L’écrit en Guyane
Enjeux linguistiques et pratique sociale
p. 73-86
Texte intégral
Introduction
1Le présent volume regroupe plusieurs articles sur la problématique de l’écrit, émanant d’auteurs issus de disciplines différentes. La différence d’approche entre les linguistes et les anthropologues à ce sujet est frappante, et leur conception du passage à l’écrit différente, voire contradictoire. Il semblerait en particulier que les deux disciplines ne s’accordent pas sur « ce qui passe à l’écrit » : les sociétés ? ou leur langue ? La différence est loin d’être triviale. Dans le premier cas, qui est l’angle d’attaque des anthropologues, on s’intéresse de savoir en quoi l’introduction de l’écrit, qui est maintenant répandu en Guyane depuis le milieu des années 1950, va avoir des répercussions sur l’organisation sociale, sur l’économie de la communication (cf. S. Tinoco chez les Wayãpi, p. 263) ou sur la transmission des savoirs (cf. J.-Y. Parris sur l’écriture de l’histoire chez les Noirs Marrons, p. 251). Pour les linguistes en revanche, ce sont bien « les langues » qu’il s’agit de se mettre à écrire, et les problèmes évoqués sont alors techniques (cf. O. Renault-Lescure, p. 425) : choix d’une écriture phonétique ou phonologique, problèmes de découpages des mots, type de production écrite, introduction des langues à l’école, etc.
2Ces différences de point de vue entraînent une conception de la réalité radicalement différente. Pour les linguistes en effet, les langues de Guyane, qui commencent seulement pour certaines à se doter d’un code graphique stable, sont encore « à faible tradition écrite »1, et le rôle des chercheurs est, entre autres, d’accompagner la réflexion autour de l’écrit et la diffusion d’écrits en langue vernaculaire. Pour les anthropologues en revanche, et comme le montrent par exemple les deux articles de ce volume précédemment cités, le passage à l’écrit des sociétés généralement appelées « à tradition orale » est déjà bien engagé, à la différence près, par rapport aux attentes des linguistes, qu’il s’effectue généralement en français (cf. Tinoco, p. 263).
3Cet article est une réflexion préliminaire sur l’écrit en Guyane, et tente de réconcilier les deux approches : l’écriture est ici présentée sous ses deux aspects, à la fois en tant qu’outil, sous forme de code graphique qui soulève un certain nombre de questions linguistiques et comme pratique sociale s’inscrivant dans l’ensemble des pratiques de communication et des représentations d’une société à laquelle les locuteurs accordent un statut particulier. La réflexion se base d’une part sur des observations faites en Guyane pendant six années passées au sein du Laboratoire des sciences sociales (LSS) de l’IRD-Guyane, au cours desquelles l’auteur, en tant que linguiste, a été impliquée dans diverses activités liées au thème de la « litéracie » (participation à des ateliers d’écritures et à des séminaires de réflexion sur le passage à l’écrit du nengee ; formation d’acteurs de l’éducation nationale – médiateurs bilingues et enseignants). C’est également le fruit d’observations réalisées lors du colloque Écrire les langues de Guyane, organisé par le LSS, qui a donné lieu à l’émergence de récits d’expériences montrant toutes une forte implication des locuteurs guyanais dans ce domaine. Cette réflexion se base d’autre part sur des résultats d’enquêtes sociolinguistiques menées par I. Léglise dans l’Ouest guyanais et à Cayenne entre 2002 et 2005 (Léglise, 2004 ; Léglise et Puren, 2005 et p. 29) sur les représentations des locuteurs quant à leurs langues et leurs pratiques langagières.
4La première partie de l’article met en résonance les théories européennes classiques sur l’écriture et les représentations des locuteurs en Guyane, qui sont à la fois soumis à l’influence des idées occidentales véhiculées entre autres par l’école, mais qui développent aussi d’autres représentations. La seconde partie relate des expériences guyanaises à la lumière d’un certain nombre de paramètres (rôle des locuteurs natifs/réflexion sur le code graphique/pratique sociale de l’écrit) qui jouent un rôle plus ou moins important selon l’époque à laquelle celles-ci se déroulent.
L’écriture et la raison : des théories évolutionnistes aux représentations des locuteurs
5Comme le souligne J.-P. Gee (1996), les réflexions européennes sur l’histoire de l’humanité se sont construites autour de dichotomies dont la plus productive a sans aucun doute été celle opposant sauvage à civilisé.
6Reprise par les théories classiques sur l’histoire de l’écriture sous la forme « oralité/écriture », cette dichotomie hante encore les représentations des locuteurs, véhiculée par l’école qui n’hésite pas à faire remonter dans ses programmes le début de l’Histoire à l’invention de l’écriture. Par extension donc, les sociétés sans écritures, comme elles le sont presque toutes en Guyane, sont donc, pour l’école en tout cas, des sociétés sans Histoire. Cette première partie reprend les grandes lignes des théories classiques de l’écriture, afin de voir en quoi elles trouvent encore un certain écho aujourd’hui dans les représentations des locuteurs, telles qu’elles apparaissent implicitement dans les enquêtes menées auprès des locuteurs de différentes langues vernaculaires de Guyane.
Le « mythe de la litéracie »
7Les théories classiques de l’écriture (dans la lignée de Goody, Gelb) ont une approche évolutionniste qui attribue à l’invention de l’écriture un pas vers le progrès de l’humanité, le passage d’une société non rationnelle à celle de la « raison graphique » et de la « domestication de la pensée sauvage », pour reprendre le titre de l’ouvrage de J. Goody (1977), The domestication of the savage mind, ou encore de l’entrée dans l’histoire, comme cela est enseigné dans de nombreux manuels scolaires actuels. « If language is what makes us human, literacy, it seems, is what makes us civilized » (Gee, 1996: 26).
8Reprenant les thèses de J. Goody, S. Auroux (1996 : 58) déclare ainsi que « dans le développement intellectuel de l’humanité, son apparition [de l’écriture] est une étape aussi importante que l’apparition du langage articulé. Il faut y voir, comme J. Goody (1977) l’a proposé, l’accès à une nouvelle forme de technologie intellectuelle, et par conséquent à une nouvelle forme de rationalité. »
9Dans le même ordre d’idée, I. Gelb (1973 [1952]) analyse l’absence de développement d’une « véritable » écriture dans les sociétés méso-américaines comme étant la conséquence logique du sous-développement dans lequel se trouvaient ces sociétés avant l’arrivée des Conquistadores, même si leur situation a parfois été comparée, à tort d’après l’auteur, à celle des civilisations orientales. Ces sociétés de « pré-écriture » (ou « avant-courrier de l’écriture », comme il les qualifie) qui ne connaissaient, entre autres, ni la roue ni son usage en traction et qui étaient encore capables de sacrifices humains et de cannibalisme ne pouvaient aspirer à un développement plus élevé, et leur système de représentation graphique n’est, comme on peut le lire en filigrane dans les propos de I. Gelb, qu’une mascarade de système d’écriture (Gelb, 1973 [1952] : 66) : « Les caractères des formes écrites, stagnants sur environ sept cents ans, la création des grotesques variantes formelles de la représentation de la tête, avec leur surabondance typique de détails inutiles – un péché cardinal en matière d’écriture, du point de vue de l’économie –, tout cela suggère un stade de développement décadent, quasi baroque. »
10Quels que soient les critères invoqués, ces théories impliquent l’élaboration d’une hiérarchie des sociétés en fonction de leur degré de développement, ce degré se manifestant entre autres à travers les systèmes de codification (de la simple image à l’écriture) (pour une critique voir S. Tinoco, p. 263). Ainsi, sur l’échelle de I. Gelb, se retrouvent au stade le plus bas « les Noirs de l’Afrique », puis les Indiens de l’Amérique, qui « ont connu un stade de systématisation et d’unification inconnu des Noirs de l’Afrique » (Ibid. : 56), parmi lesquels les Indiens de l’Amérique centrale ont eu cependant des « inscriptions hautement élaborées » qui dépassaient « les systèmes primitifs des Indiens de l’Amérique du Nord et des Noirs d’Afrique ». Apparaissent ensuite successivement les sociétés ayant connu d’abord des systèmes de représentation logo-syllabique, puis syllabique et enfin, stade ultime de développement selon l’auteur, d’écriture alphabétique (voir le tableau des « Étapes de l’évolution de l’écriture », Gelb, 1973 [1952] : 212).
11Ces théories évolutionnistes se doublent d’un corrélat cognitif mis en évidence dans J.-P. Gee (1996 : 33 et suivantes) : les membres de sociétés qui n’ont pas accès à la litéracie auraient des capacités intellectuelles réduites, en particulier dans le domaine de l’abstraction et de la logique. C’est par exemple ce que cherche à montrer l’enquête menée par Vygotsky et Luria dans les années 1930 dans l’Asie centrale soviétique (voir Gee, 1996 : 54, pour une réflexion critique).
12Ces idées, véhiculées par les théories, pourtant récentes, de l’écriture au xxe siècle, reprennent ainsi la dichotomie sauvage/civilisé présente dès les premières descriptions des langues d’Amérique réalisées par des missionnaires empreints de la grammaire de Port Royal. Comme le présente O. Renault-lescure (1984 : 186), les grammaires des langues des indigènes écrites par les premiers missionnaires aux Amériques sont des descriptions « en négatif » de la grammaire du latin, mettant en évidence toutes les carences de celles-ci par rapport au système classique, et renvoyant l’image de langues pauvres et mal construites, ne permettant pas l’expression d’une pensée élevée :
« Il paraît assez démontré que leur langue n’est pas abondante : il serait aussi facile de prouver qu’elle ne peut pas l’être. Il suffirait de jeter un coup d’œil sur leur genre de vie, sur leurs mœurs, sur leurs occupations, sur le peu de connaissances qu’ils ont ou peuvent avoir. Moins il y a d’objets propres à fixer les idées, moins a-t-on occasion de les comparer et d’en trouver des nouvelles » (De la Salle d’Estaing, compilation des travaux de Biet et de Pelleprat, cité dans Renault-Lescure, 1984 : 202).
13Sociétés sans écriture et sous-développées, langues simplistes, les ingrédients pour nourrir le « mythe de la litéracie » sont là, qui continuent à modeler les représentations occidentales et qui, sous certains aspects, se retrouvent dans les représentations des locuteurs guyanais. Comme le souligne I. Gee (1996: 26) avec une certaine ironie, « literacy, it is felt, freed some of humanity from a primitive state, from an earlier stage of human development ».
Les locuteurs et leurs langues
14Deux sources nous permettent d’avancer quelques hypothèses à propos des représentations qu’ont les locuteurs natifs sur l’écriture de leur propre langue : d’une part, les enquêtes sociolinguistiques réalisées dans un grand nombre d’écoles de l’Ouest guyanais au cours desquelles les enfants, scolarisés en cycle 3 (CM1-CM2), ont été interrogés sur leur représentation des langues qu’ils parlent et des langues de leur entourage (voir Léglise, 2004, Léglise et Puren, 2005) ; d’autre part, les discours des participants aux tables rondes du colloque Écrire les langues de Guyane qui seront publiés dans les actes (Renault-Lescure, à paraître).
15Les représentations qui émanent des locuteurs guyanais quant à l’écriture sont complexes, et témoignent à la fois d’une assimilation des conceptions européennes présentées plus haut, et d’une réflexion propre liée au contexte culturel et historique dans lequel la société évolue.
16Le manque d’enthousiasme de certains enfants interrogés sur leur souhait d’apprentissage de l’écriture de leur langue maternelle laisse entrevoir un facteur déterminant dans le développement de la litéracie : le statut (Léglise et Alby, 2006), même très local, de la langue en question. Les souhaits d’apprentissage de l’écriture de leur langue sont beaucoup plus importants quand celle-ci est reconnue et valorisée par ses locuteurs ou par son statut national. Le fait d’être ou non une langue « de tradition écrite » ne semble pas rentrer en ligne de compte dans les souhaits des enfants.
17Ceci s’illustre dans les chiffres suivants : les enfants brésiliens déclarent majoritairement souhaiter apprendre à écrire, voire écrivent déjà, le portugais (six enfants brésiliens contre un enfant ndyuka souhaitent apprendre à écrire leur langue première – Léglise, 2004). Bien que cette langue soit peu valorisée en Guyane, elle bénéficie d’un statut international reconnu. Autre exemple à Awala-Yalimapo, commune mono-ethnique kali’na qui bénéficie d’un enseignement du kali’na à l’école grâce à la présence de deux médiateurs bilingues, 12 % des enfants qui déclarent le kali’na comme langue maternelle (L1) déclarent savoir l’écrire, et 28 % souhaitent apprendre à le faire. Ceci fait écho à la véritable politique menée dans cette commune en faveur de la langue kali’na, et à la vraie place de celle-ci dans la vie administrative officielle (Léglise et Alby, 2006).
18Par contraste cette même langue, complètement marginalisée et dévalorisée à Saint-Laurent-du-Maroni, ville située à seulement 40 km d’Awala, souffre d’un total dénigrement de la part de ses locuteurs scolarisés dans les écoles de cette ville : « Aucun des enfants la déclarant en L1 ne dit savoir l’écrire ou ne le souhaite car ça ne sert à rien » (Léglise, 2004).
19Autre exemple du lien entre statut social et litéracie, le ndyuka, langue déclarée comme L1 à Saint-Laurent par 41,5 % des enfants, ne bénéficie de souhait d’apprentissage à l’écrit que de la part de 17 % de ceux-ci. Or, bien que parlée par une portion importante de la population, cette langue ne joue pour l’instant qu’un rôle marginal dans la vie administrative et politique, et ne jouit d’aucun statut dans la société guyanaise.
20Les souhaits d’apprentissage des enfants reflètent semble-t-il, de manière complètement inconsciente sans doute, le « mythe de la litéracie ». Le passage à l’écrit peut en effet représenter, pour les locuteurs de langues à tradition orale, le stade ultime du développement d’une langue auquel, mus par le mythe de la litéracie, ils souhaitent accéder. Et ainsi, par le souhait des enfants, se perpétue ce mythe : pour être vraiment valorisé dans la communauté, il est important de savoir écrire sa langue.
21Les représentations des enfants à propos de l’écriture de leur langue seront donc inversement proportionnelles aux processus de minoration qui se jouent dans toute la Guyane (Léglise et Alby, 2006).
22Face à ces représentations émanant d’enfants scolarisés, et donc directement exposés aux conceptions occidentales véhiculées par l’école, les adultes impliqués dans les activités d’écriture en Guyane (enseignants, écrivains, membres d’associations culturelles) ont une attitude plutôt positive, et reconnaissent qu’un chemin a été parcouru dans le sens d’une valorisation des langues vernaculaires, même s’il reste encore du travail pour changer la perception qu’ont les gens de ce que peut être le passage à l’écrit.
23Recueillies lors des tables rondes organisées à l’occasion du colloque, les représentations des locuteurs s’expriment à plusieurs niveaux.
24Selon Elie Stephenson, pour certains, le fait que « les langues,… les peuples désignés “peuples de culture orale”, se sont longtemps sentis amputés de quelque chose, quelquefois même ont éprouvé un sentiment d’infériorité », relève du passé. Il faut maintenant considérer que les « peuple(s) à culture orale, [ont], en quelque sorte, reçu une sorte de certificat d’entrée dans la communauté des humains », sans s’être pour autant approprié l’écrit (Introduction à l’atelier « Production d’écrits » lors du colloque Écrire les langues de Guyane, Cayenne, mai 2003).
25Certaines conceptions qui ressortent des discours des locuteurs s’opposent aux conceptions occidentales : l’oral y revêt un caractère secret et sacré qui fait défaut à l’écrit, qui, parce qu’il est plus facile à diffuser, est alors vu comme un danger pour la communauté. C’est ce qu’exprime un participant à une table ronde en disant il faut respecter donc la parole sacrée, donc, faut pas écrire. C’est également ce type de crainte qui s’est manifesté à plusieurs reprises chez les Médiateurs culturels et bilingues (MCB) de l’Éducation nationale sollicités pour publier des contes issus de leur patrimoine : crainte de se voir remplacés dans la transmission du savoir par n’importe quelle personne étant en mesure d’acquérir les livres des contes en question et de les lire aux enfants (Goury et al., 2000), et crainte de l’aspect figé, définitif et « vrai » de l’écrit, comme le souligne J. Moomou (2004 : 63) dans un tout autre contexte : « Ce qui est grave pour la tradition écrite, c’est que les gens ne retiennent simplement que ce qui est écrit dans les ouvrages déjà cités, ou ceux de Jean Hurault ».
26Aucune enquête systématique n’a été conduite à propos de la représentation de l’écrit dans les différentes communautés guyanaises, mais les discours qui révèlent tout à la fois des sentiments de crainte et de méfiance, de confiance et de rejet, laissent entrevoir toute la complexité de la question.
Écrire les langues
27Le mythe de la litéracie n’est jamais totalement absent des expériences de passage à l’écrit dans les sociétés guyanaises : si l’écriture des langues des autochtones a au début un but purement utilitaire pour les missionnaires (en facilitant la catéchisation) et pour certains colons (comme le montrent les textes en sranan des plantations écrits par les colons néerlandais au Surinam, publiés dans Arends et Perl, 1995), elle revêt un caractère militant chez les linguistes et chez les locuteurs quand ils cherchent à mettre sur un même pied d’égalité les langues à tradition écrite et celles à tradition orale, avec l’idée implicite que cela n’est pas possible sans le passage par l’écrit.
28Dans cette section, nous croiserons plusieurs paramètres pour présenter différentes expériences d’écrits dans les langues de Guyane : des paramètres sociaux (position du locuteur : natif ou non natif/développement ou non d’une pratique sociale de l’écriture), et linguistiques (réflexion ou non sur le code graphique/liens entre la langue vernaculaire et la langue dominante) qui se trouvent pondérés différemment au cours de l’histoire.
Écrits anciens
29Les premières expériences d’écriture sur le sol guyanais sont toutes le fait de locuteurs non natifs, elles sont destinées à des locuteurs non natifs et sont le résultat d’un phénomène de contact entre des Européens (missionnaires, colons) et les populations natives ou créoles. Le code graphique retenu, qui est systématiquement alphabétique, est alors généralement celui de la langue européenne, et garde une grande part d’irrégularité en raison, bien souvent, de ses incohérences mêmes dans le système de la langue pour laquelle il est utilisé, mais aussi en raison de ses insuffisances pour transcrire l’altérité linguistique. Ainsi, les premières graphies du kali’na sont calquées sur l’orthographe française, celles des Créoles du Surinam sur celle du néerlandais, avec une imprécision qui dénote une absence de réflexion quant à la transcription de sons étrangers.
30Le kali’na bénéficie d’une écriture dès 1655, date à laquelle paraît une Introduction à la langue des Galibis [Kali’na ], Sauvages de la Terre ferme de l’Amérique méridionale du Père Pelleprat. De parution plus tardive (en 1896), la relation du P. Biet de son voyage en Guyane entre 1652 et 1653 (Renault-lescure, 1984), publiée sous le titre de Les Galibis : tableau véritable de leurs mœurs avec un vocabulaire de leur langue, propose une transcription du kali’na de Guyane de la seconde moitié du xviie siècle. Même si la valeur linguistique de ces documents est contestable (voir l’analyse qu’en fait Renault-Lescure 1984 : 184 et suivantes), ils n’en restent pas moins les traces du tout premier passage à l’écrit de ces langues.
31Autre modalité de contact avec le monde de l’écrit, celle expérimentée dans les missions jésuites de la ville de Kourou et de l’Oyapock, où les prêtres s’empressaient d’apprendre le français aux indigènes et de les alphabétiser dans cette même langue (Maurel, à paraître b).
32Tombées dans l’oubli, les expériences d’écriture de langues amérindiennes restent sans suite, et il faut attendre le xxe siècle pour que reprennent les descriptions et les réflexions sur l’écriture de ces langues en Guyane. Pour une discussion détaillée du cas de Kali’na voir Renault-Lescure, p. 425.
33Le sort des créoles du Surinam fut plus envieux, et le nombre d’écrits tout au long de l’histoire de ces langues permet d’avoir une image fidèle du développement de certaines variétés, en particulier du sranan tongo. Toujours le fait de locuteurs non natifs, plusieurs de ces textes, dont le premier date de 1718 sont destinés aux futurs colons amenés à s’installer sur le territoire de l’ancienne Guyane hollandaise. Le sranan est écrit selon les normes orthographiques du néerlandais, dans une idéologie qui restreint le statut du créole à celui de simple variante abâtardie de la langue européenne2. Ce code est conservé jusque dans les années 1980, date à laquelle des linguistes surinamiens décident de s’affranchir de l’influence néerlandaise et de doter le pays d’une langue nationale, le « sranan tongo », litt. « Surinam langue » avec son orthographe propre (voir par exemple Van der Hilst, 1988). Les textes anciens rédigés dans les variétés de créoles marrons sont en revanche pratiquement inexistants, à l’exception de documents en saamaka. La présence massive de missionnaires moraves dans la colonie hollandaise à partir de la seconde moitié du xviiie siècle (voir Arends et Perl, 1995) explique l’existence d’une écriture pour ce dernier, pour lequel on dispose ainsi d’un important dictionnaire (Schumann, 1783), de textes et de plusieurs lettres écrites par des Saamaka eux-mêmes. C’est cependant en sranan tongo que fut rédigé le traité de paix signé entre les Saamaka et les Hollandais en 1762 (voir van den Berg et Arends, 2004).
34Ces écrits anciens, bien qu’émanant d’auteurs différents (missionnaires ou colons) et ayant vu le jour dans des contextes différents (les missions, les plantations) ont comme point commun d’être le fait de locuteurs non natifs, de n’avoir pas fait l’objet d’une réflexion approfondie sur le code graphique employé (on utilise le code à disposition, à savoir celui de sa langue maternelle) et n’ont jamais donné lieu au développement d’une pratique sociale de l’écrit.
35Alors que ces paramètres peuvent sembler inhérents à une situation coloniale de contact entre deux traditions, l’une orale et l’autre écrite, le contexte guyanais nous offre deux contre-exemples qui montrent qu’il n’en est rien, et que d’autres expériences ont été possibles.
Une littérature créole
36Treize ans avant la parution du tout premier roman entièrement rédigé en créole, A. et A. de Saint-Quentin, deux locuteurs natifs du créole, publient en 1872 leur Introduction à l’histoire de Cayenne suivie d’un recueil de contes, de chants et de fables (1872), suivie d’une notice sur la grammaire et le lexique créoles. Contrairement aux ouvrages cités dans la section précédente, l’adoption d’un code graphique relève ici d’un choix délibéré, voire d’une prise de position identitaire : « l’orthographe étymologique (…) donne à ce pauvre créole l’apparence d’un français corrompu et mal parlé » (De Saint-Quentin, cité dans Honorien, à paraître). Même si le résultat de leurs réflexions est finalement un alphabet hybride, pour reprendre les termes d’Honorien, dans lequel se mêlent éléments phonétiques et conventions du français, la démarche est bien celle de doter le créole guyanais d’une orthographe propre. Autre démarche que celle d’Alfred Parépou, dans son roman Atipa, qui, paru en 1885, après l’ouvrage de Saint-Quentin, ignore complètement les travaux de son prédécesseur et adopte une graphie complètement calquée sur celle du français.
37On assiste alors, de façon un peu paradoxale au développement d’une certaine pratique sociale de l’écriture (Honorien, à paraître ; Étienne, 2003), qui se manifeste par la production d’écrits administratifs et (ou) religieux (voire par exemple la version écrite de l’acte d’abolition de l’esclavage en créole), et par la traduction des fables de La Fontaine en créole (Jardel, 1985). Cette pratique est celle de locuteurs natifs, dans un contexte où le contact avec le français semble servir de catalyseur (les auteurs écrivent en créole pour se différencier du français, pour afficher une identité créole, mais aussi pour concurrencer la langue des maîtres sur son propre terrain, tout en utilisant activement le code mis à disposition par la langue dominante).
Le syllabaire d’Afaka
38Plus surprenante est l’histoire de l’écriture d’Afaka, un Ndyuka du Tapanahony (Surinam) qui créa au début du xxe siècle une écriture syllabique pour transcrire sa langue. Afaka était en contact régulier avec les missionnaires, il aurait donc pu s’appuyer sur l’orthographe du néerlandais pour écrire le ndyuka, comme cela était déjà pratiqué pour le sranan tongo depuis longtemps (Arends, 2002). Cependant, inspiré par un rêve dans lequel Dieu lui ordonne de doter son peuple d’une écriture, il créa, d’abord dans le secret, les 56 symboles destinés à rendre compte de la structure syllabique du ndyuka. Leur diffusion quelques années plus tard donna lieu à une pratique locale de cette écriture (Afaka l’enseigna dans son village), mais le refus du gaaman, chef suprême de la communauté ndyuka bloqua rapidement son extension (Dubelaar et Pakosie, 1993 ; Goury, 2002). Sous l’impulsion d’un locuteur natif, une réflexion intense sur un code graphique novateur et parfaitement adapté à la structure syllabique régulière du ndyuka a vu le jour. Le développement d’une pratique sociale de cette écriture ne s’est pas généralisé faute, non pas d’une graphie inadaptée, mais bien d’un contexte social hostile à celle-ci. Il ne s’agit pas ici de cautionner le mythe de la litéracie qui ne verrait dans la « chute » du système syllabique d’Afaka qu’une inévitable dégradation due à l’inadaptation d’un système syllabique, mais bien de montrer que c’est le contexte social, beaucoup plus que le code lui-même, qui en détermine la pérennité.
Expériences contemporaines
39Parce que le contexte historico-social n’est plus le même, les expériences contemporaines s’inscrivent dans une autre dynamique et remettent en cause la distribution des rôles selon les paramètres évoqués précédemment.
Locuteurs natifs et revendications identitaires
40Les revendications identitaires semblent être un phénomène déclenchant ou favorisant le développement d’une litéracie, qui devient alors l’initiative de locuteurs natifs, dans des expériences individuelles ou au sein d’associations. Deux aspects en ressortent : identité et légitimité.
Identité
41Les ateliers d’écriture kali’na créés dans les années 1990, animés par les locuteurs eux-mêmes, se mettent en place dans le contexte amazonien de revendication des organisations indigènes pour le développement de leur langue dans le monde contemporain (Renault-Lescure et al., 2002 ; Renault-Lescure, p. 425).
42Bien qu’émanant d’initiatives plus individuelles et plus locales, les travaux sur l’écriture des langues businenge revêtent aussi un caractère identitaire. C’est le cas par exemple des travaux de T. Dinguiou, qui, au sein de l’association Mama Bobi, a organisé conjointement avec le LSS de l’IRD deux colloques sur l’écriture des langues businenge (Saint-Laurent-du-Maroni, en novembre 2001, et Cayenne, en septembre 2002). Ou encore le Sikiifi Konmiti, mis en place par des membres des communautés aluku, ndyuka et pamaka. Dans ces deux cas, le choix d’une écriture, et en particulier d’un système graphique qui puisse être adapté à l’ensemble des variétés d’Eastern Maroon Creoles, sert à affirmer une identité pan-marronne. À l’inverse, mais toujours dans une démarche identitaire, J. L. Mais, auteur d’un dictionnaire aluku-français (Mais, s. d.), utilise un système d’écriture qui stigmatise les différences dialectales (et en particulier la prononciation palatalisée du/s/devant/i/, transcrite < ch >), et qui marque son refus de cette identité pan-marronne.
Légitimité
43Derrière les revendications identitaires qui motivent les expériences de passage à l’écrit par des locuteurs natifs se cache un autre type de revendication : celui de la légitimité. Certains en effet, en se revendiquant « chercheur populaire », légitiment à la fois leur statut de locuteur natif – qu’ils associent à « populaire » –, et leur statut d’intellectuels vis-à-vis d’une communauté scientifique qu’ils rejettent pour n’être pas légitimement autorisés à travailler sur leur langue. J.-Y. Parris (p. 251) illustre également comment, chez les Noirs Marrons, la volonté de mettre l’histoire des Premiers Temps à l’écrit émane de revendications identitaires de la part des locuteurs eux-mêmes : à la volonté de fixer une histoire dont ils sont fiers (et qui a déjà été fixée dans de nombreux écrits faits paes « Blancs ») s’ajoute la revendication d’une légitimité du savoir qui pousse certains membres des communautés à réécrire cette histoire (Moomou, 2004).
44La légitimité est à la fois externe – face aux « autres », généralement les linguistes, non légitimes parce que non locuteurs –, et interne à la communauté concernée : la publication du dictionnaire aluku-français, cité plus haut, a posé le problème de savoir qui, au sein de cette communauté, pouvait se revendiquer suffisamment « savant » pour divulguer, par l’écrit, ce savoir. Il est d’ailleurs intéressant de faire le lien avec l’histoire, plus ancienne, de l’écriture d’Afaka (voir plus haut) : l’une des raisons avancée pour expliquer son recul puis sa disparition était également liée à la légitimité que n’avait pas Afaka, un « wisi-wasi man fu bilo » (litt. : « un bon à rien d’en bas » – en allusion aux rivalités entre bas Tapanahony, considéré comme moins prestigieux, et haut Tapanahony, territoire ancestral où réside le gaaman, autorité suprême) pour mener une tâche aussi importante.
45Ces différentes expériences montrent le poids des revendications identitaires et de la recherche de légitimation à travers l’écrit, pourtant, une différence fondamentale les oppose : certaines, comme celle des Kali’na par exemple, s’appuient sur l’écriture de la langue vernaculaire, d’autres, comme celle de l’histoire des Aluku présentée par Moomou (2004), ou du dictionnaire de Mais, s’appuient nécessairement sur l’écriture en français, pour garantir une plus grande ouverture vers l’extérieur.
Normalisation d’un code : écrits à l’école
46L’école est par nature l’endroit où se développe une litéracie ; dans les écoles où travaillent les médiateurs bilingues issus des différentes communautés, on est en train d’assister au développement non seulement de l’alphabétisation en français, mais aussi dans les langues vernaculaires. Bien que le discours officiel de l’Éducation nationale ait longtemps été opposé à l’utilisation de l’écrit en langue maternelle avec les enfants, les médiateurs qui bénéficient d’une salle ou d’un coin de salle réservés à leurs activités – ce qui n’est pas le cas de tous – ont depuis le début « affiché » leur langue écrite, sur des supports qu’ils ont créés eux-mêmes. La pratique de l’écrit étant acquise par les médiateurs lors des stages de formation animés par des linguistes et étant destinée à l’école, cette litéracie s’est tout de suite inscrite dans une pratique normative3 qui n’est pas présente dans d’autres contextes (voir ci-dessous). Dès les premiers ateliers de langues en effet, une réflexion sur l’orthographe a été menée conjointement avec les linguistes pour parvenir à mettre en place un code graphique qui serait utilisé par tous les médiateurs dans leurs affichages et dans leurs activités pédagogiques avec les enfants. À présent que le discours officiel a changé4, cette pratique est amenée à se développer et à déboucher sur l’alphabétisation en langue maternelle des enfants scolarisés dans les écoles pourvues de médiateurs des différentes communautés. C’est par ailleurs également dans le contexte scolaire qu’ont été réalisées quelques publications de contes, généralement sous l’impulsion de linguistes ou d’anthropologues, à des fins pédagogiques, comme les contes amérindiens recueillis dans O. Renault-Lescure et al. (1987), ou le conte kali’na Siliko-Ipetinpo (Yawoya, 1999), ou encore les contes aluku de S. Anelli (1994). Une certaine réserve de la part des locuteurs (voir plus haut Les locuteurs et leurs langues) ainsi qu’un manque d’information et de communication entre les organes de publication (comme le CRDP, par exemple) sont sans doute à l’origine du faible développement de ce type d’action.
47Cette pratique d’écrits scolaires en langue vernaculaire est plus développée pour le créole guyanais, qui bénéficie d’une importante production exploitée dans le cadre des enseignements en langues et cultures régionales, tant du point de vue de la formation des maîtres que de la pratique de classe avec les élèves : on citera par exemple le manuel Pipiri (Francius et Thérèse, 1998), ou encore le tout récent Zété kréyòl (Armande-Lapierre et Robinson, 2004).
Pratique sollicitée/pratique spontanée
48Les ateliers sur la production d’écrit et sur la traduction qui se sont déroulés lors du colloque Écrire les langues de Guyane ont mis en évidence un autre contexte favorable au développement de l’écrit : celui des institutions ou des associations qui, dans l’optique de toucher la population non francophone de Guyane, sollicitent les membres des associations des différentes communautés pour la production de documents originaux, ou le plus souvent, de traductions de documents déjà élaborés, sur des thèmes aussi divers que le passage à l’euro, le dépistage et le traitement du Sida, la conservation de sites protégés, etc. Les réponses à ces demandes sont cependant loin d’être évidentes, et sont souvent le résultat d’initiatives personnelles, menées en dehors des ateliers de réflexion sur la langue quand ils existent, ou des travaux déjà proposés par les linguistes. Autre expérience de traduction, celle des journalistes aluku et ndyuka du trop bref périodique Alibi fu aliba, La voix du fleuve5 : une partie des articles faisait l’objet d’une traduction dans l’une ou l’autre des variétés, après un intensif travail de rédaction et de réflexion de la part des traducteurs, non seulement quant au code graphique à adopter, aux adaptations nécessaires pour rendre compte de la variété dialectale tout en gardant une optique « pan-marronne », mais aussi quant aux problèmes de néologie soulevés par une telle entreprise. Si elle avait pu être pérenne, cette expérience aurait certainement joué un rôle fondamental pour la diffusion des écrits en aluku et ndyuka en Guyane. Une autre expérience de parution périodique dans laquelle apparaissent des textes en langue vernaculaire est celle de la revue Okamag : on y trouve chaque mois plusieurs articles en kali’na rédigés par des auteurs divers.
49Les différents affichages rencontrés de plus en plus fréquemment en Guyane, qui font intervenir des codes différents, relèvent également d’une pratique institutionnelle de l’écrit. Un des lieux les plus propices étant, semble-t-il, l’hôpital, et en particulier l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni où une bonne partie de l’affichage public se fait simultanément en français, en anglais et en « taki-taki ». Là encore, même si la demande est institutionnelle, les individus sollicités s’appuient généralement sur leur propre expérience d’écriture pour répondre à cette demande, ignorant la plupart du temps les travaux des linguistes ou des associations. Un cas représentatif est l’affichage à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni où on note un emploi presque systématique du sranan tongo, respectant plus ou moins la norme en vigueur au Surinam, et en utilisant généralement une orthographe inspirée de celle du néerlandais. Cela s’explique par le fait que les personnes contactées, même si elles sont locutrices de ndyuka ou d’aluku, n’ont généralement jamais écrit dans leur propre langue, voire n’ont jamais été en contact avec des écrits dans leur propre langue, alors que ceux-ci sont plus répandus en néerlandais et en sranan (Léglise, p. 29).
50Face à ces pratiques qui répondent avant tout à des demandes extérieures aux communautés concernées, nous évoquerons des exemples d’utilisation « domestique » de l’écrit dans des communautés traditionnellement présentées comme « à tradition orale » (Maurel, à paraître (a), et Tinoco, p. 263). Les Wayana sont en contact avec l’écrit de leur propre langue depuis les années 1950, époque à laquelle les missionnaires du SIL ont apporté leurs programmes d’évangélisation et d’alphabétisation en langue maternelle. Depuis, la communication écrite en wayana est un fait courant sur le haut Maroni, et permet entre autres à ses locuteurs d’entretenir des liens de part et d’autre de la frontière avec le Brésil. Cette pratique se développe aussi chez les Noirs Marrons, à travers par exemple la publication de CD et de documentaires sur DVD dont la jaquette est entièrement écrite dans une variété de nengee influencée par le sranan tongo, de même que les textes présents dans le film. Produites au Surinam mais diffusées en Guyane, ces publications révèlent le choix d’une orthographe basée sur la compétence de locuteurs ayant été scolarisés au Surinam en néerlandais, et qui, partant, suit les normes orthographiques de cette dernière (usage de < oe > pour noter le son [u], utilisation d’un < g > en final de syllabe pour noter la vélarisation de la nasale, etc.). Si elles se développent, ces publications peuvent avoir une influence à terme sur la standardisation de l’écriture du nengee, même si l’orthographe retenue est loin de celle adoptée par les linguistes ou par les cercles d’intellectuels noirs marrons qui y réfléchissent.
51Une autre expérience est celle évoquée en introduction de son article par S. Tinoco (p. 263), qui relate là aussi une utilisation de l’écrit dans un contexte inattendu : l’utilisation de l’écrit par un homme wayãpi pour lui transmettre un message sans attirer l’attention de la communauté (il s’agissait de lui apporter de l’huile). On note cependant, par rapport au contexte wayana par exemple, une différence, énorme du point de vue des linguistes, mais toute relative pour qui s’intéresse à la pratique de l’écrit dans ses aspects tant culturels et sociaux que linguistiques : cette pratique se fait en français.
52Si elles sont majoritairement le fait de locuteurs natifs et peuvent s’accompagner de revendications identitaires, les expériences de litéracie qui ont cours actuellement en Guyane ne se font pas systématiquement en langue vernaculaire. Par ailleurs, le code employé est loin d’être normalisé et reste souvent le fait de pratiques très personnelles, et ne correspond pas toujours à celui proposé par les linguistes, les associations de locuteurs et les groupes de réflexion, même si ceux-ci tentent de promouvoir une certaine normalisation des pratiques.
Conclusion
53Cet article, qui n’est qu’une réflexion préliminaire sur la problématique de la litéracie en Guyane, met en évidence plusieurs facettes de ce thème complexe qui mériterait une attention plus grande.
54Les représentations des locuteurs sur l’écrit, même si elles sont inévitablement influencées par les conceptions occidentales et le mythe de la litéracie véhiculés, entre autres, par l’école, reflètent également des conceptions propres qui sont à mettre en relation avec le statut et la fonction de la parole et de l’oral dans les diverses sociétés.
55Les langues de Guyane sont maintenant toutes pourvues d’un code, plus ou moins stabilisé, qui a été pensé par différentes instances (linguistes et (ou) associations, intellectuels locaux, etc.), et les différentes institutions qui peuvent jouer un rôle dans sa diffusion semblent prêtes à le faire (l’école, certaines administrations, etc.). L’école en Guyane peut être en particulier un vecteur fort dans la diffusion de l’écriture en langue maternelle, en mettant à la disposition des élèves une écriture qu’ils pourront ou non faire le choix d’utiliser.
56Mais comme le montrent certaines expériences du passé et celles en cours, le fait pour une langue d’être pourvue d’un code graphique ne garantit en rien le développement d’une pratique sociale de l’écrit, et encore moins d’une pratique normée. Seuls les locuteurs et le contexte sociolinguistique dans lequel ils évoluent décideront de l’avenir à donner à la litéracie, dans leur propre langue ou en français, et selon un code basé sur la phonologie de la langue ou sur celui d’une langue dominante.
Notes de bas de page
1 Pour reprendre le terme utilisé dans la présentation du colloque Écrire les langues de Guyane, organisé à Cayenne en mai 2003.
2 On lit par exemple dans l’introduction de van Dyk, 1765 (dans Arends et Perl, 1995: 94): « It is a language, friend, which is not capable of expressing everything: it is derived from English, for which reason it is called Negro English or Bastard English. »
3 Même si, comme le précise J.-P. Fereira, médiateur bilingue à l’école d’Awala, dans son intervention à l’atelier « Codification » du colloque, l’absence de normalisation du kali’na l’a entraîné dès le début à travailler avec un code « ouvert ».
4 Lors de la reprise en main du projet par le rectorat (voir Goury et al., 2000), les activités d’écrit en langue maternelle ont été supprimées (les nouveaux médiateurs recrutés étaient majoritairement employés dans les écoles maternelles). Lors de son dernier passage à Cayenne et son intervention au stage de formation des médiateurs en décembre 2004, l’inspecteur général Jean Hébrard a donné une nouvelle orientation au projet en invitant les médiateurs à travailler à l’écrit avec les élèves.
5 Deux numéros de cet hebdomadaire ont vu le jour en janvier-février 2002. Des problèmes administratifs ont interrompu son édition.
Auteur
goury@vjf.cnrs.fr
Chargée de recherches à l’IRD, en linguistique, membre de l’UMR Celia
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