Aussi une première interrogation émerge-t-elle : comment les Créoles jouent-ils de ces différentes idéologies pour maintenir leur pouvoir au sein des champs d’investissement identitaire ?
15Pour répondre à la question, j’ai étudié la volonté hégémonique des Créoles à travers les cinq principaux champs d’investissement identitaire et par construction identitaire il faut entendre ces jeux d’inclusion et d’exclusion des autres en fonction des situations et des intérêts. À ce propos, les travaux de Fredrick Barth ([1969] 1995) – qui a marqué un tournant décisif dans l’étude de l’ethnicité – montrent qu’un groupe ethnique se définit plus par son interaction avec un Autre significatif que par le contenu de sa culture. Ainsi, il m’est apparu indispensable de m’attacher au rôle de la frontière socioculturelle comme processus « continu d’expression de validation » (op. cit. : 15). Ainsi, aux côtés de la famille, les cinq champs sont indispensables à la perpétuation du groupe et la langue créole occupe une place dans chacun d’entre eux.
16Il faut préciser que seul le rôle de la langue dans la construction identitaire des Créoles bilingues (français-créole) nous intéresse ici. Ce rôle est présenté à travers les usages socialement acceptables (Bourdieu, 1982), la place en milieu scolaire, l’occupation de l’espace audiovisuel, les fêtes familiales et populaires, la pratique de la politique et le phénotype.
Langue et usages socialement acceptables
17Conformément à la construction identitaire créole guyanaise, la langue est tiraillée entre deux extrêmes : d’un côté, elle permet la revendication de l’appartenance au groupe et la contestation de l’assimilation française ; de l’autre, son emploi est fortement circonscrit. Autrement dit, il est indispensable de la maîtriser, mais il faut aussi savoir quand l’employer : la connaissance des usages est constitutive du marqueur identitaire.
18Parmi les personnes rencontrées, peu nombreuses sont celles qui ne pratiquent pas la langue créole : elle est sue, transmise et bien utile dans certaines circonstances. Cependant, dans la vie quotidienne, les Créoles pratiquent quasi exclusivement le français tout en faisant appel à quelques expressions créoles soigneusement placées dans une phrase et formulées en fonction de l’interlocuteur. En règle générale, la plupart des Créoles l’utilisent lors de rencontres amicales dans la rue, lors de fêtes familiales ou populaires, pour exprimer leur mécontentement (insultes, colère, etc.) et dans le domaine de l’humour (plaisanteries, ragots, etc.).
19En revanche, elle est peu employée lors des réunions formelles et l’utiliser avec des inconnus ou des personnes plus âgées serait discourtois. Lorsqu’il existe des différences d’âge, c’est le plus âgé qui donne l’autorisation de parler le créole en prenant l’initiative de prendre la parole dans cette langue. De plus, conformément aux règles de politesse en vigueur dans la communauté, un jeune homme qui courtiserait une jeune fille pour la première fois et ce, en créole, n’aurait aucune chance de réussite, il serait considéré comme un impoli et ferait preuve d’un manque de savoir-vivre. De même, dans une administration, s’exprimer en créole pour demander un renseignement n’est pas courant, l’interlocuteur passe pour un inculte ou un individu grossier (bien qu’il ait utilisé les formules de politesse). Certaines personnes, contraintes d’employer cette langue, sont reléguées au dernier échelon social.
20On observe des attitudes différentes parmi les créolophones et ce, indépendamment de leur milieu social d’appartenance : certains vont valoriser la langue, la revendiquer, d’autres sont fiers de la parler mais affirment ne pas savoir à quelles occasions l’utiliser. Cette hésitation montre l’embarras causé par son usage. Par ailleurs, des parents s’expriment en créole uniquement sous le coup de la colère, renforçant ainsi l’image négative de la langue qui est perçue comme agressive et insultante. D’autres encore ne sont pas favorables à son utilisation et l’interdisent aux enfants, tout en s’adressant à eux en créole. À ce propos, certains affirment : Mes parents m’ont dit que c’est mal élevé. De ce fait, ils pratiquent en l’absence des parents ou dans tout autre espace moins contrôlé. Par exemple, le relâchement redouble lors de la sortie des classes, surtout quand ils rentrent à pied, on observe qu’ils se parlent en créole sur le chemin du retour. Parfois, les parents adoptent des attitudes contradictoires face à la langue : l’un accepte qu’elle soit parlée, l’autre pas. Certains vont valoriser les deux langues, d’autres, plus rares, ne valorisent que le créole et, dans ce cas, mettent en évidence la « richesse » et la nécessité de maintenir le nombre de locuteurs. Voici quelques exemples, recueillis auprès d’enfants créolophones – à leur domicile ou à l’école – illustrant les diverses positions qui viennent d’être énoncées :
Mlle Gi., 11 ans, parle le créole en l’absence de sa mère, mais en présence de son père :
Je ne parle pas bien le créole. On m’a dit il ne faut pas parler. Ma sœur des fois elle parle le créole, mon frère aussi, elle m’embête en parlant le créole. C’est quand ma mère n’est pas là. […] Mon papa ne dit rien.
Mlle Lu., 9 ans, adopte le discours attendu par ses aînés en affirmant ne pas parler le créole, une langue qu’elle se représente comme discourtoise :
Je ne parle pas le créole. Je ne connais pas très bien le créole. Ma mère non plus, mon père non plus. Ils sont tous nés en Guyane et ne parlent pas le créole. [Je lui demande « Pourquoi ? » Elle répond :] Il ne faut pas parler le créole, c’est mal élevé.
Mlle Lo., 11 ans, parle le créole dont la pratique est interdite par sa mère, mais pas par son grand-père. De plus, le créole, mis en concurrence avec l’anglais, est vite devancé :
Je parle le créole […] Je préfère l’anglais parce qu’il faut parler beaucoup l’anglais parce que si tu veux faire hôtesse de l’air et qu’il y a des gens qui sont Anglais. […] Je parle créole avec ma maman, avec mon papy... non pas avec ma maman, elle ne veut pas que je parle le créole. Elle a dit que je vais défaire mes mots français. À l’école je parle le français.
Mlle Ju., 9 ans :
Je parle un peu le créole. J’aime parler le créole et le français. Je ne parle pas souvent le créole avec mes parents. Avec mon papa, quand il est fâché, il ne me parle qu’en créole. Des fois je le parle avec des copines.
M. Ké., 9 ans :
Je parle des fois le créole avec les copains de la classe. Le créole, c’est plus riche, plus vivant que le français.
M. Fe., 11 ans :
Je préfère le créole, ils ont dit notre race de Créoles a disparu normalement. Le maître avait dit aussi, si tu vois on fait des enfants, c’est plutôt le créole qu’il faut leur apprendre.
21Suivant le concept de diglossie, appliqué par les linguistes aux aires créolophones, la langue française est la langue haute, prenant « en charge les situations formelles », et le créole la langue basse, « reléguée au niveau des interactions quotidiennes non formalisées » (Bernabé, 1989 : 31). Mais, même avec un statut de « langue basse », le créole est nécessaire pour les contacts quotidiens et les revendications d’appartenance au groupe. La culture française de la métropole sert de modèle mais, pour la plupart des Créoles, il ne s’agit pas de parler le français sans savoir parler le créole. En effet, le risque encouru est la marginalisation dans le groupe des « métro-affirmés ».
22Afin de souligner la spécificité guyanaise, le linguiste Jean Bernabé (1989) propose d’utiliser l’expression « diglossie multipolaire », plutôt que « diglossie bipolaire » car, dans le même espace, plusieurs langues sont en jeu, le français et le créole ne sont pas les seules langues à s’affronter, elles sont entourées de toutes les autres communautés linguistiques (op. cit. : 32). Malgré cette diversité, malgré la francisation et l’apport des Créoles antillais, la langue créole guyanaise subsiste « dans des conditions telles qu’on ne saurait parler d’un recul du nombre de ses locuteurs » (op. cit. : 35). Pour Jean Bernabé, le créole et le français occupent des « niches écologiques respectives dans un même écosystème » (op. cit. : 36) : le créole est une langue véhiculaire et vernaculaire, tandis que le français fonctionne surtout comme langue véhiculaire.
23À ce sujet, Dany Bébel-Gisler, sociologue et linguiste, et Laënnec Hurbon, anthropologue, ([1975] 1987), dans une étude consacrée aux cultures et au pouvoir dans la Caraïbe, font ressortir que « pour la petite bourgeoisie par exemple, en Guadeloupe, en Martinique et Haïti, sauvegarder les pratiques culturelles occidentales [dont l’usage du français] c’est en même temps défendre ses intérêts de classe et ses privilèges symboliques » (op. cit. : 139). À partir de cette analyse on peut avancer l’idée que, pour les Créoles, revendiquer la langue française (et aussi, nous le verrons, la nationalité française), c’est soutenir le fondement du pouvoir français afin de conserver leurs avantages de classe par rapport aux autres groupes avec lesquels ils entrent directement en concurrence sur le marché du travail (notamment Créoles haïtiens, Surinamais, Brésiliens et Asiatiques). Cependant, dans le même temps, l’idéologie de l’assimilation de la culture française chrétienne coexiste avec l’idéologie des racines car une des conditions d’insertion des nouveaux arrivants dans la société, c’est la maîtrise de la langue créole.
24Les propos de M. Sa., 26 ans, vendeur, rendent compte de la difficulté que les personnes extérieures au groupe créole ont pour s’intégrer. En effet, l’Autre doit parler le créole et ne doit pas montrer sa différence socioculturelle :
On ne fait pas de différences que tu sois Haïtien… On fait comprendre quand même que si tu veux t’adapter il faut que tu sois comme nous. Des Brésiliens sont venus, ils habitaient derrière le « Méga Hertz ». Ils sont arrivés avec leur cougnade [beau-frère]. « Eh, cougnade, tu te calmes ! ». Ils ont leur groupe ethnique mais ils ont aussi leur groupe de Zéphir, on est ensemble quoi. Ils avaient une mentalité ethnique. Souvent c’est la façon de se tenir. Nous on avait notre façon d’être bordéliques et eux ils avaient leur façon d’être bordéliques. Il y en a beaucoup qui sont nés en même temps que nous et eux aussi ont pris la mentalité guyanaise. Il y a quelques Haïtiens qui ont pu venir dans le groupe, souvent on les embête mais après… [il fait signe que ça va]. Il y a pas mal de petits métropolitains. Mais s’ils ont gardé le style métropolitain, ça va être difficile de rentrer dans le groupe. Il faut qu’ils parlent le créole sinon ils ne vont pas comprendre ce qu’on dit. Certains jeunes Créoles n’ont pas un bon niveau scolaire, ne parlent pas bien le français.
25La langue créole fait partie de la lutte identitaire à deux titres. D’une part, elle cohabite avec la langue française qui représente le pouvoir, d’autre part, elle symbolise la force des Créoles par le fait qu’ils possèdent une langue que la majorité des métropolitains ne maîtrise pas. Parmi ces derniers, certains vont apprendre à parler la langue car ils souhaitent s’intégrer, ne plus être tenus à l’écart et vont, pour cela, activer l’apprentissage de la langue en choisissant l’immersion linguistique ou encore en prenant des cours (cf. Thurmes, p. 171). Mais même si certains finissent par la comprendre, voire la pratiquer à la suite d’un séjour prolongé, leur phénotype, doublé de l’absence de réseau familial, reste un frein qui ne permet pas de revendiquer l’appartenance au groupe créole.
26La construction identitaire est un processus généré par l’interaction et les phénomènes de « rejet-intégration » sont le propre des stratégies identitaires, même si leurs manifestations sont spécifiques à chaque groupe : certains sont dépréciés, rejetés, utilisés puis remis « à leur place » lorsque leur présence se fait trop sentir. « L’identité est ici un élément de sécurisation, une façon de parer à l’angoisse de l’inconnu, de la contenir par des repères et des limites » (Ladmiral et Lipiansky, 1989 : 145). Conformément à cette dynamique, on constate d’une part, que des Créoles ne sont pas favorables à l’idée que la langue soit enseignée et, d’autre part, que la langue sert aussi à se différencier des voisins créoles, les plus ressemblants par leur histoire : les Haïtiens, les Antillais français et les Sainte-Luciens. En effet, d’un côté, des Créoles considèrent avec crainte ces non-créolophones qui voudraient s’accaparer un peu de leur pouvoir. On retrouve cet aspect chez des fervents militants de la langue créole qui pourtant refusent que leur langue soit enseignée par souci de conserver cet avantage. C’est l’avis qu’exprime M. Jé., 30 ans, défenseur de la langue créole :
Lang kréol a nou lang. Mo pa dakò ké sa lidé itidié-li lékol. To savé, sé blang-yan yé ja pran tout, fò nou préservé nou lang, sinon nou ké pédi-li.
« La langue créole c’est notre langue. Je ne suis pas favorable avec l’idée de l’enseigner à l’école. Tu sais, les Blancs ont déjà tout pris, il faut que l’on préserve notre langue autrement, nous la perdrons. »
27De l’autre côté, à la question À quoi sert le créole ?, un enfant m’affirme que le créole sert à communiquer avec les Haïtiens. D’une part, ses propos mettent en évidence les préjugés qui entourent l’ensemble des Créoles haïtiens, présentés comme des non-francophones, d’autre part, la non-maîtrise du français sous-entend qu’ils sont « incivilisés » et donc « inférieurs ». La différence est aussi marquée par la syntaxe, la grammaire et le lexique des langues créoles qui constituent des occasions de distanciation entre Créoles. Par exemple, l’équivalent du pronom personnel je est, pour le Créole haïtien, m’ap, antillais, mwen et guyanais, mo. Mais dans le même temps, les racines communes sont célébrées le 28 octobre lors de la Journée internationale du créole. Une journée durant laquelle le créole guyanais fait son entrée dans de plus nombreuses salles de classe. Soulignons qu’avec l’enseignement des langues et cultures régionales, le créole guyanais entre en concurrence avec d’autres langues, notamment le sranan tongo (créole du Surinam). Cette journée est donc aussi une manière de reprendre un peu de pouvoir.
Attitudes antagonistes face à l’introduction du créole à l’école
28L’école est un lieu de lutte identitaire où s’opposent les partisans de l’idéologie de l’assimilation et les partisans de l’idéologie des racines. Chez un même individu, qu’il soit enseignant ou parent, ces deux idéologies peuvent être intériorisées laissant celui-ci indécis face au choix de la langue française versus les cours de langue créole, des programmes scolaires métropolitains versus les programmes plus adaptés au contexte guyanais. Les choix seront déterminés par les contextes.
29Parmi les créolophones, nombreux sont les parents, les enseignants et intellectuels locaux qui ne sont pas favorables à des changements pédagogiques et jugent la langue créole « envahissante ». On constate que l’importance de la prise en compte des langues et cultures régionales à l’école n’appartient qu’à une minorité d’intellectuels car la grande majorité des personnes interrogées ne partagent pas cette conviction. Laurence Goury et al. (2000 : 46) rappellent que…
« le contexte éducatif guyanais a déjà fait l’objet de diverses réflexions, dont certaines déjà anciennes […], pourtant les avancées sont encore timides. Le créole guyanais a bénéficié des courants de pensée antillais pour voir sa présence à l’école dès 1986 […], sous l’impulsion d’une inspectrice de l’Éducation nationale, Sonia Francius [une Créole guyanaise] ; depuis quelques années, le créole est également proposé comme option à l’IUFM. Il bénéficie par ailleurs d’un contexte scientifique plus favorable : une écriture est déjà largement diffusée sous l’impulsion du Gerec [Groupe d’études et de recherches en espace créole et francophone] ».
30Pourtant, malgré cette prise en compte de la langue créole, ces avancées scientifiques et cet effort de revalorisation, l’attitude des professeurs des écoles face à la langue est à prendre en considération. Comme le soulignent Michel Azéma et Emmanuella Rattier (1994), respectivement inspecteur de l’Éducation nationale et conseillère pédagogique, tous les professeurs des écoles n’y sont pas favorables : « Il ne leur est pas toujours facile, même pour un maître guyanais d’origine, d’admettre que la langue créole puisse trouver sa place à l’école ». Selon les auteurs, c’est l’expression du traumatisme de la colonisation et de l’interdiction des langues régionales à l’école (1994 : 39). En fonction de leur vécu, leur enfance, les joies ou « les souffrances endurées face à la langue », les enseignants créoles voient leurs choix conditionnés, ainsi ils acceptent ou refusent de prendre en compte la langue créole dans leur pédagogie (ibid.). D’autres sont convaincus de l’intérêt de la démarche mais les arguments rapportés par les élèves interrogés sont plutôt confus. Est-elle mal expliquée par l’enseignant ? Les élèves ont-ils des difficultés à la comprendre ? L’enseignant a-t-il des difficultés à la maîtriser ?
31Des parents d’élèves et des enseignants rencontrés pensent qu’une trop grande place accordée à la langue créole accentue les échecs scolaires et ralentit le processus d’apprentissage de la langue française en classe. Cette vision négative de leur langue est largement influencée par l’idéologie de l’assimilation de la culture française. Ces constatations sont valables pour tous les enfants dont la langue maternelle n’est pas le français, et il faut souligner que seuls les francophones ont l’avantage de poursuivre à l’école l’apprentissage formalisé de la langue pratiquée en famille et que « les solutions proposées jusqu’à présent par plusieurs représentants de l’Éducation vont dans le sens d’une scolarisation précoce afin d’avancer l’âge de contact avec le français : les résultats ne sont pour l’instant pas spécialement positifs » (Goury et al., 2000 : 46).
32La majorité de la population ne comprend pas cet intérêt pour les langues maternelles à l’heure où l’anglais s’impose. Les Créoles craignent que leurs enfants ne réussissent pas aux examens. C’est pour cela que la plupart des parents et des enseignants cayennais sont partisans de programmes scolaires directement inspirés de la France et ne souhaitent pas que le voile soit levé sur les différences culturelles, ni que les langues maternelles soient mieux maîtrisées, reconnues et valorisées. Mme M., 86 ans, grand-mère créole, me confie : Pourquoi le créole à l’école ? Est-ce que l’examen on va le passer en créole ? Non, alors ! En conséquence, afin de se protéger d’une possible régression intellectuelle, ils écartent tout ce qui est susceptible de conduire à l’échec : la culture créole doit rester à sa place, c’est-à-dire dans le domaine ludique.
33Par ailleurs, on constate que même en utilisant exclusivement la langue française, le problème scolaire réside aussi dans le fait que les Créoles guyanais pensent posséder une maîtrise parfaite de celle-ci alors que le français parlé à l’école et celui de la maison ne sont pas les mêmes. Les travaux de Michel Azéma et Emmanuella Rattier (1994) concernant les langues maternelles à l’école, mettent en évidence que beaucoup d’enfants issus de familles unilingues créoles et tous les enfants de familles bilingues rencontrent des difficultés d’apprentissage d’un français parlé correct car leurs productions verbales ne sont souvent ni du créole, ni du français, mais plutôt une interpénétration des deux codes : créole francisé ou français créolisé. Lors de l’apprentissage, la parenté linguistique avec le français, la dévalorisation du créole et l’environnement social créent plus de problèmes que s’il s’agissait d’une langue étrangère (op. cit. : 21). L’alternance codique est un phénomène très courant dans les contextes créoles et, d’une façon générale, dans des communautés marquées par des situations de type diglossique. Ces divers fonctionnements de la communication ont été maintes fois étudiés par les linguistes. Sophie Alby et Bettina Migge, par exemple, proposent dans cet ouvrage une étude des « mélanges de langues » en Guyane.
34On constate qu’un compromis a été trouvé entre deux modèles qui cohabitent aujourd’hui dans les salles de classe : les références métropolitaines pour l’histoire et la littérature, la culture créole pour les activités culturelles et artistiques. En règle générale, les traits culturels non métropolitains intègrent facilement l’école par la voie artistique. La danse, la chanson, l’art plastique, l’alimentation, la musique, la forêt sont les thèmes généralement abordés par les enseignants au sujet de la culture créole. Ainsi, depuis 1995, les danses traditionnelles sont intégrées aux épreuves du baccalauréat et le carnaval est largement célébré dans les écoles. On peut alors se demander si le fait de réserver cette culture aux pratiques ludiques ne contribue pas à sa dévalorisation ? À ce propos, les images divertissantes et agressives de la langue créole sont largement véhiculées par les principaux médias.
Langue créole et monopole des médias
35Trois chaînes de télévision proposent leurs programmes aux téléspectateurs de l’île de Cayenne : les chaînes publiques Réseau France Outre-Mer (RFO), Télé Guyane et Tempo et une chaîne privée Antenne Créole Guyane (ACG). Mon analyse porte sur RFO-Télé Guyane car c’est la seule chaîne reçue par l’ensemble de la population guyanaise et, avec la radio, c’est la source d’informations reçue par le plus grand nombre. Les autres chaînes disponibles ne sont pas diffusées sur l’ensemble du territoire (comme ACG) ou bien elles sont payantes, à l’instar de Canal Plus et des chaînes disponibles sur Canal Satellite. Soulignons qu’il n’existe pas de presse écrite rédigée exclusivement en créole.
36Les émissions de télévision présentées par les Créoles montrent une image de la Guyane qui se limiterait à Cayenne, figeant ainsi la vie du reste du pays où régneraient l’insécurité et l’anarchie qui seraient notamment dues à l’orpaillage clandestin et aux maladies mortelles. Souvent, les Créoles parlent de la « Guyane » pour expliquer des faits se passant à Cayenne. La grande majorité des présentateurs de la télévision et des animateurs de la radio est créole. L’actualité des autres communes est très rarement abordée, si bien que lors du rapport d’une information, il arrive que les journalistes citent un lieu sans prendre la peine de préciser que c’est de Cayenne qu’il s’agit. Il est évident que le journal se centralisant sur les Créoles, la ville de Cayenne – lieu d’habitat de la majorité d’entre eux – est principalement concernée.
37Lorsque l’intervenant s’exprime en créole, deux constats s’imposent : d’une part, les reportages se déroulent le plus souvent dans le milieu indépendantiste, dans certains syndicats ou dans des quartiers populaires ; d’autre part, les propos ne sont jamais traduits en français, contrairement aux langues amérindiennes et noires marronnes, par exemple. De plus, le journal télévisé de 13 heures est présenté en créole sans sous-titres, ciblant ainsi le public et accentuant l’idée que c’est la langue véhiculaire. Mis à part ce journal télévisé les autres émissions où le créole fait son apparition sont radiophoniques et essentiellement consacrées à la culture créole (danses, « traditions », plantes médicinales…). On peut souligner aussi le « journal des auditeurs », qui consiste à laisser un message sur le répondeur de Radio-Guyane et, après une sélection opérée par les animateurs, ces messages sont diffusés quotidiennement peu avant midi. Tout d’abord, on remarque que la plupart d’entre eux sont anonymes, puis on note que les messages proposés en créole font souvent part d’un mécontentement. La langue créole apparaît alors restreinte aux deux sentiments énoncés plus haut : la colère et la joie. L’utilisation spécifique des codes de communication a été analysée à Sainte-Lucie par Paul Garrett (2005) qui a mis en évidence que dans de nombreuses sociétés bilingues et multilingues…
« certain communicative practices may be said to be code-specific in that they conventionally require, and are constituted in part through, the speaker’s use of a particular code. Where two or more languages or varieties co-exist in a hierarchical relationship, and where functional differentiation of codes is a salient feature of everyday language use, speakers may assert that a particular code in their repertoire is particularly well-suited for certain types of communicative practices, but ill-suited for others. Examples of the kinds of communicative practices in question include cursing, joking, scolding, insulting, gossiping, and storytelling – all of which typically call for use of the language or language variety that occupies the « lowest » position in the local hierarchy of codes. Code-specific communicative practices such as these simultaneously constitute and partake of code-specific genres: normative, relatively stable, often meta-pragmatically salient types of utterance, or modes of discourse, that conventionally call for the use of a particular code. Where code-specific genres exist, they tend to serve as crucial resources for the social construction of identity. They may be an important means by which speakers constitute and assert their membership in a community that defines itself not just by its members’ use of a particular code, but by their characteristic ways of using that code in conjunction with at least one other ».
38Cette observation est aussi valable pour la construction identitaire créole guyanaise où les codes régissant la pratique du créole – colère et plaisanterie – occupent le bas de l’échelle des relations sociales. Par exemple, lors des fêtes familiales, la joie, l’humour et la moquerie occupent une place de choix.
Les fêtes familiales et populaires : omniprésence du créole dans l’espace ludique
39Chez les Créoles, tous les événements, mise à part la mort, peuvent être célébrés en musique (anniversaire, baptême ou simple réunion d’amis…) et sont accompagnés de repas copieux, de jeux et de danse. Parmi la variété des musiques proposées, le zouk et le kompa, en provenance des Antilles et de Haïti, sont des chansons majoritairement interprétées en créole.
40Ces réunions de famille sont l’occasion de pratiquer la langue créole aux tables de jeux et ces dernières sont réservées aux hommes. Les plaisanteries sont « lancées » en créole et accompagnées d’onomatopées, ce qui en accentue l’effet comique. Les jeux indispensables pour satisfaire les convives sont les dominos « chantés » et les jeux de cartes, en particulier la belote. Bernard Chérubini (1988 : 183) constatait le caractère théâtral de la sociabilité masculine où raconter ses performances et s’en vanter est un art. On constate que les dominos « chantés » en sont l’exemple : à chaque point de domino correspond un surnom, il s’agit ensuite de faire preuve d’imagination et d’humour pour en trouver d’autres, plus personnels. Cela fait, le joueur doit frapper le domino sur la table et annoncer le nombre de points en « chantant ». Par exemple, le domino blanc peut être annoncé de la façon suivante Blang dérò Neg pran bwa « les Blancs sont dehors, les Nègres s’enfuient dans les bois ».
41L’autre moyen d’entendre la langue est l’écoute des contes dont les récits se font, le plus souvent, en créole. Ces découvertes se font dans les salles de classes ou les fêtes populaires comme les fêtes communales avec célébration du saint patron ou bien les différentes manifestations culturelles organisées par les associations (en particulier Krakémentò et Soukouyanyan qui organisent régulièrement des veillées). L’enfant rêve en entendant les aventures de kompè lapin (compère lapin), kompè tig (compère tigre), kompè toti (compère tortue) et frissonne à l’écoute des contes de maskilili (lutin maléfique vivant au pied des piments), manman dlo (« maman de l’eau », esprit de l’eau) ou mèt dan bwa (« maître des bois », esprit de la forêt). On retrouve certains personnages de contes représentés dans le carnaval cayennais.
42Le carnaval (Hidair, 2005) est un moment privilégié de l’affirmation identitaire des Créoles cayennais. De nombreuses associations carnavalesques créoles guyanaises s’attribuent un nom choisi dans le lexique créole : manaré (tamis permettant de façonner les grains de manioc), kassialata (plante utilisée pour soigner les maladies de peau dans la médecine traditionnelle créole guyanaise), la kalbas « calebasse » (sorte de courge qui, vidée et séchée, peut servir de récipient) et kouté pou konprann « écouter pour comprendre ». Le nom qu’ils se choisissent est un des modes d’expression de leur identité créole guyanaise. Ce nom – qui permet de se différencier des autres – est inscrit sur une banderole placée en tête du cortège et sur les instruments. Le nom donné à toute personne déguisée pendant le carnaval, Touloulou, est issu de la langue créole. Autrefois, « Touloulou » désignait dans la vie quotidienne toute personne mal habillée2. Aujourd’hui, ce mot fait partie du lexique créole et est adopté par tous les acteurs et spectateurs du carnaval. De plus, la plupart des costumes dits « traditionnels » tirent leur nom de la langue créole : Jé farin « jette de la farine », Soussouri « chauve-souris », Lan-mô « la mort » et Zombi baré-yo « zombi les barre ». Les contes précisent que le zombi élit domicile au pied des fromagers. Celui qui vient déranger le zombi se fait barrer, interpeller, par lui, et disparaît à jamais.
43Quelles soient improvisées ou « traditionnelles », chantées dans la rue ou dans les salles de bal, la grande majorité des chansons carnavalesques est interprétée en créole. Conformément à l’usage socialement acceptable, cet espace est entièrement consacré à l’amusement et au rire en créole. En revanche, lorsque les champs sont jugés plus « sérieux », la langue rencontre de grandes difficultés à se faire une place. Prenons l’exemple de la politique et du choix du conjoint.
La politique et le phénotype : images négatives du « créole »
44À propos de la pratique de la politique et du phénotype créole, nous verrons que dans les deux cas, l’individu et la langue créoles sont perçus très négativement.
45Concernant le champ politique, rappelons que tous les grands partis nationaux sont représentés en Guyane, la majorité des politiciens sont créoles guyanais, mais tous n’emploient pas la langue créole lors des discours ou des débats télévisés. Même lorsque les politiciens rencontrent l’électorat, l’usage du créole se limite à quelques expressions et dictons. Les militants indépendantistes sont les seuls à utiliser régulièrement la langue créole pour s’exprimer publiquement. Cependant, l’effet produit sur les personnes interrogées est la peur de l’indépendance. La majorité des Créoles est effrayée par les images de pays indépendants sud-américains, caraïbéens et africains. L’autonomie est synonyme de pauvreté. Elle leur fait si peur que le mot lui-même aussitôt prononcé les met mal à l’aise. Ils semblent craindre que la France, excédée, ne perde patience et ne déclare soudainement la séparation avec la Guyane. Le constat qui s’impose est, qu’en politique, l’usage de la langue créole ne rassure pas. Elle a même une image agressive parce que les indépendantistes s’en servent pour exprimer leur mécontentement à l’égard de l’État français.
46La majorité des Créoles rencontrés ne la jugent pas appropriée pour éduquer, instruire ou discuter de sujets sérieux (économie, psychologie, science en général) pour lesquels ils favorisent le français. Afin de mieux comprendre cette distinction dans l’usage des langues, il faut préciser que, dans le contexte caraïbéen et sud-américain, le français sert aux Créoles guyanais à maintenir la différence avec les non-Français et non-francophones. Ainsi, les Créoles peuvent affirmer leur nationalité française et leur francophonie qui deviennent, dans ces conditions, des éléments positifs. Autrement dit, la langue créole, qui produit l’effet inverse, ne sert pas les intérêts politiques et les élus diplomates cantonnent la langue à son rôle rassurant en se contentant d’illustrer leurs discours de dictons créoles, ce qui contribue à montrer leur appartenance au groupe.
47Ce constat est aussi valable pour l’apparence physique. Tout d’abord, il faut rappeler que la colonisation française a donné naissance à une société guyanaise stratifiée, classée, hiérarchisée, créant ainsi des groupes distincts entre des personnes pourtant comparables. Ainsi, la langue créole sert à décrire les personnes noires et à s’en moquer.
48Soulignons que les métis, aujourd’hui valorisés, ne l’ont pas toujours été par les Blancs puisque le vocabulaire choisi pour les qualifier puise son origine dans le lexique zoologique. Le mulat « mulâtre » est un bâtard, c’est un mulet, l’hybride d’un cheval et d’une ânesse. Le dictionnaire étymologique de 1938 signale que l’altération de l’espagnol mulato a permis l’émergence du mot mulet, le mulet étant un métis comme le mulâtre. Le chabin, lui, est le résultat de l’union d’un ovin et d’un caprin. À l’origine, le terme bata-chinwa « batard chinois » est péjoratif, les enfants issus de parents noirs et asiatiques sont qualifiés de bâtards. Aujourd’hui, ce métissage les fait entrer dans la catégorie des « beaux » et des « convoités » pour leurs cheveux lisses.
49En revanche, de nombreuses expressions créoles traduisent le malaise persistant face aux peaux foncées. On entend éklersir laras « éclaircir la race », amélioré so lapo « améliorer sa couleur, éclaircir », so lapo sové « sa peau est sauvée », lapo chapé « peau éclaircie » ou ti-chabine doré « chabine blonde ». Pour désigner un Noir par la moquerie, les Créoles accentuent sa noirceur par le pléonasme : Roun nèg nwè « un nègre noir » ou bien la répétition i nwè nwè « il est noir noir ». Ils peuvent aussi ajouter un qualificatif i pa nwè i blé « il n’est pas noir il est bleu ».
Conclusion
50Les idéologies de l’assimilation de la culture française chrétienne et de la quête des racines s’affrontent et les stratégies, adaptées en fonction des intérêts du moment, apparaissent contradictoires. Mais les Créoles montrent surtout qu’ils jonglent avec leur identité culturelle et leur identité nationale sans vraiment choisir par peur de disparaître définitivement car les positions radicales sont contraires à la survie du groupe. Là, apparaît le caractère dynamique de l’identité créole où la Guyane et la France véhiculent un double registre de valeurs complémentaires. Chaque appartenance joue un rôle spécifique : la Guyane répond aux nécessités culturelles (langue, critères de beauté, traditions orales, expressions musicales, habitat, réseau de connaissances, pratiques magico-religieuses, etc.) et la France sert les intérêts économiques et le besoin de sécurisation. Les Créoles manifestent le besoin de domination par exemple lorsqu’ils interdisent l’accès aux groupes créolophones (Haïtiens, Antillais), aux groupes non bilingues (français-créole guyanais) et lorsque la langue créole envahit les médias ou les rues de Cayenne au moment du carnaval. Les places de la langue sont définies dans chaque champ d’investissement identitaire et les usages sont transmis – en premier lieu – au sein des familles. L’école et les médias prennent le relais en valorisant la langue créole dans son rôle distrayant et agressif.
51Le groupe créole s’est constitué à partir de divers héritages et est donc porteur d’une pluralité culturelle. Ce mélange créole aboutit à un ensemble culturel nouveau qui transcende ces origines variées tout en offrant aux membres du groupe un répertoire suffisamment multiple pour nourrir toute une palette de stratégies parfois contradictoires : la domination culturelle de tous les autres groupes, la coopération politique avec les différents créolophones, les conflits avec les francophones, la valorisation de l’appartenance à la francophonie, la volonté de circonscrire l’apprentissage de la langue au sein du réseau familial tout en affirmant le caractère véhiculaire du créole guyanais.
Notes de bas de page
1 « La façon de désigner ces peuples dans leur ensemble se teinte d’une forte connotation politique. Les élus aluku au Conseil régional et au Conseil général préconisent le terme « Buschinengué » et rejettent les termes “Marron” et “Noir Marron” qu’ils estiment relever du vocabulaire des Européens. Les Saramaka, qui sont plus importants en nombre mais ne détiennent pas de sièges dans les assemblées délibérantes, n’apprécient pas le vocable “Buschinengué” qui appartient à la langue des Aluku et de leurs voisins » (Price, 2003 : 7). Je désignerai ces populations par le terme “Noir Marron” car il fait directement référence à leurs origines historiques.
2 L’origine de ce terme n’est pas élucidée. « Touloulou » serait issu du mot français « Tourlourou », qui est l’appellation populaire donnée aux soldats d’infanterie de ligne à la fin du xixe siècle. C’est aussi aux Antilles le nom vulgaire « des espèces du genre gécarcin (décapodes) et principalement du gécarcin ruricole de Latreille, qui est le cancer ruricole de Linné, ou crabe de terre, dit “tourlourou” par les matelots, qui le comparaient au fantassin de l’armée de terre » (Littré, édition de 1970 : 6382).
Auteur
ishidair@wanadoo.fr
Docteur en socio-anthropologie, membre du CERC, chargée de cours à l’université des Antilles et de la Guyane
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