Dynamiques interethniques dans le haut Maroni
p. 107-117
Texte intégral
Introduction
1Dans la région du haut Maroni, de part et d’autre de la frontière entre le Surinam et la Guyane française, cohabitent deux ensembles sociaux et culturels, dans un complexe de relations originales tissé depuis la fin du xviiie siècle. Il s’agit d’une part des Wayana et d’autre part des Aluku. Au nombre de 800 à 900 sur le Litani (cours supérieur du Maroni), les Wayana, groupe amérindien de la famille caribe, habitent aussi au Brésil, sur le Paru (affluent de l’Amazone), et au Surinam, sur le haut Tapanahony ; ce qui porte leur effectif total à environ 1 500 personnes. Les Aluku (autrement désignés Boni) constituent l’une des six communautés résultant du marronnage généré par le système esclavagiste de l’ancienne Guyane hollandaise, devenue le Surinam. Ils sont établis sur le fleuve Maroni à la suite de deux guerres menées au cours du xviiie siècle contre les forces coloniales hollandaises (Hoogbergen, 1990). Leur effectif est de l’ordre de 4 000 à 4 500 personnes.
2L’investigation que nous conduisons depuis plusieurs années vise à comprendre, précisément, le complexe de relations entre ces deux ensembles, forgé durant plus de deux siècles et, comme nous le verrons, toujours actif de nos jours. Notre démarche de terrain a consisté à partir de l’interface entre les deux communautés (les relations telles qu’elles se déroulent aujourd’hui) pour « remonter » ensuite au cœur du dispositif social et culturel de chacune des deux, afin de décrypter ce qui pour chacune fait sens dans sa relation à l’autre. Nous serons donc très attentif aux discours, aux attitudes et aux comportements qui traduisent les représentations que les Wayana entretiennent concernant les Aluku et réciproquement.
3Adopter, en se situant résolument dans une posture anthropologique, la problématique de l’interethnicité, c’est rompre – plus ou moins – avec l’approche monographique qui a été l’un des principes cardinaux de la discipline. Chaque groupe est ici moins considéré en soi que du point de vue de cette relation à l’autre. Mais, on le sait, parler de l’autre c’est aussi parler de soi : lorsqu’une communauté tient un discours sur son vis-à-vis, elle exprime, en mettant l’accent tantôt sur les différences tantôt sur les convergences, tout un large éventail de son système de valeurs et de normes. C’est par ce détour par l’altérité que notre démarche nous renvoie, in fine, aux éternelles questions d’identité.
4Mais l’interethnicité n’est pas seulement une problématique, c’est aussi une méthodologie. Lorsque l’ethnologue se trouve confronté simultanément à deux groupes – surtout, comme c’est le cas ici, très différents l’un de l’autre – l’effet de contraste opère comme un révélateur permanent des caractéristiques de chacun : la procédure comparative, dont se nourrit l’anthropologie, est alors concrètement en acte, dès la phase de l’enquête ethnographique.
5Dans le cadre limité de ce texte, nous ne pourrons insister sur les deux groupes pour ce qui est respectivement de leur organisation sociale, de leur dispositif culturel et de leur histoire, préférant mettre l’accent sur quelques aspects significatifs de la relation interethnique, dans une perspective dynamique et évolutive. Pour une présentation plus détaillée de ces deux groupes, nous renvoyons plus particulièrement aux travaux ethnographiques de Jean Hurault (1961 et 1968) ; pour une perspective historique à ceux de Wim Hoogbergen (1990) concernant les Aluku, à ceux de Jean Chapuis et Hervé Rivière (2003) concernant les Wayana.
6Nous ne brosserons qu’un tableau sommaire des deux sociétés concernées, en mettant en exergue leurs différences, après quoi nous les resituerons dans une histoire qui les met en confrontation ; à partir de là, nous présenterons les relations qu’elles ont su construire, ainsi que la manière dont chacune se positionne dans ce jeu relationnel, et ce jusque dans un contexte tout à fait contemporain.
Une différence par la culture
7Tout semble opposer ces deux communautés ethniques, séparées dans un écart culturel maximal.
8Les Wayana, originaires du versant brésilien, et dont les mythes situent l’ethnogenèse dans la chaîne des Tumuc Humac1, déploient un profil culturel des plus classiques en référence à leur rattachement au fond caribe. Organisée en petites unités résidentielles (pata) autour d’un homme d’un certain âge et bénéficiant d’une surface sociale suffisamment reconnue (tamusi), leur société privilégie la fluidité et le mouvement, de sorte que les individus ou les familles changent volontiers de lieu, de village, de corésidents au gré des circonstances de la vie : mariages, décès, conflits, nouveaux abattis… À tel point que dans le stéréotype guyanais (la vision du sens commun créole), les « Indiens » qu’ils sont passent volontiers pour « nomades ».
9Le système de parenté qui les structure est de type dravidien, ce qui a pour corollaires un mariage préférentiel avec la cousine croisée bilatérale, un redoublement de l’alliance matrimoniale entre deux lignées, mais au final une faible prégnance de la logique de filiation. Le village est l’unité sociale et politique la plus visible et efficiente dans la vie ordinaire : il s’appuie sur le regroupement de familles plus ou moins apparentées autour d’un chef sans réel pouvoir et selon la règle de l’uxorilocalité. Ce principe d’uxorilocalité – qui prescrit à tout homme marié d’aller vivre auprès des parents de son épouse, au moins un temps (sorte de bride service qui permet aux beaux-parents de profiter de l’apport en travail de leur gendre) – est régulièrement détourné ou enfreint par le souci qu’ont les parents de garder auprès d’eux leur(s) fils et leur(s) bru(s). La dynamique de la société, celle qui pousse justement à la mobilité par l’éclatement régulier des villages, c’est le conflit qui fréquemment met aux prises des factions constituées sur la base des rapports de parenté et/ou de la communauté d’intérêts ; dès lors qu’aucune instance n’est là en charge de leur résolution, ces conflits ne peuvent trouver leur issue que dans la scission.
10De leur côté, les Aluku composent une société marquée plutôt par la permanence et la stabilité. Le principe matrilinéaire structure cette communauté comme toutes celles qui découlent du marronnage dans la région des Guyanes. Il affecte à tout individu un clan (lo) et un village (konde) auxquels il appartiendra sa vie durant – le mariage ne viendra modifier cette affectation ni de groupe de parenté ni de lieu de résidence, ni pour l’homme ni pour la femme. Toutefois, dès la fin du xixe siècle, les hommes sont volontiers mobiles, en quête d’un salariat plus ou moins durable, alors que les femmes demeurent comme le noyau stable des villages.
11Chaque clan est placé sous l’autorité d’un ou deux capitaines (kapiten) et l’ensemble se trouve coiffé par le gaaman, chef politique et spirituel. Le culte des ancêtres, pièce maîtresse du dispositif religieux, attache les clans à la terre et favorise l’ancrage territorial. Par ailleurs, une instance de résolution des conflits, le kuutu (conseil), qui peut infliger la sanction à un contrevenant ou réaliser la médiation entre les parties, permet d’éviter l’éclatement lorsqu’un différend surgit.
12Cette société procède d’une recréation à partir d’un fond culturel passablement hétéroclite : en provenance de régions et de sociétés diverses, les esclaves déportés aux Amériques étaient tenus d’opérer une synthèse – ou un syncrétisme – afin de retrouver des bases culturelles communes sur lesquelles rebâtir un projet social une fois la liberté recouvrée par le marronnage et la résistance. De la même manière, ils durent forger une langue permettant l’intercompréhension entre locuteurs issus d’horizons linguistiques variés : cette nouvelle langue, le nenge tongo, ou sa variété aluku (Arends, 1995).
Une proximité par l’histoire
13Lorsque, au tout début des années 1790, à la suite d’une épopée de guerre et de migration forcée qui avait duré deux bonnes décennies, les Aluku parviennent au pied des Tumuc Humac après avoir remonté le cours du Maroni, du Lawa puis du Marouini (Hoogbergen, 1990, Dupuy, à paraître), de petits groupes de Wayana habitent ces contrées, dispersés sur les petites criques de l’amont – alors que l’essentiel de leur population est à cette époque établi sur les cours du Jari et du Paru, sur le versant brésilien. La rencontre ne peut manquer d’avoir lieu. Selon la tradition wayana, elle ne semble pas avoir été franchement cordiale – les témoignages rapportent que l’on fléchait sans crier gare les Aluku qui s’aventuraient imprudemment dans la forêt. Cela n’est pas incompatible avec le fait que les Wayana reconnaissent les Aluku comme autochtones, sortis comme eux de la région des « rochers » (tëpu), autrement dit des Tumuc Humac. Un mythe, que nous avons recueilli en 2002, raconte même que les deux premiers Aluku, un garçon et une fille, sont sortis de deux calebasses frappées par la foudre, dans le prolongement de la genèse qui avait créé les Wayana.
14C’est dans ces parages que les Ndyuka, liés par le pacte qu’ils avaient signé dans les années 1760 avec les autorités coloniales de Paramaribo, les rejoignent (en 1793), perpétrant un massacre effroyable dont la mémoire, tant chez les Wayana que chez les Aluku, porte encore le souvenir. Le chef éponyme Boni, le guerrier aux pouvoirs redoutables et redoutés autant des siens que de ses ennemis, est liquidé, ainsi que les principaux de ses lieutenants. Si l’on en croit les Wayana, il s’en fallut de peu que le groupe tout entier ne fût exterminé. Et ce serait à leur sollicitude que les derniers Aluku devraient d’avoir été sauvés in extremis, ce qui permettra au groupe de se reconstituer peu à peu2.
15Pour leur part, les Aluku estiment que ce sont eux qui, à la faveur du mariage d’un futur gaanman avec une femme wayana du Jari, sont à l’origine de l’installation des Wayana sur le Litani, lieu de leur actuelle résidence ; et que le processus s’est poursuivi par une cohabitation de plus en plus étroite qui a permis aux Aluku d’organiser les Wayana sur le même modèle qu’eux (avec distribution des fonctions de capitaine et de gaaman), ce qui offre aux premiers l’occasion de prétendre qu’ils ont « civilisé » les seconds. Plus largement – et c’est là un point qui nous semble majeur –, les Aluku ont réussi le tour de force qui consiste à avoir annexé idéellement les Wayana à leur monde : ils désignent ces derniers du nom de Alukuyana, autrement dit d’un ethnonyme forgé à partir du substantif Aluku qui leur sert d’autodésignation – on ne saurait mieux exprimer la volonté d’absorption. Et ils accompagnent cette catégorisation de toute une rhétorique qui vise à dire que la proximité et la solidarité sont telles que l’entité indienne est de ce fait diluée dans l’ensemble aluku.
16Nous avons donc ici un tête-à-tête interethnique qui fait que chacun des deux partenaires voit dans l’autre une sorte d’alter ego qui lui doit d’être ce qu’il est. C’est là, de toute évidence, la grille en fonction de laquelle se lisent et se réalisent les relations entre les deux communautés dans le haut du fleuve – chacune des deux au demeurant étant parfaitement informée du discours que l’autre tient à son endroit.
Les termes de l’échange
17La paix a été officiellement instaurée entre les Aluku et les Wayana entre 1810 et 1840, au temps où les Aluku étaient dirigés par le gaaman Gongo et vivaient repliés sur le Marouini. Dès lors, les deux communautés n’ont cessé d’échanger dans différents domaines, développant un type de relations – bien connues dans le monde amazonien – que les anthropologues qualifient d’« amitiés cérémonielles » (Descola, 1993). Celles-ci viennent en l’occurrence traduire en rapports sociaux la sorte de dépendance réciproque tissée dans les représentations.
18Le principal secteur dans lequel elles s’expriment est l’échange économique (biens et services), sur le mode du partenariat personnalisé. Un homme wayana aura un « ami » (ëpe) parmi les hommes aluku, lequel le considérera en retour comme son « ami » (mati). Entre les deux hommes circuleront toutes sortes de choses, avec un souci affirmé de complémentarité. Ainsi, les Wayana fourniront du gibier, du poisson, de l’huile de karapa, des hamacs, des arcs et des flèches, des chiens de chasse… En contrepartie, les Aluku, situés entre le monde des Blancs (le littoral) et le pays indien, approvisionneront en produits manufacturés : vaisselle, sabres d’abattis, haches, tissu, savon, sel, pétrole, perles… Ce sont également les Aluku qui apprendront aux Wayana à fabriquer de « vraies » pirogues, en remplacement de leurs frêles esquifs faits d’écorce cousue. Ce système partenarial traduit cependant une dissymétrie assez systématique, dans la mesure où il semble que ce sont les Wayana qui le plus souvent se déplacent jusqu’aux villages aluku – où régulièrement un carbet est là pour les héberger – afin de réaliser les échanges. Il est aujourd’hui éteint ou peu s’en faut, depuis que les biens matériels sont à la portée de tous les Wayana descendant en quelques heures de pirogue jusqu’à Maripasoula.
19Au rang des services rendus, on ne peut manquer de signaler les soins thérapeutiques. Les Aluku nourrissent à l’égard des chamanes (pïjai) wayana un mélange d’admiration et de frayeur ; mais ils sauront vaincre leur crainte lorsque nécessaire pour s’adresser à l’un d’eux ; et les Wayana en retour pourront solliciter un obiaman aluku. Sans doute moins codifiés que les échanges de biens car obéissant par définition aux circonstances de la maladie ou du malheur, ces échanges thérapeutiques semblent suivre pour l’essentiel la logique des relations personnalisées. Nous avons pu observer en tout cas que du côté aluku on pouvait avoir son « ami » piaye (pïjai) chez les Wayana. En revanche, l’échange porte bien sur les soins, et ne paraît s’accompagner d’aucun transfert de savoirs ou de savoir-faire.
20Certains registres demeurent imperméables à l’échange ou à l’emprunt. Un exemple éloquent est celui du riz. C’est là une nourriture fort prisée par les Wayana, chez lesquels elle peut venir en lieu et place de la cassave de manioc – aujourd’hui, les Wayana qui disposent de quelque argent l’achètent volontiers par sacs aux commerçants de Maripasoula. Ce sont les Aluku qui ont fait connaître le riz aux Wayana, car ils le cultivent dans leurs abattis. Les Wayana auraient pu – et sans doute su – adapter la culture de cette céréale dans leurs propres abattis, qui diffèrent assez peu sur le fond de ceux des Aluku (Hurault, 1965). Pourtant, il n’en a rien été. On sait qu’une technique, pour être adoptée, doit pouvoir s’inscrire dans l’ensemble du dispositif technologique de la culture importatrice ou innovatrice par une recombinaison des éléments du système de représentation de cette dernière (Latour et Lemonnier éd., 1994). Mais ici le problème est particulièrement complexe : le transfert de la technique ne s’opère pas là où l’innovation alimentaire est, elle, pleinement réalisée.
21Nous n’avons noté aucune influence dans le domaine de ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature orale ». Les héros mythiques wayana ne trouvent aucune place dans la mémoire historique des Aluku, qui ont su pourtant « mythifier » certains de leurs héros guerriers, au premier rang desquels Boni lui-même, auquel on prête bien des pouvoirs magiques lui permettant de se métamorphoser en permanence pour vaincre ses ennemis ou leur échapper. Aucune trace non plus, sous quelque forme que ce soit, des Aluku historiques dans le corpus des mythes wayana (excepté, bien entendu – et ce n’est pas rien – la création des Aluku en tant que « voisins » immédiats des Wayana, comme signalé plus haut). Les deux univers semblent être restés étanches l’un à l’autre.
22En revanche, l’échange a eu lieu au plan linguistique. Une langue de contact, sorte de pidgin, s’était instaurée pour faciliter les échanges. Cette langue semble être tombée en désuétude, car nombreux sont finalement les Wayana qui parlent couramment une variété appartenant au complexe des Surinamese Creoles, souvent appelée « taki-taki » en Guyane (voir Léglise et Migge, p. 133).
23Un domaine ne peut manquer de nous interpeller, c’est celui des échanges matrimoniaux. Hormis deux alliances matrimoniales3 – qui furent d’autant plus significatives qu’elles furent exceptionnelles – le mariage interethnique est fortement réprouvé de part et d’autre. Sur la base d’arguments qui mêlent des considérations culturelles et d’autres de nature plus « raciale » (comme la couleur de la peau et le phénotype en général, mais aussi, chez les Wayana, toute une fantasmagorie sexuelle…), l’alliance transcendant les clivages ethniques reste très rare et négativement connotée : on note quelques mariages qui se comptent sur les doigts d’une main – toujours entre un homme aluku et une femme wayana, jamais l’inverse – entre Papaïchton, « capitale du pays boni », et une petite colonie wayana résidant à proximité. Les deux alliances « historiques » ont été à l’initiative des Aluku, et toutes deux ont servi de prétexte à ces derniers pour prétendre exercer une tutelle sur les Wayana. Et c’est, au bout du compte, ce déséquilibre qui imprègne tout le rapport entre les deux communautés ; les Aluku s’attachant à le maintenir, les Wayana cherchant plus ou moins à s’en défaire après l’avoir longtemps accepté.
Questions de frontières
24Tout un « jeu », à la fois singulier, subtil et paradoxal, se fait sur les frontières dans cette région du haut Maroni, dès lors que l’on prend en compte non plus deux mais trois entités ethniques : les Wayana, les Aluku et les Ndyuka (dont il faut rappeler qu’ils sont les ennemis historiques4 des Aluku et que par leur présence forte sur le fleuve ils font pleinement partie du contexte social et politique).
25Géographiquement, ces trois groupes s’échelonnent sur le fleuve, de l’amont vers l’aval : les Wayana occupent le cours supérieur (Litani), les Aluku le cours moyen (Lawa) et les Ndyuka, dont le territoire traditionnel est le Tapanahony, la région de Grand-Santi à la confluence entre ce dernier et le Lawa.
26Sur le plan territorial, les Wayana revendiquent un pays qui depuis les Tumuc Humac descend jusqu’en amont de Maripasoula (la limite étant matérialisée par le saut Simaye soula). Les Aluku, pour leur part, considèrent que leur territoire va de Poligoudou (confluent Tapanahony/Lawa) jusqu’aux Tumuc Humac, au motif que leurs ancêtres ont vécu et ont été massacrés sur le haut Marouini : c’est là-haut qu’ils ont leur sanctuaire le plus important (Dupuy, à paraître). Ainsi, ils nient d’une part, en amont, la réalité du pays indien – ce qui va de pair avec l’annexion idéelle des Indiens eux-mêmes – et d’autre part, en aval, le droit des Ndyuka à s’être implantés durablement dans la région de Grand-Santi. L’argument invoqué est ici que le territoire légitime des Ndyuka est le Tapanahony, et qu’ils l’ont investi au cours de leur exode du xviiie siècle depuis le littoral surinamien par voie de terre, sans remonter le fleuve. Aux yeux des Aluku, « le » fleuve est le leur : Aluku Liba, i. e. le fleuve des Aluku.
27Sur le plan culturel, les frontières varient, là encore, selon qui parle. Les Wayana considèrent que leur monde s’oppose clairement à celui des Meikolo (Noirs) en général, dans lequel se confondent Aluku et Ndyuka. Les Aluku, au contraire, disent et répètent qu’en dépit des différences les Wayana font partie de leur monde – qu’ils sont « comme eux » –, alors que les Ndyuka – qui pourtant ont la même culture, la même langue, la même organisation sociale qu’eux – sont d’un autre monde, dans un rapport d’opposition indépassable. Ainsi, l’histoire a su rapprocher deux peuples aux cultures différentes (Aluku et Wayana) et opposer deux peuples aux cultures identiques (Aluku et Ndyuka). Au point que les Aluku se sentent en symbiose avec leurs différents et en guerre avec leurs semblables.
28Mais il y a plus inattendu encore. Si, comme on l’a dit, Wayana et Aluku répugnent à échanger des femmes, ces derniers en revanche épousent assez volontiers des femmes ndyuka, notamment dans le contexte d’un mariage multiple, sachant que ce faisant ils renforcent le potentiel d’un ennemi avec lequel, de leur point de vue, la guerre peut reprendre d’un jour à l’autre : étant donné que les Ndyuka ont le même principe matrilinéaire qu’eux, les enfants issus de ces mariages seront en conséquence du groupe de leur mère. Ainsi, les Aluku réprouvent le mariage avec les femmes d’un peuple ami (les Wayana) et se satisfont d’un mariage avec les femmes d’un peuple ennemi (les Ndyuka).
29On le constate, en fonction du registre que l’on considère et du groupe que l’on retient, les frontières varient toujours et parfois de façon spectaculaire : les frontières territoriales, culturelles, matrimoniales ne se correspondent jamais. Surtout, elles sont pensées et vécues de manière contrastée. Il s’ensuit que la frontière ethnique – au sens où l’entend Fredrick Barth (1969) – est « à géométrie variable ». Si la frontière a un sens – ce qui est incontestable –, celui-ci n’est pas à rechercher dans la ligne de démarcation elle-même, mais plutôt dans la charge imaginaire, symbolique, sociale et politique dont l’investissent les différents partenaires de la dynamique interethnique.
30Il nous semble qu’une remarque complémentaire doit être apportée. Une frontière, fût-elle « ethnique » – surtout ethnique, a-t-on envie de dire –, est faite pour être traversée. On peut, théoriquement, « passer » d’une ethnie à l’autre, si l’on consent à en payer le prix identitaire. Ici, ce n’est point le cas. Si nous exceptons les cas rarissimes d’alliance matrimoniale – alliance toute stratégique – que nous avons signalés plus haut, aucun(e) Wayana n’est devenu(e) Aluku ; et inversement pas davantage. La prégnance ethnique – la surdétermination, nous sentons-nous habilité à écrire – est ici implacable : elle marque indéfectiblement l’identité des individus jusqu’à orienter leurs comportements et leurs actes tout au long de leur vie.
Nouvelles donnes
31Depuis le début des années 1990, les choses se sont précipitées dans cette région. De nouvelles réalités, en provenance de la société globale, ont accéléré l’histoire, en même temps qu’elles ont durci les relations interethniques longuement tissées sur la trame d’un pacte tacite mais néanmoins efficace.
32La première intrusion est celle de l’orpaillage. Ce n’est certes pas une nouveauté dans ces parages : la région de l’Inini avait connu à la fin du xixe siècle un véritable rush aurifère, entraînant déjà une confrontation des peuples et des cultures (Strobel, 1998). Mais le fait se présente de nos jours sous une autre configuration, car les moyens mis en œuvre sont considérables, à la hauteur des espoirs suscités par des réserves que l’on dit phénoménales – illusion ou réalité ? Finalement là n’est pas l’essentiel. Plus encore, c’est le contexte social qui connaît des modifications profondes. Les Aluku, qui jusqu’alors étaient restés spectateurs dans la grande aventure de l’or en Guyane, s’engagent cette fois à corps perdu dans l’affaire. Le métal jaune enflamme les esprits et l’on voit en lui la fabuleuse richesse qui va révolutionner l’économie du fleuve.
33Seulement, au moment même où les Aluku s’impliquent comme acteurs, ce sont les Wayana qui restent spectateurs, saisis d’une inquiétude grandissante. Car c’est leur pays qui devient l’enjeu principal des nouvelles convoitises : des réserves y ont été repérées et, de plus, c’est à peu près la dernière partie du territoire guyanais à n’avoir jamais été exploitée.
34On a pu craindre le pire au début de l’année 2000, le jour où les Wayana du village de Kayodé, sur le Tampok, s’opposent fermement à un orpailleur aluku – au passé déjà sulfureux et aux pratiques relevant du banditisme –, lequel entend rejoindre un chantier qu’il entreprend en amont. L’incident dégénère et il faudra que toutes les autorités, tant de la coutume que de l’État, s’en mêlent pour que cela ne tourne pas au conflit armé. On est alors à deux doigts de la « guerre ethnique », ce qui rappelle des exemples de triste (et fraîche) mémoire qui ont ravagé des pays d’Europe ou d’Afrique, à cela près que le théâtre risquait d’être cette fois un département français…
35Les Wayana, à cette époque, ont sérieusement envisagé la guerre, se disant prêts à la faire si les Aluku maintenaient leurs intentions d’exploiter l’or en pays indien. Il n’était question ici ni d’une quelconque spoliation des ressources ni même des effets nocifs de l’orpaillage5 : les Wayana s’insurgeaient contre une agression de ce qu’ils considéraient comme leur territoire. Or les Aluku tenaient un raisonnement analogue : il s’agissait bien de leur territoire, au regard de l’histoire qui avait été la leur ; et ils ne manquaient pas d’invoquer les droits qui en découlaient pour légitimer leurs projets d’orpaillage sur ces terres de l’amont.
36Autrement dit, les nouvelles circonstances de la relance aurifère venaient crisper la relation interethnique, parce que, pour la première fois, le territoire sur lequel on s’accommodait d’une cohabitation tant que chacun restait chez soi devenait véritablement l’enjeu d’une concurrence. Le modus vivendi était dès lors rompu, et chacun réclamait ses droits sur son territoire.
37Aujourd’hui, la tension est quelque peu retombée, même si les Wayana restent vigilants. Les autorités coutumières ont tout fait pour que les choses s’apaisent, estimant que l’entente entre les deux communautés, soudée par deux siècles d’histoire cordiale, ne pouvait être irrémédiablement endommagée par les mirages aurifères.
38Toutefois, une autre question, lancinante, pèse sur la relation entre Wayana et Aluku : c’est le projet de Parc national qui doit embrasser tout le sud de la Guyane. Il s’agit d’un projet mis en route au lendemain du Sommet de la Terre à Rio (1992), mais qui tarde beaucoup à se traduire dans les faits. Ici, de nouveau, les deux communautés se positionnent différemment, sur la base d’arguments diamétralement opposés. Globalement, les Aluku sont hostiles et les Wayana favorables. Et cette divergence s’explique assez aisément. En effet, les seconds voient dans ce projet l’opportunité de concrétiser leur espace territorial et par là même de délier quelque peu la dépendance historique et actuelle (vécue aujourd’hui dans le cadre de la commune de Maripasoula) à l’égard des Aluku : de fait, la limite du Parc passerait entre l’espace occupé par les Aluku et le « pays indien » que les Wayana tentent, comme ils le peuvent, de faire exister. À l’inverse, les Aluku vivent ce même projet comme la menace d’une dépossession : une fois l’amont placé sous un statut particulier, une large partie du territoire qu’ils considèrent comme le leur serait soustraite à leur contrôle. Bien entendu, cela aurait pour conséquence d’annihiler toute perspective d’exploitation aurifère dans cette zone, mais, plus encore, le Marouini (le fleuve des ancêtres) et leur sanctuaire le plus précieux seraient inclus dans une institution étrangère à leur monde. Le gaanman a exprimé son hostilité avec force et à plusieurs reprises ; et il ne peut en être autrement, sous peine qu’il se retrouve accusé par les siens de brader la terre des ancêtres. Plus largement, les autorités coutumières aluku vivent plutôt mal que les Wayana, pour la première fois, portent une parole publique et expriment une position indépendante et différente de la leur : il y a là un acte symbolique d’affranchissement dont la signification et la portée ne leur échappent pas.
39Pour plonger leurs racines dans une histoire déjà longue, les schèmes et les catégories qui codifient les relations entre les Wayana et les Aluku n’en sont pas pour autant des références dépassées. À l’évidence, ce sont ces références-là qui structurent, organisent et confortent les rapports que ces deux communautés continuent d’entretenir : elles constituent une toile de fond fort peu explicite mais toujours suffisamment présente dans les esprits pour orienter les comportements individuels et collectifs. Plus encore, il suffit que des événements intrusifs viennent percuter l’ordre habituel des rapports sociaux pour qu’elles soient immédiatement réactivées, et pour que les discours les mettent en lumière – l’ethnologue se voyant assigner dans ces moments le rôle du scribe qui consigne, un peu à la manière d’un greffier, les arguments des uns et des autres pris dans une stratégie de rivalité et de concurrence.
40Dans des considérations plus générales, il nous semble qu’une anthropologie, plus attentive que jamais au champ des représentations, a tout à gagner d’examiner et d’analyser toutes les variations autour de la notion de « frontière » – prise non seulement au sens où l’emploie Frederick Barth mais bien au-delà. Déjà, cette notion s’avère cruciale pour comprendre ce qui, selon les sociétés et les cultures, permet de saisir les oppositions et les relations entre humains et non-humains : c’est là tout le chantier ouvert, dans le sillage de Philippe Descola, au sein d’une nouvelle spécialisation de la discipline, ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’« anthropologie de la nature ». Pour les questions qui nous occupent ici, il s’agit d’appréhender ce qui, au sein d’une commune entité des humains, dessine et construit une déclinaison de différences et de connexions entre un « Nous » et un « Eux ». En d’autres termes, d’essayer de saisir selon quelles procédures et à partir de quels ressorts se pensent et se vivent, dans un tête-à-tête interminable, identité et altérité.
Notes de bas de page
1 La geste du principal héros guerrier et civilisateur, du nom de Kailawa, localise dans les inselbergs des Tumuc Humac (entre Guyane et Brésil) le théâtre principal des hauts faits qui ont fondé l’ensemble wayana : guerres interethniques, contre des peuples infra-humains ou des monstres, fusion de groupes disparates en une même entité, découverte de plantes alimentaires, textiles et magiques, édification de villages plus ou moins fortifiés et d’un réseau de sentiers les mettant en relation… (Chapuis et Rivière, 2003).
2 Nous avons recueilli à ce propos plusieurs versions. Dans un cas, il s’agit de deux jeunes enfants, un garçon et une fille, qui, devenus adultes, se marieront ; et de leur descendance renaîtra le peuple aluku. Dans un autre cas, il s’agit d’une jeune femme enceinte qui mettra au monde un garçon qu’elle épousera plus tard ; et de leur descendance renaîtra le peuple aluku… On le voit, quelle que soit la variante, la trame reste la même (Dupuy, à paraître).
3 Celle mentionnée plus haut, que l’on peut resituer dans les années 1910, redoublée à la génération suivante entre un futur gaaman et la fille issue de ce premier mariage interethnique.
4 Depuis le massacre de leurs ancêtres par les guerriers ndyuka, à la fin du xviiie siècle, les Aluku considèrent les Ndyuka comme leurs ennemis irréconciliables et se pensent toujours en état de guerre latente vis-à-vis d’eux ; à tel point que les gaaman des deux communautés ne peuvent toujours pas se rencontrer, même lorsque, de temps à autre, un incident risque de mettre le feu aux poudres.
5 Lesquels effets sont bien connus : turbidité de l’eau, rejet de mercure et contamination de la flore aquatique, puis de la faune piscicole qui entre dans la base alimentaire des Amérindiens. Si les conséquences sur la pêche sont bien réelles pour les Wayana, celles de nature sanitaire demeurent assez abstraites pour eux, parce que – pour l’instant – impalpables.
Auteur
francis.dupuy@univ-poitiers.fr
Maître de conférences en anthropologie, à l’université de Poitiers, membre de l’EREA (UMR 7535)
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La Grande Muraille Verte
Capitalisation des recherches et valorisation des savoirs locaux
Abdoulaye Dia et Robin Duponnois (dir.)
2012
Parcours de recherche à Madagascar
L’IRD-Orstom et ses partenaires
Christian Feller et Frédéric Sandron (dir.)
2010
Pratiques et représentations linguistiques en Guyane
Regards croisés
Isabelle Léglise et Bettina Migge (dir.)
2008
Les sociétés rurales face aux changements climatiques et environnementaux en Afrique de l’Ouest
Benjamin Sultan, Richard Lalou, Mouftaou Amadou Sanni et al. (dir.)
2015
Aires marine protégées ouest-africaines
Défis scientifiques et enjeux sociétaux
Marie Bonnin, Raymond Laë et Mohamed Behnassi (dir.)
2015