Approche anthropologique du multiculturalisme guyanais
Marrons et Créoles dans l’Ouest
p. 87-106
Texte intégral
Introduction
1L’approche anthropologique qui inspire les pages qui suivent est avant tout le produit d’une très longue expérience de la Guyane, commencée à l’aube des années 1970. À cette époque, la société créole constituait la très forte majorité de la population de ce pays. Pourtant, les travaux d’histoire concernant ce « département français d’Amérique » étaient toujours étroitement circonscrits au sort des Français en Guyane, à leurs faits d’armes et de colonisation, jusques et y compris la déportation et le bagne ; quant aux sciences sociales, elles ne s’étaient intéressées qu’aux populations à l’époque très minoritaires et souvent marginalisées des Amérindiens et des Marrons, dans la mesure où, en rupture au moins apparente avec l’Occident, elles étaient censées avoir conservé la « pureté » originelle à laquelle croyaient encore fermement nombre d’anthropologues1. Et si le créole à base lexicale française parlé par ceux qui se désignaient alors comme les « Créoles », ou plus simplement les « Guyanais » commençait tout juste à intéresser les linguistes (Marguerite Fauquenoy commençait alors sa thèse sur le créole guyanais), pour le reste, ces Créoles demeuraient totalement méconnus – aussi bien dans leur culture ou leur mode d’organisation sociopolitique, que dans leur histoire propre. Or, dans certains bourgs du pays, tel Régina, la population n’avait envie de parler que de l’époque de la ruée vers l’or, strictement contemporaine de celle du bagne, car la commune, depuis en plein déclin, avait alors connu son temps d’effervescence économique et socio-culturelle. Cette époque n’était pas si lointaine : ces discours obligeaient donc à prendre d’emblée la mesure du changement et à comprendre la nécessité d’une mise en perspective historique, sans laquelle, m’est-il apparu plus tard, l’observateur risque fort d’interpréter les faits actuellement constatés – y compris sur la base d’enquêtes aussi sérieuses que minutieuses – comme des faits installés, voire immuables, en tout cas significatifs bien au-delà de leur présent contexte. Et cette nécessité n’a cessé de se réaffirmer au fil des événements dont j’ai ensuite été moi-même témoin.
2Ayant accompli un travail pionnier en l’affaire, j’aurai tendance, s’agissant de la société créole guyanaise et des relations qu’elle entretient avec les autres groupes présents sur le sol de Guyane – Marrons en particulier –, à ne me référer qu’à mes propres travaux, effectués au fil de multiples missions annuelles, elles-mêmes amarrées à un long séjour initial de cinq ans. Qu’on me pardonne l’éventuelle présomption de cette position.
3La société guyanaise est aujourd’hui considérée, à juste titre, comme une société multiculturelle et multilingue, et nombre d’observateurs actuels imaginent qu’il en a toujours été ainsi. Ce point de vue est tout à la fois vrai et faux. Il est vrai, parce que l’arrivée des Européens sur les côtes américaines, leur rencontre avec les « Indiens », puis la transplantation des Africains en vue d’en faire des esclaves marquent, dès les xvie et xviie siècles, les débuts d’une longue histoire, plus ou moins chaotique, de « cohabitation » – si cet euphémisme peut rester acceptable, s’agissant d’esclavage. Il est faux, parce que l’importance démographique et socio-économique respective de chacun des groupes constitutifs de cette société a très sensiblement varié au fil des temps, de sorte que, sous l’influence des glissements de contenu parallèlement opérés dans le jeu opposant les catégories de « majorité/minorité », « dominant/dominé », « ethnique/national/immigré », etc., l’état des relations interculturelles n’a pu que se modifier. Certes, la notion de société multiculturelle s’impose désormais, mais long fut le chemin pour que le fait devienne une évidence pour tous, si tant est qu’il le soit.
4D’autres pays, à commencer par la France hexagonale, ont fait un cheminement somme toute un peu semblable – mutatis mutandis – en passant de la lente et progressive construction nationale à la multiplication contemporaine des communautés culturelles. Or, l’ère de la nation française triomphante a aussi été celle de la « Mère Patrie », et cette référence a été activée de manière si particulièrement efficace dans les colonies d’Amérique, après la Révolution de 1848 et plus encore peut-être l’avènement de la IIIe République, que s’y est imposée pour longtemps l’impression que chacune de ces colonies trouvait sa propre unité culturelle sur la base du partage des valeurs chrétiennes, républicaines… Entraîné par l’idéologie alors très performante de l’assimilation, ce sentiment d’unité culturelle a perduré avec le passage au statut de département d’Outre-Mer. Il continue d’opérer à l’heure de la décentralisation, mais sous d’autres bannières, la médiation de la France ayant beaucoup perdu de son aura. La Guyane, de ce point de vue, n’échappe pas à la règle commune, et si multiculturalisme il y a aujourd’hui, c’est aussi comme une résurgence toujours problématique. Les débats que suscitent localement les « communes ethniques » n’expriment pas autre chose…
5Dans ce texte, je rappellerai très rapidement la donne des périodes fondatrices de la société guyanaise, avant d’en venir à la période plus récente de cette résurgence, laquelle sera analysée à travers les modalités du changement qui affecte aujourd’hui la côte ouest de la Guyane, avec la montée en puissance de populations auparavant stigmatisées comme minorités « tribales ».
6Apparemment chronologique, cette ligne d’exposé correspond en fait à une logique plus large, où les rapports entre groupes ne sont pas seulement une question de cultures et de langues, mais aussi, voire d’abord, une question sociopolitique.
Mise en perspective socio-historique
7L’histoire du peuplement de la Guyane, quoique très complexe, est assez connue dans ses grandes lignes pour que l’on puisse se contenter ici d’en rappeler simplement les éléments indispensables au présent développement, focalisé sur la relation entre les groupes issus de la colonisation esclavagiste.
8Il paraît difficile d’envisager la naissance, dans ce pays, du créole à base lexicale française en dehors de la position ultra-dominante qu’y occupaient au même moment les colons esclavagistes de langue française (quelles que soient les variations régionales de celle-ci). L’anthropologue que je suis reste nécessairement sensible aux débats qui ont longtemps animé – et animent sans doute encore – les milieux scientifiques quant à la genèse des créoles guyanais ou antillais. La langue est en effet un exemple parmi d’autres pour prendre la mesure de la violence fondatrice des sociétés et des cultures créoles et, partant, saisir l’importance du référent historique dans toute approche de cette réalité douloureusement construite au cours des trois ou quatre siècles qui nous séparent de ses débuts. C’est donc ce référent qui sous-tend mon présent propos. On pourrait également décliner le passé en termes de situations : l’esclavage, la colonisation, la départementalisation, la décentralisation… sont autant de moments clés dans le jeu des relations interculturelles dont il faut rappeler ici l’évolution au fil des temps. Car c’est seulement en replaçant ainsi le multiculturalisme dans une perspective plus large, qu’on peut en éclairer les modalités et la portée actuelles.
9Sans prétendre participer à l’exercice des controverses que j’entends plutôt esquiver, faute de compétence en la matière, je voudrais juste rappeler, en guise d’amorce à mon propre propos, les débats sur l’étymologie même du mot « créole ». En 1995, Robert Chaudenson, introduit son « Que-sais-je ? » sur Les créoles, en écrivant : « L’étymologie du terme “créole”, parfois l’objet de controverses, est désormais établie ; le mot vient de l’espagnol criollo… » D’autres affirment néanmoins aujourd’hui que, selon les termes opposés de la controverse antérieure, le mot vient du portugais criar. Quel est l’enjeu de ce débat, au-delà des joutes savantes ?
10On sait qu’en espagnol, le terme los Criollos désigne les descendants des colons blancs implantés dans les Amériques, alors qu’en portugais, le verbe criar signifie « créer, produire, élever, éduquer… ». Criollo ramène donc au Blanc européen, puis, plus largement, à la filiation immigrée de la personne ainsi désignée, tandis que le verbe criar et sa notion d’éducation jouent plutôt sur l’opposition de la « civilisation » – au sens « occidentalo-centrique » du terme – à ce qui serait alors de l’ordre de la « sauvagerie primitive ». Toutefois, si l’on ouvre le dictionnaire en ligne de la Real academia española, par exemple, on trouve, à l’entrée criollo, la mention de l’étymologie portugaise de ce mot, à savoir crioulo, donné lui-même comme venant du verbe criar, verbe auquel des dictionnaires portugais attribuent l’étymologie latine de creare (créer, produire, engendrer). Le verbe criar existe d’ailleurs aussi en espagnol, avec sensiblement la même signification qu’en portugais. Ainsi, pour le simple usager, l’étymologie apparaît finalement comme étant la même ; le reste est affaire d’historiens et d’archives susceptibles d’attester l’usage de telle ou telle forme à telle ou telle date, à moins qu’on ne veuille remettre en cause des étymologies dont la science, il est vrai, est toujours délicate.
11En tout cas, la liaison entre les deux connotations précédemment évoquées a été assez vite évidente dans les colonies françaises d’Amérique où, il faut le noter, à l’usage restreint des colonies espagnoles où les Créoles étaient et sont restés des Blancs, s’est rapidement substitué un usage élargi à la filiation de toute personne immigrée, touchant en particulier les descendants des esclaves africains définis eux aussi comme étant créoles. Je me réfère ici à un auteur français de la fin du xviie siècle, que j’ai coutume de citer à ce propos (Jolivet, 1997), Le Père Labat qui, au sujet des esclaves de son habitation martiniquaise associe précisément les deux connotations : parlant des Créoles (« Créolles », écrit-il), comme étant « ceux qui sont nez dans le païs » (tome II : 398), il insiste également sur l’instruction qu’il faut donner aux « Nègres nouveaux », récemment débarqués, et sur le rôle des parrains, déjà instruits, en la matière, parrains que les jeunes Créoles eux-mêmes « regardent comme leurs pères ».
12En fait, les enjeux de cette controverse se jouent bel et bien sur un autre registre que celui de la science : c’est toute la représentation actuelle du Créole (non plus comme langue mais comme personne) qui peut se trouver être en cause, et ce n’est pas un hasard si les deux dernières décennies ont vu se déployer ce débat dans les « Départements français d’Amérique » où, au même moment, la question identitaire taraudait de plus en plus fortement les gens.
13En Guyane, le problème de l’étymologie du mot « Créole » peut même se poser avec plus d’acuité encore, dans la mesure où il y a là une population qui se désigne depuis très longtemps déjà comme formée de Créoles – contrairement à la Martinique où le mouvement de la créolité, essentiellement littéraire, n’est apparu qu’à la fin des années 1980. Dans les années 1970 ou 1980, le mot « créole » y était employé comme un simple adjectif accolé au terme de « culture » et aux expressions de cette dernière (musique créole, médecine créole, cuisine créole, etc.), tandis que le substantif était réservé à la langue. Auparavant, on avait pu parler d’un Créole au sens de Blanc créole, mais l’expression (un peu péjorative, il est vrai) de Béké s’y était peu à peu substituée. Une anecdote – mais significative – permettra de prendre la mesure du problème. Au cours d’une enquête menée à Cayenne, au milieu des années 1990, j’ai pu entendre un ancien cadre de la fonction publique, à la retraite depuis quelques années déjà, un homme que j’aurais pu a priori définir comme un « Créole », s’insurger avec véhémence contre l’usage guyanais de ce terme. Féru de dictionnaires et d’étymologies, il dénonçait les « ignorants prétentieux » qui se disaient créoles, alors que, selon lui (et certains dictionnaires, tel le Petit Robert, dans son édition de 1973), seuls les descendants de colons blancs pouvaient prétendre à cette appellation. Il faut dire qu’en Guyane les Blancs créoles ont disparu, en tant que groupe constitué, vers la fin du xixe siècle et qu’il n’y est plus guère resté, en fait de Créoles, que des gens qu’on disait alors « de couleur », c’est-à-dire descendant, au moins pour partie, des esclaves et affranchis d’antan. Comme je demandais à mon interlocuteur comment lui-même se désignait, il me répondit : « je suis guyanais ». Mais la suite de la conversation a vite fait apparaître que, pour lui, « guyanais » était strictement synonyme de « créole » au sens où l’utilisaient justement les « ignorants » qu’il venait de dénoncer : outre l’exclusion logique de tous les migrants de première génération (métropolitains compris), manifestement ce vocable, tel qu’il l’utilisait, n’incluait ni les Amérindiens ni les Noirs Marrons. Cette position n’était pas pour m’étonner de la part d’une personne de cette génération : c’était exactement celle que j’avais connue au début des années 1970, à une époque où la définition du Créole ne se faisait qu’en creux – étaient Créoles ceux qui restaient après qu’on avait énuméré tous les groupes que leurs origines culturelles ou nationales permettaient d’identifier très clairement, qu’il s’agisse des métropolitains, des Brésiliens… ou des sociétés dites alors « tribales ». Ces Créoles étaient à ce moment, on l’a dit, très largement majoritaires, et les autres compris comme des minorités marginales, à l’exception, bien entendu, des métropolitains qui, eux, constituaient une minorité dominante. De fait, en ce temps-là, les qualités de « Créole » et de « guyanais » coïncidaient le plus souvent ; aussi ces mots sont-ils devenus totalement synonymes dans le langage régional courant. Il n’est d’ailleurs pas rare, de nos jours encore, d’entendre un Créole parler de Guyanais dans ce sens. Mais les anciennes minorités ethniques ont pris un poids démographique et politique qui rend cette appropriation de plus en plus problématique : cofondateurs de l’histoire du pays et désormais reconnus tels, Amérindiens et Marrons ne sauraient plus être, de nos jours, considérés comme moins guyanais que les Créoles.
14On sait à quel point les pratiques langagières peuvent être lourdes de sens, y compris sur le registre sociopolitique. L’équation « Guyanais = Créole » fait partie de ces réductions instructives quant à la hiérarchie en place. Dans les années 1960 et 1970 – et auparavant, a fortiori – Amérindiens et Noirs Marrons étaient des minorités considérées comme marginales au double titre de leur relative faiblesse démographique et de leur mode d’organisation sociale. Mais, déjà, la remontée des effectifs de population, alors en cours après une traversée particulièrement inquiétante pour certains groupes d’Amérindiens, faisait apparaître tout le poids du second registre de marginalisation : c’était au titre de leur appartenance à des sociétés qualifiées de « tribales » qu’Amérindiens et Marrons n’entraient pas dans la catégorie des Guyanais, aux yeux de ceux qui se disaient tels. Pour ces derniers, un Guyanais ne pouvait être que créole, c’est-à-dire christianisé et adepte du mode de vie individualisé dont les anciens colons avaient promu le modèle ; il fallait qu’il soit « assimilé » – on dirait aujourd’hui « occidentalisé » –, au sens valorisant que donnaient alors à ce mot les chantres régionaux ou hexagonaux du « progrès », ou encore « acculturé », au sens plutôt péjoratif, cette fois2, des ethnologues, à l’époque davantage intéressés par les sociétés qu’ils imaginaient « pures » de toute influence occidentale. Or, chacun à sa manière, Amérindiens et Marrons avaient refusé voire combattu cette acculturation, obligés pour ce faire de se mettre à l’écart de la société coloniale. Mobiles sur la côte, comme les Kali’na, ou isolés en forêt, comme les Wayana, les Wayampi ou les Émérillons, les Amérindiens avaient pu opposer la force de pratiques parfaitement adaptées à l’environnement ; obligés de fuir en forêt pour n’être plus esclaves, les Noirs Marrons – dont les descendants se désignent, on le sait, comme des Businenge, c’est-à-dire, textuellement comme des « Nègres des bois » – et plus particulièrement les Boni (dits aujourd’hui Aluku) avaient dû, eux, s’arracher puis s’opposer violemment au monde de la plantation.
15Encore faut-il préciser, pour être rigoureux, que « s’arracher, s’opposer, se mettre à l’abri… » ou, plus largement encore « refuser l’acculturation » ne signifie ni absence de contact, ni absence d’échanges, ni par conséquent rien qui ramène vers une quelconque idée de « pureté originelle » – à laquelle, au demeurant, je ne souscris jamais, estimant qu’à l’heure où s’impose l’hypothèse d’un univers né d’un « Big Bang » initial, la notion de « syncrétisme originel » avancée par Jean-Loup Amselle (1990) est infiniment plus porteuse. Je ne veux pas dire non plus que ces sociétés sont effectivement restées à l’abri des conséquences du contact colonial, esclavagiste en l’occurrence. Il n’est que de lire Sidney W. Mintz et Richard Price [1976] (1992) pour prendre la mesure de la création dans ce qu’ils appellent « La naissance de la culture africaine américaine » à laquelle sont associés les Marrons, et sans doute le changement n’est-il pas davantage absent des cultures amérindiennes, à partir de la conquête coloniale. Mais la marginalisation des Amérindiens et des Marrons ne relève pas de l’ordre d’une quelconque logique ; c’est l’idéologie qui prévaut – et la plus rigide qui soit, à une époque où tout est encore prétexte à justifier la hiérarchie socio-économique.
16Toujours est-il que c’est bien en raison de leur refus de la civilisation individualiste des Blancs, en raison du holisme qui sous-tendait leurs modes d’organisation, que ces populations ont été jugées indignes de prendre place au rang des Guyanais. Cette disqualification a d’abord été le fait des Blancs et de leur construction de la figure de l’Autre ; mais les Créoles l’ont reprise à leur compte. Il existe d’ailleurs, en langue nengee3, un terme qui englobe ces deux groupes, celui de Bakaa, qui signifie littéralement « Blanc », mais peut désigner plus largement ce qui relève de la société occidentale : de ce point de vue, les Créoles sont considérés comme des Bakaa (cf. Vernon, 1993 : 277). Quant au poids du holisme4 disqualifiant les sociétés en question, il faut se rappeler que, avant que soient en vogue les actuelles notions d’« ethnies » et de « communautés », on les qualifiait de « tribales », que cet adjectif remplaçait celui précédemment utilisé de « primitives », ce dernier étant lui-même un substitut du « sauvages » antérieur. On comprend mieux, dès lors, comment au refus des règles bakaa se substitua peu à peu la mise à l’écart du monde bakaa – une mise à l’écart relative, toutefois : plus sociale qu’économique.
17Mais avant d’en venir à la résurgence actuelle du multiculturalisme, il faut encore faire un détour par l’histoire de la frontière, pour rappeler qu’entre Surinam et Guyane, longtemps, cette frontière fut contestée. Le Maroni a pour particularité de changer de nom à chaque fois qu’un affluent d’importance vient en grossir le cours. L’appellation Maroni ne vaut que pour l’aval, à partir du point où confluent le Tapanahony et le Lawa – lequel ne commence lui-même qu’au confluent de l’Alitani et du Malani (ou Marouini)… Ces changements de nom traduisent les incertitudes quant à la source précise du Maroni, et ces incertitudes n’ont fait qu’alimenter le litige franco-hollandais concernant le tracé exact de la frontière séparant les deux colonies. Ce litige fut réglé en 1890 par un accord qui fixa la frontière au Lawa : le Surinam récupéra alors définitivement toute la zone située entre le Lawa et le Tapanahony. Or, en langue nengee, le Tapanahony est aussi appelé Ndjuka5 Liba, le fleuve ou le pays Ndjuka, car ceux qui portent ce nom se sont implantés là, dans le sillage des grands mouvements de marronnage qui affectèrent le Surinam aux xviie et xviiie siècles. On sait que toutes les sociétés marronnes présentes en Guyane sont originaires du Surinam. Mais pour tous ceux qui s’implantèrent dans le bassin du Maroni, sur le Lawa ou le Tapanahony, la frontière n’eut longtemps guère de sens. Elle détermina pourtant leur future nationalité : française pour les Aluku du Lawa ; surinamienne pour les Ndjuka du Tapanahony.
18Par une autre voie, mais aux effets semblables, les Saramaka aussi ont tôt vu leur sort étroitement lié à celui de la colonie française : descendants des tout premiers esclaves Marrons, ils étaient implantés au plein cœur du Surinam ; mais dès la grande ruée vers l’or des années 1880, et jusqu’au milieu du xxe siècle, ils sont venus sur les fleuves guyanais – sur la Mana et l’Approuague, notamment, et jusque sur l’Oyapock, à la frontière du Brésil – exercer leurs talents de canotiers entre la côte et les villages miniers de l’intérieur. Ils ont alors assidûment fréquenté les Créoles, indispensables qu’ils étaient à l’exercice des activités induites de petit commerce et de colportage auxquels nombre de ces Créoles se livraient.
19On le voit, si la qualité de Guyanais est claire et désormais incontestée6 pour les Amérindiens qui sont les premiers occupants du pays, pour les Marrons, la situation est plus complexe. Certes, au départ, ils viennent tous de la colonie voisine. Certains, toutefois, les Aluku, ont demandé asile en Guyane française dès la fin du xviiie siècle et l’ont obtenu au xixe ; ils font donc partie intégrante du paysage socio-culturel de ce pays. Sur la rive guyanaise du Maroni et du Lawa, vivent depuis longtemps déjà des Ndjuka qui, venus du Tapanahony, ont eu sur place des enfants qui ont droit désormais à la nationalité française. Il en va de même pour les Pamaka du bas Maroni. Bref, parmi les six grands groupes de Noirs Marrons du Surinam, seuls les Matawai et les Kwinti n’ont pas traversé la frontière. Pour tous les autres, le bassin du Maroni constitue davantage un pays qu’une frontière, et leur présence sur la rive française est attestée depuis trop longtemps pour que les Marrons en tant que tels puissent être exclus de la qualité de Guyanais au seul motif de leur origine surinamienne. De fait, ils ne le sont pas de nos jours, mais c’est assez récent et largement circonstancié. Assez récent : on l’a vu à propos de la collusion, encore un peu active, entre les notions de Guyanais et de Créole. Largement circonstancié : le traitement médiatique de certains faits divers ne cesse de montrer les limites de l’incorporation des Marrons à l’ensemble guyanais, dans les représentations créoles dont les médias se font essentiellement l’écho. Sans doute la guerre civile qui a sévi au Surinam, entre 1986 et 1992, n’a-t-elle pas facilité cette incorporation.
20Rappelons que cette guerre a opposé les troupes du président Dési Bouterse, qu’un coup d’État militaire avait placé à la tête de l’État surinamien en 1980, à son ancien garde du corps, Roniy Brunsjwik, un Ndjuka originaire de la région côtière de la rivière Cottica où, un siècle auparavant, s’étaient implantés des Ndjuka du haut Tapanahony (Opuse). Entraînant avec lui d’autres Ndjuka de la Cottica pour constituer ses propres troupes (les jungle commandoes), Brunsjwik organisa la rébellion à partir de cette région dès lors exposée aux feux adverses. Si les Ndjuka du Tapanahony, plus éloignés, purent rester à l’écart du conflit, ceux de la Cottica durent s’enfuir ; ils se réfugièrent par milliers sur l’autre rive du Maroni. Ce brutal afflux de population ne fut évidemment pas simple à gérer : il entraîna la construction de quatre camps de réfugiés répartis sur les deux communes de Saint-Laurent-du-Maroni et de Mana, des camps fatalement perçus comme des nuisances par les populations du cru.
21De cette situation allaient bientôt émerger deux catégories de Marrons : ceux qui avaient des « papiers » et ceux qui n’en avaient pas. Forts de leur nationalité française et de leurs cartes d’identité dûment estampillées, les Aluku sont apparus comme définitivement rangés parmi les peuples fondateurs de l’histoire de la Guyane. Les Ndjuka venus de la Cottica, en revanche, furent assignés à leur statut de réfugiés. Lorsque la fin de la guerre, en 1992, amena la fermeture des camps, certains choisirent de rester en Guyane. Ils croyaient en avoir le droit parce que, par peur de retourner dans des lieux qu’ils savaient n’être pas pacifiés, ils avaient refusé la prime de retour qu’offrait le gouvernement français. Aussi passèrent-ils du statut de réfugiés à celui de « sans-papiers ». Poursuivis par les gendarmes et reconduits à la frontière à chaque fois qu’ils se faisaient prendre, ils s’obstinèrent néanmoins jusqu’à obtenir du maire de Mana l’autorisation de rester sur le territoire de cette commune, notamment au lieudit Charvein. Alors commença la difficile quête des titres de séjour. Leur situation est aujourd’hui le plus souvent normalisée, mais les titres de séjour n’étant que des autorisations temporaires de rester, leur inclusion à l’ensemble guyanais doit être perpétuellement négociée (cf. Parris, 2004).
22Il en est de même pour les Saramaka qui, selon Richard et Sally Price (2003), constituent de nos jours, en Guyane, un groupe beaucoup plus important qu’on ne le pense généralement. Sans doute sont-ils moins concentrés sur Saint-Laurent-du-Maroni que ne le sont d’autres Marrons, dans la mesure où, par tradition, ayant dû, au temps de l’or, aller exercer leur savoir-faire de canotiers au-delà du bassin du Maroni où Aluku et Ndjuka étaient à pied d’œuvre, ils connaissent toute la côte de Guyane. Il n’empêche que, malgré l’ancienneté de leur présence sur le sol guyanais, ils ne sont pas forcément devenus français et peuvent même être demeurés « sans papiers ». Pourtant, les Saramaka ont longtemps fait l’objet d’une remarquable estime de la part des anciens orpailleurs et colporteurs créoles qui, tous, s’accordaient à souligner la dextérité et l’honnêteté de ces canotiers, à reconnaître leur rôle irremplaçable dans l’économie d’orpaillage. Je l’ai entendu fréquemment dire dans les années 1970, et j’ai pu récolter encore des commentaires de ce type en 1990, à Mana et à Régina (sur l’Approuague). Mais ces anciens ne sont désormais plus très nombreux à pouvoir en parler… De plus, il faut ajouter que cette image positive des Saramaka ne prévalait que chez les Créoles qui avaient eu affaire à eux au temps de l’or, tandis que parallèlement, à Cayenne, l’expression très péjorative de saamaka signifiait toujours bel et bien, en créole : « attardé, moins que rien », sans oublier que le nèg mawon (nègre marron) restait un « bandit »…
23En fait, après une longue période sans interrogation particulière, tant l’image du « primitif » ou du « sauvage » (fût-il un « bon sauvage ») semblait être à mille lieues de celle du « civilisé », l’ambivalence s’est installée ; elle n’a, depuis, jamais cessé de caractériser les relations des Créoles aux autres peuples fondateurs de la Guyane.
Une société en recomposition : immigration et intégration
24L’accroissement considérable de la population guyanaise au cours des dernières décennies a sensiblement modifié le paysage sociologique du pays. Rappelons que, selon les données de l’Insee, entre le recensement de 1967 et celui de 1999, cette population a triplé. Cette augmentation est largement due à l’immigration et ce, sans compter les immigrants clandestins dont le nombre – qu’on sait élevé – a toujours été difficile à évaluer. Ainsi, au dernier recensement officiel (1999), sur une population totale de 156 790 personnes, 85 258 seulement étaient nées en Guyane, le solde étant constitué de 37 % de personnes nées en métropole ou dans les autres Dom-Tom, et de 63 % de personnes nées à l’étranger. Autrement dit, près du tiers de la population vivant en Guyane à la fin du xxe siècle était né avec une nationalité autre que française, et si certains, tels les Hmong dont l’immigration avait été strictement organisée, avaient pu aisément devenir français, plus nombreux étaient ceux qui, au regard de l’état civil, restaient des étrangers. Au demeurant, la question de la nationalité n’est qu’un point de vue parmi d’autres. Il est évident que, dans l’équilibre socio-culturel de la Guyane, pèse également lourd l’augmentation des Français de l’Hexagone, venus notamment dans le sillage du Plan vert qui, en 1976, leur avait fait miroiter l’idée qu’il y avait là un pays neuf à peupler, pour ne pas dire à coloniser7 ; de même, quand on connaît la difficulté persistante des relations entre les Créoles guyanais et les Martiniquais, l’immigration de ces derniers, aussi français soient-ils, n’est pas neutre non plus, bien que la différence s’oublie à la génération suivante.
25L’évolution démographique n’explique toutefois que partiellement le fait que la donne guyanaise soit aujourd’hui radicalement différente de ce qu’elle était trente ans auparavant. Dans le même temps, en effet, la mondialisation accélérée des mass média et autres moyens de communication électroniques, dont l’importance sur le registre de l’imaginaire a été particulièrement bien soulignée par A. Appadurai [1996] (2001), a amené une circulation infiniment plus large des grandes idées, croyances et idéologies. Les peuples de Guyane n’en sont pas restés à l’écart. Ils sont alors entrés dans un autre type de relation avec l’extérieur : la médiation de la « métropole », certes encore très active du fait même du statut de Dom, n’est néanmoins plus désormais qu’une médiation parmi d’autres. Les idéologies plus récentes du droit à la différence, des droits des peuples autochtones, etc. ont depuis lors fait leur chemin.
26Il conviendrait ici d’analyser le sens et le devenir de la commune kali’na d’Awala-Yalimapo, née en 1989 de la scission de la commune de Mana, où Créoles et Kali’na avaient longtemps cohabité (cf. le n° 31-32, printemps 2005, de la revue Ethnies, précisément consacré au « Renouveau amérindien ») : c’est toute la question, si controversée localement, des « communes ethniques » qui se trouve posée. J’ai toutefois annoncé d’emblée que mon propos se focaliserait sur les relations entre les groupes issus de la colonisation esclavagiste. De ce point de vue, il est intéressant de se pencher sur le rapport au monde bakaa des Marrons de la côte ouest de la Guyane et, plus particulièrement encore, sur le mode d’intégration des Ndjuka de la Cottica, lequel me paraît constituer un exemple instructif pour la compréhension du présent multiculturalisme guyanais, dans la mesure où ces Ndjuka – assez nombreux relativement à la démographie de la zone concernée – sont tout à la fois des immigrants récents et un peuple co-fondateur de l’histoire de cette région.
27Mais au préalable, il convient de mettre en relief l’importance, pour l’analyse que l’on peut conduire sur ces problèmes, de l’expression bakaa, telle que l’utilisent les Ndjuka, lorsqu’ils désignent non plus seulement l’homme blanc, mais toute une organisation sociale, tout un système de valeurs que les Créoles revendiquent aussi comme leurs : c’est pour traduire cet usage particulier du terme que je parle de « monde bakaa ». La collusion entre Blancs et Créoles en l’affaire signale ici la frontière – mais évidemment mouvante, comme l’a bien montré F. Barth [1969] (1995) – que distinguent les Marrons quand ils s’affirment tels, une distinction en fait directement issue de l’univers de la plantation. Cet univers, on le sait, a été rejeté par tous ceux qui ont choisi le marronnage. Mais leur fuite en forêt ne leur permit toutefois pas d’éradiquer les conséquences de leur passage dans le creuset de la plantation : le fait qu’ils parlent des créoles à base lexicale anglaise ou anglo-portugaise l’exprime clairement, et le domaine de la langue n’est assurément pas le seul concerné, même s’ils ont longtemps été considérés comme les « Africains de Guyane » (cf. Hurault, 1970).
28La frontière aujourd’hui encore perceptible entre Marrons et monde bakaa s’est en fait construite sur des bases qui n’ont jamais eu vocation à rester immuables. Il faut savoir que la volonté de christianisation et d’assimilation, propre à la colonisation française, n’a pas eu cours chez les colons hollandais qui ont préféré marquer leur distance culturelle avec les esclaves, dès lors moins contraints dans leur première construction culturelle que leurs homologues de Guyane ; aussi la culture créole du Surinam a-t-elle gardé nombre de points communs avec les cultures marronnes (cf. Vernon, 1993). C’est l’occidentalisation progressive des Créoles, elle-même liée à leur implantation sur la côte et dans les villes, qui conduit les Marrons à les englober désormais dans le monde bakaa. Par ailleurs, dès le xixe siècle, les migrations saisonnières des Aluku et des Ndjuka vers la côte guyanaise ou surinamienne et a fortiori les migrations saramaka vers les bourgs desservant les placers de l’intérieur de la Guyane montrent bien la volonté marronne de ne pas rester à l’écart de la vie économique coloniale. Le monde bakaa est donc une manière éminemment flexible de désigner l’Autre. Rien d’étonnant dès lors à ce que, dans l’imaginaire des Ndjuka de Guyane, un événement fasse date avec parfois presque autant de force que pour les Créoles : l’abolition de l’esclavage qui, au Surinam, n’est intervenue qu’en 1863. Un vieil homme descendu du Tapanahony (Ndjuka Liba) quelque quarante ans plus tôt, m’explique8 :
Quand l’esclavage a cessé, les Créoles (Nengee) et nous sommes devenus presque pareils : des gens qui cultivaient l’abattis (gon) et qui faisaient le couac (kwaka) ou qui allaient couper du bois. Mais eux [les Créoles], ils étaient sur la côte. Il y en avait aussi beaucoup à Foto [Paramaribo] ; ils y étaient depuis longtemps, à une époque où nous, les Busikondesama9, nous fuyions ces endroits par peur d’être repris [comme esclaves]. Mais quand l’esclavage a cessé, cela a changé : là, on pouvait se dire que puisque tous les autres étaient libres, les colons blancs (Bakaa) n’allaient plus nous reprendre. Mais il valait mieux être prudents : à Foto, il valait mieux ne pas y rester trop longtemps.
Traduit du nengee, Saint-Laurent-du-Maroni, 2002.
29Dans cet esprit, certains vont même jusqu’à confondre la date de l’accord signé, en 1760, par le gouverneur de Paramaribo et le gaaman ndjuka – chef politique et prêtre suprême – pour garantir le fait et les conditions de la liberté des Ndjuka, avec celle de l’abolition générale de l’esclavage qui n’intervient pourtant qu’un siècle plus tard. Il est vrai que la tradition orale malmène souvent la chronologie au profit de temporalités différentes. Ici, c’est le vécu de la liberté qui manifestement fait sens. Mais la confusion qui concentre un siècle d’histoire en un événement peut être comprise de deux manières. Pour les plus âgés, c’est la méfiance à l’égard des Blancs qui prédomine, comme si, tant que ces derniers avaient des esclaves, nul Marron ne pouvait se sentir entièrement à l’abri d’un retour à l’état antérieur. Dans ce cas de figure, rien n’est expressément dit des Créoles, mais certains peuvent faire sentir que leur méfiance englobe en fait l’ensemble du monde bakaa. D’autres, beaucoup plus jeunes, mettent en œuvre une temporalité qui, si elle fait toujours écho à l’idée de liberté, n’oppose plus celle-ci aux Blancs si ce n’est pour marquer l’ouverture d’une ère nouvelle où tous, Nenge (Créoles) et Businenge, semblent pouvoir choisir leur sort. Une élève du collège de Mana me dit en 1999 :
D’après ce que j’ai compris, nous avons tous la même origine, nous sommes tous des descendants d’esclaves. C’est après l’abolition qu’il y a eu les Ndjuka, les Aluku, les Créoles… Après 1848, ils ont quitté les plantations des Blancs et ils ont fait les groupes qu’on connaît maintenant : il y en a qui sont partis sur le Tapanahony, il y en a eu sur la Cottica, les Créoles sont restés sur la côte, beaucoup à Paramaribo, il y a ceux qui sont tout de suite venus par ici, les Aluku… Enfin, c’est ce que je crois…
30Le marronnage ici est oublié. Pourtant, cette jeune fille âgée de dix-huit ans au moment de l’entretien, originaire de la Cottica et arrivée en Guyane en 1990, a d’abord été scolarisée au Surinam où l’histoire des Marrons est enseignée comme partie intégrante de l’histoire du pays. Mais sans doute était-elle alors un peu trop jeune pour que ces souvenirs résistent : les commémorations et autres manifestations organisées en Guyane en 1998, à l’occasion du cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, sont venues faire écran, au point qu’elle situe l’abolition de l’esclavage au Surinam en 1848. En tout cas, ce qui ressort du discours que tient plus globalement cette jeune Ndjuka – les lignes précédentes n’en sont qu’un bref écho –, c’est une forte volonté d’intégration à la société guyanaise telle qu’elle se présente aujourd’hui, avec ses nombreux immigrants marrons mais aussi ses Créoles politiquement dominants.
31Car dans cette insertion en milieu guyanais, la question du marronnage pourrait bien être la question qui fâche ou qui, à tout le moins, embarrasse. N’oublions pas le mépris, souligné plus haut, dans lequel les Créoles de Guyane ont longtemps tenu les Marrons. L’héroïsme de leurs luttes initiales n’était alors ni pris en compte, ni même perçu comme tel. Quant à moi, à l’inverse, avant de m’intéresser de plus près aux Ndjuka, je pensais que, nécessairement et pour tous les Marrons, le fait de descendre d’esclaves ayant arraché leur liberté de haute lutte, au lieu d’attendre qu’elle leur soit octroyée, ne pouvait constituer qu’une raison de fierté, forcément transmise de génération en génération. J’étais, en ce sens, largement influencée par ma fréquentation des Antilles et des lettres antillaises, à commencer par l’œuvre d’Édouard Glissant dont j’ai analysé ailleurs la tendance première au « marronnisme ». Mais c’était, au moins pour le cas précis des Ndjuka de la Cottica, oublier le poids de la situation de migration sur la transmission d’une histoire qui, chez les Marrons, comme le dit Richard Price [1983] (1994) à propos des Saramaka, est dangereuse et secrète. De surcroît, pour ceux qui avaient choisi de rester après la fermeture des camps, la crainte ancestrale du fait que « un jour, ces temps-là reviendront » (op. cit. : 26) venait de se trouver singulièrement actualisée par la situation de clandestinité où les avait placés leur volonté de vivre en Guyane sans y être conviés. Certains en gardaient encore, quelques années plus tard, le souvenir amer, telle cette femme – depuis lors, il est vrai, rassurée par un permis de séjour :
Le voisin venait me prévenir, celui qui est au bord de la route. Lui, il avait déjà des papiers, il pouvait se promener. « Ils arrivent, ils arrivent ». C’était toujours pareil, j’avais juste le temps d’attraper le petit et de dire aux plus grands de me suivre. Et puis on courait, on courait, jusqu’au fond là-bas. Il y en a pour qui c’était plus facile : Ma’… a un obia qui peut la rendre invisible. Quand les gendarmes arrivaient, ils ne pouvaient pas la voir. Elle partait avec les autres dans la forêt, mais elle, ils ne pouvaient pas la voir. »
Traduit du nengee, Charvein, 2000.
32Ce propos appelle deux commentaires. Il montre tout d’abord le réveil de la peur et de l’humiliation – mais déjouée, ici, par la fuite permettant de revenir sur les lieux, sitôt le danger passé. Il met aussi en avant la nature première du secret de l’histoire : l’obia. Pour mieux définir cette catégorie difficile à cerner tant elle est hétéroclite, au moins en apparence, voyons comment Diane Vernon explicite sa cohérence dans le système ndjuka :
« Deux valeurs cardinales régissent cette société : celle de l’obia et celle des ancêtres. Ces deux déterminants de l’univers ndjuka sont interdépendants dans la formation historique de la société. C’est grâce à l’obia que les ancêtres ont pu s’évader, combattre les milices, panser les plaies, assainir le fleuve et fonder des villages. Mais cet obia, source d’autorité/connaissance sur la matière et l’esprit, ce sont les ancêtres qui l’ont apporté d’Afrique, dans les cales des navires de traite. De même, la société est maintenue par ce qu’on appelle l’obia, dont la réalisation va du plus modeste remède jusqu’aux grandioses cérémonies tribales dédiées aux divinités oraculaires de Gedeonsu et Gwangwella ; mais tout ce qui est obia se réfère à la connaissance/autorité des ancêtres qui, seuls, ont pu conférer à leurs descendants le savoir des ingrédients, des gestes et des paroles »
(Vernon, 1993 : 269).
33Avec l’obia, intervient un autre aspect de la relation des Créoles aux Ndjuka (et aux autres Marrons) : celui d’une « magie » tout à la fois enviée et redoutée. Suivant le principe cumulatif qui permet à n’importe quelle personne souffrante de puiser dans la variété des offres de soins présentes sur le sol guyanais, les Créoles peuvent avoir recours à l’obiaman marron – comme au chaman amérindien ou à l’hougan haïtien… Ils ont même, pour certains d’entre eux, une quasi-fascination pour la connaissance profonde dont font montre les obiaman quand il s’agit de la forêt, des plantes qui y poussent et des esprits qui la peuplent. Il faut dire qu’ils y sont également incités par le succès croissant des croyances ésotériques en Occident : ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des tout premiers défenseurs créoles des valeurs saramaka qu’il m’ait été donné d’entendre à Cayenne, à une époque où le fait n’était pas si courant, était devenu un adepte convaincu de l’ordre des Rose-Croix10.
34Mais l’obia et, plus largement, l’ensemble des croyances et pratiques religieuses marronnes sont aussi la cible des Églises protestantes. Certes, en territoire français, le clergé catholique aussi a converti Aluku et Ndjuka, mais dans un esprit suffisamment œcuménique, semble-t-il, pour que certains de ces convertis continuent parallèlement à pratiquer l’obia et le culte des ancêtres, sans y voir nécessairement de contradiction. D’ailleurs, paradoxalement, c’est parce qu’il laisse prospérer les esprits divers, y compris malfaisants, que, souvent, cet œcuménisme conduit le Créole ou le Marron catholique à se faire protestant. Sans parler de la présence ancienne de missionnaires sur le fleuve, les Ndjuka ont trouvé sur la côte des relais efficaces dans la mesure où les Églises protestantes avaient largement fleuri chez les Créoles durant ces dernières décennies. Parmi les Églises concernées, celle des témoins de Jéhovah, au prosélytisme notoire, occupe une position des plus illustratives, du point de vue des rapports qui nous intéressent ici. Une série d’entretiens effectués à Saint-Laurent-du-Maroni, entre 2001 et 2002, avec des Ndjuka convertis à cette Église11 m’a fait apparaître d’une manière particulièrement tranchée – quoique non inattendue pour moi, eu égard à l’expérience que j’avais des sociétés créoles de Guyane ou des Antilles – à quel point leur conversion était greffée sur des histoires de sorcellerie. Jamais je n’avais autant entendu parler de Baku et autres esprits malfaisants, si ce n’est chez les Créoles où les affaires de sorcellerie ont la réputation d’être singulièrement prégnantes – chez les Martiniquais, notamment, qui constituent la principale origine de la population créole de Saint-Laurent. Il faut dire que le terme de Baku, qui désigne un esprit particulièrement tyrannique12, est très proche, dans la forme et le sens, du Baklu créole qui, semblablement chevauche et tyrannise ses victimes.
35En tout cas, quand on est possédé par un Baku, il est bien difficile de sortir du malheur et de la persécution à l’aide des seules pratiques traditionnelles. La force des cultes protestants, à cet égard, est de garantir la protection en s’en remettant à Dieu – mais à lui seul. Le Dieu des chrétiens a une correspondance dans la religion ndjuka : c’est Masaa Gadu, le créateur de toutes choses ; mais ce dernier n’a pas le même caractère exclusif ni par conséquent le même pouvoir. Par son exigence, le Dieu des protestants, et singulièrement le Jéhovah des témoins du même nom, peut protéger efficacement celui que persécutent des esprits malveillants. L’efficacité de cette protection est donnée comme proportionnelle à l’abandon des anciennes pratiques. On s’aperçoit toutefois que la diabolisation des esprits de leur ancienne religion est aussi une manière de faire perdurer ces esprits, de sorte que les Marrons convertis ne sont pas aussi radicalement coupés de leurs croyances ancestrales que le laisse supposer les discours prosélytes. Là encore, si l’on considère que les Églises protestantes émanent sinon relèvent du monde bakaa, la frontière n’est pas si évidente.
36Un autre aspect de la conversion ne doit toutefois pas être négligé : la force de la communauté de croyants à laquelle est intégré le converti. Un vieil homme, installé en Guyane depuis près de cinquante ans et qui s’était d’abord présenté à moi comme étant mi-saramaka, mi-ndjuka, sans vouloir préciser de quel côté était son matriclan, m’expliquait un jour, après le départ d’un couple de témoins de Jéhovah créoles, un homme et une femme, celle-ci étant déjà un peu âgée :
Mon clan, ma vraie famille, ce sont ces gens-là : ils m’ont accueilli, ils m’ont aidé quand j’avais des problèmes. Aujourd’hui, je me sens plus à l’aise avec eux qu’avec n’importe qui d’autre.
Traduit du créole, Mana, 2000.
37J’avais pu constater, en effet, le caractère chaleureux et bienveillant – peut-être un peu paternaliste aussi – de l’attitude de la vieille dame à l’égard de son hôte, qu’elle connaissait manifestement depuis longtemps. La pratique partagée du créole, presque toujours parlé par les Marrons installés de longue date sur la côte guyanaise, constituait également, à l’évidence, un ciment important pour rattacher cet homme à un groupe de témoins de Jéhovah essentiellement créole, parce qu’implanté à Iracoubo avant que le mouvement de conversion touche plus largement les Marrons venus du haut Maroni ou de la Cottica.
38Cette dernière remarque m’amène à évoquer prudemment, car je n’en suis guère spécialiste, la question des langues de communication entre les divers groupes vivant en Guyane. Ce que j’ai pu en observer, en tant qu’anthropologue, c’est que, là encore, en une trentaine d’années, la situation a totalement changé. Au début des années 1970, on en était à l’opposition simple entre une langue officielle, le français, valorisé et enseigné dans les écoles, et des langues considérées comme mineures ou subalternes à des titres divers : soit parce que parlées par des groupes peu nombreux et surtout socialement marginalisés, comme les différentes langues amérindiennes, soit parce que considérées alors comme de simples patois de langues européennes – du français pour les créoles guyanais et antillais, de l’anglais pour les créoles marrons dits « nenge(e) », de l’anglais et du portugais pour le saamaka tongo. Il ne venait alors à l’esprit de personne, ou presque, que ces créoles puissent être regardés comme de véritables langues. Les Créoles de Guyane eux-mêmes ne désignaient alors pas autrement que par « patois » le créole qu’ils parlaient. C’était l’époque où il était très mal venu de s’adresser de prime abord à quel-qu’un autrement qu’en français, a fortiori s’il s’agissait d’une femme ou d’une « grande personne », expression désignant localement une personne âgée. J’en ai fait moi-même la fâcheuse expérience à mes tout débuts en Guyane, quand, forte des quelques formules de politesse apprises en créole sitôt arrivée de Paris, j’avais cru bon d’utiliser ce créole balbutiant pour m’adresser à un monsieur d’une cinquantaine d’années qui me répondit immédiatement, dans un français parfait : « Mais, Madame, pourquoi me parlez-vous ainsi ? Je connais le français : j’ai été à l’école ! ». Certes, malgré les progrès tangibles de la scolarisation, il existait alors, dans les bourgs un peu retirés de Guyane, tels Régina13 ou Ouanary, des Créoles qui ne parlaient pas français, et ailleurs, même à Cayenne, d’autres pour qui une conversation en français restait une épreuve. Il n’en était pas moins impensable – au minimum irrespectueux et parfois insultant – de s’adresser d’emblée à un Créole autrement qu’en français. Seuls, des rapports plus étroits pouvaient autoriser la familiarité du créole, à condition de rester dans les formes et les niveaux de génération adéquats. Ainsi, les jeunes parlaient créole entre eux, mais devaient s’adresser en français à leurs parents, voire ne pas parler créole en leur présence, même entre frères et sœurs.
39La question de la forte dévalorisation passée du créole est aujourd’hui connue et largement étudiée, sous l’étiquette de « diglossie ». On verra, dans les chapitres de ce livre qui en traitent plus précisément, ce qu’il en est exactement. Il faut cependant souligner qu’au moment où les créoles à base lexicale française trouvent enfin leur reconnaissance auprès des créolophones et des locuteurs francophones en contact avec eux, il se trouve qu’en Guyane la diversité des appartenances linguistiques des populations qui y vivent, qu’elles soient autochtones ou immigrantes, vient brouiller les pistes de cette revalorisation pour ramener ces créoles et singulièrement celui des Guyanais au rang de simples composantes du paysage linguistique du pays. Qu’en est-il, dès lors, de la question des langues véhiculaires ?
40En toute prudence, ma longue expérience de la Guyane m’amène à penser qu’on ne peut apporter à cette question que des réponses très provisoires. Ainsi, à Cayenne, le créole guyanais ne semble pas connaître la montée en puissance qu’on aurait pu attendre de sa revalorisation, même s’il demeure largement parlé – sans compter les formes antillaises et haïtiennes avec lesquelles l’intercompréhension reste manifeste, par-delà les différences. La scolarisation en français, qui touche une nette majorité d’enfants, bien que certains immigrants en soient exclus, ne tend-elle pas à en réduire le champ à des sphères finalement presque aussi circonscrites qu’au temps où il était censé n’être qu’un « patois » plus ou moins fautif ? Les relations ludiques et familières n’en restent-elles pas le terrain privilégié, y compris dans le cadre des émissions de radio et de télévision en créole ? Bien sûr, les médias retransmettent aussi des discours militants (politiques ou syndicaux) où le créole est de rigueur quand le locuteur est un Créole. Mais une écoute à peine attentive fait vite remarquer à quel point le créole parlé par nombre de personnages publics est francisé, quand le discours n’est pas simple alternance entre français et créole, voire du français juste émaillé d’expressions créoles.
41Quant à la région de Saint-Laurent-du-Maroni, où les mouvements migratoires brouillent la donne davantage encore, la situation est particulièrement complexe : le nenge(e), le créole guyanais, le français et le sranan tongo ou créole de Paramaribo, peuvent y briguer la position de langue véhiculaire : tout dépend des protagonistes en présence et des situations. Quoique minoritaires, les Créoles sont persuadés que, comme autrefois, le créole reste la langue véhiculaire principale à Saint-Laurent, dans la mesure où les groupes en présence sont divers et nombreux. En fait, à la sortie des établissements scolaires, on peut aussi entendre des enfants d’origines diverses parler français entre eux. Par ailleurs, d’aucuns, locuteurs et chercheurs (cf. Goury et Migge, 2003), pensent que c’est actuellement le sranan tongo qui occupe cette fonction, comme au Surinam avec lequel les communications sont incessantes – les migrants issus des camps de réfugiés opèrent un véritable va-et-vient entre les deux rives du Maroni. Quant au marché, il ne serait pas ce qu’il est, hormis les Hmong dont la place est prépondérante, sans les multiples revendeuses qui s’approvisionnent au Surinam où les produits sont beaucoup moins chers…
42Ce qu’on observe, en tout cas, c’est l’émergence du nenge(e) : on en a longtemps ignoré la richesse, voire l’existence, au profit d’un succédané simplifié et déficient, le taki-taki que les Bakaa, blancs et créoles, confondent encore trop souvent avec le nenge(e). Autrefois, toute communication avec les Marrons impliquait de la part de ces derniers l’apprentissage du créole guyanais. Aujourd’hui, il est des Européens et des Créoles qui souhaitent apprendre le nenge(e), pour pouvoir communiquer directement avec eux. Or, la démographie jouant pour l’instant en faveur des Marrons – des familles de dix enfants et plus ne sont pas rares –, le nenge(e) ne pourrait-il pas devenir la principale langue véhiculaire de la région ? Peut-être est-ce un peu vite postuler que le nombre de ses locuteurs fait la force d’une langue. Encore faudrait-il pour ce faire que, dans les jeunes générations qui prennent la relève, ces locuteurs revalorisent le nenge(e) qu’ils ont eux aussi tendance à appeler « taki-taki », à l’instar des Bakaa, et avec le même type de considération un peu ambiguë, faite d’attachement et de dépréciation, que les Créoles avaient autrefois pour leur « patois ». Dans ces conditions, on peut penser aussi que, scolarisation massive aidant, le français n’a pas dit son dernier mot…
En guise de conclusion
43Au sortir de cet exposé, deux idées peuvent être mises en lumière. La première concerne la forte ambivalence des relations entre groupes. On l’a vu à propos des Créoles et de leur rapport aux Marrons, mais la même observation pourrait être faite quant à leur rapport aux Amérindiens. Il n’est pas rare, par exemple, de rencontrer un Créole qui se targue d’être un peu amérindien parce qu’il a une grand-mère, ou une arrière-grand-mère arawak ou kali’na14 ; il est alors des Kali’na15 pour souligner avec humour, sans nier en rien la véracité des faits, qu’il s’agit toujours de grands-mères, mais que leur propre société est patrilinéaire. En d’autres termes, la relation valorisée ici par les Créoles correspond à la possibilité d’une affirmation d’autochtonie passant de facto par la créolisation de femmes amérindiennes.
44L’ambivalence, toutefois, n’est pas le fait des seuls Créoles, tant s’en faut. Outre les métropolitains, dont on pourrait dire aussi qu’ils regardent souvent les Marrons avec intérêt, voire attirance, tout en gardant un sentiment de supériorité, il faut savoir que les Marrons venus s’installer sur la côte guyanaise ne sont pas dépourvus non plus d’ambivalence à l’égard du monde bakaa. Les férus de progrès technique – et il y en a aussi chez les Ndjuka – pourront vous dire, tel cet entrepreneur venu quinze ans plus tôt de la Cottica, via les camps de réfugiés : « il faut reconnaître que les Bakaa sont plus intelligents que nous : ils savent fabriquer des avions, des voitures, des tracteurs… ». Mais ces paroles n’impliqueront pas qu’il considère ses ancêtres comme moins valeureux ou moins estimables. Pour d’autres Marrons, le monde bakaa est l’objet à la fois de méfiance et d’attrait, les aides sociales accordées en Guyane, mais aussi les contrôles qu’elles impliquent, n’étant pas neutres en l’affaire.
45Je n’aborderai pas, ici, la relation des Ndjuka aux Amérindiens, toujours assez tendue, comme le montrent les incidents qui alimentent la rubrique des faits divers locaux, sans parler de la guerre civile qui les a placés naguère dans des camps opposés, les Kali’na du Surinam ayant gardé partie liée avec les Bakaa de la côte, comme au temps du marronnage qui les vit autrefois participer à la lutte contre les esclaves en fuite. Il faudrait ici une observation plus fouillée des deux côtés et peut-être entièrement extérieure, pour aboutir à un point de vue un peu objectif.
46La seconde idée qu’il me paraît intéressant de souligner concerne l’autre aspect du multiculturalisme, pointé plus haut à diverses reprises : la flexibilité des frontières socio-culturelles, et plus particulièrement de celles qui définissent le monde bakaa, occidentalisé, technicisé, médiatisé…. Si les Créoles peuvent y être englobés, alors qu’au départ, au Surinam en tout cas, ils étaient culturellement beaucoup plus proches des Marrons, nombre de ces derniers, les plus jeunes au premier chef, ceux qui vont à l’école, semblent destinés aussi à entrer dans ce monde. Ce peut être à leur manière, dans une sorte de néo-créolisation qu’on voit bien à l’œuvre, au moins chez les Ndjuka de la Cottica sur lesquels ont porté principalement mes recherches ; ce peut être aussi, plus banalement, dans le mouvement même de l’urbanisation rapide de Saint-Laurent-du-Maroni, avec les possibles dérives quelque peu délictueuses que, partout, ce type de mouvement favorise, des dérives auxquelles les jeunes Ndjuka n’échappent ni plus ni moins que d’autres. Encore faut-il rappeler que leurs parents sont souvent les premiers à s’en plaindre, et l’on mesure, à entendre leurs propos, à quel point les règles de politesse sont une armature importante de leur organisation socio-culturelle.
Notes de bas de page
1 Peut-être faut-il ici signaler, à l’attention de lecteurs extérieurs aux grands débats sur la question de la pureté ou du syncrétisme originels, que longtemps les sociétés métissées ont été négligées par les anthropologues qui considéraient qu’elles ne pouvaient relever de leur discipline, trop influencées qu’elles étaient par les sociétés occidentales. Aussi n’est-ce pas un hasard si les travaux de Roger Bastide sur les « Amériques Noires » ou ceux de Georges Balandier sur l’Afrique colonisée ont alors été classés sous la bannière de la sociologie. C’est sous cette même bannière que mes propres travaux sur la Guyane ont d’abord été placés. Aujourd’hui, ils sont considérés comme relevant de la socio-anthropologie, ou de l’anthropologie sociale, la méthode d’observation étant plus proche, dans ses aspects essentiellement qualitatifs, de l’ethnologie participante que de la sociologie des grands nombres.
2 Rappelons que les avatars du concept d’acculturation l’ont conduit du sens positif que lui donnaient ses créateurs, Redfield, Linton et Herskovits, même si c’était dans le cadre par la suite critiqué du culturalisme américain, vers le sens appauvri d’un « a- » privatif, comme s’il s’agissait d’a-culturation (cf. à ce sujet Jolivet, 1996). C’est ce sens appauvri que je l’utilise ici.
3 On trouvera tour à tour, dans ce texte, les orthographes nenge et nengee. Les linguistes adoptent la seconde orthographe, avec finale longue, pour transcrire la prononciation ndjuka, la première à finale courte correspondant à celle des Aluku et des Pamaka (cf. Goury et Migge, 2003) dont je suis les indications, y compris, plus loin, en écrivant « nenge(e) » pour impliquer les trois langues à la fois). Cependant, pour faciliter la lecture et me conformer à ce qui semble être la pratique actuelle, j’écris Nenge et Businenge pour désigner les personnes, même si la prononciation diffère légèrement d’un groupe à l’autre.
4 Le terme de « holisme » est évidemment emprunté à Louis Dumont qui, lui-même, l’emprunte à la philosophie, tout en signalant la rareté de son utilisation antérieure. Il s’agit d’un terme jamais directement énoncé et même le plus souvent totalement ignoré des locuteurs considérés. Il correspond à une représentation certes en creux mais néanmoins très présente chez les Créoles de Guyane quand ils revendiquent – ou regrettent aujourd’hui, pour certains – l’individualisme de leur mode de vie.
5 On voit aujourd’hui s’imposer l’orthographe « ndyuka ». Sauf erreur de ma part, il semblerait que ce soit plus par mode que par nécessité. Qu’on me pardonne donc si, fidèle à une longue habitude, je préfère conserver l’orthographe antérieure de « ndjuka ».
6 En fait, elle a été contestée à diverses reprises, en raison des migrations que pouvaient effectuer les Amérindiens, indifférents qu’ils étaient à des frontières coloniales qui ne signifiaient rien pour eux. Elle peut l’être encore à l’encontre de personnes considérées comme de nouveaux immigrants, Mais, d’un point de vue général, le statut de « premiers occupants » pèse aujourd’hui plus lourd. Il est même particulièrement valorisé dans la problématique en vogue de l’autochtonisation.
7 La base spatiale de Kourou est aussi un pôle attractif important pour ces Français, mais beaucoup ne sont là que de passage et Kourou reste une enclave dans le paysage guyanais. Plus massive est aujourd’hui la présence des enseignants venus de la métropole, en relation avec la forte croissance démographique de certaines populations : elle doit être soulignée, car même s’il ne s’agit généralement que d’immigration temporaire, celle-ci est en perpétuel renouvellement et le restera aussi longtemps que le taux élevé de natalité perdurera en débordant les possibilités de relève.
8 Les extraits d’entretiens cités dans les pages qui suivent sont soit traduits du nengee par l’informateur qui m’accompagnait alors, soit effectués directement en français (dans le cas des jeunes scolarisés) ou plus rarement en créole (c’est alors moi qui traduis).
9 Des jeunes diraient sans doute « Businenge », selon l’appellation qui a désormais cours dans la région pour parler des Marrons. Mais chez les Ndjuka plus âgés et plus respectueux des règles de politesse, l’appellation Busikondesama, qui signifie textuellement « les gens des grands villages de la forêt » reste préférée.
10 Rappelons, à la suite d’Antoine Faivre (in Encyclopædia universalis, à l’entrée « Rose-Croix »), que ce mot désigne des associations à caractère ésotérique dont certaines sont purement fictives, tandis que d’autres ont réellement existé, et que « tout ce qui se réclame de ce titre aux avatars innombrables ne fait que puiser dans un vaste fonds commun, celui de l’ésotérisme au sens le plus large, c’est-à-dire dans les traditions alchimique, théosophique, analogique ».
11 Les Témoins de Jéhovah ne sont toutefois que l’une des Églises protestantes qui « travaillent » les sociétés créoles et marronnes. Cette série d’une quinzaine d’entretiens, traduits du nengee, ne peut donc être dissociée de l’étude plus large que je mène dans la région depuis quelques années, avec l’aide de divers informateurs ndjuka.
12 C’est au point que Bastide, reprenant les données de Herskovits sur les Marrons du Surinam, y voyait quelque chose de l’ordre du zombie haïtien.
13 À l’époque, la route de l’est, qui rejoint actuellement la frontière du Brésil, n’existait pas, et le bourg de Régina était presque aussi enclavé que celui d’Ouanary qui, lui, l’est resté.
14 Je n’ai pas eu l’occasion d’évoquer, dans ce texte, les Arawak, qu’on dit avoir été plus tôt intégrés à la société guyanaise. Mais le fait que ces deux groupes soient cités indique leur présence sur la côte et l’importance de leurs contacts avec les Créoles.
15 Je pense ici, notamment, à une réflexion de Félix Tiouka lors de Journées d’Études organisées à Cayenne, en 1992, sur les Familles en Guyane.
Auteur
jolivet@bondy.ird.fr
Directeur de recherches à l’IRD en socio-anthropologie, CIM (UR 107)
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