De l’influence du français et du créole guyanais sur le hmong parlé en Guyane
p. 159-170
Texte intégral
Introduction
1Arrivés en Guyane pour la première fois en 1977 dans le cadre du Plan Vert mis en place par le ministre des Dom-Tom de l’époque, M. Olivier Stirn, les Hmong font aujourd’hui partie intégrante du paysage socioculturel guyanais. Comme l’explique M.-O. Geraud (1997 : 51-59), les Hmong étaient connus pour être de bons agriculteurs et ils avaient été accueillis en Guyane spécialement pour développer l’agriculture guyanaise. C’est ce qu’ils ont fait avec succès, puisque, à l’heure actuelle, ils fourniraient les fruits et légumes de la plupart des restaurants, supermarchés, cantines, hôtels et exportateurs de Guyane, sans oublier les particuliers qui viennent s’approvisionner auprès d’eux les jours de marché. C’est ainsi qu’ils se sont peu à peu adaptés à la société guyanaise, sans pour autant vraiment s’intégrer. En effet, une fois rentrés du marché, les Hmong fréquentent très peu le reste de la population guyanaise, préférant rester entre eux, dans leurs villages presque entièrement hmong.
2Ces contacts limités nous ont amené à nous interroger sur le degré d’influence du français sur le hmong parlé en Guyane. Cet article présente les résultats d’une étude que nous avons effectuée à ce propos. Après une brève présentation de l’environnement sociolinguistique passé et présent des Hmong guyanais, puis des conséquences linguistiques de cette situation particulière, nous parlerons des différences caractérisant le hmong blanc et le hmong vert, les deux variétés de hmong existant en Guyane. Ensuite, nous ferons un point sur la recherche dans le domaine de l’emprunt avant de proposer nos hypothèses de travail et notre méthodologie d’enquête. Enfin, nous présenterons les effets linguistiques du contact entre la population hmong et les autres populations guyanaises. Notre étude montre que le hmong a principalement emprunté du lexique au français.
Les Hmong de Guyane
Situation sociohistorique des Hmong de Guyane
3Les Hmong ont été très mal accueillis par la communauté créole guyanaise, très hostile à leur arrivée. Par exemple, l’un de nos informateurs nous a parlé d’agressions et d’embuscades à l’encontre des Hmong par les Guyanais (voir aussi Geraud, 1997 : 71). Pendant leurs six premières années en Guyane, les Hmong évitaient donc tout contact avec les Guyanais et vivaient dans la forêt. Ils n’allaient à Cayenne que pour se fournir en denrées, principalement du riz. Pour le reste, ils ont vite retrouvé leurs habitudes du Laos : culture de la terre pour produire les fruits et légumes dont ils avaient besoin et élevage de porcs, vaches et poules pour la viande, sans compter la chasse et la pêche qu’ils pratiquent encore aujourd’hui à leur guise. Cependant, au bout de six ans, le préfet de Guyane les a convaincus d’aller vendre leurs produits maraîchers au marché de Cayenne1.
4Installés dans les premiers temps sur le lieu-dit nommé Cacao (commune de Roura), les premiers Hmong ont connu une situation tout à fait unique en France, qui l’est encore aujourd’hui puisque, selon une information de l’annexe de la mairie de Roura à Cacao, le village de Cacao est constitué à 90 % de Hmong. Un deuxième lieu-dit a été occupé sur le même principe d’un village entièrement hmong quelques années après la création de Cacao : Javouhey, sur le territoire de la commune de Mana. Enfin, une dernière communauté hmong commençait à se développer autour de la commune de Iracoubo, principalement sur la route menant à Counamama lors de notre présence là-bas. Cette dernière communauté étant très récente (seulement une dizaine de familles en 2002), on ne peut pas, pour l’instant, parler d’un troisième village hmong. Pourtant, ces Hmong ont le même mode de vie qu’à Cacao et Javouhey.
5Cacao et Javouhey sont situés dans la forêt et assez difficiles d’accès. La route menant à Cacao est bitumée, mais le mauvais entretien, le fort vallonnement et la jungle rendent l’accès particulièrement difficile. Les deux routes menant à Javouhey n’étaient même pas goudronnées, bien que plus droites et moins vallonnées que celle de Cacao. L’isolement géographique et l’hostilité, dans les premiers temps, des Guyanais ont poussé les autorités à créer au sein même de Cacao et de Javouhey des écoles. Il y avait, lors de nos investigations de terrain, deux écoles à Cacao : une école publique proposant des cours de la maternelle au CM2, et une école catholique privée proposant des cours allant de la maternelle à la classe de 3e. Tandis qu’à Javouhey, il y avait seulement une école maternelle et une école primaire, les enfants devant se rendre à Saint-Laurent ou à Mana pour le collège.
6La question de l’enseignement aux enfants hmong montre combien ceux-ci entrent tardivement en contact avec le reste de la population guyanaise. Cependant, cela ne les empêche pas d’avoir des relations cordiales (sans être pour autant amicales) avec leurs camarades de classe. Toutefois, autre élément révélateur de la distance qu’il y a entre les Hmong et le reste de la population guyanaise, même les locuteurs que nous avons choisis là-bas, qui habitaient Cayenne durant la semaine, ne fréquentaient pas de non-hmong en dehors de l’école. Pourtant, nous savions que certains de leurs camarades de classe habitaient le même quartier qu’eux.
7On voit donc que, bien que faisant indéniablement partie du paysage socioculturel guyanais2, les Hmong ne sont pas vraiment intégrés à la vie de ce département d’Outre-Mer. Au niveau de la vie politique, ils ne jouent aucun rôle, et au niveau relationnel, on a vu les contacts limités qu’ils entretiennent avec le reste de la population. Cependant, de par leur activité commerciale, ils tiennent une place économique de grande importance. Mais précisons que les Hmong cultivent volontairement leur mise à distance de la vie guyanaise : ils n’aspirent qu’à vivre en paix dans leur coin de forêt. Au vu de cette brève description, on peut comprendre l’intérêt d’une étude sociolinguistique de l’influence du français sur le hmong en Guyane.
Les conséquences linguistiques du particularisme hmong
8La situation géographique et sociologique très singulière des Hmong en Guyane a eu des conséquences linguistiques particulières. En effet, parce que vivant essentiellement entre eux, les Hmong ont très bien sauvegardé leurs coutumes et leur langue, contrairement à leurs homologues de métropole. Ils parlent hmong toute la journée, sauf les jours de marché, où, pour vendre leurs produits, ils parlent en français ou en créole, selon la langue qui a été utilisée par leur interlocuteur. Il n’y a pas de conflit de langue.
9Quant à leurs enfants, ils connaissent des situations assez inhabituelles pour un public français. Jusqu’à ce qu’ils aient l’âge d’aller à l’école, ils ne parlent qu’en hmong et la plupart n’ont presque jamais entendu de français. Aussi, quand ils arrivent à l’école pour la première fois, ils ne comprennent pas ce que leur dit l’instituteur.
10Cette situation exceptionnelle a amené à des mesures tout aussi exceptionnelles. Jusqu’à récemment à l’école de Cacao, il était interdit aux enfants de parler en hmong, que ce soit en classe ou dans la cour de récréation, afin qu’ils apprennent plus rapidement le français. Et à Javouhey, pour pallier l’incompréhension généralisée des petits enfants hmong, l’école a décidé d’engager deux jeunes qui ont une fonction de « médiateur bilingue ». Récemment (septembre 2003), une Hmong guyanaise a été recrutée pour donner des cours de FLE (français langue étrangère) à Javouhey, ce qui montre l’étendue du problème linguistique qui se pose pour les Hmong.
11Nous avons remarqué que pour les Hmong, il n’y avait pas vraiment de problème identitaire, ni de conflit linguistique : ils sont hmong, et par conséquent, parlent hmong, malgré le fait que la langue officielle est le français et qu’ils sont censés la maîtriser. Les contacts très restreints avec les non-hmong et leurs conditions de vie extra-scolaires créant un environnement linguistique très favorable à la pratique du hmong sont autant de facteurs qui expliqueraient le fort maintien de leur langue.
12Cependant, des enseignants de Javouhey ont noté que les enfants hmong finissaient quand même par maîtriser le français quand ils arrivaient au lycée et sortaient de leur village pour se trouver plongés dans un environnement linguistique francophone.
13Le contact quotidien qu’ils ont avec le créole guyanais à l’école n’a presque aucune incidence sur leur manière de parler : bien qu’ils comprennent et parlent le créole3, nous n’avons presque jamais entendu de mots créoles venir se mélanger au hmong. Notons également que les adultes hmong avouent avoir moins de problèmes pour apprendre le créole que le français. Nous expliquons ceci par le fait que les Hmong sont plus en contact avec les Guyanais qu’avec des non-créolophones uniquement francophones. En effet, il leur arrive d’employer des Guyanais, des Surinamiens ou des Brésiliens pour la récolte de divers fruits et de parler avec ceux-ci en créole.
Le hmong en Guyane
14La langue hmong se divise en plusieurs parlers. En Guyane, deux parlers existent : le hmong blanc et le hmong vert. Grammaticalement, ils sont assez semblables, et c’est surtout au niveau du lexique qu’on peut les distinguer. Bien qu’il y ait des mots complètement différents pour désigner une même réalité dans les deux parlers, il y a également beaucoup de termes identiques. Et parfois, ces mots ne diffèrent que par une diphtongaison de la voyelle du mot en hmong blanc. Ainsi :
15Hmong blanc Hmong vert Sens
qaib qab « poulet »
liab lab « singe »
tiag tag « vrai »
16Les deux parlers sont donc assez facilement inter-compréhensibles.
17Cependant, le hmong blanc a largement pris le pas sur le hmong vert en Guyane. Au moment de nos enquêtes, il ne restait plus que trois ou quatre familles de locuteurs hmong vert. La plupart des Hmong verts ont adopté le hmong blanc, par commodité car il est parlé par la grande majorité des Hmong en Guyane. Malgré cette domination du hmong blanc, nous avons choisi de nous intéresser uniquement au hmong vert dans cette étude, étant nous-même locuteur de hmong vert.
18La langue hmong est une langue isolante dont la forme canonique est le monosyllabe de type CV, avec une structure grammaticale de type sujet-verbe-complément, comme en français. En revanche, du fait de son statut de langue isolante, il lui est très difficile de créer des mots nouveaux, contrairement au français, par exemple. Le moyen le plus facile et le plus rapide d’enrichir le lexique hmong est donc probablement l’emprunt linguistique.
19Dans l’extrait de corpus suivant, on peut voir comment le français se mêle au hmong lors d’alternances français-hmong dans une conversation spontanée :
– Moos essayer ib matelas (rires).
« J’irai essayer un matelas ! »
– Nrhe koj koj métier moos essayer matelas nkaus hwb koj â (rires).
« Peut-être que toi, ton métier, ce sera juste essayer des matelas ! »
– Essayer matelas - (rires) - essayer matelas oh - zoo pw kawg dlaim nuav â - dlaim nuav tawv dlhau lawm.
« Essayer des matelas ! essayer des matelas ! Oh ! celui-là est très bien, mais celui-là est trop dur ! »
– Ua bac plus ib puas moog ua essayer ib matelas hŵ.
« Aller jusqu’à bac plus cent pour aller essayer des matelas, hou ! »
– Matelas ê dédicacé tso président.
« Des matelas dédicacés au président ! »
Méthodologie de recherche
Cadre théorique
20Nous situons notre travail dans le cadre des travaux de sociolinguistique variationniste de type labovien. Selon cette approche, l’« étude linguistique doit prendre en compte les variables sociales ; [car] le changement n’est pas seulement fonction du facteur temps, mais aussi de la structure sociale de la communauté étudiée. » (Dubois et al., 2001 : 264) Les jeunes Hmong qui ont fourni les données pour cette étude ont été sélectionnés selon plusieurs critères sociologiques, culturels et linguistiques. Toutefois, même si nous nous basons beaucoup sur les travaux de Labov, rappelons que la variation ne s’observe pas qu’au seul niveau phonétique mais aussi au niveau du lexique, de la syntaxe et de la morphologie. Dans certaines situations de contact, et notamment de maintien de la langue ou language maintenance (Thomason et Kaufman, 1988), c’est le premier domaine touché. Le phénomène de l’emprunt est donc assurément à inclure dans celui de la variation linguistique. J.-L. Calvet (1993) et J. Dubois (2001) le considèrent même comme « l’un des premiers objets de la sociolinguistique ».
21Deroy (1956), bien que déjà ancien, demeure un ouvrage de référence sur l’emprunt. Dans cet ouvrage, L. Deroy discute les différents types d’emprunt et les différentes façons d’adaptation de la prononciation d’un terme « étranger ».
22Les travaux sur les emprunts (Soumare, 1994 ; Odjola, 1997) se basent sur la méthodologie développée par L. Deroy et E. Haugen (1950) et sur des corpus écrits (journaux, dictionnaires). Ils montrent qu’il y a une prédominance très nette des substantifs, et une légère présence des autres catégories. Enfin, les articles réunis par le Cercle linguistique d’Aix-en-Provence (Claix) sur l’emprunt (1994) proposent des explications au cas par cas de l’emprunt. Ainsi, R. Chaudenson y explique pourquoi en créole réunionnais, les emprunts sont surtout lexicaux, tandis que Doneux suggère qu’au niveau verbal, les emprunts que fait le swahili à l’arabe « ne présentent pas les variantes combinatoires que connaissent les lexèmes verbaux d’origine. » (Touratier, dans Claix, 1994 : 10). Spa, de son côté, présente les règles phonologiques de conversion entre français et kikongo, mais malheureusement, ces règles ne peuvent s’appliquer à toutes les langues.
23Pour ce qui est de notre étude, nous avons recueilli nos emprunts uniquement dans des discours oraux spontanés. Cette méthodologie (basée sur l’oral) tout à fait dissemblable de celle de nos prédécesseurs (basée sur l’écrit) a donné des résultats plutôt différents, comme on le verra plus loin.
Hypothèses et analyses proposées
24La question principale de notre étude pourrait être formulée ainsi : comment a évolué le parler hmong de ces émigrés après presque trente ans de contact avec le français et le créole guyanais ? Nous nous pencherons sur cette question à travers une étude axée sur les emprunts dans le hmong contemporain en Guyane (Ly, 2004, 2005), puis nous comparerons nos résultats avec ceux réalisés dans d’autres communautés hmong de la diaspora. Nous nous focaliserons sur le hmong parlé en France métropolitaine, aux États-Unis et en Australie. L’étude montre que dans toutes les communautés de la diaspora, le hmong a subi des changements au niveau de son lexique, et a intégré des emprunts dans son parler. Le type d’emprunt et leur nombre diffèrent selon l’endroit où il est parlé.
25Nous avons donc posé comme hypothèse que plus ces emprunts étaient nombreux, et plus on pouvait considérer que les Hmong sont en contact avec la population et donc la langue du pays d’accueil. Par conséquent, nous avons établi des statistiques sur les emprunts relevés dans les discours recueillis.
26Par ailleurs, une analyse phonétique des emprunts a été proposée pour enrichir notre étude. Nous avons remarqué que les emprunts étaient pour la plupart prononcés sur le ton noté -s dans l’alphabet hmong. Ainsi, dans le dictionnaire hmong blanc-anglais de B. Mc Kibben, la quasi-totalité des noms d’États américains sont prononcés sur le ton -s (Mc Kibben, 1992, appendice A1). Nous considérons que le ton -s est le ton le plus neutre en hmong, et que c’est pour cette raison que les Hmong attribuent automatiquement, et peut-être inconsciemment, ce ton aux emprunts. Ce phénomène a été observé dans toutes les communautés étudiées. À partir de cette constatation, nous avons élaboré une deuxième hypothèse permettant d’évaluer la vitalité ethnolinguistique du hmong, toujours en travaillant sur l’emprunt : plus le mot emprunté est adapté en hmong, mieux il est intégré, et plus il y a d’emprunts intégrés, plus le hmong est influencé par la langue d’accueil. Pour ce faire, nous proposons de distinguer plusieurs niveaux d’adaptation de l’emprunt. Le premier niveau (noté 1) serait celui de l’emprunt pas du tout adapté, le niveau 2 correspondrait aux emprunts en cours d’adaptation dont la dernière syllabe serait prononcée sur le ton -s, le niveau 3 concernerait les emprunts complètement adaptés dont toutes les syllabes seraient prononcées sur le ton -s, et le niveau 4 serait pour les emprunts assimilés par le hmong, c’est-à-dire ceux auxquels un autre ton que -s aurait été attribué. Avec cette échelle, il nous est donc possible de voir le degré d’intégration des emprunts à travers une analyse phonétique et, par la même occasion, la vitalité ethnolinguistique du hmong. Cependant, cette étude ne relève pas d’analyses phonétiques précises par machine. Aussi, faut-il être prudent quant aux résultats obtenus.
27Nous avons également procédé à des analyses thématiques des emprunts afin de voir dans quels domaines sémantiques le hmong avait le plus emprunté. Enfin, nous avons fait une analyse grammaticale des emprunts pour déterminer leurs différentes catégories grammaticales.
Méthodologie de recueil des entretiens
28Les locuteurs ont été sélectionnés selon des critères d’âge (15-20 ans), de sexe (garçons uniquement), de variété de langue (hmong vert préféré au hmong blanc), de lieu de naissance (dans le pays d’accueil uniquement), de temps de résidence dans le pays d’accueil, de lieu de résidence (au sein d’une petite ou d’une grande communauté hmong), de catégorie sociale (parents agriculteurs) et de « groupes de pairs » (Labov, 1978). Certains des sujets guyanais étaient nés en France métropolitaine, et n’avaient vécu en Guyane que depuis sept ou huit ans au moment de nos enquêtes.
29Nos sujets ont été réunis dans des locaux qui leur étaient familiers (chez l’un d’eux, dans sa chambre, la plupart du temps) pour discuter ensemble, avec pour seule consigne de parler autant que possible en hmong. Nous avons donc procédé à des entretiens collectifs libres. Le fait qu’ils étaient réunis entre pairs et qu’ils n’étaient pas dirigés dans leurs conversations a grandement facilité les échanges et la spontanéité des discours, ainsi que l’observait W. Labov.
Résultats et interprétations
30Dans les situations de maintien de la langue, les éléments lexicaux sont beaucoup plus rapidement adoptés que les structures grammaticales car ils sont beaucoup plus saillants et faciles à apprendre, particulièrement dans les situations où il y a très peu de contact avec la langue source (Thomason et Kaufman, 1988). Les contacts du hmong avec le français étant assez récents, nous avons axé notre étude sur les emprunts.
31Le tableau 7 présente les résultats de notre analyse des emprunts et les compare avec ceux obtenus pour les autres communautés hmong de la diaspora.
32On peut voir que le pourcentage d’emprunts dans le discours des locuteurs guyanais est assez faible : 9,36 %, soit moins d’un mot sur dix. Non seulement ces emprunts sont peu nombreux, mais de plus, ils sont très peu adaptés phonétiquement, ce qui montre qu’ils sont certes utilisés pour pallier un manque ou un oubli, mais ne sont pas pour autant intégrés dans le lexique hmong. Or, on sait qu’une langue qui n’évolue pas, qui n’enrichit pas son lexique pour s’adapter aux besoins langagiers de ses locuteurs et à l’environnement matériel qui l’entoure est appelée à disparaître tôt ou tard.
33Nous avons attribué ce phénomène de non-adaptation des emprunts au fait que les locuteurs, bien que vivant en Guyane, aient passé une partie de leur vie en France, ce qui leur a permis de bien acquérir les sons du français avant de déménager. Par conséquent, ils parlent très bien le français et n’ont presque pas, voire pas du tout d’accent.
34En ce qui concerne l’adaptation phonétique des emprunts, on a vu sur le tableau 7 que ces derniers étaient très rarement adaptés (seulement 4,87 %, 19 emprunts sur 390). Nous expliquons ce phénomène par le fait que les locuteurs ont bien intégré le système phonatoire français (entendent et prononcent parfaitement bien les mots français). Ajoutons à cela une large palette de sons en hmong, avec cinquante-six consonnes et treize voyelles déclinables sur huit tons, soit cent quatre voyelles différentes, et l’on comprendra la facilité de nos locuteurs à distinguer clairement les sons français, et surtout à les reproduire. D’où l’absence d’adaptation phonétique du français au hmong.
35Rappelons ce que disait très justement L. Deroy à ce propos (1956 : 235) :
« La première adaptation que subit un mot emprunté est phonétique et, dans une certaine mesure, phonologique. En règle générale, les emprunteurs s’efforcent de reproduire avec exactitude la prononciation étrangère s’ils l’ont entendue et si elle ne leur semble pas rébarbative, mais les résultats sont souvent imparfaits. Les phonèmes familiers de la langue maternelle tendent spontanément à se substituer à des sons inhabituels et rebutants. »
36Passons maintenant à l’analyse grammaticale. Ici nous comparons le corpus guyanais avec des corpus sur les autres variétés hmong de la diaspora (tableau 9) et avec deux corpus sur d’autres paires de langues (norvégien-anglais pour Haugen, portugais-français pour Odjola) qui sont présentés dans le tableau 8.
37Dans les corpus de E. Haugen (1950) et de R. V. Odjola (1997), on notera principalement que les catégories grammaticales des emprunts dans le corpus guyanais ne sont pas dominées, ce qui est probablement dû au fait que nous basons notre recensement sur des discours spontanés oraux. Mais on constate que dans le corpus des Hmong de Guyane, les noms représentent tout de même presque un emprunt sur deux (49,61 %), chiffre qui reste très important par rapport aux autres catégories (de 3,37 à 10,90 %).
38Conséquence logique, toutes les autres catégories sont mieux représentées, même si les verbes ne sont pas aussi proportionnellement nombreux que chez E. Haugeny à paraître). On peut voir dans cette diversification des catégories grammaticales le grand besoin de développement du lexique hmong. Louis Deroy (1956 : 67) expliquait en effet que « plus l’élément est lexical, plus il est empruntable ; mais plus il est grammatical, moins il est empruntable ». Or, on voit dans le cas des Hmong de Guyane, que les locuteurs doivent emprunter dans beaucoup de catégories grammaticales différentes.
39Ces emprunts sont principalement des emprunts nécessaires (terme que nous reprenons à Deroy, 1956 : 138), autrement dit des emprunts n’ayant pas d’équivalent en hmong. Ainsi en témoignent des mots comme « sculpter », « minuit », « tennis » ou encore « investissement ».
40La manière qu’ont eue nos locuteurs guyanais d’utiliser le français durant leur production peut expliquer l’utilisation de différentes catégories grammaticales. En effet, on pourrait par exemple citer les expressions, figées ou non, comme « ça y est », « tous les jours », ou encore un court passage où les sujets n’ont parlé qu’en français (dix répliques seulement) qui amène à utiliser des emprunts autres que des noms. On est alors plutôt dans un cas de code-switching.
41Les thèmes abordés peuvent également être sources d’emprunts de nature grammaticale autre que les noms. Ainsi, le passage où les locuteurs parlent de Ben Laden et de la parodie des « Guignols de l’information » est assez révélateur : de « États-Unis » à « espèce di connasse », les locuteurs ont emprunté beaucoup de termes qui ne sont pas des noms : nous avons compté 23 noms alors qu’il y avait 63 emprunts. À peine un peu plus d’un tiers des emprunts de ce passage sont des noms. Il s’agit alors de citations de passages comiques non traduites comme les termes « mort de rire » qui relèvent plus ou moins de l’expression figée.
42Enfin, au niveau de l’analyse thématique, nous avons dégagé cinq thèmes assez récurrents, mais qui n’englobent pas tous les emprunts. Nous les présentons avec quelques exemples dans le tableau 10.
43La plupart des emprunts de ce tableau sont des emprunts nécessaires, mais quelques emprunts comme « banane », « attends », « États-Unis » ou « zéro » sont des « emprunts de luxe » (Deroy, 1956 : 171-172), ayant des équivalents en hmong. La variété des mots et des thèmes non recensés dans ce tableau est grande et montre la diversité des domaines dans lesquels le hmong a enrichi son lexique. Et même parmi les termes relatifs à l’agriculture, domaine dans lequel le hmong devrait avoir un lexique assez riche, étant donné que les locuteurs ont toujours été agriculteurs au Laos et en Chine, on recense des emprunts comme « campagne », « tracteur », ou « agricole ».
44Nous avons vu plus haut qu’il n’y avait pas de conflit linguistique français/hmong qui pourrait éventuellement expliquer l’utilisation d’emprunts par les sujets étudiés. La seule explication plausible de ces emprunts est donc soit un manque de vocabulaire effectif (le mot n’existant pas en hmong), soit un manque temporaire (oubli du mot sur le moment), soit une acculturation liée à leur nouvel environnement.
Conclusion
45Les analyses effectuées montrent que le lexique du hmong a peu évolué en Guyane. Avec seulement 9,36 % d’emprunts dans leurs discours et un taux d’adaptation phonétique encore plus bas (4,87 %), on peut difficilement conclure à une influence forte du français sur le hmong. L’oreille des locuteurs, habituée à une grande diversité de sons et de tons hmong, associée au bain linguistique en langue française que représente l’école, leur a permis d’assimiler parfaitement les sons et phonèmes des deux langues, ce qui leur évite toute forme d’adaptation. C’est ainsi qu’on constate une sorte de résistance à toute évolution du hmong : peu d’emprunts, peu d’intégration de ces emprunts au lexique hmong, donc peu d’enrichissement du vocabulaire. Pourtant, l’analyse thématique a montré une large diversification des domaines dans lesquels le hmong aurait besoin d’enrichir son lexique (si on ne considère pas l’emprunt comme résultant déjà de cet enrichissement).
46Les analyses réalisées dans les autres lieux étudiés montrent la même tendance au statu quo du hmong en Australie et aux États-Unis, comme on l’a brièvement vu dans les différents tableaux proposés plus haut. Il semblerait que le communautarisme anglo-saxon ait permis aux Hmong de mieux conserver leur langue, ce que ne permet pas l’intégration complète préconisée par le gouvernement français. Mais cette remarque reste à un stade hypothétique, étant donné que nous n’avons pas étudié les politiques linguistiques des différents pays. Nous avons d’ailleurs expliqué ces résultats similaires par des causes bien différentes selon les pays. Pour les sujets d’Amérique, ce serait le nombre important de Hmong qui aurait contribué à bien préserver la langue. Avec la plus importante communauté hmong de la diaspora, les Hmong nord-américains connaissent une activité linguistique forte, qui peut se vérifier dans la diffusion du hmong dans tous les médias à leur disposition. Les adultes ont encouragé leurs enfants à parler le hmong pour ne pas perdre leur langue et, avec la présence de beaucoup de vieilles personnes ne comprenant pas l’anglais, ils ont réussi à transmettre la langue aux enfants. Pourtant, malgré cette activité linguistique importante, le code-switching que nous observons dans le parler des locuteurs étudiés et l’insuffisance naturelle du vocabulaire hmong nous amènent à supposer que cette alternance de code va soit s’amplifier avec le temps, soit disparaître pour ne plus laisser place qu’à l’anglais. Pour ce qui est des locuteurs australiens, ils n’ont pas beaucoup emprunté, ni adapté leurs emprunts parce qu’ils sont arrivés dans leur pays d’accueil beaucoup plus tard que les autres sujets étudiés. Certains n’y sont arrivés que tardivement, au début de l’adolescence. Ils ont par conséquent gardé un parler hmong très peu influencé par l’anglais, n’ayant été en contact avec cette langue que depuis cinq ou six années (au moment des enregistrements).
47Contrairement aux autres sujets, nous avons remarqué chez les locuteurs de France métropolitaine une incapacité certaine à parler en hmong suite à une intégration peut-être trop réussie dans la société française, puisqu’ils ne savent plus parler leur langue d’origine. Cependant, et curieusement, ils ont des résultats semblables aux autres lieux étudiés, avec seulement 4,10 % d’emprunts réalisés dans leurs discours (plus faible taux d’emprunt de notre étude), et 8,66 % d’emprunts adaptés. Ces résultats cachent en fait une bien plus mauvaise maîtrise du hmong que celle de leurs homologues des autres lieux étudiés. Leur discours est en fait ponctué de longs silences, et les thèmes abordés tournent souvent autour d’un même thème : encourager les autres à discuter. Le faible taux d’emprunts, quant à lui, se révèle être dû à leur peur de se ridiculiser s’ils ne parlent pas correctement le hmong. Ils ne prennent donc la parole que quand ils sont sûrs de pouvoir dire entièrement ce qu’ils veulent dire en hmong. Enfin, le faible nombre de mots prononcés lors de l’extrait retranscrit pourrait être vu comme un indicateur de leurs longs silences (3 359 mots, alors que tous les autres corpus comptent plus de 4 100 mots), qui traduisent à leur tour le malaise des locuteurs face à leur propre incompétence.
Notes de bas de page
1 Pour plus de détails sur l’arrivée des Hmong en Guyane, leur accueil, la perception de ces nouveaux arrivants par les Guyanais, et l’insertion des Hmong dans la société guyanaise lors de leurs premières années voir M.-O. Geraud (1997). En ce qui concerne les enjeux représentés et les difficultés rencontrées par les Hmong, voir P. Dupont-Gonin (1996).
2 Tous les guides touristiques, de même que les brochures touristiques trouvées à Cayenne, recommandent une visite à l’un des deux villages hmong pour un tour complet de la Guyane.
3 Quel est leur degré de connaissance du créole ? Nous ne pouvons le dire. Nous avons juste constaté qu’ils répondaient facilement en créole aux Guyanais quand ceux-ci s’adressaient à eux dans cette langue.
4 NdÉ : le terme « intervention » est à prendre ici au sens de « prise de parole ».
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