Le « taki-taki », une langue parlée en Guyane ?
Fantasmes et réalités sociolinguistiques
p. 133-157
Texte intégral
Introduction
1Il est assez classique que l’auto-désignation de langues ou de peuples diffère des désignations exogènes ou hétéro-désignations/allo-désignations (Tabouret-Keller, 1997). Ainsi de l’eskimo et de l’inuktitut, par exemple. Il est assez classique également que la dénomination de variétés de langues trahisse la dépréciation, ainsi des nombreux patois ou dialectes du français par exemple, des créoles dits « patois », « mauvais français », « broken english », etc. Il est assez classique également que l’hétéro-désignation dépréciative – a fortiori si elle est issue de groupes socialement « dominants » – déteigne sur l’auto-désignation dans un mécanisme d’intégration de la minorité ; c’est ainsi que les patoisants par exemple dévalorisent leurs parlers « pas même une langue, qu’on sait à peine parler », tout en y associant une valeur identitaire forte (Eloy, 2004 ; Mühleisen, 2002).
2La question qui se pose pour les sociolinguistes soucieux de décrire la réalité linguistique guyanaise est de savoir à quelles réalités ou représentations de la réalité renvoie la dénomination « taki-taki » ? Cette question est assez polémique car on observe une véritable contradiction autour du phénomène « taki-taki » en Guyane. Les habitants de la Guyane utilisent ce terme régulièrement pour référer à une entité linguistique, de la même façon qu’on utilise le mot « français » pour renvoyer aux réalités de la pratique de cette langue. Or, les travaux linguistiques traitent ce terme de manière très diverse. Un certain nombre d’articles scientifiques de linguistique (Queixalós, 2000 ; Launey, 1999 ; Cerquiglini dir., 2003, etc.) faisant état des langues parlées en Guyane ne le mentionnent pas comme une langue mais comme un « appelatif dépréciatif » pour plusieurs créoles à base anglaise parlés en Guyane. D’autres textes traitent du « taki-taki » comme d’une langue ou d’un nouveau véhiculaire (Calvet, 2003). Lors de nos propres enquêtes sur le terrain, nous sommes à la fois confrontées à ce terme dans les réponses de locuteurs « natifs » à nos questions et à la fois confrontées à différentes variétés de créoles à base anglaise dont les locuteurs – natifs ou non-natifs – affirment régulièrement – en situation d’entretien ou au fil de leurs conversations – le parler. Aussi, les questions suivantes se posent :
- est-ce que « taki-taki » correspond à une hétéro-désignation ?
- est-ce que « taki-taki » correspond également à une auto-désignation ? Et si oui, dans quel cadre, face à quels auditeurs ?
- est-ce une langue ou une variété de langue ?
- est-ce une variété de langue connue également sous un autre nom ?
3Après avoir présenté les acceptions du terme « taki-taki » dans un premier relevé effectué dans la littérature (publications grand public ou publications linguistiques), nous proposerons une classification des différentes façons de nommer les langues créoles à base anglaise parlées en Guyane. Nous ferons ensuite état des différentes variantes qu’on peut identifier à l’intérieur de ces langues (variantes dialectales, variations stylistiques et sociales que les travaux sur ces langues ont jusqu’à présent identifiées). Nous présenterons dans une quatrième partie les résultats d’une enquête sur le taki-taki, réalisée dans le cadre du diagnostic sociolinguistique présenté plus haut (Léglise, p. 29) en proposant une analyse des discours tenus en référence à cette langue. Enfin, nous présenterons une analyse linguistique de productions enregistrées auprès de locuteurs affirmant parler cette langue.
Le « taki-taki » dans la littérature
Dans la littérature grand public
4Dans les récits de voyages et guides de tourisme, il ressort qu’il existe une seule langue « la langue du fleuve », qu’on ne nomme parfois même pas langue ; c’est « une sorte de sabir » qui est parfois considérée comme un « langage complexe ». L’un de ses attributs essentiels, comme le montrent les exemples ci-dessous – tirés d’un carnet de voyage (1), d’un magazine touristique (2), ou de guides touristiques (3-4) – est d’être présenté comme un « mélange » entre éléments venant de plusieurs langues : on note la répétition des termes « mélange », « mélanger », « mêler ». La notion de mélange semble être fortement liée à la condition de langue créole bien que le terme ne soit pas toujours évoqué.
(1) John Hopkins, 2005, Carnets d’Amérique du Sud, Quai Voltaire : 59-60
« 13 novembre [1972] Sur le fleuve Maroni […] Doté d’une force herculéenne, Viano, notre meneur, est également bon raconteur et grand causeur. Vêtu d’un short étriqué, il s’assoit près du feu de camp dans la clairière bourbeuse et bavarde en taki-taki, un mélange, d’après ce que je peux entendre, d’anglais, de néerlandais, d’espagnol, de portugais et d’une de ces langues originaires d’Afrique qui ressemblent à un parler d’oiseau. Cela me fait penser au babil d’un bébé ou à une cassette qui défilerait trop vite. Il fait s’ébaudir une troupe de femmes noires, jeunes ou vieilles, presque entièrement nues, et leur explique “les choses de la vie”. Les femmes poussent des hurlements de rire et se tapent sur les genoux. Isolées dans la forêt, elles s’accrochent à chaque mot prononcé par ce troubadour musclé, car les seules nouvelles qui leur parviennent arrivent par le fleuve. »
(2) Hommes libres des deux rives, Air France magazine, n° 93, janvier 2005 : 97 « […] Aux xviie et xviiie siècles, leurs ancêtres, jadis déportés du Ghana, de Côte d’Ivoire ou du Bénin comme esclaves dans les plantations de l’ex-Guyane hollandaise, se sont révoltés pour “marronner ” (prendre le maquis) et se réfugier dans la jungle. […] Passés maîtres dans l’art d’y naviguer, ils donnent à ce cours d’eau sud-américain les couleurs de l’Afrique. Pour eux, le fleuve, frontière naturelle entre le Surinam et la Guyane française, ne saurait diviser leurs territoires et ils circulent indifféremment d’une rive à l’autre. D’ailleurs, sitôt quitté Saint-Laurent, nous filons à Albina, juste en face, au Surinam. Tout le monde fait de même, puisque l’essence y est deux fois moins chère ! Au pied de la station Shell, une vingtaine de pirogues s’entrechoquent. Des cris fusent, lancés en takitaki, qui signifie jacasser, mais désigne également la langue du fleuve, un mélange étonnant d’anglais, de néerlandais et de portugais mâtiné de dialectes africains. »
(3) Jacques Borghésio, Jean-Michel Renault, 1997, Bonjour la Guyane, Les créations du Pélikan, 14
« Sur le Maroni, on parle le Taki-Taki, langage complexe, qui mêle une syntaxe en partie africaine, l’Anglais, le Hollandais, le Créole… ».
(4) « Les noirs réfugiés ». Antilles, Îles du Vent, Guyane, 2001, Hachette, Guide
Bleu, 412
« Le langage qu’ils utilisent est le taki-taki, langue vernaculaire du fleuve. C’est une sorte de sabir, au vocabulaire principalement inspiré de l’anglais. La syntaxe, elle, est purement africaine. »
Dans la littérature scientifique, en linguistique
5L’étude d’un certain nombre de publications scientifiques mentionnant ce terme nous amène à deux remarques. Tout d’abord, si certains chercheurs ont utilisé le terme « taki-taki » d’une façon neutre pour désigner un créole du Surinam (5), d’autres notent que le terme est dépréciatif (6-8). Les évaluations négatives de cette langue semblent avoir une longue tradition ; en 1765, l’auteur d’un manuel de formation sur le sranan tongo donne dans son introduction l’avis suivant – qui reproduit une opinion européenne assez classique face aux langues créoles :
It is a language, friend, which is not capable of expressing everything: it is derived from English, for which reason it is called Negro English or Bastard English.
« C’est une langue, mon ami, qui n’est pas capable de tout exprimer : elle est issue de l’anglais et pour cette raison elle est appelée Negro English “anglais des Noirs” ou Bastard English “pidgin English” » (van Dyk, 1765 in Arends et Perl, 1995 : 94).
6Par ailleurs, les publications récentes insistent sur l’ambiguïté de son référent, un flou que l’on retrouve à travers ces publications. Selon certains linguistes, le « taki-taki » engloberait le sranan tongo et les variétés parlées par les Noirs Marrons habitant l’ouest de la Guyane et l’est du Surinam (5). Pour d’autres chercheurs, ce terme fait référence aux langues parlées par les populations businenge, y inclus les Saramaka (6). Un troisième groupe de travaux définit ce terme en référence à toutes les langues des Noirs Marrons et au sranan tongo (7-8). Finalement, certains chercheurs mentionnent que le terme « takitaki » désigne une nouvelle langue ou une variété de langue qui serait issue du contact entre différents groupes (9) et distincte des autres langues présentes.
(5) The linguistic structure of Taki-Taki (Hall, 1948: 92)
“Taki-Taki is the language of Paramaribo and other parts of Dutch Guiana, called by its own speakers tàkitáki or nèngeretóngo Negro language, in Dutch Neger-Engelsch, and in German Neger-Englisch. It and the closely related language of the Saramacca Bush-Negroes are creolized languages developed out of the jargonized English used by the slaves of English and Portuguese landholders who settled Dutch Guiana in the middle of the seventeenth century. Taki-Taki is spoken in several dialects, of which the chief is the Town-Negro speech of Paramaribo.”
« Le Taki-taki est la langue de Paramaribo et d’autres parties de la Guyane néerlandaise. Cette langue est appelée par ses locuteurs taki-taki ou nengretongo “la langue des Noirs”, en néerlandais, Neger-Engelsch “anglais des Noirs”. Cette dernière, et la variété proche parlée par des Saramacca Bush-Negroes “les Noirs Marrons Saramacca”, sont des langues créoles qui sont issues de l’anglais employé par les esclaves des planteurs anglais et portuguais qui se sont installés en Guyane néerlandaise vers le milieu du dix-septième siècle. Le taki-taki consiste en plusieurs dialectes, le plus important est celui parlé par les noirs venant de Paramaribo. »
(6) Les langues de Guyane (Queixalós, 2000 : 302)
« [Aluku, Ndyuka, Paramaka, Saramaka…] Sur le Maroni est très présent le sranan tongo, créole général du Surinam, de base anglaise et en cours de relexification néerlandaise, servant de langue véhiculaire sur cette frontière, de plus en plus sous une forme appelée wakaman tongo. L’ensemble des créoles à base anglaise mentionnés (note : qu’en Guyane française on nomme génériquement taki taki, terme dans lequel le mépris côtoie l’ignorance) est assez homogène linguistiquement, la seule déviance notable résidant dans le lexique saramaka. »
(7) Les langues de Guyane (2000 : 3)
« Le terme taki-taki, très couramment utilisé, est pourtant à éviter pour deux raisons : a) il est dépréciatif et surtout b) il est ambigu, puisqu’il peut désigner alternativement n’importe lequel des parlers bushinenge, mais aussi le sranan tongo, ou une sorte de koïnê interdialectale (dite aussi “langue du fleuve” en constitution sur le Maroni et à St Laurent. Face à toute offre ou toute demande d’enseignement sur la langue, il convient donc de se renseigner préalablement sur la nature exacte de la langue ou de la variante de langue proposée ou sollicitée. »
(8) Les langues de Guyane (Cerquiglini dir., 2003 : 293)
« Le terme taki-taki, très couramment utilisé, est pourtant à éviter pour deux raisons : a) il est dépréciatif et surtout b) il est ambigu, puisqu’il peut désigner alternativement n’importe lequel des parlers businenge, mais aussi le sranan tongo, ou une variante de “sranan tongo étrangère” qui se développe à St Laurent chez les populations non businenge. »
(9) Françoise Grenand, 2004
« Accompagnant l’émergence d’une conscience de groupe, se forge sur le Maroni une “langue du fleuve” que Blancs et Créoles confondent, sous l’appellation taki-taki, soit avec le sranan tongo, créole du Surinam, soit avec l’une des langues des Noirs Marrons qu’ils ne distinguent pas. »
7Le lecteur peut à juste titre se sentir un peu perdu devant ces différents extraits. D’une part, il y a un certain flou terminologique autour de ce terme et d’autre part, ces citations amènent un certain nombre de questions :
- est-ce qu’il s’agit d’une nouvelle langue, dite « langue du fleuve », qui est liée à des situations de contact dans les villages du fleuve Maroni ?
- ou, au contraire, d’une « langue urbaine », liée à l’arrivée massive à Saint-Laurent-du-Maroni de populations jadis dispersées ?
- est-ce que cette (variété de) langue est « en constitution » depuis longtemps ou encore en train d’émerger ?
- quel est son statut pour divers acteurs sociaux en Guyane ?
- est-ce qu’il s’agit d’une ou de plusieurs variétés ?
- est-ce qu’il s’agit d’une ou de plusieurs variétés étrangères de sranan tongo ou plutôt de variétés parlées par les populations noires marronnes ?
Les auto-désignations et hétéro-désignations des créoles de base anglaise en Guyane
8En Guyane, il existe différents noms pour renvoyer à ce que la littérature scientifique anglo-saxonne appelle « the creoles of Suriname », c’est-à-dire les langues créoles issues de l’esclavage dans la colonie voisine du Surinam. Si tous ces noms renvoient à un même espace linguistique, ils sont loin d’être des synonymes. Chacun désigne soit des entités sociolinguistiques différentes, soit des évaluations differentes du même espace linguistique. Le tableau ci-dessous propose une synthèse des noms utilisés, en indiquant leur signification et qui les utilisent.
9Deux conclusions s’imposent. D’une part, les quatre principaux groupes d’acteurs sociaux de la région emploient des noms différents pour renvoyer aux variétés en présence ; et d’autre part, les différentes façons de nommer laissent entrevoir qu’ils conceptualisent aussi, d’une manière différente, la composition de cet espace linquistique.
10Dans le tableau 5, on remarque que l’écart le plus important se trouve entre les nominations des Businenge et celles des « non-Businenge » habitant en Guyane. Les membres des groupes aluku, ndyuka et pamaka font en effet la distinction entre trois ensembles linguistiques (leur langue, le nenge/businenge tongo encore appelée « ndyuka » au sens large), celle du groupe proche des Saamaka, et le sranan tongo dont on a vu qu’il fonctionne comme véhiculaire. Parmi ces ensembles – que nous avons appelés ici « langues » en adoptant une perspective linguistique dans la classification – les locuteurs distinguent des différences : 5 variétés ethniques pour la langue A et au moins une variété sociale (ce que nous développerons dans la partie 3 ci-dessous), ainsi que des façons non natives de parler la langue A et une variété sociale pour la langue C. Les non-businenge pour leur part n’envisagent pas une telle diversité, pour eux, cet espace linguistique est composé d’une seule langue (le taki-taki) dont ils ne soupçonnent ni la variété géographique ou ethnique, ni la variété dans les pratiques.1
11La perspective des non-Businenge habitant au Surinam présente un cas intermédiaire entre ces deux pôles. Si leurs dénominations montrent la reconnaissance de différentes langues (en général, A, C et parfois B), ils ne font pas de distinctions entre des variétés ethniques de la langue A. En revanche, l’existence d’une variété sociale de la langue C est bien connue.
12Les linguistes travaillant sur la région distinguent pour leur part trois langues différentes et considèrent que les variétés ethniques correspondent à des différences dialectales de la langue A (Goury et Migge, 2003). Leurs travaux s’intéressent en général à la description de l’une de ces variétés ethniques et non aux variétés sociales ou non natives présentées également dans le tableau.
Variations dans la langue businenge (langue A)
13Il y a au moins deux raisons sur lesquelles s’articule la confusion sur ce qu’est « la langue businenge » et comment on doit y renvoyer. D’une part, comme toute langue naturelle, elle n’est pas homogène mais est sujette à de multiples variations que l’on peut décrire comme différentes « variétés ». D’autre part, étant donné l’espace plurilingue dans lequel ces échanges ont lieu (cf. Léglise, p. 29), ces variétés sont en contact entre elles et avec les variétés d’autres langues parlées par des Businenge et des non-Businenge.
14Nous allons présenter ici les distinctions langagières dessinées par les discours des Businenge en les illustrant avec des éléments linguistiques. Il s’agit ici de présenter les caractéristiques les plus saillantes de chacune de ces variétés, ce qui peut en donner une image assez statique. En fait, dans les interactions quotidiennes, ces propriétés sont gérées par les locuteurs en fonction d’une multitude de considérations sociales (relation entre les interactants, statut des interlocuteurs, buts conversationnels, etc.)
Des différences ethniques ou géographiques
15Les Businenge reconnaissent plusieurs variétés correspondant à des critères ethniques et géographiques étant donné que chaque groupe de Marrons est associé à un espace géographique particulier – au moins traditionnellement. Les villages traditionnels de chaque groupe se trouvent dans les endroits différents. Les Ndyuka habitent les rives du haut Maroni et le long du fleuve Tapanahony et sur ses îles. Les Aluku habitent en majorité sur le Lawa avec deux villages sur le bas Maroni. Les Pamaka sont installés au bas Maroni. Les Kotika ont leurs villages traditionnels sur le fleuve Cotika et les Saakiki habitent autour du Sarah Creek.
16La distinction la plus importante concerne les variétés associées aux trois groupes sociopolitiquement indépendants, les Aluku, les Ndyuka et les Pamaka. Ces variétés sont linguistiquement très proches et mutuellement intelligibles (Goury et Migge, 2003). On observe essentiellement quelques différences phonologiques et lexicales. Par exemple, la différence de longueur vocalique en fin de mots est l’un des traits distinctifs : alors qu’on trouve une voyelle longue en ndyuka à la fin de certains termes, celle-ci est brève pour les termes aluku et pamaka, comme on peut le voir dans les exemples suivants :
(1)La longueur vocalique (Goury et Migge, 2003 : 47)
ndyuka aluku/pamaka traduction
watáa wáta « eau »
bosóo bóso « brosse »
gotóo góto « canal »
nengée nénge « personne/langue businenge »
17Une autre caractéristique concerne la valeur de la voyelle finale ; dans certains mots où les locuteurs pamaka et aluku ont tendance à utiliser la voyelle [i], les locuteurs ndyuka emploient plutôt la voyelle [e].
(2)Variation vocalique en fin du mot (Goury et Migge, 2003 : 47)
ndyuka aluku/pamaka traduction
meke meki « faire »
teke teki « prendre »
18Du point de vue morpholexical, la différence la plus importante concerne la réalisation de la négation verbale. Le pamaka et l’aluku utilisent la forme án [aη] comme négation alors que le ndyuka emploie á. On peut renvoyer à Goury et Migge (2003) pour plus de détails à ce sujet.
(3)La marque de négation
ndyuka aluku/pamaka traduction
Mi á sabi Mi án sabi « Je ne sais pas »
19Si d’un point de vue de linguiste ces différences sont relativement mineures, sur le plan social, elles peuvent servir comme des marqueurs identitaires importants.
20Par ailleurs, chaque groupe opère d’autres distinctions, plus fines. Les variétés parlées en amont du fleuve (opu) par exemple sont considérées, de même que le style de vie des individus, comme plus conservatrices que celles parlées par les populations habitant près de la côte (bilo). Dans la même logique, les variétés parlées par les populations du bas Maroni (Fuudu ini)2, et sur la zone côtière du Surinam comme de la Guyane, sont considérées comme plus modernes, plus innovantes. Toutefois, en l’absence de données précises, nous ne pouvons vérifier si ces distinctions – sociales, idéologiques – s’appuient sur une quelconque réalité linguistique.
21Si les trois variétés citées ci-dessus sont les plus importantes, deux autres variétés ont été également identifiées : le kotika et le saakiiki. Officiellement, les Kotika et les Saakiiki appartiennent au groupe ethnique Ndyuka et ils sont sous la tutelle du gaanman des Ndyuka. Il s’agit de populations issues des villages Ndyuka sur le Tapanahony qui se sont installés le long de la rivière Kotika, et sur le bas Maroni autour des villes d’Albina et de Saint-Laurent, ainsi qu’autour de Sarah Kreek. En raison de leur éloignement géographique par rapport au Tapanahony, ils ont adopté des pratiques sociales et linguistiques distinctes. Par exemple, les Saakiiki, qui habitent près des Saamaka, sont souvent bilingues en businenge et en saamaka et ont adopté aussi du vocabulaire saamaka (langue B). Les Kotika, en revanche, qui sont plus fréquemment en contact avec des populations vivant sur la côte ont emprunté des propriétés du sranan tongo (langue C), langue proche parlée en particulier par les Afro-Surinamiens qui habitent sur la côte du Surinam et qui fonctionne comme un véhiculaire dans ce pays. Aucune étude linguistique toutefois n’a encore été réalisée de manière systématique pour vérifier ces propriétés distinctives et leur rôle sur le plan social.
Des variétés stylistiques
22Si les Businenge ont tendance à essentiellement évoquer des différences ethniques en ce qui concerne leur langue, ce n’est pas pour autant que d’autres différences ne sont pas importantes. Des observations menées dans ces communautés suggèrent que leurs membres reconnaissent l’existence d’au moins trois variétés stylistiques qui sont associées à différentes situations et au type de comportement social attendu dans la communauté. D’un point de vue linguistique, les différences entre ces styles se situent essentiellement à un niveau discursif – et non à un niveau phonologique ou morpho-syntaxique.
Lesipeki taki
23La variété la plus prestigieuse est appelée lesipeki taki « parler respectueux ». Elle constitue la norme dans les événements formels comme les réunions politiques (cf. exemple 4) et socioreligieuses, ou dans les discussions avec (entre) les « grandes personnes », ainsi que lorsqu’on évoque des sujets délicats (porter plainte, etc.). Traditionnellement, ce style est associé aux aînés, aux personnes importantes de la communauté comme le gaanman « chef d’ethnie », les kabiten « chefs de village/lignage », le basia « assistant au gaanman et au kabiten », et les personnes âgées qui constituent les acteurs sociaux les plus importants dans ces contextes. Néanmoins, ce style est aussi adopté par d’autres personnes afin de donner d’eux l’image d’une personne sérieuse, respectable, ancrée dans la tradition.
24Plusieurs propriétés sont traditionnellement associées au lesipeki taki mais toutes ne sont pas obligatoires dans tous les événements formels. L’une des caractéristiques importantes concerne la longueur des tours de parole qui sont également plus fortement structurés que dans les conversations informelles. Le locuteur (takiman, TM) entre dans une interaction ritualisée avec un pikiman (PM), qui lui répond de manière rituelle. Le TM ajoute des pauses d’une à deux secondes après ce qu’on peut appeler des unités sémantiques (Turn Constructional Units) et le PM en insère lors du retour positif qu’il adresse – piki « réponse » – pour encourager le TM à continuer à developer son propos et pour signaler à ce dernier que l’auditoire suit son exposé. Une autre caractéristique importante du lesipeki taki est la stratégie d’évitement de confrontations verbales directes – ce qui est réalisé au travers de façons indirectes d’aborder les sujets délicats. Pour cela, on peut substituer des euphémismes aux termes habituels utilisés pour des sujets tabous ou considérés comme délicats. On peut également utiliser des nongo, ou figures de rhétorique, comme les proverbes, fables, contes populaires, métaphores et devinettes pour les aborder. En (4), par exemple, pour parler des problèmes entre les Aluku et d’autres personnes businenge venues s’installer à Apatou, le locuteur compare différentes façons de danser. Pour plus de détail sur ce style, voir Migge (2004, 2005).
(4)
1 TM : Bika a gaanman án be seni u fu u go sitee anga masaa Apaa tou
« Car le roi ne nous a pas envoyés pour faire la compétition avec le responsable du village d’Apatou. »
2 PM : Na so
« C’est comme ça. »
3 TM : Efu yu sama go a sama pee si
« Si quelques personnes de votre famille vont s’installer chez d’autres familles. »
4 PM : Na leti so « C’est juste comme ça. »
5 TM : Neen a go teki tu futu fu dan si
« Puis, il danse avec deux pieds. »
6 PM : Eee
7 TM : A sama e dansi wan fu tu
« Les personnes du village ne dansent qu’avec un pied. »
8 PM : Na so
« C’est comme ça. »
9 TM : Da i bali a sama fi i taki meki a luku fa a sama di abi en konde e dansi da i dansi so tu
« Puis tu dis à ta famille qu’ils doivent faire comme les gens de ce pays et puis danser de la même façon. »
10 PM : Na leti so
« C’est juste comme ça. »
11 TM : Da na soso begi a abi
« Tu peux seulement demander aux gens de faire comme ça. »
12 PM : Na leti so
« C’est juste comme ça. »
13 TM : Bika fu san kon. u kon si ta ki
« Car c’est que s’est passé, nous voyons que »
14 PM : Na so
« C’est comme ça. »
15 TM :Da den sama fu mi di go da den e dansi anga tu fu tu
« Puis les gens de ma famille qui y sont allés, ils ont dansé avec deux pieds. »
16 PM : Hm
17 TM : Da den sama fu a konde, da den e dansi anga wan.
« Puis les personnes qui sont d’ici, eh ben elles dansent avec un pied. »
18 PM : Na leti so.
« C’est juste comme ça. »
Wakaman taki/yunkuman taki
25Le deuxième style reconnu par les membres de la communauté se nomme wakaman taki « parler des voyageurs » ou yunkuman taki « parler des jeunes hommes ». Il se caractérise par trois propriétés distinctives : d’une part le mélange des codes, d’autre part une relexification relative et enfin l’utilisation de termes renvoyant à de la politesse positive.
- Le mélange des codes : on observe dans ce style une prépondérance de termes ou de propriétés traditionnellement pas associées au businenge. La source principale de ces emprunts est le sranan tongo mais les locuteurs se servent aussi de mots d’autres langues comme le néerlandais, le français ou l’anglais. Leur importance numérique dans les discours varie en fonction du contexte et de l’identité que le locuteur veut projeter (voir aussi Alby et Migge, p. 49).
- La relexicalisation : un certain nombre de nouveaux sens sont également attribués aux termes et phrases existants – et par ailleurs, de nouveaux termes sont créés. Par exemple, le mot boom-en « brûler-le » est utilisé dans le sens de « fumer une cigarette » et spoku « chanson » a été forgé à partir du mot amérindien poku « chanson ».
- La politesse positive (Brown et Levinson, 1987) : on note également l’utilisation de termes d’adresse, et d’un certain nombre d’éléments discursifs (ponctuants), de salutations, etc. (Migge, 2005 b) qui montrent une connivence ou solidarité entre les locuteurs, comme on le voit dans l’exemple (5).
26D’un point de vue social, cette variété est associée à des contextes non traditionnels comme les interactions dans la rue, à la périphérie du village, et en dehors de la maison. On l’entend le plus souvent dans des zones urbaines et parmi les hommes jeunes. Ils l’emploient souvent entre eux et avec des hommes d’autres groupes ethniques. En se servant du style wakaman dans ces contextes, les locuteurs démontrent leurs compétences langagières et leurs expériences en dehors de la communauté locale ; ils se présentent comme des urbains, modernes (cf. également Alby et Migge, p. 49).
(5) Dans un bar
D : Pe mi meki wan dunsu frank wan dei. Da i e meki mi meki tu bolet (F) een feiftien (D) fa mi e pai yu. Kon u de erlig (D) anga un seefi. Ef i man dek (D) tu dei gi mi da winsi i no wroko tu dei, i man denki tu dei. Luku na a man di u ben fas a dei, na mi a e kon luku no na a wagi disi u be go meki tra dei tok. I mek a kon sondee manten da mi seti en kon mi seti en kon dimanch (F) mmanten.
« Quand je gagne mille francs en un jour. Puis tu me fais gagner 200 francs, 15, comment je te paye. Soyons sérieux avec nous. Si tu peux m’aider deux jours, même si tu ne travailles pas deux jours, tu dois compter deux jours. Voilà, c’est l’homme qu’on a aidé l’autre jour, c’est moi qu’il est venu voir, non c’est cette voiture qu’on avait réparée l’autre jour, n’est-ce pas ? Tu lui demandes de venir dimanche matin et puis je la répare dimanche matin. »
B: Da na yu meki a wagi. « Donc c’est toi qui répareras la voiture ? »
D : Aai « oui. »
B : Da yu na na international (A) jon (D). Da mi o bai wan broko wagi jon (D).
« Donc tu es quelqu’un de savant, mon ami. Donc moi aussi je vais acheter une voiture en panne. »
D : P. i si i si a wagi disi. « P. tu vois, tu vois la voiture ? »
P: mhmm
D: I sabi a wagi fu mi? San na a wagi disi. « Tu connais ma voiture ? C’est quel type de voiture ? »
P: Na wan pikup, a wan Toyota pikup. « C’est un pickup. C’est un pickup Toyota. »
D: Da i no sabi ala den wagi fu mi. « Donc tu ne connais pas toutes mes voitures ? »
P: No na dati wan nomo. « Non seulement celle-là. »
Kowoonu taki
27Le troisième style n’a pas de caractéristiques spécifiques. S’il est nécessaire de renvoyer à cette façon de parler, les locuteurs l’appellent kowoon(u) taki « parler ordinaire » (6). Les locuteurs lui attribuent souvent une valeur de manque de respect. Au contraire du lesipeki taki qui utilise un grand nombre de stratégies indirectes, le kowoonu taki en utilise très peu. Il est plutôt caracterisé par la politesse positive. La façon de s’exprimer est relativement directe, les expressions taboues ne sont pas systématiquement évitées. La conversation n’est pas non plus fortement structurée. Il s’agit d’échanges conversationnels habituels. À la différence du wakaman taki, ce parler ne montre pas l’utilisation de nombreux termes étrangers et s’il y en a, il s’agit généralement d’emprunts aux termes administratifs européens par exemple. Ce parler est associé aux interactions lors du travail de subsistance et caractérise le locuteur comme étant une « personne du village/amie », qui n’a pas de prétentions particulières, qui est ouvert. Ce style est par ailleurs souvent associé aux femmes.
(6) Femmes parlant de l’adultère d’une autre femme
1 S: A be teki di sani man tok. U be yee taki a teki M man, B. A teki B te anga M ná e go.
« Elle a couché avec le mari de comment on l’appelle encore ? N’est-ce pas ? On a entendu qu’elle a couché avec le mari de M, B. Elle a couché avec B. Elle a couché avec B jusqu’à ce que M ne voulait plus. »
2 D: Ya, i anga, i anga S, i anga en libi bun moo Ma?
« Oui, toi et, toi et S, vous avait eu des bonnes relations, mieux qu’elle et Ma ? »
3 S : Noiti, M taki, noiti en futu e kisi en osu. Fa a e dongo ya, fa a be e Ma, Ma, Ma ! A taki « noiti » en futu e kisi en osu moo.
« Jamais, M a dit, elle ne passe généralement pas chez elle. Tu te souviens comment elle partait à St-Laurent et n’arrêtait pas d’invoquer Ma ! Elle a dit “jamais”, elle va plus jamais aller chez elle. »
4 A : Anga B be de ete ?
« Elle était encore avec B à ce moment-là ? »
5 S : He ? Weeno, a ne en osu no.
« Hein ? Bien sûr, ça se passait dans sa maison. »
6 A : Ho !
(exclamation d’indignation)
7 S : Ne en osu a teki B.
« C’est dans sa maison qu’elle a couché avec B. »
8 A : Mi taki a ná a soo ya wawan oo. Ala liba, ala goontapu. Ala a goontapu nounou ya.
« Je dis, ce n’est pas qu’ici ! Tout le fleuve, partout dans le monde, les gens souffrent de son style de vie. »
9 D : (inaudible)
10 A : Ala konde, pai.
« Tous les villages, mon ami. »
11 D : Noiti !
« Jamais ! »
12 S : A teki fa den kali en man tu.
« Elle a aussi couché avec le mari de comment tu l’appelles. »
13 D : Anga Ma
« avec Ma. »
14 A : Ala konde.
« Tous les villages. »
15 S: Du fu Sa Mo. pikin, My…, My…
« L’enfant de Sa Mo, My… »
16 A: May, May.
« May, May. »
17 S: A teki May tu? A so meki a tan.
« Elle a aussi couché avec May ? Ce n’est pas sérieux, il n’y a rien de bon à faire. »
18 S: A án be sabi taki a de anga yonku potopoto pikin, a be sa tya mi go fom en kodo.
« Elle ne savait pas qu’elle avait un très jeune enfant ? Une telle chose pourrait m’inciter à la frapper. »
Baasa nenge
28Un dernier style reconnu, mais qui fonctionne différemment des trois précédents, concerne le basaa nenge « langue melangé ». Ce terme est employé pour parler la langue de façons non natives. Par exemple, lorsque des non-Businenge (Créoles guyanais, Européens, Amérindiens, etc.) s’essayent à parler le besinenge. La même expression est utilisée pour parler de la façon de parler des Businenge qui n’ont pas grandi dans la communauté businenge.
Résultats d’une enquête sur les attitudes face au taki-taki
29Nous proposons à présent d’examiner les significations sociales qui sont associées au terme « taki-taki » en Guyane à travers une analyse de discours sur l’utilisation de ce terme. Différents discours ont été utilisés – à la fois des entretiens avec un certain nombre d’acteurs sociaux de différentes professions, habitants en Guyane, et des entretiens plus guidés auprès d’enfants et d’adolescents scolarisés, sur leur pratique des langues et leurs attitudes face à ces dernières (cf. Léglise, p. 29).
L’attitude de ceux qui ne la parlent pas
30Les discours évoquent très souvent des interprétations négatives du terme « taki-taki », comme dans les exemples suivants. Selon eux, cette langue n’est pas une langue de la Guyane mais la langue des immigrés récents.
(1) C’est pas une langue de Guyane c’est la langue des immigrés […] j’aime pas les gens qui parlent ça ils viennent pas d’ici.
Un enfant de dix ans, né et scolarisé en Guyane
(2) J’aime pas cette langue, c’est pas beau.
Un enfant de dix ans, d’origine amérindienne, fréquentant une école dans l’ouest de la Guyane
(3) C’est qu’un dialecte, tout ça c’est pareil.
Métropolitain, 40 ans, employé
L’attitude des non-natifs qui disent le parler
31Les personnes nonbusinenge qui disent parler le « taki-taki » semblent considérer qu’il s’agit d’une seule et même entité linguistique – commune à tous les Noirs Marrons – à laquelle les locuteurs ont du mal à attribuer le statut de « langue ». Il s’agirait plutôt, selon les personnes interrogées d’un « dialecte » lié à une langue plus prestigieuse – l’anglais. L’argument le plus souvent avancé est celui de la simplicité apparente – aux yeux des non-natifs. Le « taki-taki » est ainsi perçu comme un parler simple, qu’on peut apprendre facilement si l’on veut entrer en contact avec des personnes ne parlant pas français ou créole guyanais.
32L’apprentissage de cette langue – par ceux qui ont fait cet effort – est toutefois perçu positivement, comme une façon d’aller vers les autres. Néanmoins, les propriétés linguistiques de la langue – et en particulier syntaxiques – ne sont pas valorisées. À cet égard, les créoles à base anglaise regroupés sous cette appellation souffrent de maux bien identifiés pour de nombreuses langues créoles : une perception négative de leurs caractéristiques morpho-syntaxiques et de leur proximité relative avec leur langue lexificatrice.
(4) Moi je parle taki pour communiquer avec eux ça s’apprend vite.
Métropolitain d’une cinquantaine d’années, directeur d’une petite entreprise de maçonnerie
(5) Quand on était petit dans la cour de récréation on a appris le taki-taki et puis on se fréquentait on était tous ensemble on a grandi ensemble alors on connaît la langue de l’autre, au début c’était des expressions et puis progressivement on s’est mis à parler, il faut aller vers les autres.
Créole guyanais, infirmier, 45 ans, qui a grandi à Saint-Laurent-du-Maroni
(6) Quand les copains de Cayenne ont appris que j’allais à Saint-Laurent, ils ont dit « c’est bien tu vas apprendre le taki-taki ».
Créole guyanais ayant grandi à Cayenne, d’une cinquantaine d’années, de retour en Guyane après un séjour de quinze ans en région parisienne
(7) Pour moi, […] tout ce qui est du mauvais anglais c’est du taki-taki […] mais à partir du moment où on se comprend ça me suffit, je leur parle anglais et là leur langue, c’est comme de l’anglais.
Européen, 35 ans, cadre dans une entreprise, Ouest guyanais
(8) Leur langue, c’est pas bien compliqué hein, il suffit qu’on s’y mette pour la parler en 1 mois alors c’est sûr qu’après leurs enfants comme ils n’ont pas de catégories abstraites dans leur dialecte ben ils ont du mal à apprendre notre langue.
Enseignante, métropolitaine, d’une trentaine d’années
L’attitude des jeunes natifs qui déclarent parfois le parler
33L’analyse de l’utilisation du terme « taki-taki » par les jeunes businenge scolarisés en Guyane montre qu’il est employé principalement lors d’interactions menées en français avec des personnes n’appartenant pas à leur communauté linguistique (camarades de classe, enseignant métropolitain, chercheurs européens, etc.). Parfois, même lorsque les interactions sont en businenge, ce terme apparaît (comme dans l’exemple 10) avec un chercheur. On fait l’hypothèse que dans ces cas, ce terme renvoie à l’utilisation des langues businenge par des non-natifs, les enfants utilisant ce terme à la place de l’expression basaa nenge qui existe dans leur communauté et qui sert à désigner les variétés non natives, imparfaites, mélangées.
(9) Hey madame lui, il parle taki-taki on lui a appris, c’est un Hmong qui parle taki-taki.
Locuteur de ndyuka de douze ans, qui fréquente un collège à St-Laurent
(10) Chercheur européen en train de parler avec des adultes Pamaka, dans le village d’Apatou, quand une enfant Pamaka s’approche :
Fille : I e taki takitaki ? « Tu parles taki-taki ? »
Ch. : No ! A nenge mi e taki ! « Non, c’est la langue businenge que je parle »
Fille : [confusion] Pe i leli taki takitaki ? « Où est-ce que tu as appris à parler le taki-taki ? »
34Plus généralement en effet, les jeunes businenge utilisent « taki-taki » comme une façon de désigner leur langue maternelle devant des tiers. Cette utilisation du terme semble correspondre à une prise en compte de la connaissance limitée de leurs interlocuteurs concernant la diversité sociale et linguistique de la communauté businenge – interlocuteurs qui n’ont, de fait, comme on l’a vu dans la section précédente, souvent pas conscience qu’il s’agit de différents groupes ethniques et de plusieurs variétés linguistiques. Les jeunes businenge ne semblent donner le nom indigène de leur groupe – et de la variété linguistique – qu’à partir du moment où l’interlocuteur montre qu’il a une certaine connaissance des communautés, et par exemple si le chercheur pose des questions plus détaillées comme en 11 et 12.
(11) Interaction classique en début d’entretien :
Ch. : Quelle langue tu parlais avant d’aller à l’école ?
Enf. : Taki-taki.
Ch. : Lequel ?
Enf. : Aluku.
(12) L’interaction a lieu dans un collège à Saint-Laurent. Le chercheur avait demandé aux enfants de remplir un questionnaire sur leur situation langagière. Alors qu’elle est en train de discuter des réponses d’un enfant (enf. 1) avec lui, un autre enfant (enf. 2) d’origine hmong intervient :
Ch. : Tu m’as écrit que tu parles le Pamaka mais ta mère est Aluku ?
Enf. 1 : Je suis Aluku mais j’ai appris le Pamaka avec les voisins j’étais toujours chez eux à Village Chinois.
Ch. : Ah d’accord, et alors tu parles plutôt pamaka.
Enf. 1 : Voilà !
Enf. 2 : Ah bon, mais tu parles pas taki-taki ?
Enf. 1 : Ben non on dit taki-taki comme ça dans la cour quand on parle avec vous mais il y a plusieurs langues, aluku tongo, pamaka pas vrai Madame ?
Ch. : Oui oui.
35Les jeunes businenge peuvent par ailleurs utiliser le terme « taki-taki » pour renvoyer à une langue commune à tous les Businenge, le (busi)nenge(e) tongo. Grâce à ce terme, il leur est possible d’afficher une identité commune en faisant comme si tous les Businenge faisaient partie d’un même groupe et parlaient une langue commune. Dans ce cas, « taki-taki » remplace ici le terme indigène nenge ou businenge (tongo). Ces deux termes sont utilisés de manière interchangeable mais « businenge tongo », qui a été introduit au Conseil régional de la Guyane par un groupe de jeunes Aluku il y a quelques années (Price et Price, 2003), semble être devenu le terme de référence.
36L’exemple (13) suggère que businenge n’est utilisé que si l’interlocuteur démontre, à nouveau, une certaine connaissance sur la situation langagière de la communauté, c’est-à-dire après avoir rejeté le premier terme proposé (takitaki).
(13) Au début de l’entretien :
Ch. : Quelle langue tu parlais avant d’aller à l’école ?
Enf. : Taki-taki.
Ch. : Lequel ?
Enf. : Businenge.
Ch. : Oui mais lequel ?
Enf. : Ben businenge, taki-taki c’est pareil.
Ch. : Mais quoi ? aluku, ndyuka, pamaka, saamaka ?
Enf. : Taki-taki je connais pas les noms.
37On peut proposer différentes explications à cette dernière utilisation du terme « taki-taki ». Quelques enfants l’emploient pour nommer leur langue première car ils avouent ne pas connaître le nom de la langue de leur groupe ethnique d’origine, comme en (16). En général, il s’agit d’enfants qui ont peu de contacts avec les communautés businenge, par exemple des enfants issus de mariages mixtes ou des enfants ayant grandi en milieu urbain – comme dans certains quartiers de Cayenne. Ce cas ne semble – pour le moment du moins – pas très répandu car peu d’enfants déclarent ne pas connaître leur origine ethnique/communautaire.
38Dans un certain nombre de cas, l’utilisation du terme « taki-taki » par les jeunes businenge laisse plutôt entrevoir leur absence de volonté de s’identifier comme membre de l’un ou de l’autre groupe. Cela leur permet de souligner le grand nombre de similarités entre les trois groupes en affichant une seule identité. Cet usage nous semble alors parallèle de l’utilisation de « Businenge » – pour renvoyer à une identité collective – parmi les membres adultes des groupes les plus petits numériquement (Aluku et Pamaka) parce que pour eux, une identité commune est parfois préférable à être comptabilisés comme Ndyuka car leurs relations n’ont pas été toujours amicales. Les Ndyuka, par exemple, constituent non seulement le groupe le plus important numériquement mais ils ont également été reconnus comme entité politique par les traités de paix avec les Néerlandais dès 1760. Et ils ont de fait souvent utilisé leur statut exceptionnel afin de dominer les Aluku et les Pamaka (Hoogbergen 1990). Pour cette raison, les adultes aluku et pamaka n’apprécient pas d’être appelés Ndyuka. À ces faits historiques s’ajoute la situation actuelle, caractérisée par une forte immigration qui a fait se mêler les anciens groupes ethniques et les a vus être confrontés aux mêmes difficultés. Les différences traditionnelles ont ainsi commencé à disparaître. Les enfants qui grandissent dans ce contexte sont confrontés à une réalité sociale bien différente et il est fort probable qu’ils aient développé un sens différent de l’appartenance ethnique. Le fait qu’un certain nombre d’enfants qui fréquentent l’école à Saint-Laurent se reconnaissent d’abord Businenge Tongo, un terme faisant référence à une réalité pan-marronne, avant de donner le nom d’une variété ethnique traditionnelle laisse entrevoir qu’une identité pan-marronne est en train de se développer par les enfants scolarisés à l’ouest de la Guyane.
39Éviter de faire référence à un groupe ethnique précis permet aussi de souligner des différences intergénérationnelles ou idéologiques dans la communauté (Vernon 1985). En utilisant les termes « taki-taki » et « businenge tongo », ces jeunes affirment que, à la différence de leurs parents, ils s’identifient à un mode de vie urbain influencé par un certain nombre de normes européennes. L’exemple (14) suggère que le contexte rural et la vie traditionnelle sont plutôt attribués aux parents et aux grands-parents.
(14) Pendant l’entretien :
Ch. : Quelle langue parlait ta mère quand elle était petite ?
Enf. : Elle parlait la langue du village mais moi je la connais pas.
Ch. : Ah bon et qu’est ce que tu parles ?
Enf. : Taki-taki.
Ch. : Et tu parles pas sa langue ?
Enf. : Non c’est pas pour parler ici comme langue.
40Enfin, dans un certain nombre de cas, l’emploi du terme « taki-taki » permet de cacher l’appartenance ethnique du locuteur. Plusieurs études (Jolivet 1990 ; Price et Price 2003 ; Léglise 2004) ont noté que dans un contexte urbain, l’ethnicité Saamaka porte des connotations fortement négatives. Le mot saamaka fonctionne même comme insulte. Par conséquent, les jeunes Saamaka emploient assez régulièrement le terme « taki-taki », ce qui leur permet assez stratégiquement de masquer leur identité devant l’interlocuteur comme en (15). Ainsi, ils peuvent assumer une identité marronne sans spécifier leur origine « honteuse » et qui prête aux plaisanteries les plus diverses chez leurs camarades.
(15) Pendant l’entretien :
Ch. : Quelle langue tu parles à la maison ?
Enf. : Taki-taki.
Ch. : Oui mais lequel ?
Enf. : Taki-taki.
Ch. : Mais quel taki ? aluku, ndyuka, pamaka, saamaka ?
Enf. : Taki-taki.
Ch. : Bon et ta mère elle parlait quelle langue quand elle était petite ?
Enf. : Saamaka.
Ch. : Et ton père ?
Enf. : Saamaka.
Ch. : Et toi tu parles saamaka quand tu parles avec eux ?
Enf. : Oui.
Ch. : Et quand tu parles à tes frères et à tes sœurs ?
Enf. : Je parle en saamaka.
Ch. : D’accord.
L’attitude des Amérindiens qui disent le parler
41Une analyse des discours tenus par les élèves d’origine amérindienne permet d’identifier au moins deux groupes de locuteurs natifs qui disent « taki-taki ». Ces enfants déclarent en effet parler le taki-taki comme langue première. C’est le cas notamment des enfants arawak venant des villages près de SaintLaurent-du-Maroni – et en particulier du village de Ballaté, qui distinguent deux sortes de taki-taki : le « taki-taki des Amérindiens » (comme en 16) et le « taki-taki des Noirs » (en 17), variété parlée par les habitants d’origine afrosurinamienne. Deux variétés dont les locuteurs disent qu’elles sont distinctes.
(16) Au début de l’entretien :
Ch. : Quelle langue tu parlais avant d’aller à l’école ?
Enf. : Taki-taki.
Ch. : Lequel ?
Enf. : Arawak .
Ch. : (Regard étonné du chercheur à l’enfant.)
Enf. : Celui des Amérindiens.
Ch. : Tu parles arawak ?
Enf. : Oui taki-taki.
(17) En discutant les différences entre variétés de langue, l’enfant propose :
Ch. : C’est comment le taki-taki des Amérindiens ? C’est différent de comment parlent les Businenge ?
Enf. : C’est pas pareil nous, on parle taki-taki des Amérindiens, eux, ils parlent taki-taki des Noirs.
Résumé
42L’analyse de l’emploi du terme « taki-taki » par différents acteurs sociaux en Guyane montre de façon claire qu’il renvoie à différents types de pratiques linguistiques. Ce terme couvre une gamme de variétés allant des langues associées à des groupes ethniques précis (Amérindiens, Businenge), à des codes relativement réduits. Il est aussi employé pour désigner soit une variété précise de nenge, soit toutes les variétés businenge, saamaka inclus. Les différents acteurs interrogés ne sont d’accord ni sur le nombre de variétés couvertes par le terme « taki-taki » ni sur son statut sociolinguistique ou linguistique, ce que l’on voit dans le tableau 6.
43Certaines des variétés présentes dans ce tableau sont relativement bien documentées. Ainsi des trois variétés ethniques du nenge (Huttar et Huttar, 1994 ; Goury et Migge, 2003). En revanche, pour nombre d’autres variétés, comme celles pratiquées par les Amérindiens, ou celles des apprenants, on ne dispose actuellement pas de description. L’analyse des discours produits autour du taki-taki suggère qu’il existe les variétés suivantes – dont l’analyse devrait être réalisée :
- plusieurs variétés maternelles de sranan tongo, notamment la langue que les enfants arawak appellent « le taki-taki des Amérindiens » ;
- plusieurs variétés secondes de sranan tongo, pratiquées par des « non-Businenge » en Guyane et au Surinam ;
- des variétés simplifiées, pratiquées par les natifs comme les non-natifs ;
- des parlers mixtes, comme le wakaman taki, pratiqué par les jeunes Businenge.
Description de deux variétés de taki-taki
44Nous allons à présent décrire et comparer deux variétés différentes appelées, l’une comme l’autre, « taki-taki » par ses locuteurs. Les données sont tirées d’un corpus d’enregistrements réalisés dans différents contextes (par exemple au marché, en famille, lors d’interactions dans des bureaux administratifs, etc.). Nous allons analyser d’abord une variété de taki-taki parlée par des non-Businenge, qui ne la déclare pas comme langue première, puis nous analyserons une variété pratiquée par des Amérindiens, qui, eux, la déclarent comme L1. L’analyse de leurs propriétés linguistiques respectives montre que les premières variétés sont relativement différentes des variétés parlées – de manière native – par les Businenge. En revanche, les variétés enregistrées auprès des Arawak de Ballaté ressemblent fortement aux variétés afro-surinamiennes.
Une variété de taki-taki langue seconde
45Les exemples (18) à (22) proviennent de plusieurs locutrices, métropolitaines ou créoles guyanaises, d’une trentaine d’années qui travaillent comme infirmières. Les exemples sont extraits d’interactions entre une équipe médicale et plusieurs patients businenge et leur famille. On note un certain nombre de différences par rapport au nenge parlé par les patients. D’une part, d’un point de vue structurel, les productions sont réduites : les éléments lexicaux particulièrement saillants sont présents (comme les noms et les verbes) mais les éléments non saillants, comme la marque imperfective e (18-19) ou la marque de futur o (21) n’apparaissent pas – et probablement parce que leur sens peut être déterminé à partir du contexte.
(18) Pe yu libi ? (non-businenge)
pei e tan ? (businenge)
où tu IMPF rester/vivre
« Où est-ce que tu habites ? »
(19) Sa yu suku ?
sa i e suku
quoi tu IMPF chercher
« Qu’est-ce que tu cherches ? »
46Les constructions plus complexes, comme le conditionnel, en (21) sont réalisées sous la forme de constructions paratactiques réduites. Les morphèmes fonctionnels (efu, o, a, i), eux, sont supprimés.
(20) no wroko, no wroko bun? (non-businenge)
a ná e wooko, a ná e wooko bun? (businenge)
il NEG IMPF travail il NEG IMPF travail bien
« Ton bras ne fonctionne pas, il ne fonctionne pas assez bien ? »
(21) no sabi no dresi (non-businenge)
efu i án sabi, i ná o feni deesi (businenge)
si tu NEG savoir tu NEG FUT trouver médicament
« Si tu ne sais pas, tu n’auras pas les médicaments. »
47Les formes invariables sont sélectionnées, au détriment des formes variables, comme si les locuteurs préféraient les variantes les plus saillantes et les utilisaient dans tous les contextes. Ces éléments sont soit morphologiquement très stables, soit ils ressemblent aux éléments dans d’autres langues.
48Par exemple, en nenge et en sranan tongo, on note des variations dans la réalisation du pronom personnel à la deuxième personne du singulier : i (non-emphatique, devant des consonnes), y (non-emphatique, devant des voyelles) et yu (en cas d’emphase). Dans les productions de ce premier type de takitaki, yu apparaît de manière systématique. Yu est probablement le plus saillant : il ressemble au même pronom en anglais, langue connue par les locuteurs dont il est question.
49Une dernière stratégie vise à substituer aux mots non connus dans la langue, des mots d’une autre langue (français, anglais, etc.). En (22), par exemple, le marquage du conditionnel (efu) est remplacé par (si).
(22) Si no teki dresi, yu dede mama. (non-businenge)
efu i ná e teki/diingi den deesi, i sa/o dede mama. (businenge)
si tu NEG IMP prends DET méd. tu FUT meurs vieille femme
« Mamie si tu ne prends pas tes médicaments, tu peux mourir. »
50Enfin, du point de vue lexical, on remarque que les termes employés proviennent le plus souvent du sranan tongo et non du lexique nenge (23).
(23) Eastern Maroon Creole Sranan tongo
betee betre « bien »
deesi dresi « médicaments »
ná, á(n) no « non/ne… pas »
wooko wroko « travail »
tan libi « rester/habiter »
osu oso « maison »
51En guise de conclusion, les interactions menées dans un certain nombre de lieux publics, par des personnes non-natives, dans une langue qu’elles appellent « taki-taki » sont basées, d’un point de vue lexical, sur le sranan tongo – plutôt que sur le nenge, qui est, elle, la langue d’une partie importante des interlocuteurs – et sont fortement simplifiées, d’un point de vue structurel. On note aussi la présence d’éléments venant des autres langues figurant dans le répertoire des locuteurs. Que ces productions soient basées sur le sranan tongo semble être dû au fait que dans les interactions extra-communautaires, les Businenge peuvent se servir du sranan tongo à différentes fins communicatives.
Une variété de « taki-taki » native
52La variété pratiquée par les Arawak est pour sa part beaucoup plus proche des pratiques des Businenge. Considérons par exemple l’extrait (24) qui provient d’un enregistrement réalisé dans une famille Arawak du village de Ballaté.
(24)
1 A. :De e taki wan her tra fasi tok. Lek fa w’ e taki,
ils IMPF dire un entier autre façon TAG comme comment nous-IMPF dire
2 a no so de e taki, w’ e taki sranan.
PRENEG so ils IMPF dire nous IMPF dire sranan
« Ils [les personnes de St-Laurent] parlent d’une façon différente, ok. La façon dont nous [Arawak] parlons, ce n’est pas comme ça qu’ils parlent, nous parlons sranan. »
3 Ch. : Da i seefi e taki sranan tongo ?
alors tu même IMPF parler sranan tongo
« Donc tu parles sranan tongo ? »
4 A. : Ya tok, na a tongo dat mi leli ma a abi nederlans
oui TAG PRE DET langue que je apprend mais il avoir néerlandais
5 anga sranan tongo lek fa a frans de a keol.
avec sranan tongo comme comment avoir français être LOC créole
« Oui, c’est sûr, c’est la langue que j’ai apprise mais il y a le néerlandais dedans comme il y a du français dans le créole guyanais. »
6 Ch. :Ma i seefi e taki arawak tu ?
mais tu même IMPF dire arawak aussi
« Mais toi, tu parles aussi l’arawak ? »
7 A.: Mi na arawak ma mi no sabi a taal. Mi sabi
je COP arawak mais je NEG savoir DET langue je savoir
8 wantu nomo wantu.
Un-deux seulement un-deux
« Je suis arawak mais je ne parle pas la langue. Je connais quelques mots. »
9 A. : Den yongu wan, i ná-a fu go den nei taki. U
DET jeune un tu NEG-avoir pour aller ils NEG-IMPF dire nous
10 nei taki u taal. A muilig yere ma kande den bigi
NEG-IMPF parler notre langue PRE difficil ok mais peut-être DET grand
11 wan srefi no be e taki en anga unu.
un même NEG PAST IMPF parler le avec nous
« Les jeunes personnes, tu ne dois même pas essayer, ils ne la parlent pas. Nous ne parlons pas notre langue. C’est difficile, écoute, mais peut-être les aînés eux-mêmes, ils n’ont pas parlé en arawak avec nous. »
53Comparées aux productions de Businenge, les productions enregistrées auprès d’Amérindiens ne montrent pas de structures réduites ou simplifiées : ils utilisent les mêmes particules fonctionnelles, avec la même distribution. Par exemple, on note la présence de la marque d’imperfectif e, pour indiquer qu’un événement a lieu de façon habituelle (lignes 1-2), la marque d’antériorité, be(n), pour indiquer qu’un événement avait eu lieu avant le moment de l’interaction (11). Les déterminants démonstratifs apparaissent en position post-nominale (ligne 4), la copule na se trouve dans les contextes équatif (ligne 7) alors que la copule de se trouve dans les contextes locatifs (5). L’emphase est indiquée par la particule (n)a (lignes 2 et 4), les formes pronominales sont soumises aux processus phonologiques habituels, par exemple, u « nous » (ligne 9) devient [w] (1-2) et den « ils »(9) devient de (1). La négation change aussi selon le morphème qui suit, par exemple no devient nei s’il est devant la marque d’imperfectif et na devant le verbe a(bi) « avoir »(9).
54En revanche, au niveau lexical, les deux variétés sont différenciées. Dit rapidement, le lexique de la variété Arawak ressemble au sranan tongo plutôt qu’à celui des variétés de nenge.
55En conclusion, cette comparaison de deux types de productions – qui sont appelées « taki-taki » par leurs locuteurs – montre que le terme « taki-taki » couvre une gamme de productions langagières qui sont relativement distinctes du point de vue structurel mais qui comportent toutefois des points communs – situés essentiellement dans le lexique, qui pour sa part provient du sranan tongo.
Conclusion
56On l’a vu, la réalité qui est désignée par la dénomination « taki-taki » est très complexe.
57D’une part, en Guyane, le terme « taki-taki » renvoie à un grand nombre de phénomènes linguistiques et sociolinguistiques. Le sens qu’on peut socialement lui attribuer ainsi que sa nature linguistique dépendent à la fois du locuteur et de la situation dans laquelle le terme est utilisé. En effet, d’un côté, il est utilisé par les personnes qui ne parlent pas ces langues pour décrire de façon péjorative les pratiques langagières des populations dites « Businenge » ; de l’autre, il est utilisé par les locuteurs natifs (Businenge) pour décrire leurs propres pratiques face aux non-natifs, voire par des locuteurs natifs (Amérindiens arawak), pour décrire leurs propres pratiques entre eux. D’un point de vue linguistique, ce terme renvoie à une gamme importante de variétés assez différentes, allant de pratiques très simplifiées pour échanger avec des allophones (en général Européens ou Créoles guyanais) aux pratiques plus élaborées entre natifs.
58On pourrait ainsi conclure qu’un certain nombre de pratiques étiquetées comme étant du taki-taki, renvoient à des variétés de langue connues de longue date (par les linguistes et les locuteurs natifs) sous un autre nom. En choisissant l’un ou l’autre terme (par exemple ndyuka, alukutongo, boni ou taki-taki), les Businenge mettent en avant certaines distinctions, certaines identités particulières qui sont autant d’éléments permettant de définir la situation de communication dans laquelle ils sont engagés. Mais, ils adoptent également ces termes non natifs pour faire référence à de nouvelles réalités linguistiques en émergence. Par ailleurs, les autres groupes humains présents sur le territoire guyanais (et qu’on a ici qualifiés de « non-Businenge ») utilisent, pour renvoyer aux créoles à base anglaise parlés en Guyane, un nombre réduit de termes – dont celui quasi exclusif de « taki-taki » dont la valeur péjorative est souvent rappelée. Cela a pour conséquence de masquer les distinctions que les locuteurs natifs et les linguistes ont l’habitude de réaliser. Corrélativement, et parce que cet emploi n’a pas cessé de se développer, sa valeur péjorative a tendance à diminuer dans un certain nombre de cas. Corrélativement également, les réalités sociales et linguistiques recoupées par le terme, sont de fait redessinées et – actuellement tout du moins – en constante modification.
Notes de bas de page
1 « Taki-taki » est la forme redupliquée du verbe taki « parler, dire ». Dans les créoles à base anglaise, la reduplication exprime tout un ensemble de fonctions et en particulier l’intensité (Huttar et Huttar, 1994). Des termes similaires furent employés pour d’autres créoles, comme Talkee-Talkee, forme obsolète pour désigner le jamaïcain et le krio (Norval Smith, comm. pers.).
2 En aval des villages d’Apatou et de Maiman se trouvent, depuis la guerre civile du Surinam, beaucoup de camps (kampu) qui se sont établis durablement. Ils sont décrits comme mono-ethniques ou comme composés de Pamaka et de Ndyuka.
Auteurs
leglise@vjf.cnrs.fr
Chargée de recherches au CNRS, en sciences du langage, membre de l’UMR Celia
bettinamigge@ucd.ie
Lecturer in linguistics, University College Dublin, Irlande, membre de l’UMR Celia
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Madagascar face au défi des Objectifs du millénaire pour le développement
Bénédicte Gastineau, Flore Gubert, Anne-Sophie Robilliard et al. (dir.)
2010
Le projet majeur africain de la Grande Muraille Verte
Concepts et mise en œuvre
Abdoulaye Dia et Robin Duponnois (dir.)
2010
La Grande Muraille Verte
Capitalisation des recherches et valorisation des savoirs locaux
Abdoulaye Dia et Robin Duponnois (dir.)
2012
Parcours de recherche à Madagascar
L’IRD-Orstom et ses partenaires
Christian Feller et Frédéric Sandron (dir.)
2010
Pratiques et représentations linguistiques en Guyane
Regards croisés
Isabelle Léglise et Bettina Migge (dir.)
2008
Les sociétés rurales face aux changements climatiques et environnementaux en Afrique de l’Ouest
Benjamin Sultan, Richard Lalou, Mouftaou Amadou Sanni et al. (dir.)
2015
Aires marine protégées ouest-africaines
Défis scientifiques et enjeux sociétaux
Marie Bonnin, Raymond Laë et Mohamed Behnassi (dir.)
2015