Pratiquer une langue locale pour s’intégrer
Pratique des langues locales et représentations de l’Autre chez les métropolitains de Guyane
p. 171-192
Texte intégral
Introduction
1Dès que l’on prononce le mot « multiculturalité », les débats sur la cohésion sociale, le lien social envahissent les esprits. La question essentielle de la sociologie, depuis E. Durkheim, est de savoir comment une collection d’hommes peut former une société, question d’autant plus intéressante dans un contexte multiculturel, où les hommes sont porteurs de cultures différentes (Bastide, 2000). Selon la thèse de C. Camilleri (1990), le contact avec d’autres populations amène le sujet à se positionner face aux autres afin de construire une identité cohérente et une image positive de soi. De la même façon, la théorie de l’ethnicité (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995) montre que les groupes culturels ne sont pas des ensembles d’individus partageant un certain nombre de traits culturels fixes, mais sont le résultat d’un processus de différenciation avec ce que l’on considère comme n’étant pas identique à Soi, comme étant Autre. Ainsi, c’est l’image que l’on se fait de l’Autre qui nous permet de nous situer.
2Par ailleurs, le contact entre des individus porteurs de cultures différentes entraîne des changements culturels, des acculturations. L’acculturation du sujet est, selon la définition donnée lors du Memorandum du Social Science Research Council, « l’ensemble des phénomènes qui résultent de ce que des groupes d’individus de cultures différentes entrent en contact continu et direct, et des changements qui se produisent dans les patrons (pattern) culturels originaux de l’un ou des deux groupes » (1936 : 149-152). La langue est à la fois un lien concret entre les individus et un trait culturel. Dès lors qu’une langue est adoptée par un individu comme langue seconde, elle est le signe d’une acculturation, mais en même temps, nous faisons l’hypothèse qu’elle peut être aussi le symbole d’un positionnement identitaire face à autrui.
3La Guyane est une société multiculturelle (Grenand, 2001 ; Jolivet, p. 87) qui offre la possibilité de comprendre les relations qui s’établissent entre des sujets de groupes culturels différents ainsi que leurs constructions identitaires. Parmi tous les groupes culturels de Guyane, se trouvent des individus dénommés « Métros », sur ce territoire, par eux-mêmes, comme par les autres populations. Immigrés, ils forment une minorité de 12 % de la population guyanaise (Insee, 1999). Bien qu’ils soient de nationalité française, ils arrivent dans un espace multiculturel où leur culture n’est pas dominante et où ils semblent constituer un groupe culturel. Ils subissent différentes acculturations dont l’un des aspects est l’apprentissage de langues locales, langues des Autres, qu’ils appellent « le créole », « le businenge » ou « le taki-taki », « l’amérindien », « le brésilien », « le haïtien », « le hmong », pour ne citer que les groupes culturels dominants. La langue des métropolitains est le français, également langue officielle de la région Guyane. L’utilisation des langues locales – c’est-à-dire toutes les langues parlées sur le territoire guyanais par des populations indigènes ou immigrées – par un individu non originaire de Guyane peut révéler la manière dont il intègre les cultures locales. Quel sens peut-on donner alors à l’apprentissage de la langue de l’Autre dans ce contexte ?
4À partir d’une enquête, menée lors d’un travail de doctorat en Guyane, en 2001-2003, sur la problématique plus large de l’intégration des métropolitains en Guyane, nous proposons de faire un état des lieux de la pratique des langues locales de Guyane par les métropolitains. Nous sommes partis de l’hypothèse qu’il existait un lien fondamental entre la représentation que le métropolitain se forme de l’Autre et sa pratique d’une langue locale. D’après D. Jodelet, les représentations sociales sont une « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (1989 : 36). Les représentations construisent un univers symbolique qui permet aux sujets de se situer, de se repérer, de penser et d’interpréter ce qu’ils vivent. L’individu élabore des représentations qui lui permettent de comprendre la réalité qui l’entoure, mais aussi de prendre position et d’agir (Abric, 2003). La langue est une pratique sociale, elle ne serait pas simplement un outil de communication, ni le fait d’une acculturation mais entrerait dans des stratégies identitaires (Camilleri, 1990) utilisées par l’individu pour trouver sa place dans la société.
5Nous allons voir, en premier lieu, que l’apprentissage d’une langue locale pour le métropolitain découle d’une socialisation dans l’espace guyanais, c’est-à-dire de l’incorporation des éléments de la société qui l’environne (Dubar, 1991). Mais ces pratiques sont aussi les marqueurs d’une identité que le sujet veut se donner. En ce sens, les représentations qu’il s’est formé de l’Autre sont essentielles dans le choix de la langue qu’il pratique. Pourtant les représentations de l’Autre, seules, ne suffisent pas à expliquer les stratégies identitaires, d’autres représentations individuelles et collectives entrent en jeu. Les langues locales utilisées découlent de la socialisation mais aussi d’un entrelacement de représentations diverses.
Cadres de la recherche
6Cette présentation se base sur un travail de terrain, en particulier sur l’analyse de 73 entretiens semi-directifs réalisés avec des métropolitains, suivant un échantillonnage qui tend à être représentatif (prenant en compte les variables du sexe, de l’âge, des catégories professionnelles, du temps passé en Guyane, et de la localisation géographique). Si l’étude des représentations sociales est tirée largement de ce corpus, la pratique ici décrite se base sur plusieurs éléments : le discours propre des métropolitains généralement en réponse à la question « Comprenez-vous ou parlez-vous une langue de Guyane ? », l’observation des individus dans leur environnement, et les recoupements d’information par des individus d’un même réseau social. Ce qui nous permet une approche entre pratiques déclarées et pratiques réelles. Notre démarche s’appuie sur la combinaison des deux traditions holiste et individualiste de la sociologie. D’un côté, nous avons pris en compte les déterminants sociaux qui s’imposent à l’individu ; de l’autre, nous avons saisi la construction de la réalité sociale par l’action de l’individu. L’analyse, qui se base sur une retranscription des entretiens, a nécessité des grilles d’analyse et des lectures diverses. Nous avons répertorié les images récurrentes, les unités représentationnelles (Zavalloni et Louis-Guérin, 1984) dans les discours, établi leur fréquence, classé par thèmes selon une méthode inspirée des travaux de S. Moscovici (1984) et D. Jodelet (1989). Les représentations collectives sont alors les récurrences d’image sur un même objet ; les représentations individuelles correspondent à l’articulation de plusieurs représentations chez un individu. De nombreuses études ont mis en lumière l’évidence du lien entre pratiques et représentations sociales, mais il reste encore bien des interrogations sur la manière dont ce lien fonctionne suivant les contextes. Nous inscrivons donc ce travail à la frontière entre la psychosociologie et la sociologie.
7Notre intérêt pour le métropolitain est double. Aucune étude n’avait été réalisée sur cette population de Guyane, tandis que les autres populations avaient été l’objet de diverses recherches. Mais surtout, les métropolitains, offraient un cas particulier d’acculturation. Porteurs de la culture officielle, « dominante » puisque selon certains auteurs les autres groupes tendraient à l’assimilation au modèle occidental, ils seraient moins sujets à une acculturation que des migrants maghrébins arrivant en France métropolitaine où leur culture est dénigrée. De plus, les individus métropolitains ont été socialisés dans un cadre national où l’intégration se faisait sur le modèle de la citoyenneté (Schnapper, 1991), au contraire la Guyane semble intégrer l’individu à un groupe culturel restreint, à l’image des pays anglo-saxons. La question était donc de savoir quel modèle adopte le métropolitain dans son adaptation à l’espace guyanais et s’il est l’objet de changements culturels. Ce travail est une manière de compléter les questionnements sur la multiculturalité ou l’interculturalité déjà entrepris en Guyane, par exemple, par B. Chérubini (1986) ou J.-J. Chalifoux (1990). De façon générale, cette question traverse les sociétés actuelles prises dans des phénomènes de contacts culturels ou de réification identitaire.
Les métropolitains
8Les métropolitains s’identifient par plusieurs critères : leur couleur, leur position sociale, leur profession, leur mobilité, mais aussi leurs attitudes. Cette population est facilement identifiable physiquement, puisque blanche parmi les populations essentiellement colorées de Guyane. Le phénotype est le premier marqueur du groupe, mais il ne résume pas les caractéristiques communes à ces individus. Ils forment une immigration de travail : peu de métropolitains viennent sans un travail en Guyane. La population métropolitaine appartient à la classe sociale supérieure de la population guyanaise. Selon le recensement de l’INSEE de 1999, s’il y a 60 % d’actifs et 40 % d’inactifs chez les individus « nés en métropole »1, il y a au contraire 40 % d’actifs et 60 % d’inactifs pour l’ensemble de la population guyanaise. Plus de 88 % des métropolitains sont des actifs occupés et 12 % sont au chômage alors que la moyenne de la population guyanaise est de 30 %. De plus, si les individus nés en métropole peuvent se trouver dans toutes les catégories professionnelles, ils se concentrent pour 58 % sur les fonctions supérieures et intermédiaires. 23 % sont cadres tandis que seuls 8 % de la population guyanaise le sont (c’est le cas de 14 % de cadres de la population résidant en métropole). Il en va de même pour les professions intermédiaires : 35 % des métropolitains le sont, contre 19 % pour la population guyanaise (21 % pour la population de métropole).
9Les métropolitains sont aussi fortement présents dans les services publics – ministères civils, ministère de la Défense, collèges et lycées, La poste et la plupart des établissements publics nationaux (hors EDF, GDF, SNCF…). Il est vrai que la Guyane a une proportion de fonctionnaires supérieure à la métropole, plus du tiers des travailleurs de Guyane sont agents de l’État ou d’une collectivité territoriale, tandis qu’en France métropolitaine la fonction publique en occupe seulement 26 % (Audier, 2001). Mais les travailleurs métropolitains de Guyane sont encore plus nombreux dans ce secteur puisque 53 % des actifs nés en métropole appartiennent à la fonction publique.
10C’est aussi une population géographiquement très mobile. Un nombre réduit d’individus s’implante de façon durable en Guyane : seuls 7 % de la population métropolitaine présente en Guyane en 1990 résident encore en Guyane en 1999 (Insee, 1999). Donc, 93 % sont repartis en moins de dix ans. L’immense majorité des individus nés en métropole repart dans les 5 ans suivant son arrivée en Guyane.
11Au-delà de ces données quantitatives, on peut dire que ces individus partagent une culture commune, bien qu’il y ait des singularités. Mais surtout ils semblent cultiver un certain « entre-soi », un réseau relationnel spécifiquement métropolitain, ce qui les démarque du reste de la population comme groupe relationnel.
12Ainsi, les images qu’ont les autres populations des métropolitains les stigmatisent dans un groupe comme des individus de passage, évoluant dans une classe privilégiée et un cercle fermé. Ils sont donc identifiés dans le regard de l’Autre comme un groupe social.
13Notons que les métropolitains sont en fort nombre sur l’île de Cayenne qui regroupe les communes de Cayenne, Rémire-Montjoly et Matoury : la majorité des individus « nés en métropole » (57 %) y habitent, comme la plupart de la population de la Guyane (55 %). Mais ils sont présents, de façon remarquable, sur les trois communes de Rémire-Montjoly (où ils forment 22 % de la population), Kourou (25 %) et Saül (24 %). Les métropolitains sont moins nombreux à Saint-Laurent-du-Maroni, où ils représentent 7 % de la population locale, comme dans les villages du fleuve, où ils représentent moins de 3 % d’une population souvent considérée comme mono-ethnique, contrairement au multiculturalisme des zones urbaines. Notre échantillonnage tient compte de ces répartitions géographiques, ce qui explique que l’on ait interrogé plus d’individus sur l’île de Cayenne, et que l’étude fasse ressortir leur point de vue.
Les facteurs déterminant l’apprentissage des langues de Guyane
14L’apprentissage par le métropolitain d’une langue pratiquée en Guyane est le fait de son immersion dans un cadre social contraignant, comme le dirait E. Durkheim (1990). Les traits culturels de la société s’imposent à lui et il les absorbe comme une adaptation à son environnement. Il s’agit souvent d’une resocialisation, puisque l’individu a été socialisé une première fois dans sa société d’origine, en l’occurrence, en général, en métropole.
Une pratique relative des langues locales
15Quelle est la réalité de la pratique des langues pour notre échantillon de 73 individus métropolitains ? 34 individus disent pratiquer au moins une langue de Guyane, ce qui représente 47 % de l’échantillon. Le terme de « pratique » suppose soit la compréhension d’une langue, soit le fait de parler une langue2. Parmi eux, 53 % comprennent et 47 % parlent une langue locale. Par rapport à l’ensemble de l’échantillon, ceux qui ne comprennent qu’une seule langue sont finalement 25 % et ceux qui n’en parlent qu’une sont 22 %. On peut donc dire que la pratique des langues de Guyane est un phénomène touchant une minorité importante de la population métropolitaine.
16Sans avoir la rigueur d’une analyse en sociolinguistique, nous distinguons plusieurs niveaux de pratiques. Les 34 métropolitains peuvent utiliser une seule langue ou plusieurs. La majorité des individus pratique une seule langue bien qu’une minorité de 4 individus utilisent 3 langues. Enfin, une large part des individus a une connaissance superficielle de la langue. Ceux qui la parlent couramment ne sont finalement que 11 %. Les individus déclarent fréquemment un niveau de pratique plus élevé que ce que nous constatons en fait plus tard. Ainsi, la pratique d’une langue apparaît comme un élément valorisant pour la personne qui s’en targue comme d’une qualité.
17Cinq langues de Guyane sont citées dans ces pratiques : le créole guyanais, le « taki-taki », le créole haïtien, le portugais (ou brésilien) et le wayana. Comme le montrent I. Léglise et B. Migge (p. 133), la dénomination « taki-taki » utilisée par les informateurs ne désigne pas forcément les mêmes langues. Les métropolitains donnent ce nom aux langues utilisées par les populations businenge, sans forcément avoir connaissance des différentes ethnies composant la population businenge, et des différentes langues qu’ils utilisent.
18Le créole guyanais est la langue la plus pratiquée, autant dans la compréhension que dans son parler. Puis ce sont le « taki-taki », le portugais, le créole haïtien, et le wayana. Tandis que le territoire guyanais recouvre plus d’une vingtaine de langues (Goury, 2001, 2002), les métropolitains semblent focaliser leurs pratiques sur quelques langues. Les premières citées semblent correspondre à une pratique partagée par plusieurs individus du groupe tandis que le wayana semble être une pratique exceptionnelle. Un seul individu dit comprendre le wayana, il ne s’agit pas d’un phénomène massif (il est effectivement marié et a deux enfants avec une femme wayana) mais d’une possibilité de pratique comme le seraient d’autres langues de Guyane suivant les parcours individuels de chacun. Cela démontre une certaine ouverture et flexibilité des pratiques individuelles des métropolitains. On peut aussi constater que si le créole guyanais, le « taki-taki » et le wayana sont les langues de peuples originaires de Guyane ou arrivés sur le territoire de longue date, le portugais et le créole haïtien sont, par contre, les langues des immigrés arrivés plus récemment.
La socialisation induit l’apprentissage des langues locales
19L’individu arrive dans une société qui a ses cultures, ses codes, ses règles mais aussi ses langues. Suivant son parcours personnel, il sera « poussé » à pratiquer une langue différente de la sienne. Même si l’on considère une certaine similarité de profils entre les métropolitains, il est probable qu’un individu installé depuis 10 ans à Maripasoula, site isolé de 3 500 habitants, majoritairement businenge, n’aura pas la même pratique des langues qu’un individu fraîchement arrivé sur Cayenne, zone urbaine de 19 000 habitants de toutes origines. Quels sont donc les facteurs qui incitent à la pratique et ceux qui, au contraire, la limitent ? Les facteurs d’influence de la pratique d’une langue découlent de la combinaison de deux sources : l’explication que donnent les individus, et leurs profils que nous avons étudiés. L’individu se présente comme un sujet subissant le contexte social, la resocialisation qu’il vit en Guyane. Il n’a alors que peu de marges de manœuvre.
20Les individus sont amenés à côtoyer les autres groupes culturels, à vivre avec eux et donc à changer leur propre culture, manières de faire, pratiques sociales, afin de s’adapter à ce nouvel environnement. Plus qu’une raison motivée, c’est une adaptation spontanée à ce contexte social. Plus l’individu est immergé dans la société, plus il s’acculture. Il peut l’être au cours du temps, dans son contexte familial, dans son contexte professionnel ou dans le cas d’une forte proximité géographique de l’Autre.
Plus on passe de temps en Guyane et plus on parle l’une de ses langues
21Dix-sept individus disent qu’ils utilisent une langue locale parce qu’ils sont en Guyane depuis longtemps. Il apparaît évident qu’un individu présent en Guyane depuis 20 ans a tendance à apprendre spontanément, quotidiennement, le langage des gens qui sont autour de lui. Les individus présents depuis plus de dix ans pratiquent effectivement plus que les autres. Alors que 33 % des individus qui sont là depuis moins de 5 ans pratiquent une langue de Guyane, ils représentent plus de 50 % de ceux habitant en Guyane depuis plus de 10 ans. Plus les individus sont socialisés en Guyane, plus ils parlent une langue du territoire. Ils se sont adaptés. On constate aussi que plus les personnes ont passé du temps en Guyane, plus leur pratique de la langue est approfondie.
22Des individus arrivés enfants, qui ont fait toute leur éducation sur ce territoire, qui ont eu des amis d’enfance parmi les autres groupes, sont dans ce cas. C’est donc aussi la période de la vie passée en Guyane qui importe. Mis à part deux individus qui comprennent le créole sans le parler, les 6 autres, arrivés jeunes, parlent créole, et l’un d’eux « taki-taki ».
Les métropolitains en famille mixte ont tendance à plus utiliser les langues
23Dix individus prétendent avoir appris une langue parce que leur conjoint était d’un autre groupe culturel. Ces individus sont immergés dans un contexte familial hétérogène. La pratique est vue comme allant de soi, comme part du métissage culturel qu’ils subissent. Effectivement, dans les chiffres relatifs à l’échantillon, la structure familiale paraît déterminante dans la pratique des langues de Guyane.
24On remarque tout d’abord que les individus en couple ou famille métropolitaine sont moins portés à pratiquer une langue de Guyane. Il est étonnant qu’une grande proportion de célibataires ou de divorcés pratiquent une langue de Guyane. On aurait pu penser que les célibataires se retrouveraient entre eux. Or, le contraire est prouvé par leur pratique d’une langue du pays.
25Par contre, l’étude du niveau de pratique montre que les célibataires sont plus enclins à comprendre une langue qu’à en parler une : ils sont donc dans une pratique plus superficielle. Inversement, les couples mixtes ont une pratique plus approfondie. On se rend compte que le fait d’avoir eu un enfant avec une personne d’un autre groupe joue sur le fait de pratiquer mais aussi sur la capacité à « bien » parler. Si ces familles pratiquent plus que celles strictement métropolitaines, ils ont tendance à ne pas parler, puisque séparés, ils ne sont plus dans une relation interculturelle.
L’utilisation d’une langue locale dépend de la nature du travail exercé
26Neuf individus pensent que c’est la nature de leur travail qui les a poussés à utiliser une langue locale. La langue est essentielle à la communication avec leurs patients ou clients : pour les médecins, les infirmières, les commerçants mais aussi dans une moindre mesure pour les enseignants. Un médecin à Grand-Santi va être obligé d’apprendre un minimum du langage businenge pour comprendre ses patients et leur expliquer les remèdes :
Au bout d’un mois je parlais le taki, au début je travaillais avec les traductions des aides soignantes, il a fallu s’y mettre, avec 50 personnes par jour en consultation [...] ils ne parlent qu’en taki, quelques-uns parlent français, ceux qui travaillent pour la commune ou le dispensaire.
27Les agriculteurs travaillent souvent avec des immigrés brésiliens, surinamiens ou haïtiens. La langue est un outil, elle est la voie de communication obligatoire pour gérer le quotidien. Encore une fois, l’individu subit son contexte social. Dans notre échantillon, il y a proportionnellement plus d’individus travaillant dans le secteur privé qui pratiquent une langue de Guyane et le font mieux que ceux du secteur public.
Être en site isolé incite l’individu à pratiquer mais superficiellement
28Parfois les individus n’ont pas le choix, ils doivent apprendre des rudiments de la langue afin de pouvoir communiquer dans un contexte social qui leur est totalement étranger. Trois individus disent que l’apprentissage de la langue locale était le seul choix possible pour celui qui voulait communiquer un minimum. Une femme nous parle de son expérience à Grand-Santi, en 1998, où elle a été obligée de comprendre et de dire quelques mots pour pouvoir acheter de la viande et communiquer un peu avec les gens non francophones : Tout le monde parle ndyuka, on a des contacts parce qu’on a besoin d’eux pour avoir de la viande. Un homme a passé 4 ans dans un village amérindien, il a été forcé de parler quelques rudiments de la langue. Une dame vit sur Kourou dans une cité sociale, elle et sa famille sont les seuls blancs du quartier, ils sont totalement immergés dans des relations de voisinage et apprennent à comprendre les langues des voisins (le créole, le taki-taki).
29Effectivement, les individus dans les villages du fleuve Maroni ou Oyapock sont plus amenés à pratiquer une langue. Ils doivent se débrouiller dans un lieu où le français n’est évidemment pas la langue première, ni la langue véhiculaire en dehors de l’école, du dispensaire, de la gendarmerie et des administrations. La résidence dans les petits villages du littoral incite également à la pratique, ce qui pourrait s’expliquer par une plus grande proximité physique. Les individus résidant à Cayenne, soit dans la zone la plus urbaine, ont moins tendance à s’investir dans une langue locale. L’image commune de Cayenne comme ville cosmopolite qui favorise les échanges, ne se confirme pas ici. Saint-Laurent et Kourou semblent inciter plus à l’apprentissage de langues de Guyane.
30Par contre, l’étude du niveau de pratique montre que les métropolitains résidant à Apatou comprennent plus qu’ils ne parlent. Les individus sur le fleuve sont très mobiles, ils ne restent que peu de temps (en règle générale deux ans) et n’ont donc pas le temps nécessaire pour apprendre les langues, tandis que les individus installés dans les villages du littoral, à Saint-Laurent et à Cayenne ont une pratique plus approfondie : ils ont plus tendance à faire souche.
Plutôt des hommes de moins de 45 ans
31Cinquante-neuf % de ceux qui pratiquent dans notre échantillon sont des hommes. Ce constat se confirme en sachant que 65 % des hommes qui pratiquent, parlent la langue, tandis que les femmes sont 22 % dans ce cas. On constate que les hommes travaillent davantage, tandis que les femmes métropolitaines restent plus au foyer. On voit aussi que les hommes sont plus souvent dans des familles mixtes que les femmes. Ils ont donc plus l’occasion de créer des relations sociales interculturelles. Les individus qui pratiquent une langue sont aussi plutôt en dessous de 45 ans. Ceux qui sont arrivés jeunes en Guyane, phénomène récent, ont en dessous de 45 ans.
32L’idéal type, au sens de M. Weber (1968), de l’individu pratiquant une langue, est un homme, de moins de 45 ans, travaillant dans le secteur privé, étant en Guyane depuis plus de 10 ans, marié avec une personne d’un autre groupe culturel et résidant soit dans un village du fleuve (pratique superficielle), soit dans un village du littoral ou à Cayenne (pratique plus approfondie, bien que moins fréquente). Le contexte social dans lequel se trouve l’individu détermine, en partie, la pratique. Les individus se représentent eux-mêmes comme subissant ce cadre contraignant. Ils mettent ainsi en valeur la fonction utilitaire de la langue : elle est un outil. Elle est aussi une partie de la culture locale que l’on incorpore naturellement. Vingt-neuf individus entrent dans cette logique. Pourtant cinq autres ne parlent pas du contexte dans lequel ils subissent une socialisation, mais du choix délibéré qu’ils ont fait de pratiquer une langue de Guyane. Cette minorité relie directement la pratique des langues locales à son intégration sociale, notamment dans son rapport à l’Autre. Cette pratique permet de se positionner, en tant qu’individu, dans la société. Ces cinq personnes ont appris le créole guyanais. Si pour eux, la langue est intimement liée au positionnement de soi dans la société, qu’en est-il pour les autres individus ? Y a-t-il des facteurs sous-jacents qui ne sont pas donnés consciemment par les individus mais qui apparaissent dans l’analyse des représentations sociales ?
Les métropolitains pratiquent une langue locale pour s’intégrer
33L’apprentissage d’une langue locale est chargé de représentations qui tournent autour de la construction de son identité personnelle. Si nous sommes partis de l’hypothèse que les représentations de l’Autre étaient primordiales, il nous faut admettre qu’elles ne prennent une importance qu’associées à d’autres représentations. L’individu subit en partie la société dans laquelle il se trouve, mais est aussi un acteur qui utilise des « zones d’incertitudes » (Crozier, 1970), qui construit des stratégies pour atteindre un objectif plus ou moins conscient.
Le rôle des représentations collectives
34Dans cette partie nous analyserons l’influence des représentations collectives des métropolitains vis-à-vis de l’Autre, sur leur pratique des langues de Guyane. On parle de représentations collectives quand les représentations sont consensuelles entre les membres d’un groupe. Ce qui implique une certaine uniformité des manières de pensée et une récurrence des images ou items. Dans un premier temps, nous nous sommes demandés si le choix des langues pratiquées correspondait à un intérêt collectif du groupe métropolitain se portant sur le groupe culturel dont on pratiquait la langue. Du point de vue de la méthode, nous avons compté les images associées aux différents groupes culturels puis regroupé par items ces images données individuellement en distinguant les images positives, négatives et neutres. Sur cet aspect méthodologique, Wilhem Doise (2002) confirme l’importance des jugements de valeur qui orientent l’attitude envers les autres. Ainsi, l’ensemble des représentations des autres des métropolitains orienterait le choix des langues pratiquées de façon individuelle montrant que l’individu fait parti d’un groupe uni par une conscience collective (Durkheim, 1990). Nous concluons que le niveau collectif n’est pas le déterminant des pratiques individuelles. Le tableau 13 récapitule les représentations des métropolitains en termes de poids symbolique et de jugement de valeur. Nous avons comptabilisé le nombre de métropolitains qui donnaient des images sur un groupe culturel, le nombre d’images qu’ils lui donnaient et les jugements affectifs qu’ils y associaient.
35Nous partions de deux hypothèses :
- plus on se représente un groupe, plus il a une portée symbolique pour nous, plus on le prend en considération et plus on pratique sa langue ;
- plus les représentations sur le groupe sont positives et plus on pratique sa langue.
Hypothèse 1
36Le premier groupe culturel abordé de façon quantitative par les métropolitains est le groupe métropolitain lui-même. Si le groupe était uniquement centré sur lui-même, il ne rentrerait pas dans une acculturation de langage. Pourtant, 47 % des métropolitains disent avoir une pratique d’une langue de Guyane. Cela peut paraître être une proportion importante. Il faut cependant relativiser et faire la distinction, comme nous l’avons fait précédemment, entre le fait de comprendre, de parler et plus encore de pratiquer une langue couramment. 53 % des métropolitains ne pratiquent donc pas de langue locale. Ce qui confirme une attitude centrée sur leur groupe d’appartenance.
37Les cinq langues pratiquées se retrouvent dans les groupes culturels cités. On peut en conclure que s’il y a pratique d’une langue locale, il y a forcément représentation du groupe culturel porteur de cette langue ; l’inverse n’étant pas vrai. Certains groupes fortement représentés comme les Chinois et les Hmong n’impliquent que les métropolitains apprennent leur langue, de même que les Haïtiens et les Amérindiens. S’il y a une corrélation, il y a aussi une sélection qui est faite parmi les populations. Le premier groupe, autre que métropolitain, abordé par les représentations est le groupe créole guyanais (86 % des individus interrogés le citent), il est effectivement celui dont la langue est la plus pratiquée. Plus du tiers des métropolitains interrogés disent comprendre le créole guyanais, et 12 % le parlent. Les Créoles guyanais sont, à n’en pas douter, très présents dans l’esprit des métropolitains : ils occupent une place centrale dans leur vision de l’Autre. La quantité de représentations sur les autres groupes ne correspond pas proportionnellement au nombre de métropolitains qui pratiquent leur langue. La deuxième langue la plus pratiquée est le « taki-taki », langue associée à l’ensemble des Businenge. Ce groupe n’est pourtant pas autant présent dans les représentations (53 % des métropolitains l’évoquent). Les représentations portent beaucoup sur les Brésiliens bien que le portugais soit moins pratiqué que le « taki-taki ».
38Il n’y a pas de superposition exacte entre quantité de représentations sociales sur un groupe culturel et pratique de sa langue. Par contre, tous les groupes dont les langues sont pratiquées ont une image dans les représentations collectives. Il n’y a pas de déconnection totale, et donc une influence réelle des représentations collectives. Si la quantité n’intervient que partiellement, peut-on dire que c’est la manière dont on se représente un groupe en termes de jugement de valeur qui influence la pratique ?
Hypothèse 2
39Plus les représentations sur le groupe sont positives et plus on pratique sa langue. Si cela semble effectivement le cas pour le « taki-taki » et le portugais, on ne peut en dire autant pour le créole guyanais ou le créole haïtien. Le groupe businenge comme le groupe brésilien sont marqués d’une image globale fortement positive. En analysant les discours sur les populations, nous avons regroupé les items récurrents et formé des profils types des représentations collectives des métropolitains sur chaque groupe : les Créoles guyanais sont « passifs, xénophobes, fonctionnaires » ; les Businenge sont « à l’Ouest en Guyane, agréables, dynamiques, violents » ; les Brésiliens sont « travailleurs, sympas, nationalistes, envahissants » ; les Haïtiens sont « jardiniers, femmes de ménage, travailleurs, victimes d’ostracisme » et les Amérindiens sont « tranquilles, détruits, repliés sur eux ». Les Haïtiens sont associés à des images neutres, ce qui marque une relation non affective. De plus, l’un des items marquants de ce groupe est sa discrétion, son manque de visibilité. L’image des Créoles guyanais est en majorité négative, ce qui pourrait rebuter les métropolitains à parler leur langue plutôt que les y inciter. Les représentations collectives sur les Amérindiens sont plutôt négatives en soulignant leur inaction, leur passivité dans la société. Si l’aspect positif influence la pratique des langues portugaise et businenge, d’autres facteurs doivent dominer ces représentations collectives en ce qui concerne le créole guyanais.
40Si les deux corrélations présentées semblent se vérifier pour certaines langues, on ne peut tirer de logique générale. On voit une influence des représentations du groupe sur les pratiques individuelles, mais elle est, somme toute, assez relative, elle n’explique pas à elle seule les pratiques sociales. Le niveau individuel nous apporte plus de réponse.
Les représentations individuelles de l’Autre expliquent en partie les pratiques
41Détachons l’individu du groupe. Pourquoi parmi la population métropolitaine, certains vont-ils pratiquer une langue de Guyane et d’autres non ? Peut-être que les individus qui pratiquent une langue locale se distinguent du groupe métropolitain de par leurs représentations des autres. Effectivement, au moment de l’entretien, quelques différences existent entre les représentations de l’Autre de ceux qui utilisent une langue de Guyane et de ceux qui n’en utilisent pas.
Les représentations des individus qui pratiquent sont différentes de ceux qui ne pratiquent pas
42Première conclusion : Les représentations des autres sont orientées par la représentation centrale du groupe dont on pratique la langue : il devient le groupe de référence pour former ses représentations des autres groupes. Le cas est particulièrement flagrant pour ceux qui pratiquent le « taki-taki ». Ces métropolitains centrent leurs représentations sur les Businenge et déterminent leurs représentations des autres groupes en fonction de celui-ci. Une femme de 27 ans habitant sur le fleuve connaît davantage de Businenge. Elle a des images très positives focalisées sur eux. Elle se représente les Créoles guyanais en opposition aux Businenge, et compare leur culture. Un homme de 30 ans a appris le sranan tongo au dispensaire et au fil du temps dans les troquets. Il l’utilise dans sa famille mais aussi dans les échanges quotidiens avec la population locale, il parle alors français ou taki-taki :
Je suis connu, ça m’apporte une reconnaissance, une entraide [...] beaucoup de gens baragouinent, je parle bien [...] j’ai l’impression d’être un immigré ici, pas parce que je suis blanc mais parce que je suis venu habiter ici alors que je n’y étais pas avant, mon fils est d’ici [...] Ici c’est chez nous, j’ai un sentiment d’appartenance, je me sens attaché à ici [...] les Blancs ne sont pas médiateurs ils sont clairement du côté des Businenge.
43Les métropolitains se sentent plus en harmonie avec les Businenge qu’avec les Créoles, ils les défendent contre l’oppression. Il en est de même pour les autres langues pratiquées : il y a focalisation du groupe comme élément central de jugement des autres.
44Deuxième conclusion : le groupe dont on parle la langue est associé à des représentations plutôt positives. Quatorze individus ont une vision uniquement positive du groupe culturel dont ils pratiquent la langue. Sept ont une image plus modérée, 7 une image neutre. Enfin, 6 ont une image négative. En moyenne, les individus qui pratiquent une langue ont une image plus positive du groupe que l’ensemble des métropolitains. Certains ont une image radicalement positive du groupe porteur de la langue qu’ils pratiquent. Un homme parle des Businenge dont il parle la langue :
Je les aime bien, c’est l’avenir pour la Guyane, ils ont un fond culturel assez franc, encore des traditions fortes, un respect familial, une éducation, ce sont des gens droits, ils s’intégreront facilement.
45Ceci est flagrant pour les Créoles guyanais : si les représentations collectives sont négatives envers les Créoles guyanais, ceux qui pratiquent leur langue ont proportionnellement une représentation plus positive d’eux. Dès qu’il s’agit des autres populations, on reprend le schéma de représentations spontanées, stéréotypées, adoptées par la grande majorité. Donc on peut avoir des représentations plutôt positives pour le groupe de référence et des représentations négatives pour les autres.
46Troisième conclusion : les seuls individus de l’échantillon général qui ont des représentations uniquement neutres sur les populations, ou très nuancées, font partie de ceux qui pratiquent une langue locale. Ces individus ont moins de stéréotypes, moins de préjugés, moins de jugements de valeur. On peut être surpris de l’ambivalence des représentations des métropolitains qui, même si elles s’orientent vers un jugement de valeur, se composent toujours de jugements nuancés. On l’est d’autant par les métropolitains qui pratiquent une langue. Ces derniers n’expriment aucun jugement de valeur sur les groupes culturels. Une femme de 35 ans, en Guyane depuis 15 ans, comprend le créole par son mariage mixte. Elle n’a pas de représentations des populations bien qu’elle connaisse celles véhiculées par le groupe :
Je ne me suis jamais posé la question des images sur les populations, y a des gens plus ou moins sympas dans toutes les communautés, sinon j’ai des images classiques stéréotypées, le chinois on l’imagine toujours derrière un comptoir, le Brésilien clandestin… les gens les plus implantés sont les Créoles, et les Saramaka.
47Une femme de 55 ans a des représentations neutres sur les Businenge, qu’elle considère comme sa famille, mais également sur les autres populations. Elle n’émet aucun jugement de valeur sauf sur les métropolitains parmi lesquels elle distingue ceux qui ont l’esprit colon, l’esprit profiteur et les autres. Donc, quelques individus parmi ceux qui pratiquent une langue locale font preuve d’une réelle ouverture d’esprit. La plupart toutefois sont marqués par des jugements de valeur.
48L’étude à un moment donné des représentations des autres des métropolitains pratiquant une langue et de ceux ne la pratiquant pas nous permet de dégager certaines corrélations. Mais l’étude nous prouve qu’il n’y a pas de relation unique, directe, entre les représentations des autres en un instant donné et la pratique de la langue locale. Quand on étudie l’imbrication entre les représentations des autres et la pratique de la langue chez un individu, d’autres conclusions se révèlent.
Les représentations de l’Autre ont une influence réelle sur l’évolution de la pratique
49C’est lorsque l’on étudie la dialectique dans le temps entre les représentations de l’Autre et les pratiques des langues pour un individu que l’on considère pleinement le rôle que jouent les premières sur les secondes. Deux schémas se dessinent : soit les représentations orientent la pratique ; soit la pratique oriente la représentation. Une femme de 25 ans parlait le créole, appris à l’école par le contact avec les autres enfants, mais après être partie en métropole deux ans, elle ne le pratique plus autant (elle comprend sans parler). Elle a depuis appris le portugais, qu’elle pratique de façon courante quotidiennement. On peut expliquer en partie ce changement par ses relations individuelles : elle ne fréquente aucun Créole guyanais, par contre, elle est quotidiennement en contact avec des Brésiliens pour le travail. Mais ses représentations sont tout aussi significatives (et en relation avec la nature de ses fréquentations) : ses représentations des Créoles sont essentiellement négatives (ils sont fainéants, ils ne connaissent pas leur pays, ils crachent sur les Blancs) ; ses représentations des Brésiliens sont plus positives ou neutres (ils sont une population en pleine croissance démographique, ils sont souvent clandestins, ils sont très travailleurs). Sa première pratique s’est faite par la socialisation, puis si elle ne s’est pas affirmée (abandon de la langue créole et acquisition du portugais), c’est en partie en fonction des représentations que cette jeune femme s’est formée au cours du temps. Il y a ici un va-et-vient entre pratiques et représentations de l’Autre. Un autre exemple nous confirme cette dialectique. Les représentations sont à l’origine de la pratique. Une femme de 30 ans nous décrit les représentations très positives qu’elle avait des Créoles guyanais à son arrivée. Elle a commencé à pratiquer la langue créole dans ses relations, puis s’est mise en couple avec un Créole guyanais, a eu un enfant avec lui. Si elle n’a pas continué dans sa pratique (elle comprend sans parler) c’est qu’elle a eu des difficultés avec lui, s’est séparée, et dénigre à présent l’ensemble du groupe créole guyanais :
Je deviens raciste envers les Créoles qui sont des dégénérés, je ne suis plus du tout aussi ouverte qu’avant parce que je sens le racisme envers les Blancs, mis à part ceux qui ont été en métropole, les Antillais. J’ai appris le créole dans la période positive où j’en fréquentais beaucoup, puis j’ai été avec mon ami.
50Si la pratique des individus ayant été en couple mixte ne perdure pas, c’est en grande partie par un changement de représentations.
51Donc, représentations de l’Autre et pratique de sa langue sont toujours en interaction. Il faut prendre en compte, même si le sujet ici n’est pas de développer ces aspects, que les relations sociales établies ou en construction ont un rôle non négligeable dans la pratique des langues. On a d’ailleurs abordé cet aspect dans la socialisation.
52Si nous avons à présent des éléments de compréhension des dialectiques existantes entre représentations de l’Autre et pratique des langues locales, l’analyse nous a aussi guidé vers d’autres représentations. Nous retrouvons les trois types de représentations qui préoccupent M. Zavalloni et C. Louisguérin (1984) dans leur théorie égo-écologique : les représentations qu’une personne se fait d’elle-même, d’autrui et de la société sont intimement liées. Nous ajoutons, avec W. Doise (2002), une quatrième représentation : la représentation de l’objet, pour nous, la langue locale.
Différentes représentations et stratégies d’intégration
Les représentations de la situation sociale : une société compétitive
53Les métropolitains, en général, ont, de la Guyane, la vision d’une société compétitive du point de vue des identités. Les individus pensent la société guyanaise comme multiculturelle, mais soumise à des tensions de pouvoir entre les groupes culturels dont l’élément central est le groupe créole. Celui-ci est en compétition, ce qui conditionne la place que l’on se donne dans ce dispositif. Si la plupart des individus, qui ne pratiquent pas de langue, se sentent en dehors de ce processus, ceux qui pratiquent une langue prennent en compte cette lutte et s’y inscrivent. Ils choisissent un groupe culturel, comme référent, se représentent ce groupe comme la culture dominante, ou qui va dominer, dans la société guyanaise. La pratique de la langue n’est pas toujours naïvement subie, puisque des individus pratiquent la langue du groupe qu’ils tiennent pour groupe majoritaire numériquement et symboliquement. Un homme de 35 ans a appris le créole guyanais clairement parce qu’il est pour lui le représentant du groupe de référence dont l’intégration dépend, les Créoles sont jugés très positivement : le creuset est cette créolité du littoral. Sa pratique entre dans une stratégie d’intégration, une stratégie d’entrée en relation avec des individus créoles :
Quand un Métro se met à parler créole les regards changent, au bout d’un moment tu passes de l’autre côté, tu as plus d’échanges avec la population locale… je me situe dans une position intermédiaire mais je sais que je vais passer de l’autre côté, je vais vivre ici, faire des enfants ici, je vais devenir Guyanais, les autres le disent, tu le sens « lui, c’est un Nègre blanc », elles te mettent déjà dans une catégorie qui est celle de l’intégration, c’est une victoire.
Les représentations de soi : s’intégrer
54La représentation des autres ne va pas sans son corollaire : la représentation de soi. Ce que les métropolitains nous disent des autres est avant tout une information sur la représentation qu’ils ont de leur place dans la société. Ceux qui pratiquent une langue transpirent un élément commun : la nécessité implicite de trouver sa place dans la société, la nécessité de s’intégrer. Tous se sentent concernés par leur identité en Guyane, tous se posent des questions.
55Certains ont une représentation interculturelle d’eux-mêmes et la pratique d’une langue est un moyen d’affirmer cette interculturalité. Un homme de 32 ans se sent intégré, il pense faire partie des mélanges de la société guyanaise. La pratique des langues entre dans son argumentaire de relationnel et d’intégration, il fréquente tout le monde, parle plusieurs langues.
Je considère Saint-Laurent comme ma ville, la Guyane comme mon pays à chaque fois je reviens, je suis Saint-laurentais et les gens me prennent aussi pour un Saint-Laurentais, je parle toutes les langues d’ici, le créole, le taki, un peu d’amérindien3, de chinois, j’ai travaillé dans la restauration avec des Chinois [...] je ne me sens pas partie d’un groupe métro, au contraire, j’ai deux cultures, j’ai la culture antilloguyanaise, j’ai la culture française, mais je suis tellement impliqué ici, que je tends à réagir comme les locaux envers les métros qui sont là depuis pas longtemps, qui critiquent tout le temps, la grande ville leur manque [...] moi je suis hyper bien intégré, y a aucun problème, ça fait 10 ans que je suis pas allé en métropole.
56Certains se sentent guyanais et affirment leur guyanité avec leur pratique des langues locales. Un homme de 35 ans est arrivé jeune en Guyane : le créole est sa langue maternelle autant que le français. Il en parle comme d’une compétence culturelle, associée à d’autres compétences comme la chasse, la connaissance du territoire :
Je suis ami avec des vieux Blancs comme moi, des jeunes qui sont arrivés ici il y a longtemps, j’en connais une vingtaine de jeunes arrivés dans les années 1970 de mon âge, il doit y en avoir une cinquantaine, ils sont là, jamais partis, installés en Guyane, ils parlent aussi bien le créole que moi, ils vont à la chasse, font beaucoup de forêt, connaissent à fond la Guyane... Je suis reçu chez les vieux créoles comme un Guyanais, ils sortent le rhum, les gens ne me parlent qu’en créole [...] avec mon frère on ne parle qu’en créole, on ne sait s’engueuler qu’en créole [...] avec les vieux blancs potes on ne parle qu’en créole, c’est la langue maternelle qu’on a connue à l’école, ici, il passe partout, chez les Chinois, les Brésiliens, les Amérindiens, eux leur langue n’est pas facile, c’est la langue qui t’ouvre tout.
57Donc d’une part le créole est sa langue de socialisation, mais d’autre part il la considère comme le passeport de ses relations, de son intégration en Guyane, ce qui justifie qu’il continue de l’employer et la cultive. Si la pratique au départ était de l’ordre de la socialisation, elle est devenue une marque identitaire consciemment entretenue. La Guyane est son territoire de référence.
La Guyane est indispensable à ma vie [...] moi on m’appelle « chabin » souvent parce qu’il y a que l’emballage qui change : je suis le mec métissé à mort, même si je suis d’origine française à 100 %, je suis quand même vachement bien accepté dans toute la société guyanaise [...] la langue c’est le passeport, dès que je parle créole les relations changent, c’est pas du tout les mêmes, tu passes partout, tu rentres dans toutes les maisons et puis moi je me suis bien adapté, je connais bien toutes les coutumes guyanaises [...] je cuisine créole, je fais tout créole mais je connais aussi bien la communauté javanaise que les autres, celle que je connais le moins bien c’est la métropolitaine[...] on est des Blancs intégrés à la société qui parlent créole, baragouinent quelques mots du fleuve, le portugais pas mal, en amérindien je sais juste dire « bonjour » [...] je m’assume en tant que métro, je suis un Blanc, un Blanc créole [...] je vis créole, je suis plus noir que blanc.
58Les représentations des populations dont il parle la langue sont positives au contraire de celles des métropolitains dont il s’éloigne. Cette mise en valeur d’une identité guyanaise ressort lors de conflits. Un métropolitain de 55 ans, en Guyane depuis 30 ans, relate une expérience. Lors d’une altercation en voiture avec un Créole guyanais qui commençait à s’échauffer, à l’insulter avec des termes péjoratifs sur son appartenance ethnique, notre informateur a répondu en créole : la situation est retombée tout de suite.
Les Créoles qui me connaissent depuis 30 ans, il y a longtemps que pour eux je suis un vieux Blanc, je suis Guyanais, et moi je réclame pas non plus le passeport guyanais, si on m’insulte je réponds en créole et j’assoie le gars.
59Cet homme n’a pas de représentations positives sur les Créoles, il se sent guyanais, donc sa pratique de la langue est une compétence qu’il utilise pour justifier sa présence, son investissement dans la terre, sa connaissance du pays.
60Certains se sentent rejetés de la société guyanaise : la langue intervient alors comme moyen de légitimer leur présence, de faire lien avec les autres et ainsi de lutter contre l’exclusion. Beaucoup parlent de leur sentiment d’exclusion quand les autres parlent une langue devant eux qu’ils ne comprennent pas. Un couple vivant sur le fleuve précise :
Si un Noir Marron ne veut pas que vous compreniez, il peut vous exclure par le langage très rapidement, ce sont des rapports de force.
61La langue est utilisée comme défense de soi contre un environnement hostile. Sa pratique a pour but de changer les relations, le regard d’autrui sur soi. Une femme de 60 ans relate son expérience. Arrivée il y a 12 ans, elle apprend dès le départ le créole guyanais volontairement pour deux raisons : une question d’utilité dans le travail et en réponse à une situation difficile dans le travail où on la juge très négativement.
L’adaptation a été difficile, ils [ses collègues créoles guyanais] faisaient de la rétention d’informations, ils me faisaient passer un examen, parce que dans leur tête on a la réputation du chasseur de prime, de profiteur, on réveille la mémoire de l’esclavage, ils critiquaient mes habits, ils étaient très susceptibles, les gens ne me parlaient pas, les indépendantistes me disaient « tes seins, t’es qu’une paysanne », faut être fort.
62La pratique de la langue lui a permis de comprendre ce que les Créoles disaient et de se sentir plus à l’aise, mais aussi d’avoir une reconnaissance et du coup de sortir des relations stéréotypées entre métropolitains et Créoles :
J’ai appris le créole au Gerec [association qui dispensait des cours)] maintenant je comprends bien mais je ne parle pas ; ça m’a fait du bien, les plaisanteries en créole, je ne savais pas si on se moquait de moi, j’étais seule au milieu de tout le monde, quand j’ai appris ils étaient très fiers de moi, au début, ils expliquaient, puis ils ont arrêté quand ils ont considéré que je comprenais assez.
63En apprenant le créole, cette femme a montré qu’elle voulait s’intégrer.
64D’autres, en vue de s’intégrer, veulent se distinguer du groupe métropolitain qui est associé à des représentations négatives dans le regard des autres populations. Ils pratiquent une langue locale en vue de se détacher de ce Soi collectif, et de se rapprocher de l’Autre qui devient Soi. Quatorze individus ont une image uniquement négative des métropolitains, 18 ont une image modérée, et 2 une image positive : il y a donc un détachement du groupe métropolitain (ce que l’on retrouve pour l’ensemble des individus mais de manière moins flagrante). Un homme de 35 ans se sert quotidiennement du créole dans son travail en animant une émission de radio en créole. Pour lui, le créole est sa langue maternelle aussi bien que le français. Il se sent complètement intégré à la culture créole et fréquente beaucoup de Créoles. Cette langue marque clairement pour lui sa différence avec les métropolitains qui ne parlent pas, qui n’ont pas été élevés en Guyane et qui sont de passage. Il précise que souvent ils sont gênés quand ils l’entendent parler en Créole et se sentent exclus. Il se distingue également des métropolitains qui parlent créole mais avec un accent métropolitain : eux ne parleront jamais le vrai créole. Le langage fait le lien avec les autres populations.
65La différenciation avec le groupe métropolitain se fait par l’image de ces « Métros » de passage, imbus d’eux-mêmes, non impliqués en Guyane, restant entre eux. Une femme de 45 ans assimile le fait de parler la langue locale à celle d’être intégrée au contraire des autres métropolitains.
Je me sens plus créole [...] je n’ai plus rien en métropole, je ne saurais pas où aller [...] ce qui fait la différence avec les autres Métros c’est qu’on se sent intégré, je parle le taki, le créole, avec les collègues businenge, mon amie créole [...] je peux me trouver seule dans n’importe quel endroit, je connais toujours quelqu’un, je ne me sentirai jamais isolée [...] je ne me sens pas créolisée, mais guyanaise [...] je suis devenue comme eux dans le rythme de travail, je suis en retard, je remets au lendemain, je suis guyanaise, j’ai le même rythme, je vais manger le blaff le matin, je suis comme eux.
66Certains individus ont une démarche plus intermédiaire : ils veulent marquer leur adaptation à la Guyane, tout en gardant leur identité métropolitaine. La langue leur permet ce compromis. Un homme de 65 ans, en Guyane depuis 30 ans, se considère comme un métropolitain très adapté. Il comprend très bien le créole, est marié à une Créole, mais ne parle jamais en créole parce qu’il considère que cette langue a une teneur historique. Selon lui, elle a été créée par les esclaves pour ne pas se faire comprendre des maîtres blancs, ainsi la pratiquer serait leur enlever leur intimité, faire intrusion dans leur identité. Les Créoles le connaissant savent qu’il parle créole et il le dit rapidement à ceux qu’il ne connaît pas pour établir les « règles du jeu », au cas où ils viendraient à dire quelque chose sur lui en créole. Il s’identifie clairement comme un Blanc, et se distingue des Créoles par son usage de la langue. En même temps, il confirme sa connaissance, sa capacité, son adaptation à la différence des autres métropolitains.
Les représentations de la langue
67Au travers de ces représentations, on se rend compte du rôle que peuvent avoir les langues : elles sont le moyen de jouer avec l’identité sociale. La langue peut être utilisée comme moyen de se sentir à l’aise dans une société, comme moyen de légitimer sa présence, de délimiter et de marquer son identité. J.-C. Abric (1971) a montré que la présentation, comme tâche de « créativité » ou tâche de « résolution de problème », d’une même tâche à des individus déterminait des comportements différenciés de travail en groupe. Le sens attribué à la langue détermine sa pratique ou sa non-pratique. Les métropolitains qui n’utilisent pas de langue locale, soit attribuent à la langue une fonction de marqueur identitaire et ne veulent pas s’assimiler à un autre groupe, soit ne lui attribuent pas cette fonction. Nous avons alors constaté que d’autres traits culturels pouvaient avoir la même fonction que la langue locale, comme le lieu d’habitat, l’alimentation ou la manière de s’habiller.
68Les individus reconnaissent le rôle de la langue de l’Autre, comme « passeport » des relations sociales, comme « marqueur » identitaire. Elle est un attribut de l’individu qui lui permet d’être identifié dans le regard des autres, de montrer son identité métisse. On désire mettre en valeur son acculturation, ou plutôt sa volonté d’appartenir à un autre groupe que son groupe d’origine. Il y a donc dans la pratique de la langue, l’évidence d’une relation symbolique à l’Autre et à Soi. Les individus qui pratiquent les langues locales reconnaissent à la langue cette fonction de reflet de ce que l’on veut être.
Conclusion
69Si la socialisation est incitative dans la pratique des langues locales, elle ne l’explique pas entièrement. Elle dépend de facteurs plus subjectifs, plus symboliques. On peut voir ainsi que tous les individus présents en Guyane depuis plus de vingt ans, par exemple, n’utilisent pas une langue locale : certains ne jouent pas leur intégration sur ce trait culturel. Il n’y a pas une unique logique de liaison entre les représentations des autres groupes culturels et la pratique de leur langue, mais une complexité qui ouvre pour l’individu une palette de pratiques différentes.
70L’individu a réellement une marge de manœuvre et peut s’investir dans différentes stratégies. Cela explique qu’il y ait des cas individuels au-delà des phénomènes de groupe dans les pratiques sociales. Il faut noter que les individus en lieux isolés utilisent plus une langue locale par nécessité, la situation les y contraint. Mais cette exception nous montre que les métropolitains sont en Guyane dans une situation peu contraignante qui leur donne une liberté d’action.
71Tous les métropolitains n’ont pas les mêmes pratiques ; ils n’ont pas la même organisation de leurs représentations, ni les mêmes représentations sociales. Il y a une composition pour un individu, en fonction de son expérience personnelle, de sa culture propre, de son état d’esprit, d’un système de représentations qui oriente et découle de ses pratiques et surtout du rôle qu’il veut jouer dans la société, comme le dirait E. Goffman (1979).
72Le groupe métropolitain n’a donc qu’un poids relatif dans l’intégration de l’individu en Guyane. De plus, les métropolitains qui utilisent une langue locale montrent qu’ils veulent s’intégrer individuellement en se définissant comme différent du groupe métropolitain. L’Autre est finalement autant le métropolitain qu’un individu d’une autre culture. L’adoption d’une langue seconde locale est effectivement un positionnement face à autrui, mais autrui n’est pas seulement l’individu d’un groupe culturel différent. En ce sens, la société multiculturelle guyanaise offre une infinité de combinaisons identitaires possibles, qui supposent une interculturalité, un décloisonnement des groupes. Il faut donc relativiser, en Guyane, une vision qui assignerait les individus dans leur groupe d’origine.
73Pourtant, on dégage suivant les langues pratiquées des récurrences dans l’articulation des représentations, ce qui démontre que même s’il existe des marges de manœuvre individuelles, le métropolitain subit le poids de son groupe social.
74L’idée que l’espace guyanais supporte une lutte identitaire se révèle dans les pratiques des langues locales. Les Créoles guyanais y sont l’élément central en fonction duquel on se place. Soit le métropolitain adopte ce groupe comme groupe de référence, soit il se situe dans un groupe culturel vu comme opposé. On s’intègre en fonction des Créoles guyanais. Si l’on ne pratique pas les langues hmong ou chinoise, c’est que, d’une part, il n’y a pas de contexte objectif de socialisation dans ces groupes, et d’autre part, que ces groupes ne sont pas associés à des enjeux identitaires en Guyane. Les Businenge entrent en jeu dans cette lutte des identités, comme, dans une moindre mesure, les Brésiliens, qui pourtant sont des immigrés. Ils sont alors placés comme un contre-pouvoir face aux Créoles guyanais, et permettent de redéfinir la notion de guyanité en l’élargissant à de nouvelles populations. Les lieux d’habitat révèlent ces dynamiques : ils semblent influencer les représentations de l’autre et du groupe déterminant dans la lutte identitaire. Si à Saint-Laurent, on apprend plus facilement une langue businenge et l’on se positionne ainsi en opposition au groupe créole, à Cayenne, on apprendra plutôt, soit le créole guyanais, si l’on considère que les Créoles guyanais ont une place décisive dans la guyanité, soit le portugais si l’on se place du côté de l’immigration montante. Mais la centralité dans la société du groupe créole est vérifiée chez tous, que l’on se situe de leur côté ou contre eux. D’autre part, un élément se confirme au cours de cette étude : la langue est un outil associé à la construction de l’identité individuelle, elle construit les stratégies identitaires.
75Les pratiques des langues locales s’expliquent de différentes façons. La pratique du créole haïtien est la seule à ne pas être foncièrement due à des représentations liées à la construction de l’identité. Elle découle plutôt des facteurs objectifs de socialisation. On pratique plus par nécessité. Les Haïtiens sont presque absents de la lutte identitaire dans le regard des métropolitains, ils tendent à s’assimiler à la créolité des Créoles guyanais. De plus, les métropolitains ne voient pas tellement la nécessité de parler le créole haïtien, proche du créole guyanais, qui leur apporte plus au niveau identitaire. La pratique du créole guyanais est essentiellement liée à des représentations de soi, on pratique dans le but de valoriser son identité métisse, de légitimer sa présence et à des représentations de l’Autre, face à un groupe que l’on juge essentiel dans la composition guyanaise. Par cette pratique, on tend à se détacher du groupe métropolitain. Les pratiques du « taki-taki » et du portugais sont essentiellement liées à des représentations positives du groupe. Survalorisés, les groupes sont vus comme montants dans la situation compétitive. On choisit son camp en s’opposant aux Créoles guyanais. On a aussi des représentations de soi interculturelles, liées à l’exotisme dont on affuble le groupe. La pratique du wayana, bien que marginale, montre la flexibilité des attitudes des individus métropolitains. Il y a une réelle composition des représentations sociales, des choix identitaires.
76Ainsi, les représentations de l’Autre jouent comme des déterminants symboliques sur la pratique des langues locales. Mais il ne faut pas détacher ces représentations d’un ensemble complexe de représentations – de la situation sociale, de soi, de la langue – qui interagissent chez un individu.
Notes de bas de page
1 Les chiffres suivants concernent la population « née en métropole », ce qui ne correspond pas exactement aux individus que l’on nomme métropolitains puisque certains individus nés en métropole peuvent être d’origine guyanaise ou antillaise, donc noirs, ou inversement certains « métropolitains » peuvent ne pas être nés en métropole. Malgré cette imprécision des données, nous pouvons dire que l’enquête de terrain confirme les caractéristiques de la population « née en métropole » pour les métropolitains.
2 La capacité de « parler » sous-entend le fait de comprendre également donc on ne comptera dans la catégorie de ceux qui comprennent que ceux qui ne font que comprendre, et dans la catégorie de ceux qui parlent ceux qui donc parlent et comprennent.
3 Nous n’avons pas compté le chinois, ni l’« amérindien » dans les langues pratiquées, puisqu’au fil de l’entretien l’informateur avoue juste connaître deux ou trois mots de ces langues.
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