L’insertion scolaire des enfants de l’Ouest guyanais
Le cas des réussites paradoxales
p. 119-132
Texte intégral
Introduction
1Nous avons choisi de mener notre recherche sur le thème de la scolarité en Guyane car la question scolaire est un problème récurrent. L’éducation est à notre avis l’un des facteurs centraux du développement d’un pays. Au-delà de cet impératif ce sont les processus psychologiques qui sont au cœur de l’intégration et de la réussite scolaire de l’enfant. Les dynamiques mises en œuvre par les enfants nous interpellent. Le choix de la région de Mana n’est pas fortuit, mais symbolique. Cette région est historiquement le premier lieu en Guyane où a été engagée une réelle dynamique d’affranchissement des esclaves. C’est l’endroit précurseur où a été lançé un programme novateur de libération avec la volonté de rendre des hommes libres, autonomes, indépendants avec un retour à la dignité d’être humain. Mana toujours dans cette dynamique est l’endroit où la scolarité, l’instruction sont proposées aux affranchis. C’est le lieu d’émergence des premières élites créoles, mais également l’endroit où se sont formalisées des relations pluriculturelles avec les premiers autochtones, les Kali’na, les Noirs Marrons Ndyuka, et les personnes issues des différentes vagues migratoires dues au rush aurifère (Strobel, 1998) et à la guerre du Surinam.
2Aujourd’hui comme à l’époque, Mana doit relever le défi de l’intégration de plusieurs communautés dans un même espace, mais avant tout dans l’enceinte scolaire. Notre interrogation s’appuie sur le constat qu’un nombre élevé d’enfants est en situation d’échec scolaire selon un indicateur institutionnel donné par les enseignants selon des critères internes à l’éducation nationale. Qu’estce qui fait que l’école ne résonne pas ou ne semble pas entrer dans les représentations des enfants ? En fait, nous cherchons à identifier et à comprendre les raisons psychologiques, sociales et culturelles de la situation d’échec scolaire dans laquelle se situe une partie des enfants issus des communautés kali’na, ndyuka, hmong et créole. Nous tentons de définir les processus psychologiques qui sous-tendent les dynamiques d’insertion ou d’échec dans lesquelles se situent les enfants et surtout comment malgré les contradictions au niveau des systèmes de valeurs scolaires et familiaux des enfants réussissent à se mobiliser. Notre démarche se veut résolument transversale prenant en considération l’environnement au sens large dans lequel évoluent les enfants. Notre recherche se caractérise par une démarche à la fois psychologique et ethnologique de terrain. Nous avons procédé à une observation participante afin de recueillir des données qualitatives au sein des populations que nous souhaitions investiguer. Un autre recueil de données celui-là plus quantitatif a eu lieu au sein des établissements scolaires, mais avec en plus une démarche qualitative en la matière d’entretiens semi-directifs. Nous cherchons à repérer les stratégies mises en place par les enfants quand ils sont confrontés à de multiples références qu’ils doivent articuler, pour se construire dans un environnement qui leur demande d’être performants.
3Notre étude tente de cerner les effets scolaires des contradictions entre les valeurs scolaires et les valeurs familiales. La démarche de notre Laboratoire de psychologie de la personnalisation et des changements sociaux, au travers de la notion de l’estime de soi nous a semblé être à la jonction des divers processus qui interviennent dans l’échec scolaire. S’estimer compétent dans un domaine déterminera le type d’approche adoptée face à une tache. L’estime de soi, qui se construit à partir de l’image qui nous est renvoyée par différents acteurs, intervient de façon plus ou moins consciente dans l’élaboration de ce que C. Cooley (1902) appelle le soi-miroir. La famille, les pairs, mais aussi l’enseignant deviendront une référence et l’école sera l’endroit par excellence d’ouverture sur le monde mais également un lieu d’ancrage, qui respectera la qualité intrinsèque des enfants. L’école devant accueillir des enfants d’origine de plus en plus diverses a du mal à respecter les spécificités de chacun et a tendance à vouloir formater les individualités. C’est d’ailleurs à partir de notre expérience scolaire que s’est élaboré le questionnement du chercheur. L’absence d’histoire et, disons-le tout net, la quête identitaire sont au fondement de ce travail.
4Nous avons voulu savoir pourquoi tant d’enfants en Guyane étaient en situation d’échec scolaire, qu’est-ce qui au niveau de l’institution ou des sujets ne fonctionnait pas ? Pourquoi une telle déperdition des effectifs avant le baccalauréat ? Nous avons voulu dépasser les constats statistiques de l’éducation nationale pour aller explorer les causes afin de mieux comprendre les mécanismes qui se jouent dans les situations scolaires. La notion d’estime de soi recouvre un champ de recherche assez large avec des procédures contradictoires entre les approches multidimensionnelles établissant des liens entre les différentes dimensions et les approches unidimensionnelles. Avec la notion d’estime de soi nous abordons l’idée de conflits intrapsychiques entre des valeurs scolaires et familiales qui peuvent sembler contradictoires. P. Tap (1991) affirme qu’il s’agit d’un processus normal de la construction et du développement de la personnalité, et que c’est en mettant en place des stratégies de dépassement que le sujet a les moyens d’accéder à une nouvelle étape de son développement psychique. Dans les cas spécifiques des groupes kali’na, hmong, ndyuka et créoles de notre étude, ce conflit de valeurs se teintera de multilinguisme. Ce qui fait dire à M. Abdallah-Pretceille et L. Porcher (1996) que l’investissement scolaire sera fonction du positionnement du sujet par rapport à sa langue maternelle. La question du sens donné à l’expérience scolaire nous semble également déterminante en plus du problème des écarts entre la culture d’origine et la culture scolaire. Nous ne souhaitons pas entrevoir ce travail sous l’angle unique de la distance culturelle qui nous semble réducteur mais faire plutôt appel aux notions qui s’entremêlent : l’estime de soi, les écarts culturels, l’efficacité scolaire, la socialisation, l’enculturation. Ces différentes notions seront employées afin de dégager l’originalité de ces différentes articulations.
Problématique
5Les enfants scolarisés se trouvent confrontés à une multitude de systèmes de valeurs qui sont parfois incohérents. Nous cherchons à repérer les effets scolaires de ces contradictions, mais surtout, dépasser les thèses du déterminisme social selon lesquelles le succès scolaire tient souvent à la proximité des deux cultures, familiale et scolaire. Notre recherche s’inscrit dans une perspective interactionniste, celle du sujet et des institutions, élaborée dans notre laboratoire (Baubion Malrieu, cités par Tap, 1995, 1997), où la question du sens des significations portées par la famille, les institutions, la société et des re-significations par le sujet est centrale. Il s’agira d’explorer les processus d’interstructuration de l’entre-deux-cultures dans une approche constructiviste où le sujet est actif, intégrant et réinterprétant les différents codes dépendant de son environnement familial, scolaire et social. Nous nous référons ici à P. Dasen et T. Ogay (2000), pour qui l’enculturation désigne tout ce qui est appris au cours d’une vie humaine, du fait de ce qui est disponible dans le milieu, donc implicite, sans qu’il y ait un enseignement délibéré. Par contraste, la socialisation relève des actions volontaires, les explicites de l’entourage social sont les différents agents de socialisation. Ce concept évolue dans le contexte des ethnothéories et se décline dans un modèle multisystémique de l’individu en développement.
6Les réussites scolaires constatées dans ces milieux ne résonnent en rien dans l’univers de l’enfant qui peut alors se retrouver déculturé, voire acculturé (Camilleri, 1989 ; Camilleri et Vinsonneau, 1996) par rapport à sa famille où il n’y a pas de modèle de réussite. On peut ainsi élargir ce mode de fonctionnement et de réaction aux autres communautés de tradition orale, où le mot, le son représente l’objet. Les connaissances acquises en classe semblent n’avoir aucun intérêt direct pour les enfants sauf au niveau de la culture générale, ce qui pose la question de la transmission des savoirs dans ces cultures, des contacts et des identités. Pour les Créoles c’est encore différent car c’est essentiellement le rapport à l’Occident qui est interrogé, le rapport à une certaine forme de modernité. P. Chamoiseau parle de « magma anthropologique » (2002). Les Créoles ont une généalogie éclatée, et la culture française a fourni à un moment donné des outils d’humanisation, et il y a eu pour les Créoles une reconquête de cette humanité lors de l’esclavage par l’intermédiaire du beau parlé français. On remarquera que, dans cette diversité d’origine, la langue créole n’a pas de mythe fondateur mais elle peut se créer par le conte qui s’est nourri d’influences diverses. L’identité guyanaise est encore en gestation, P. Chamoiseau (1997) parle de domination brutale mais silencieuse de l’identité, de la culture créole aux Antilles-Guyane.
7Nous « avons fait émerger les critères psychologiques de l’écart culturel famille/école. L’« écart culturel » (EC) est appréhendé à partir d’une approche ethnologique de terrain en élaborant un tableau des écarts entre les traits culturels propres à chacune des communautés et les valeurs véhiculées par l’école. Précisons que les trois communautés – kali’na, ndyuka et hmong – bien que culturellement très éloignées, présentent un grand nombre de valeurs et de principes communs. Leurs valeurs ont donc été regroupées dans une même colonne valeurs familiales en opposition à la colonne des valeurs scolaires. Ce tableau non exhaustif a été construit à partir des conduites et valeurs scolaires, puis nous avons répertorié les valeurs réciproques dans lesquelles les enfants étaient enculturés. Cette procédure nous a permis alors de quantifier l’écart entre les valeurs familiales et les valeurs scolaires : la différence entre les scores respectifs des valeurs familiales et des valeurs scolaires permet d’obtenir le score de l’écart culturel.
8La perception et la compréhension des objets et des situations s’effectuent selon des systèmes interprétatifs de la structure cognitive que l’individu apprend au sein de sa communauté culturelle et linguistique. La structure cognitive de l’individu se forme au cours de sa maturation intellectuelle, simultanément et grâce à l’acquisition de la culture maternelle.
9Les langues à « oralité et les langues à scripturalité » ont chacune des spécificités et des matrices différentes (Serazin, 1987). L’enfant qui construit sa personnalité dans une civilisation à tradition orale ou écrite développera des compétences spécifiques. Concernant la sensibilité aux mécanismes grammaticaux et aux logiques sémantiques d’une langue étrangère, l’interprétation ne se fera qu’à travers le système conceptuel d’une langue maternelle. Dans la même logique, J. Bruner (1996) montre que la perception dépend de l’expérience antérieure de chacun, et qu’on doit tenir compte de la culture et de l’importance de la narrativité, en fait, tout ce qui va permettre à l’enfant de donner du sens au monde qui l’entoure. La transmission orale dans les sociétés ne possédant pas l’écrit va permettre d’ajuster la réalité et laisse une plus grande place à l’imagination et à la créativité. L’écriture n’aurait été qu’un moyen d’archivage puis d’organisation du savoir en catégories ayant permis le développement de la pensée logique, l’objectivité, l’abstraction et donc la science. La fonction, le statut de la langue et par conséquent de la culture sont fondamentaux. L’élève mal assuré, découragé même dans le maniement du système conceptuel de sa propre langue, aura d’autant plus de mal à percevoir et intégrer la langue scolaire. On peut ainsi rajouter que l’apprentissage de la langue étrangère (et non pas seconde) sera un échec. Cela intervenant au moment de la maturation et en période d’acquisition de la langue maternelle, l’enfant ne possédera alors aucune des deux langues de manière satisfaisante.
10Cette idée de conflit entre deux systèmes de valeurs différents a été étudiée par les psychologues et a été affinée par l’étude de O. Lescarret et C. Philip (1993) qui démontre qu’au-delà du conflit ou de l’accord entre les familles et l’école, c’est la souplesse et l’ouverture vers l’enfant du système des adultes qui détermine la construction d’un équilibre personnel. Cela a lieu aussi bien sur le plan affectif envers la famille que sur le plan des tâches proposées par l’adulte (à l’école). Ce point de vue rejoint la théorie du conflit intra-psychique de P. Tap (1991) qui affirme qu’il fait partie du processus de construction de la personnalité. Ces conflits stimulent des modes de résolution et de dépassement. Nous n’excluons pas la question du sens de l’expérience scolaire, la logique dans laquelle elle s’inscrit pour ces enfants. Le fait que les attentes par rapport à l’école diffèrent en fonction de la communauté dont sont issus les enfants montre le type de rapport à l’école et son fonctionnement. Il apparaît un décalage entre la réalité de cette région, et l’idéal de fonctionnement de l’institution scolaire qui ne rentre pas forcément dans le schéma de construction de l’enfant. Il peut exister des antagonismes entre l’éducation informelle traditionnelle et l’éducation scolaire ainsi que les savoirs qui s’y rattachent (Grenand et Lescure, 1990 ; Goury et al., 2000 ; Hébrard, 2000). Nous percevons que ces contradictions école/famille ont des effets sur l’efficacité scolaire, à travers le rôle que va jouer « le rapport personnel du sujet à la culture (famille école) et l’estime de soi. Cela nous amène à présenter la figure 6 (Ho-A-Sim, 2004 : 1).
11Autrement dit, ce lien très général s’organise sur le plan psychique selon deux temps complémentaires qui conduisent à la déclinaison suivante :
- l’écart culturel famille/école influence de façon différenciée le rapport qu’entretient l’enfant à sa culture d’origine ainsi que son estime de soi ;
- l’interaction entre le rapport à la culture et l’estime de soi contribue de façon différenciée à la performance scolaire.
12Notre hypothèse générale pose alors le lien entre les contradictions école/famille (VI) et l’efficacité scolaire (VD) :
- la variable indépendante : écart culturel ;
- la variable dépendante : l’efficacité scolaire.
13Les variables intermédiaires
- le rapport à la culture ;
- l’estime de soi scolaire.
14Notre approche quantitative a permis d’extraire les tendances des populations observées.
15Les représentations graphiques des deux dimensions d’estime de soi scolaire, globale et de l’efficacité scolaire (moyenne annuelle des résultats scolaires) qui se sont dégagées, nous permettent de visualiser les moyennes dans chacun des groupes culturels. Nous avons appréhendé la notion d’estime de soi scolaire avec le Self Perceive Profil (SPP) de S. Harter (adapté en français par Pierrehumbert et al., 1988) qui permet de connaître l’auto-évaluation de l’enfant de ses propres compétences dans des domaines spécifiques. Le recueil des données s’est fait par des passations individuelles qui ont eu lieu en deux temps. Un premier quantitatif où les enfants répondaient aux questionnaires et un second plus qualitatif constitué par un entretien semidirectif portant sur six thèmes : le projet, les normes scolaires, les activités extra-scolaires, la hiérarchisation des langues, les pratiques langagières en fonction de l’interlocuteur et la description du mode de vie et des coutumes. À ces entretiens, s’ajoute une observation participante menée dans les familles, toujours dans un souci d’approche qualitative. Nous avons éprouvé leur mode de vie, eu accès aux représentations des enfants, en prenant garde aux fables de vie (Kauffman, 1996) et en allant au plus prêt de la réalité des enfants pour pondérer leurs discours.
16Sur les figures 7 et 8, on remarque clairement que les enfants ndyuka et hmong sont ceux dont l’estime de soi scolaire et globale est la plus élevée. Les enfants kali’na présentent une estime de soi scolaire plus importante que les Créoles. Par contre pour l’estime de soi globale, la tendance entre ces deux groupes s’inverse.
17La figure 9 nous renseigne sur la performance scolaire. Nous remarquons que c’est parmi les enfants kali’na et les Hmong (culturellement éloignés de l’école) que les résultats scolaires sont les meilleurs. Ce qui apporte une nuance très intéressante et qui indique bien que des subtilités culturelles opèrent et que leur portée au plan psychique pourrait être déterminante pour la mobilisation scolaire des enfants. En explorant plus en détail le champ psychologique de ces spécificités culturelles et leur dynamique dans l’engagement scolaire des enfants, nous découvrirons progressivement les processus déterminants de la réussite scolaire dans des contextes socioculturels globalement peu facilitateurs. C’est tout l’intérêt, justement, de l’analyse qualitative qui suit.
Approche qualitative, le cas des enfants kali’na et hmong
18Au-delà des tests statistiques il nous semble maintenant indispensable de tenter de repérer les mécanismes par lesquels ces enfants construisent leur estime de soi. Ces deux communautés sont excentrées par rapport au bourg de Mana. Elles se situent toutes les deux dans des zones éloignées et bénéficient d’un cadre de vie privilégié. Les familles disposent d’une école primaire dans le village. Ces écoles, quoique récentes, font partie intégrante de la vie du village. Dans un tel environnement, les enfants mènent une vie plutôt libre et partagent leurs activités entre l’aide aux parents aux champs, ou encore dans les abattis et des activités plus ludiques entre pairs (pêche, jeux collectifs, baignades…). Au niveau scolaire ils ont également la chance de bénéficier d’un accompagnement spécifique en la personne des médiateurs culturels bilingues. Dans les deux écoles où nous les avons observés, les types d’interventions et les objectifs étaient très différents.
19L’école de Javouhey disposait de deux médiateurs dont la tâche était d’intervenir dans les classes secondant l’enseignant pour l’explication personnalisée des consignes mal comprises. Une démarche de soutien scolaire y est associée, et prend place chaque soir à la fin des cours. Les médiateurs ont également un rôle d’interface entre l’école et les parents qui ne maîtrisent pas la langue. Il s’agit là d’une réelle prise en compte à la fois de leurs difficultés et de la spécificité culturelle. Dans un tel environnement les enfants hmong semblent harmonieusement se construire avec leurs références familiales qui sont omniprésentes, et les références scolaires qui assurent un autre mode de socialisation avec des savoir-être et des savoir-faire tout aussi spécifiques. Les enfants hmong ont une estime de soi scolaire et globale qui se situe au alentour de 14,5. La moyenne de leurs résultats scolaires se situe à 3,73 ; nettement au-dessus de la moyenne. Nous pouvons dire que par rapport à notre hypothèse générale, ce n’est pas tant l’écart culturel qui sera déterminant mais une association de plusieurs facteurs et sans doute le fait d’être solidement enculturé dans un environnement culturel fort et stable, qui leur assure une certaine confiance en eux. Et c’est parce qu’ils auront un ancrage solide qu’ils peuvent sans crainte appréhender une autre culture.
20Les enfants du village kali’na d’Awala-Walimapo évoluent également dans un environnement privilégié. Cette commune presque monoculturelle, géographiquement isolée a été le berceau des revendications amérindiennes (Alby, 2001 ; Léglise et Alby, 2006). Les enfants kali’na ont en moyenne une estime de soi scolaire et globale qui se situent autour de 13,5, score largement au-dessus de la moyenne. Leurs scores d’efficacité scolaire se situent à 4, ce qui traduit là aussi des résultats scolaires bien au-dessus de la moyenne. Ils disposent eux aussi dans leur école de la présence d’un médiateur. Cependant, l’encadrement pédagogique n’est pas le même. En effet, le médiateur intervient sur un mode plus culturel. Cela se fait par l’apprentissage du kali’na à l’école à raison de trois heures de cours par semaine. Les enfants apprennent à parler correctement leur langue, par exemple en utilisant les codes syntaxiques adéquats, ils enrichissent leur vocabulaire, et apprennent à compter dans cette langue. Ce dernier point est particulièrement important dans la mesure où le système métrique n’est pas le même. En fait, ces cours de langue kali’na obligent à une gymnastique intellectuelle qui exerce le cerveau des enfants à une certaine plasticité des structures cognitives. Prendre des cours de langue kali’na n’est pas anodin car il s’agit là d’une culture orale où la transmission du savoir se fait par la parole valorisée par et à l’école qui devient alors l’instrument d’une réappropriation identitaire. Nous pensons que cette plasticité qu’entretiennent les structures aide les enfants à mieux comprendre, voire intégrer des notions scolaires. L’objectif de cette approche est de renforcer les enfants dans des acquis culturels afin de s’investir sans crainte dans de nouveaux apprentissages qui renforcent le sentiment de sécurité affective (Bruner, 1996, 2000). C’est parce qu’un enfant sera sécurisé dans ses apprentissages premiers ou antérieurs fondamentaux qu’il pourra s’orienter vers d’autres objets de savoir qui pour lui ne représenteront plus alors aucun risque d’échec déstabilisant.
21L’approche qualitative nous a permis de dégager cinq profils représentatifs de la population étudiée.
22Nous avons ainsi croisé des données qualitatives (les écoles mono- et pluriculturelles, la présence ou non d’un médiateur culturel, les caractéristiques du groupe culturel des enfants) et des données quantitatives (l’estime de soi globale, l’estime de soi scolaire, le score des écarts, le score du rapport à la culture). Nous avons ensuite procédé à une classification statistique Twostep1 qui a déterminé cinq profils. Ces profils réunissent les caractéristiques des enfants articulées à leurs représentations qui sont appréhendées au travers des thèmes abordés dans l’entretien semi-directif à savoir le projet, les normes scolaires, les activités extrascolaires, la description du mode de vie et des coutumes. La dénomination du profil s’appuie sur deux critères : l’écart entre culture de l’enfant et culture de l’école s’appuyant sur le tableau des écarts culturels présenté précédemment (très éloignés culturellement, culturellement proches, éloignés culturellement) et le rapport à l’école que construisent les enfants, au sens qu’ils lui accordent.
Le profil 1
23Les très éloignés culturellement, fait référence à des élèves exubérants et joyeux. Ils mettent en avant leurs capacités physiques, le fait d’être les héritiers d’une histoire valeureuse : « On est fier d’être ndyuka ! », avec une forte tendance à surévaluer leurs résultats scolaires. Leurs activités sont l’aide dans les abattis, la pêche, les jeux collectifs. Ils sont souvent issus d’une fratrie nombreuse. Ce profil se compose majoritairement d’enfants ndyuka (78 %) qui viennent à 83 % de l’école communale du bourg avec en moyenne un score de 15,85 à l’estime de soi scolaire, une estime de soi globale de 15,62, un rapport à la culture de 42,34 et un score des écarts de 13,65.
Le profil 2
24Les culturellement proches, réalistes, correspond à des enfants ayant intégré les attentes scolaires et pour lesquels l’expérience scolaire revêt du sens, ce qui permet de les caractériser comme réalistes. Il se compose majoritairement d’enfants créoles particulièrement soucieux des rapports sociaux entre pairs. Ils habitent pour la plupart le bourg de Mana, ont des activités périscolaires dans différents clubs tels que le football, le basket, le judo, les jeux vidéo. Dans une grande majorité, ils ont des résultats scolaires tout juste moyens (83 %) ou en dessous de la moyenne, ont un score d’estime de soi scolaire en moyenne de 12,55 et d’estime de soi globale de 14,25, un score de rapport à la culture de 42,41 et un score des écarts de 5,8 qui est le moins important de tous.
Le profil 3
25Les éloignés culturellement réalistes, décrit des enfants du collège quasi indifférenciés au niveau de la culture. Ils ont la particularité de se définir avant tout comme faisant partie de la catégorie des jeunes, même si l’appartenance culturelle est présente, elle n’est pas forcément prépondérante. Ils ont intégré le rôle de l’école et ont également des attentes vis-à-vis de l’institution, c’est en ce sens qu’ils sont eux aussi caractérisés comme réalistes. Quand ils habitent dans le bourg, ils se rejoignent pour jouer et organiser de petites sorties. Avec, en moyenne, un score de 12,82 d’estime de soi scolaire, et de 13,37 d’estime de soi globale, un rapport à la culture de 41,11 et un score des écarts de 9.
Le profil 4
26Les éloignés culturellement pragmatiques, au primaire, correspond à des enfants qui ont très tôt compris l’intérêt de l’école qui constitue le moyen de sortir de la condition des parents et peut offrir d’autres perspectives d’avenir, c’est en ce sens qu’ils sont caractérisés comme pragmatiques. Ce profil est composé par les enfants du village de Javouhey. Ils aident leurs parents dans les champs et les accompagnent à la vente des légumes au marché en fin de semaine. 69 % d’entre eux ont en moyenne un score de 13,64 d’estime de soi scolaire, 13,16 à l’estime de soi globale, 39,77 dans le rapport à la culture avec un score des écarts de 10.
Le profil 5
27Les éloignés culturellement réalistes et valorisés, au primaire, décrit les enfants kali’na dont la langue et la culture d’origine sont valorisées car font l’objet d’enseignement à l’école par un médiateur culturel bilingue et donc reconnues par l’institution. Dans leurs discours, l’école est valorisée et constitue un outil de réappropriation identitaire. Ce sont des élèves qui se distinguent par leur calme et jouissent d’une grande liberté d’action dans leur vie hors scolaire. Ils ont un score d’estime de soi scolaire de 13,64 et 13,16 pour l’estime de soi globale. Leurs scores sont homogènes. On comptabilise 39,77 pour le rapport à la culture et 10,83 pour le score des écarts.
28Précisons qu’il ne s’agit là que de profils qui ne doivent en aucun cas alimenter les stéréotypes circulant à propos d’enfants issus de ces différentes communautés.
Conclusion
29Ces explorations différenciées et approfondies nous ont permis de mettre en évidence l’originalité pour notre interrogation de chercheur de la mobilisation scolaire de deux groupes culturels : les Kali’na et les Hmong qui, bien que culturellement éloignés de la question scolaire, montrent des cas de réussite que nous avons explorés de façon plus qualitative. Cette démarche à la fois statistique et qualitative nous a permis d’isoler des profils d’enfants théoricostatistiques mais surtout de comprendre les dynamiques psychiques à l’œuvre dans l’insertion scolaire des enfants de la région mananaise. Ce qui est intéressant en effet, pour le psychologue, c’est de se laisser étonner par les résultats qui diffèrent quelque peu de la tendance générale et ainsi d’identifier les possibles issues que chaque sujet peut trouver pour dépasser les conflits de représentations : articuler des tendances apparemment incompatibles, élaborer les stratégies qui concourent à l’élaboration de l’auto-évaluation, et ainsi mettre en œuvre des modes de résolution efficaces pour l’investissement scolaire et l’équilibre psychique ultérieur. On peut alors comprendre que cette richesse psychologique acquise en même temps que l’enfant construit son expérience scolaire puisse quelque peu mobiliser son énergie psychique, aux dépens quelquefois des résultats scolaires attendus chez l’enfant tout-venant. On comprend également le désarroi éventuel des enseignants qui, accompagnant ces enfants dans cette aventure scolaire très originale, en perçoivent bien la spécificité, repèrent bien l’intensité de l’activité psychique et demeurent attentifs à la créativité de chacun, mais en même temps ne peuvent pas toujours s’autoriser de permettre à chaque enfant de prendre le temps, pourtant logique, de sa propre élaboration.
30C’est ici que le travail en équipe pourrait prendre tout son sens, et que le fait de porter un regard, voire une écoute, sur les situations vécues par les enfants, pourrait permettre d’affiner des actions pédagogiques futures. Il nous semble important de souligner que les enfants contrairement à ce qui est couramment dit ne sont pas tous en situation d’échec scolaire. De plus, les réussites paradoxales que nous avons mises en relief témoignent de la dynamique psychique d’enfants qui, en fait, mettent en place des stratégies de dépassement des conflits intrapsychiques et sont en réussite à un niveau personnel. Dans une attitude bienveillante, il serait alors intéressant de faire évoluer le regard institutionnel qui est porté sur eux pour reconnaître la richesse de leur situation et encourager les stratégies qu’ils mettent en œuvre face à la complexité des situations et des insertions successives qu’ils devront surmonter.
31S. Harter (1999, cité par Martinot 2004) souligne qu’à l’adolescence le regard extérieur est central, et peut même engendrer une certaine confusion chez les jeunes issus de minorités qui reçoivent des messages contradictoires de personnes considérées comme référentes. Ces jeunes devront « réussir à créer des connaissances de soi qui font le lien entre leur groupe ethnique, et le groupe majoritaire » (op. cit. : 209). Se conceptualiser dans différents rôles possibles, avec des caractéristiques différentes, permet au sujet de se projeter. Le fait que les jeunes aient une vision exagérément positive n’est pas gênant en soi parce qu’il est important pour l’équilibre psychique. De plus, on sait qu’avoir des attentes de réussite va être fortement prédictif des performances ultérieures. Y. Bertrand (1992) souligne le peu d’attentes scolaires au niveau des familles créoles qui n’investissent pas forcément la chose scolaire. Cette remarque est d’ailleurs également valable pour la majorité des enfants ndyuka, mais S. Harter (1994), S. Rodersdorff et O. Audebert (2003) vont plus loin dans l’analyse en faisant apparaître l’échec scolaire comme le possible foyer inconscient d’un conflit intrapsychique où l’accès au savoir, à l’instruction sera vécu comme une trahison envers les siens. Le sujet devra alors prendre le risque d’être rejeté par les membres de sa communauté. Le choix s’impose alors entre la réussite personnelle d’une part ou l’acceptation du groupe d’autre part. Un certain nombre d’études récentes montrent que les différences de performance entre les élèves d’une même classe s’expliquent aussi par l’effet des situations de classe elle-même. Du coup, c’est la notion d’échec scolaire qui est à revoir et discuter parce qu’en plus, dans le cas des enfants de la région mananaise, la vie scolaire est sans doute le moment privilégié des conflits langagiers.
32L’expérience scolaire doit être interprétée différemment à la lumière des prouesses que les enfants doivent mettre en place parce qu’ils sont en pleine dynamique identitaire et psychique qui verra la construction d’individus solides. Le chercheur doit prendre au sérieux la question scolaire. Tout en faisant des comparaisons, il doit comprendre, entendre ce temps de construction. Il est cependant légitime que l’institution scolaire se préoccupe des résultats des élèves, le psychologue s’attardera sur la question de la mobilisation scolaire et en même temps il doit rappeler la spécificité des situations vécues par les enfants. En particulier, la richesse psychologique qui est en train de se construire chez ces enfants de cultures différentes. Ils sont à un âge, plus particulièrement à une étape où ils dépassent des conflits structurants, mais très difficiles, engendrés par la complexité lexicale, la gestion de l’altérité. Cette période tumultueuse au plan psychologique est potentiellement riche car elle prépare ces enfants à une certaine souplesse structurale et à la capacité de réagir dans des situations nouvelles.
Notes de bas de page
1 Procédure statistique issue du logiciel de statistique SPSS.
Auteur
jhas@wanadoo.fr
Docteur en psychologie du développement, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’IUFM de la Martinique,
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