Alternances codiques en Guyane française
Les cas du kali’na et du nenge
p. 49-72
Texte intégral
Introduction
1Longtemps considérées comme le résultat d’une compétence incomplète dans deux ou plusieurs langues (Hamers, 1997 : 10), donnant lieu à des comportements dépréciatifs envers les locuteurs qui les produisent (Matthey et De Pietro, 1997 : 173-174), les alternances codiques, après avoir été laissées de côté par les premiers travaux sur les contacts de langues (Haugen, 1950 a, 1950 b ; Weinreich, 1953) n’ont été constituées en objet de recherche qu’à partir des années 1970 (Myers-Scotton, 1993 a) au travers des travaux fondateurs de J. Fishman (1971, 1972) ou de J.-P. Blom et J. Gumperz (1972). Ces derniers traitent de l’alternance entre une variété régionale du norvégien, le rananål, et sa variété standard, le bokmål, et montrent que deux personnes travaillant dans une administration locale emploient le bokmål pour tout ce qui relève des tâches officielles et le rananål pour les discussions portant sur des thèmes plus personnels. Ils démontrent ainsi que dans les situations bilingues, les alternances sont employées en fonction de la situation d’interaction mais qu’elles peuvent aussi apparaître au sein d’une même interaction.
2Les premières recherches dans ce domaine se focalisent sur les contacts entre langues européennes. La paire de langues espagnol-anglais est amplement décrite (Acosta-Belen, 1975 ; Marlos et Zentella ; 1978, Pfaff, 1979 ; Poplack, 1980), puis d’autres paires de langues sont étudiées nahuatl-espagnol (Mc Swan, 1997), finnois-anglais (Halmari, 1997) ou encore arabe-français (M’Barek et Sankoff, 1988). Les travaux traitent également de contextes sociaux diversifiés (citons notamment pour les situations de migration Deprez, 1994 ; Lüdi et Py, 1986, 1999 ; Poplack, 1980 ; Zentella, 1997). Toutefois, ces travaux s’intéressent essentiellement aux aspects linguistiques de l’alternance. Alors que les premières études se concentrent sur la description des alternances pour des paires de langues particulières, à partir des années 1980, les travaux décrivent un système de contraintes pesant sur l’ensemble des situations d’alternances.
3S’inscrivant dans ce dernier mouvement, ce texte a pour objectif de décrire les productions bilingues de locuteurs businenge et kali’na de Guyane en s’appuyant sur deux points de vue, l’un linguistique et l’autre social. Notre étude se focalise sur deux études de cas présentant des paires de langues typologiquement distantes. Elle vise donc à contribuer à la réflexion sur une nécessaire typologie des alternances codiques ainsi qu’à une meilleure compréhension des significations sociales de ce phénomène.
4L’étude menée dans la communauté kali’na a été réalisée dans l’ouest de la Guyane, à Awala-Yalimapo. Elle s’intéresse aux productions langagières d’enfants (10-12 ans), scolarisés dans l’école primaire de cette commune et de jeunes kali’na (14-18 ans) scolarisés au collège de Mana ou au lycée de Saint-Laurent. Les phénomènes d’alternance concernent le kali’na, une langue amérindienne de la famille linguistique caribe, et le français. Elle s’appuie sur l’enregistrement d’interactions dans deux micro-situations, la cour de récréation (CDR) et la salle de classe (SDC). Nous ferons par ailleurs référence à des données issues d’une étude en cours, portant sur les interactions de jeunes kali’na âgés de 14 à 18 ans. Ces dernières ont été recueillies par le biais d’un informateur, de cette tranche d’âge, qi les a enregistrés dans deux situations, un match de foot et une discussion chez l’un d’entre eux autour du thème des études.
5L’étude menée dans la communauté businenge a été réalisée principalement dans l’ouest de la Guyane, notamment dans les villages traditionnels pamaka sur le Maroni et dans la ville de Saint-Laurent-du-Maroni. Cette étude s’intéressait principalement aux productions langagières des adultes pamaka et ndyuka. Les données présentées dans ce texte ont été recueillies entre 1994 et 2002 en utilisant une méthode d’observation participante. Les enregistrements ont ainsi été réalisés dans une gamme de situations différentes allant d’interactions très informelles à des interactions relativement formelles. Les interactions sont transcrites par un locuteur natif de cette langue qui a aussi participé à l’interprétation des données.
6Après avoir discuté des diverses typologies existantes, nous décrirons, au regard de nos données, les propriétés linguistiques et sociales des parlers bilingues dans les communautés kali’na et businenge. Nous espérons ainsi, au travers de la présentation de nos résultats, montrer que quel que soit le regard (linguistique ou interactionnel) porté sur les alternances, celles-ci ne peuvent être dégagées des significations sociales qu’elles ont pour les locuteurs qui les produisent.
La recherche sur les alternances codiques
7À l’heure actuelle, les recherches abordent l’étude des alternances codiques selon deux grands types d’approches. Le premier type est structural : il s’intéresse au fonctionnement linguistique des alternances et cherche à identifier les contraintes systémiques présidant aux alternances (Muysken, 1995 ; Myers-Scotton, 1993 b ; Poplack, sous presse). Le second type est, selon Tabouret-Keller (1991), d’ordre social : il s’attache à décrire le fonctionnement discursif des alternances et le rôle joué par ces dernières dans la construction de l’identité des locuteurs qui les produisent. Les travaux s’intéressent ainsi aux contraintes sociales et conversationnelles présidant aux alternances (Auer, 1995 ; Gafaranga, 2001 ; LI, 2002 ; Myers-Scotton, 1993 a)1.
8La variété des approches du phénomène de l’alternance a conduit G. Lüdi (1991) à insister sur la nécessité d’aboutir à la création d’un modèle général permettant d’intégrer à la fois « des contraintes linguistiques (les propriétés des systèmes linguistiques), des contraintes psycholinguistiques (les propriétés du cerveau humain) et des contraintes sociopragmatiques (les propriétés sociales et interactionnelles des systèmes sociaux en général et (ou) des systèmes sociaux spécifiques). » Finalement, toutes ces contraintes mises en commun fondent la définition de cet objet de recherches.
9Certaines des typologies proposées prennent comme point de départ les situations dans lesquelles les alternances apparaissent (Winford, 2003), tandis que d’autres s’appuient sur les caractéristiques des alternances (Auer, 1999). D’autres enfin prennent en compte les compétences des locuteurs dans les différentes langues de l’interaction (Lüdi, 1987). La typologie de Lüdi est pour sa part axée sur des micro-situations, et plus spécifiquement sur les interactions où l’on est susceptible d’observer des alternances :
10Peter Auer (1999) propose, quant à lui, de partir des caractéristiques des discours bilingues. Il distingue trois types discursifs où interviennent des alternances :
- l’Alternance Conversationnelle (AC) (ou code-switching) pour les cas où la juxtaposition des deux codes est perçue et interprétée comme localement significative par les participants, le choix est marqué et l’alternance est révélatrice en soi ;
- le Mélange de Langues (ML) (ou language mixing), pour les cas où c’est la juxtaposition des deux langues en elle-même qui est significative pour les participants, non pas localement (contextuellement) mais dans le fait même d’employer ce type de discours de manière récurrente ;
- la Fusion de Langues (FL) (ou fused lects) dans des cas de variétés mixtes qui se sont stabilisées, où les locuteurs n’ont plus conscience de la mixité de leur discours et où ce discours est devenu « langue », comme le michif (Bakker, 1997) ou la media lengua (Muysken, 1997). Cela implique une réduction de la variation ainsi que la régularité des règles morphophonologiques et morphosyntaxiques.
11Ces phénomènes sont conçus comme pouvant se situer dans un continuum AC → ML → FL ou AC → ML, ML → FL, ce qui permet de décrire parfois les observations comme phases transitoires (Auer, 1999).
12Les données présentées ci-dessous seront analysées en fonction de ces deux typologies. Les interactions étudiées sont du type endolingues-bilingues, dans lesquelles on observe des mélanges de langues. Nous nous intéresserons donc d’abord aux aspects structurels du parler bilingue afin d’expliquer le fonctionnement linguistique des alternances. Cependant, nous verrons que l’approche linguistique choisie ne permet pas d’expliquer les raisons pour lesquelles des alternances de ce type apparaissent. Pour cela, il convient, comme nous le montrons dans une troisième partie, de se pencher sur les significations sociales des alternances.
Aspects structurels du parler bilingue
13Nous allons décrire dans cette partie les aspects structurels des alternances codiques des interactions entre enfants et jeunes kali’na bilingues (ce qui correspond à la situation endolingue-bilingue présentée précédemment). Nous considérons le discours endolingue-bilingue des jeunes kali’na comme du mélange de langues parce que les alternances qui y sont observées rendent impossible – et surtout non pertinente – l’identification d’une langue de l’interaction. Il présente les caractéristiques d’un parler bilingue au sens de l’emploi simultané des langues du répertoire linguistique à l’intérieur d’une même unité de discours (Oesch-Serra, 1991 : 142). « Ces […] langues peuvent alterner (une personne-une langue par exemple) ou bien se mêler dans une même conversation entre deux personnes, voire à l’intérieur d’une même phrase, non pas de façon arbitraire ou anarchique mais selon des règles que nous essayons de découvrir » (Deprez, 1999 : 81). Plus précisément, il s’agit d’un parler bilingue ordinaire où « le passage d’une langue à l’autre est coulant ; […] n’entrave pas la communication, ne provoque aucune répétition, aucune des questions de compréhension ou de clarification qui caractérisent la communication dite « exolingue » (lorsque l’une des langues est mal maîtrisée par l’un des participants) » (ibid.).
14Les unités linguistiques concernées par ces alternances sont de tailles variables et peuvent se situer tant aux frontières des propositions qu’à l’intérieur de celles-ci. P. Auer (1999) distingue deux formes de mélanges de langues :
- ceux qui sont de type « alternationnel » : les alternances sont symétriques et il est difficile de déterminer s’il y a une langue matrice particulière, comme dans les cas décrits par Preziosa di Quinzio (1992) et Franceschini (1998) sur le mélange de langues des immigrants italiens en Suisse, ou Zentella (1997) sur le mélange des Portoricains à New York ;
- ceux qui sont de type « insertionnel », où l’on identifie clairement une langue matrice dans laquelle sont insérés des items ou des constituants d’une autre langue (Bentahila et Davies, 1995 : 8, sur le mélange de langues des jeunes du Maroc).
15Le parler bilingue des jeunes kali’na présente une tendance à l’insertion au sens de P. Muysken (2002) : cela suppose l’existence d’une langue matrice au sein de laquelle sont insérés des items ou constituants de la langue de contact, ce qui rend compte d’alternances correspondant au modèle élaboré par C. Myers-Scotton (1993 b). En effet, dans la plupart des énoncés mixtes, c’est l’organisation morphosyntaxique du kali’na qui prédomine comme nous allons le montrer ci-dessous avec l’exemple de la possession. Cette tendance concerne le plus souvent des items employés seuls et plus rarement des constituants. Les items employés seuls peuvent être insérés sous différentes formes : insertion de l’élément dans un énoncé kali’na (1).
Match de foot, Awala
(1) [caf]2 malo mei?
« Tu étais avec une fille ? »
16Le nom [caf] s’insère dans l’énoncé à la place qu’occuperait un nom kali’na dans un groupe adpositionnel.
17Il y a dans certains cas intégration morphologique par suffixation d’éléments kali’na (2, 3), avec, dans certains cas (2 a), adaptation à la structure syllabique du kali’na.
Match de foot, Awala
(2) a. Yali shooti̵-li̵ ami sapitake owi loten ta
« Je vais attraper le shoot de Yali en un seul coup ! »
b. a-sirop-li̵ ami̵ seneli̵i.
« J’ai bu de ton sirop. »
(3) Blague-mempo wa.
« Je suis un petit blagueur. »
18Pour exprimer la relation de possession, le kali’na emploie une forme génitivale avec préfixation d’une marque de personne (2 b) qui peut commuter avec un nom (2 a) et suffixation d’un terme de mise en relation, le relateur (Renault- Lescure, 1985 : 84). L’item est donc bien inséré ici sous la forme kali’na avec une structure de type : [N(déterminant)]//[pers]-N(déterminé)relateur. Dans le cas de (2 a), l’insertion du terme sans adaptation supposerait une structure syllabique de type [CCV] qui n’existe pas en kali’na mais qui ne pose habituellement pas problème à des locuteurs bilingues kali’na-français comme ces jeunes locuteurs (3). Cependant, cette structure donnerait une suite *tli̵ qui n’existe ni en français, ni en kali’na, c’est sûrement pourquoi le locuteur choisit ici d’insérer une voyelle afin de prononcer plus aisément ce mot.
19Même si tous les noms constituant le groupe nominal (GN) sont en français, celui-ci adopte toujours la structure kali’na :
(4) Match de foot, Awala
Marie la sœuri̵li̵ → « La sœur de Marie. »
Gardien la sortieli̵ → « La sortie du gardien. »
(5) Wendy règle se man ?
« Tu veux la règle de Wendy ? »
20Dans l’exemple (5) si l’ordre des mots est respecté, il manque le relateur qui devrait être suffixé à règle. Cet énoncé, contrairement à l’énoncé (4) est produit par un enfant scolarisé au primaire. Or, si de nombreuses structures semblent être en voie de se systématiser chez les adolescents et jeunes adultes et notamment celle avec le relateur, chez les enfants il y a encore une part d’hésitation sur les mélanges, liée très certainement au fait qu’ils sont encore en voie de construction de leur bilinguisme. Dans l’exemple (4), les GN la sœur et la sortie peuvent poser problème si l’on considère que le nom est ici déterminé par un article défini français. Cependant, il est fort probable que nous soyons ici face à un cas d’amalgame de l’article et du nom que l’on retrouve dans d’autres structures de ce parler bilingue (6) et (7) :
(6) Molo la droite pato oti̵ ami̵ man, motoli̵.
« Vers la droite il y a un moteur. »
(7) Ami̵ la feuille se wa.
« Je veux une feuille. »
21Deux explications peuvent être avancées : il pourrait s’agir d’une influence du créole guyanais. A. Valdman (1978) et A. Grant (1995 : 150) ont en effet montré que dans les créoles à base française « de nombreux mots […] commencent par un élément qui, du point de vue diachronique, est dérivé d’un déterminant français » (Valdman, 1978 : 152). Ces articles, amalgamés aux noms, n’ont aucun rôle particulier. Une autre explication serait qu’il s’agit d’une tendance récurrente dans les situations où le français est en contact avec d’autres langues. M. M’Barek et D. Sankoff (1988) ont observé un phénomène similaire dans le discours mixte arabe-français : un grand nombre de groupes nominaux sont formés par l’adjonction au nom français d’un déterminant grammatical français et d’un déterminant grammatical arabe :
(8) …le charme ualla hadik la particularité dyal les Clubs Meds.
« … le charme ou bien la particularité des Clubs Meds. »
(9) Kayn wahed le coin…
« Il y a un coin… »
(M’Barek et D. Sankoff, 1988 : 149)
22Comme dans le discours mixte kali’na-français, les locuteurs bilingues arabe-français ont donc la possibilité d’adjoindre au N une double détermination. Toutefois, là où en arabe une construction de ce type n’est pas agrammaticale, l’équivalent n’est pas vrai en kali’na.
23P. Muysken (1991 : 258) observe que lorsque le français est en contact avec des langues variées (arabe marocain-français ou néerlandais-français), les groupes nominaux français de type article défini + nom sont fréquemment déterminés par un élément de l’autre langue en présence. J. Nortier (1990) montre que ce phénomène est spécifique au français puisqu’en comparant le français et le néerlandais en contact avec l’arabe du Maroc, il observe que la présence de l’article défini français est obligatoire devant le nom, tandis que celui du néerlandais n’est jamais présent :
(10) arabe-français
i. dak la chemise
« cette (la) chemise »
ii. *dak ø chemise
(11) arabe-néerlandais
i. dik ø gesprek
« cette conversation »
ii. *dik het gesprek
24Il semblerait donc que dans des cas comme celui-ci, les articles définis français ne jouent aucun rôle grammatical et qu’ils soient partie intégrante du nom.
25La tendance globale dans le discours bilingue kali’na-francais est donc à l’insertion, exemplifiée ici avec une structure spécifique mais que l’on retrouve dans de nombreux autres cas (Alby, 2001) et notamment dans le cas de la prédication verbale et non verbale (Alby et Lescure, en préparation).
26Cependant au sein même de ce parler bilingue où prédominent les stratégies insertionnelles, on observe des cas où les mélanges sont plutôt de type alternationnel au sens de P. Auer (1999) et non de P. Muysken (2002) qui relève des cas s’inscrivant dans la contrainte d’équivalence de S. Poplack (1980). Cette dernière estime que les alternances ne peuvent apparaître qu’à des niveaux de langue où il y a une équivalence structurale dans les deux langues. Ces mélanges ont été observés pour trois structures : prédication verbale (12), prédication non verbale (13) et groupe avec préposition (14) :
(12) a. Tu fais owi nimuku.
« Tu dessines un hamac. »
b. Une montre telapa simeloi.
« J’ai déjà dessiné une montre. »
(13) a. Trois cocotiers ami̵ man.
« Il y a trois cocotiers. »
b. Il y a owi bangi.
« Il y a un banc. »
(14) a. Derrière mon i̵ suma.
« Derrière cette personne. »
b. La droite pato.
« Vers la droite. »
27Dans ces trois exemples on observe une symétrie des alternances où l’ordre des mots varie en fonction de la langue du verbe conjugué (12 a-b), de la langue du présentatif existentiel (13a/b) et de la langue de l’adposition (14 a-b). Cette bi-directionnalité des alternances avec respect de l’ordre des mots du verbe ou de l’adposition n’est pas spécifique au mélange de langues kali’na-français. S. Mahootian (1993, 2000) montre des cas similaires avec le verbe dans la paire de langue farsi-anglais avec en (15) le respect de l’ordre des mots de l’anglais et en (16) le respect de l’ordre des mots du farsi :
(15) farsi-anglais
You’ll buy xune-ye jaedid.
« Tu vas acheter une nouvelle maison. »
(Mahootian, 2000 : 10)
farsi-anglais
(16) Ten dollars dad-e.
« Elle a donné dix dollars. »
(Mahootian, 1993 : 150)
28Même si la plupart des alternances observées sont unidirectionnelles, il existe des cas où elles sont bi-directionnelles. Néanmoins, le plus souvent, le kali’na est la langue qui fournit l’essentiel du matériel morphosyntaxique ainsi que de nombreux éléments lexicaux tandis que les apports du français sont essentiellement lexicaux. Cette tendance va dans le sens de l’hypothèse de H. Halmari (1997) selon qui la langue matrice est celle qui a la morphologie la plus complexe. La stratégie insertionnelle serait donc celle de prédilection dans des cas comme celui-ci. Cette explication ne remet pas totalement en cause l’influence possible de critères sociolinguistiques dans le « choix » d’une langue matrice par les locuteurs. P. Muysken (1991 : 256), comparant une même paire de langues, espagnol-anglais, dans deux situations différentes – le bilinguisme des Mexicains-Américains décrit par C. Pfaff (1979) et celui des Porto-Ricains (Poplack, 1989) – montre que les premiers tendent à employer l’espagnol comme langue matrice, tandis que les productions des seconds présentent des mélanges plus symétriques. Une description uniquement linguistique n’est donc pas suffisante pour expliquer des discours bilingues de ce type, elle doit être complétée par des données sociales et anthropologiques pour pouvoir être validée. Ce n’est en effet que par le biais d’une approche multifactorielle comme l’affirment A. Tabouret-Keller (1991) et G. Lüdi (1991) qu’il est possible de répondre aux différentes questions que pose ce phénomène.
Aspects sociaux des discours bilingues
29On constate généralement que « les bilingues exploitent les changements de code pour marquer diverses fonctions linguistiques telles que la structuration de l’énoncé, l’introduction du discours rapporté, l’inférence conversationnelle, etc. […] ces alternances ne surgissent pas de manière aléatoire mais suivent les principes d’une grammaire propre aux locuteurs bilingues » (Matthey et De Pietro, 1997 : 157). Les études menées ont ainsi mis en évidence un grand nombre de fonctions pour les alternances codiques et une multitude de significations. Les travaux « insistent sur le primat de l’interaction pour rendre compte à la fois du développement du langage et de son efficacité communicative et s’intéressent aux productions langagières en situation, redonnant ainsi toute leur importance au contexte et à l’interprétation dans la production du sens “ à deux ” » (Deprez, 1994 : 121). L’objectif premier de nombreux travaux est donc l’analyse des effets de sens produits dans l’interaction par le biais de l’alternance conversationnelle afin d’identifier les fonctions communicatives qui leur sont sous-jacentes3.
30Certains chercheurs (Gumperz, 1982 ; Auer, 1984, 1995, 1996) ont démontré que l’alternance est avant tout un indice de contextualisation (contextualization cue) au même titre que l’intonation, la gestuelle ou le rythme. La contextualisation se définit comme une activité des participants de l’interaction qui permet de mettre une emphase, de maintenir ou de changer un aspect du contexte discursif qui, de ce fait, devient en soi et pour soi un moyen d’interpréter l’énoncé (Auer, 1995). Ainsi, en changeant de langue, les locuteurs bilingues donnent à leur interlocuteur un indice pour interpréter l’énoncé, par exemple : s’il faut le prendre au sérieux ou, au contraire, s’il a une visée ironique.
31On voit ici que le fait même d’alterner les langues est porteur de signification et non pas la direction de l’alternance (de la LangueA vers la LangueB ou l’inverse). Peter Auer décrit ainsi deux manières possibles de construire de la signification au travers de l’utilisation des alternances. La première vise uniquement à la création d’un contraste en changeant une ou plusieurs caractéristiques de la situation, telle, par exemple, la langue de l’interaction. Ce changement suffit à créer du sens, toutefois la signification précise reste dépendante du contexte. Dans le cas de la deuxième, « le changement lui-même donne une indication sur la raison de son apparition, ou il limite le nombre possible d’inférences, ce qui permet de le situer dans un ensemble probable d’interprétations » (Auer, 1995 : 124).
32Tous les types d’alternance présentés dans la littérature sont pratiqués dans les communautés businenge et kali’na. Il convient donc d’identifier ces types et leurs fonctions à partir d’une analyse qualitative se fondant sur l’observation d’interactions. Une simple évaluation des relations de pouvoir dans la société ou des valeurs symboliques des variétés est donc ici sans fondement (Li, 2002 : 164). Cette section présentera dans un premier temps des cas de code-switching puis des séquences de code-mixing qui seront pour ces dernières analysées cette fois d’un point de vue social.
Le code-switching
33Selon P. Auer (1999 : 210), le code-switching apparaît dans les situations qui sont habituellement marquées par l’utilisation d’une langue d’interaction particulière, par exemple le pamaka ou le ndyuka pour les Businenge, et le kali’na ou le français pour les Kali’na. Dans une telle situation, l’utilisation d’une autre langue porte des significations. Le code-switching a lieu durant toute la durée de l’activité qui est contextualisée et il n’est pas perçu par les locuteurs comme une variété de langue en soi. Il n’y a pas ici nécessité d’une compétence bilingue parfaite dans les différentes variétés impliquées, il suffit que le locuteur maîtrise des propriétés saillantes des autres variétés, par exemple du sranan tongo ou du français.
34L’exemple (17) provient d’une interaction entre plusieurs femmes qui sont en train de râper du manioc. Trois de ces femmes sont agricultrices et deux sont institutrices à l’école primaire de Langa Tabiki, un village pamaka.
(17) Langa Tabiki, avril 1996
1 L. : Da ne en osu den o holi en ? « C’est dans sa maison qu’elle va célébrer son
anniversaire ? »
2 W. : Sata, na a man oso ! « Samedi, elle [la fête] aura lieu à la maison de son compagnon. »
3 L. : Ooh ! Ooh ! « Okay »
4 W. : (Phrase en néerlandais sur le compagnon de la soeur de W. qui est difficile à comprendre.)
5 L. : hm
6 W. : Ná tide sani. Na, na, na fu a, na a man de J. ben go ee, « Ce n’est pas une affaire récente. C’est le type avec lequel J. sortait avant et... »
7 L. : Eeye ! « Oui ! »
8 W. : E taigi den sama sani tok « sur lequel elle racontait des choses, okay. »
9 L.: Eeye. « Oui. »
10 W.: Da verleden (D), E. takiii a a wan, den ben go a wan dede oso, ma na a man famiri.
11 Neen J. anga en masra ben de drape.
« Récemment (D), Erwin a dit qu’ils étaient allés à une veillée c’était de la famille [de J.] et J. et son partenaire étaient là-bas. »
12 L. : eh mh « oh no »
(Enfant en train de faire du bruit.)
13 W.: Ma so! Na a man oso, a dede oso hori. Na wan suma fu a man, na en tante drape.
« Okay ! C’était à la maison de son partenaire que la veillée a eu lieu.
C’était quelqu’un de la famille de son partenaire, c’était sa tante là-bas. »
(Un enfant crie pendant le tour de parole de W.)
14 (Interaction très courte entre les femmes présentes et un enfant qui vient d’avaler un morceau de papier.)
15 W.: Eh, hen, neen den go na a dede oso. Neeen… J. s’don nanga wan ptyin fu a
16 man, neen a ptyin fu a man e kar’ en ppa. Ne E. taigi en taki, efu a go drape,
17 a o hari en. Ma, da J. e yere.
« Et puis ils sont allés à la veillée, puis..., J. était assis avec un des enfants de l’homme et l’enfant a appelé son père. Puis E. lui a dit, s’il va là-bas, il va le retirer. Mais à ce moment là J. l’entend. »
18 L. : ehmm ! « c’est vrai »
19 W. : Da en dati o har’ en pur’ drape. A no wan’ a go drape.
« Alors il l’enlèvera de là-bas. Il ne veut pas qu’elle aille là-bas »
20 L. : ehmm ! « c’est vrai »
21 W.: E. taki, a ben e taki wantu san’ drape, ma den no wan’ piki.
« E. a dit qu’elle a dit plusieurs choses là-bas, mais ils ne voulaient pas répondre. »
22 L. : ehmm ! « c’est vrai. »
35W. et L. parlent de la fête que donnera, en ville, la cousine pour son anniversaire de W. W. déclare qu’elle aura lieu chez le compagnon de sa cousine (ligne 2) et l’étonnement de L. (ligne 3) conduit W. à donner des informations supplémentaires sur celui-ci, d’abord en néerlandais (ligne 4) puis en pamaka (lignes 6, 8). Dans son explication, elle aborde le cas de J., l’ancienne petite amie du compagnon de sa cousine, puis elle raconte comment sa cousine et ce dernier se sont rencontrés à une veillée. Cette histoire est basée sur une narration ultérieure donnée par sa cousine (ligne 10 : E. takii…). Dès que W. commence sa narration à propos de la rencontre entre J., sa cousine et son partenaire, elle passe du pamaka au sranan tongo, ou en tout cas dans un style de pamaka fortement influencé par le sranan tongo. Elle se servira de ce style durant toute la narration (lignes 10 à 21). Il semble qu’ici, en changeant de style ou de langue, W. crée une différence entre une activité de conversation et une activité de récit. Elle marque aussi cette narration comme étant celle d’une autre personne. Ce cas de code-switching apparaît donc comme un cas d’alternance relative-au-discours (au sens de Auer) car il a pour fonction de structurer l’interaction en différenciant deux activités discursives. Il en va de même pour l’extrait suivant, avec un exemple de paroles rapportées :
(18) Match de foot
1 Dé. : Kamakon ! oisampa na’a la’a.
« Allons jouer encore ! »
2 E. : Oisanpatoko iloke !
« Jouez alors ! »
3 Dé. : E. na’a !
« Fais quelque chose E. ! »
4 R. : Oh Dalaf na’a ! Ça sent la bouche de Dalaf maintenant !
« Oh, encore Dalaf ! Ça sent la bouche de Dalaf maintenant ! »
5 Dé. : Ah ! Itime se !
« Ah ! Tais-toi ! »
6 E. : Awu wa kapi̵ natulupoi, aseke ni̵ton aiye, wi̵kae lo po keseni̵li̵i iwa.
« Ce n’est pas à moi qu’il l’a demandé, il est allé le chercher tout seul. Je lui ai dit de ne pas le boire. »
7 X. : kumakuma !
« poisson ! »
8 E. : Je vais le dire à mamie [en geignant et en imitant la voix d’une petite fille]
9 Dé. : Apokupeme man hein !
« Il est content de lui, hein ! »
36Dé. annonce à E. qu’il a bu son sirop. L’échange se poursuit sur ce thème essentiellement en kali’na. Deux alternances se produisent, l’une au tour de parole 4 qui permet à R. de mettre l’emphase sur sa moquerie, mais surtout celle du tour de parole 8 où l’imitation des petites filles se fait en français, comme le font les petites filles. Ce phénomène a été fréquemment observé dans les descriptions d’alternances (Alvarez-Caccamo, 1990 : 3-4 ; Matthey et De Pietro, 1997 : 157) où l’explication de l’apparition d’une alternance est liée à des choix conversationnels comme dans le cas du passage au mode humoristique, au mode de la dispute ou encore au mode du discours rapporté. C. Deprez (1991) observe que ce type d’alternances permet de produire des effets de sens variés qui sont soit dirigés vers l’interlocuteur (ligne 4), soit vers le propos (ligne 8).
37Les alternances codiques peuvent aussi créer des changements dans le positionnement des participants, ce qu’on nomme, à la suite de E. Goffman (1981 : 128), le footing : « la position que prenons-nous vis-à-vis de nous-même et vis-à-vis des autres personnes présentes qui s’exprime dans la manière dont nous gérons la production ou la réception d’un énoncé. » L’interaction présentée dans l’exemple (19) provient d’une réunion semiformelle entre quelques aînés de la communauté pamaka, le gaaman et deux kabiten A. et O., qui a lieu dans la maison privée du gaaman. Durant une partie de cette réunion l’auteur, B., est assis à quelques mètres des aînés. L’extrait présenté a lieu vers la fin de la réunion.
(19) Petit kuutu, Pamaka
G. et B. sont en train de discuter en arrière pendant que O. parle avec A.
1 A. : Den o fufuu den tuu. Na gadu yeepi den tu, a grontapu se.
« Ils vont définitivement les voler. C’est dieu qui les a aidés aussi, au monde. »
2 A. : (S’adressant à G.) So ! Gaaman, mi daai baka. A folou sidon pikinso.
3 Na toli i mu taki, da i e yee toli. Ná membe a gaan toli ! A ná gaan toli.
« Okay, gaaman, je suis de retour. La femme est assise et en train de rester un peu. On doit raconter des histoires pour en apprendre d’autres. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas une affaire troublante. »
4 G. : (Il indique qu’il est d’accord.)
5 A. : Ma, daaa, fa de e kai a flou nen ?
« Mais comment est-ce qu’on appelle cette femme ? »
6 B.: B.!
7 A.: So. (s’adressant B.) B. « Okay. B. »
8 (to O.) So, da (1) kabiten, mi kan taki ptyin tori anga a uman pikinso yere?
9 A no wan mulikimuliki toli.
« Okay, alors capitaine, est-ce que je peux parler un peu avec la femme ? Ce n’est pas une chose troublante. »
10 B., O. : (En train de rire.)
11 O. : Iya, iya papa ! « Oui, oui aîné. »
38Depuis la fin de la réunion, A. cherche une opportunité pour parler avec B. de son séjour aux Pays-Bas. Il en trouve finalement une dès la fin de son échange avec O. (ligne 2). Cependant, au lieu de s’adresser directement à elle, il suit la coutume locale et demande d’abord la permission de le faire aux autres hommes présents. Ainsi, en lignes 2-3, il demande au gaaman de lui accorder cette permission en utilisant une variété formelle de nenge, appelée également lesipeki taki (Migge, 2004). En employant ce style, il montre son respect envers le gaaman, réaffirme leurs identités de dignitaires et leurs relations professionnelles. Lorsque G., en ligne 4, donne son accord, A. s’adresse à B. en lui demandant son nom (ligne 5) et reçoit sa réponse (ligne 6). À la ligne 7, il signifie qu’il a bien reçu sa réponse et est prêt à engager la conversation. Mais, soudain, il s’adresse à O. au lieu de B. (ligne 8) probablement parce qu’il vient de s’apercevoir qu’il avait oublié de lui demander aussi sa permission, ce qu’il fait alors. Cette demande est toutefois très différente de celle émise auprès de G. (lignes 2-3) puisqu’il la présente de manière très directe – ce qui est fréquent dans les interactions informelles – il emploie alors un style qui est fortement influencé par le sranan tongo et les variétés modernes de nenge (muliki). En se servant de ce style, A. contextualise un changement dans la structure des participants de l’interaction. Il souligne ainsi le fait qu’il s’adresse à O. et invoque alors une relation sociale entre O. et lui différente de celle qui existait entre G. et lui. Il fait référence à leurs identités personnelles et indique que O. et lui sont des amis avec une relation de solidarité.
39Ces deux cas de code-switching correspondent à ce que P. Auer (1984) qualifie d’alternance relative-au-discours, elle a pour fonction de structurer le discours ou les activités qui sont liées au discours et d’organiser l’interaction entre les participants.
40Le code-switching peut avoir une autre fonction, celle de fournir des informations sur les participants de l’interaction, par exemple sur leurs compétences langagières et sur leur appartenance aux groupes sociaux invoqués dans l’interaction. Dans l’extrait (20) c’est cette fonction qui est mise en évidence. Cet enregistrement a été effectué dans le village de Langa Tabiki en 1994 lors de la première visite de B. chez les Pamaka. L’interaction prend place dans la maison d’une femme du village (P.) qui est en train de préparer des petits pains pour les vendre avec sa fille de 15 ans (PP.) et sa vieille tante (A.). À cette époque, B. ne parle que quelques mots de pamaka/ndyuka et comprend peu de chose dans ces deux langues de même en sranan tongo. Après que P. ait introduit sa famille à B. et au guide ndyuka, celui-ci donne des détails sur leur visite et A. demande à avoir plus de renseignements sur B.
(20) Pamaka
1 A.: Tyee a lobi sama baa. « Ah (expression de sympathie), elle aime les gens ! »
2 Om, ah Omen yali a abi ? « Euh, quel âge a-t-elle ? »
3 P. : I mu akis’ en. « Tu dois le lui demander. »
4 PP. : A pikin yonku uman. = « C’est une jeune femme. »
5 P. : Akisi ensefi omeni yari. « Demande-lui quel âge [elle a]. »
6 A. : Omeni yali ? « Quel âge [as-tu] ? »
7 B : ehm twenty seven. « 27. »
8 A. : Tye baaaaaaaaaaa ! (Expression de forte surprise.)
9 P. : twenti a seibin. « 27. »
10 B. : (Inaudible.)
11 PP. : Disi na pikin uman. (Rire) « C’est une jeune femme. »
12 B. : (Rire.)
41Ligne 1, A. commence par faire des commentaires positifs sur les raisons pour lesquelles B. vient au village, et demande à savoir son âge (ligne 2). Cependant, elle ne pose pas cette question à B. mais à sa nièce (P.). Aux lignes 3 et 4, P. et PP. donnent une réponse à A. et leurs réponses se chevauchent partiellement. P. suggère à A. de s’adresser directement à B. (ligne 3) tandis que PP. donne son estimation de l’âge de B. (ligne 4). P. répète sa suggestion en ligne 5 mais la présente cette fois-ci comme une instruction sur la manière dont il faut s’adresser à B. La première partie (la suggestion) est en pamaka (akisi ensefi) mais le modèle à suivre pour formuler la question (omeni yali) est en sranan tongo. A. suit la suggestion de P. et s’adresse alors à B. en reprenant les termes qui lui ont été proposés. B. répond en anglais (ligne 7) et cette réponse est commentée en ligne 8 par A. qui utilise une expression marquant un grand étonnement. Dans le même temps, P. traduit la réponse de B. (ligne 9) et B. dit quelque chose en anglais qui n’est pas audible (ligne 10). C’est enfin en ligne 11 que PP. explique la raison de sa surprise à toute l’assemblée.
42Il y a donc dans cet exemple trois occurrences de code-switching. Celles-ci suggèrent que les participants de l’interaction interprètent les compétences linguistiques. Le fait que la deuxième suggestion de P. envers A. inclut une manière de poser la question à A. en sranan tongo suggère que P. attribue l’absence de compétence en sranan tongo à A. et que P. et A. considèrent que B. n’a pas une compétence en pamaka (ou qu’il faut s’adresser aux non-Businenge en sranan tongo). Ainsi, le fait que A. reprenne telle quelle cette proposition pour finalement s’adresser à B. confirme l’hypothèse de P. (et A.). De même que la réponse de B. en anglais à la question de A. en sranan tongo renforce les hypothèses de A. et de P. selon qui B. a seulement une compétence de compréhension en sranan tongo et n’a pas de compétence en pamaka. L’analyse de cet exemple suggère que le code-switching a ici deux fonctions. Il est utilisé pour mettre en avant, dans le cas de A. et de P. l’absence de compétence dans les pratiques langagières en nenge de B. et donc de la classer dans une catégorie identifiée comme « non-Businenge ». Dans le cas de B., il s’agit de montrer son absence de compétence dans les pratiques linguistiques locales. En outre, l’alternance de la ligne 5 sert à construire une image de P. comme une multilingue, ce qui revient à dire qu’elle est (a) un membre de la catégorie des femmes modernes pamaka et (b) qu’elle joue un rôle de facilitateur dans les relations interethniques. Cette image émerge du fait qu’elle se montre compétente dans plusieurs langues, le sranan tongo, l’anglais et le pamaka et qu’elle utilise activement cette compétence pour faciliter les interactions entre différentes personnes. A., au contraire, se présente elle-même (ligne 2) et est présentée par P. (lignes 3, 5, 9) comme une personne monolingue en pamaka ce qui permet de la classer dans la catégorie des femmes pamaka traditionnelles.
43La question de la compétence joue un rôle important dans les interactions bilingues et exolingues et peut se doubler dans certains cas d’une négociation sur le choix de la langue de l’interaction et sur la possibilité ou non d’utiliser un code mixte. Dans l’exemple suivant, tiré d’un enregistrement dans une salle de classe où les enfants sont supposés interagir en français puisqu’ils font un « exercice de français », on voit clairement un cas de négociation :
(21) Salle de classe
1 H. : Owi carbet.
« Un carbet. »
2 G. : Nekal =til =anukut =pa man français ta. ?
« Tu ne sais pas le dire en français ? »
3 H. : Un carbet à droite.
44Paradoxalement, c’est en kali’na que G. demande à H. de répondre à la consigne « exercice de français ». Sa remarque est prise en compte : au tour de parole suivant H. reproduit l’énoncé uniquement en français. L’intervention de G. montre aussi que celle-ci refuse le mélange codique owi carbet dans le cadre d’une interaction qu’elle identifie comme scolaire et plus spécifiquement comme une situation d’apprentissage. Owi carbet est acceptable dans le cadre d’une interaction endolingue-bilingue, elle ne l’est pas dans une interaction qui tend vers l’axe exolingue.
45Dans d’autres cas, comme dans l’exemple (22), le mode « mélangé » ne pose pas de problème en soi mais ce sont les langues du mélange qui font l’objet de la négociation :
(22) Salle de classe
A. : … ya owi bwet
« … il y a une boîte. »
2 C. : Owi bw[et’
« Une bwet ! »
3 A. : ahan
« Oui. »
4 C. : Soit owi boîte ;
« Ou une boîte ! »
5 A. : Owi boîte.
« Une boîte. »
46C. a très bien compris l’information donnée par A., elle est capable d’ailleurs de « traduire » bwet en ligne 4 par son équivalent français boîte obligeant ainsi A. à reprendre l’énoncé le plus correct selon C. Cette séquence peut se rattacher aux procédés communicatifs dont Matthey et De Pietro (1997 : 173) considèrent qu’ils sont une manifestation microsociolinguistique de la dimension conflictuelle des langues. C. dénie en quelque sorte à A. le droit d’utiliser le créole, ce n’est pas le mélange codique qui est corrigé mais l’emploi du mot créole. La négociation aboutit à un consensus puisque A. adhère à la proposition de C.
47Un dernier cas d’alternance relative-aux-participants est présenté dans l’exemple (23). Il illustre une interaction informelle entre plusieurs personnes âgées d’environ une trentaine d’années : E., un jeune homme et P., sa femme, B., l’auteur et P., son informateur. Ils sont assis dans la maison de E. et P. à Saint-Laurent-du-Maroni. L’interaction est dominée par E. et S. E., P. et S. se connaissent bien mais E. et P. ne connaissent pas très bien B. Ils savent néanmoins qu’elle est amie avec S. et qu’elle connaît bien la communauté pamaka du fleuve.
(23) Malgash, 20014
1 B. : Da i de anga konje (F) nounou ?
« Donc tu es en vacances (F) en ce moment ? »
2 E. : Aii, mi de nanga konje (F) nou te lek’ tra mun, bigin fu tra mun. Le sept (F),
3 da mi bigin baka.
« Oui, je suis en vacances (F) en ce moment jusqu’au mois prochain, le début du mois prochain.
Le sept (F) je reprends. »
4 B. : Soutu wooko i e du ? « Quel genre de travail fais-tu ? »
5 E. : Sortu wroko mi e du ? Mi e du wan sers (D).
« Quel genre de travail je fais ? Je travaille comme agent de sécurité (D). »
6 B. : Mh ?
7 E. : Wan sers (D) mi e du, wan tra wroko leki soudati, fu lameri (F) gi lameri (F).
8 Ma mi hoop taki nanga kontrakt (D), den man ná e gi wan langa kontrakt (D),
9 siksi mun, ef’ i e wroko bun, den man gi i siksi mun baka, te nanga tu yali, a kaba, 10 den man stop (D) en.
« Un agent de sécurité (D) je fais un autre travail comme (D) soldat, pour la mairie (F). Mais j’espère qu’avec un vrai contrat (D), ils ne te donnent pas un bon contrat (D), six mois, si tu travailles bien, ils te donnent encore six mois jusqu’à deux mois, (après) c’est fini. Ils l’arrêtent (D). »
11 B. : ? ? ?
12 E. : Aha.
13 B. : A so a de ala peesi nounou, den ná e gi i langa kontrakt (D) moo.
« C’est comme ça partout dans le monde, ils ne te donnent plus de contrat (D) longue durée. »
14 E. : Oh, ma omeni a e go, a kontrakt (D) e go normalment (F)
« Oh, mais combien de temps le [contrat] dure, le contrat (D) dure normalement (D) ? »
15 B. : Moo langa, te i wooko bun, moo langa na tu yali, dii yali moo langa dii yali, son fu
16 den, gi den yonku man wooko.
« Au plus, quand tu travailles bien, au plus, c’est deux ans, trois ans, le plus long ça fait trois ans
Quelques-uns, c’est pour donner du travail aux jeunes. »
17 E. : Ya, a no wan echte (D) wroko dati. A fu yeep’ i nomo anga ptyinptyin sani, a no
18 man, a no man sorgu yu.
« Oui, mais ce n’est pas un vrai (D) travail. C’est pour t’aider avec des petites choses, ça ne peut pas te garantir une bonne vie. »
48L’interaction entre E. et B. débute avec une discussion sur le travail que fait E. en ce moment et puis tourne autour des types de travail qui existent en ce moment à Saint-Laurent et les problèmes que cela pose. Durant tout cet échange B. utilise le pamaka qui est pour elle une langue seconde tandis que E. utilise un style de pamaka fortement influencé par le sranan tongo. L’exemple (23) apparaît donc comme un cas d’alternance où chaque participant utilise une variété différente. Il ne s’agit pourtant pas de ce que P. Auer (1984, 1995) et C. Myers-Scotton (1993 a) décrivent comme la négociation de la langue de l’interaction. En effet, durant toute cette interaction B. et E. ne changent pas leur style et ne semblent pas désireux de le faire. En ligne 5, E. signifie par son choix de langue qu’il adopte une façon différente de parler de celle de B. Ce faisant, il marque une différence entre lui et B. ou plutôt entre lui et la manière dont il pense que B. se le représente, à savoir une personne monolingue en pamaka. Il choisit donc ce style pour créer une image qui fasse de lui une personne pamaka bilingue et refuse dans le même temps d’être perçu comme une personne monolingue en pamaka. En effet, dans le contexte communautaire, les Pamaka monolingues sont associés à la vie du village, à la vie traditionnelle et au manque de savoir sur la société moderne. Par contraste, une personne bilingue est associée avec un contexte urbain, à un style de vie moderne et à une expérience de vie hors de la communauté locale. Ainsi, en mettant en avant sa bilingualité, E. se construit comme un homme pamaka moderne et se distancie d’une image de Pamaka traditionnel tel qu’il suppose que B. se le représente.
Le code-mixing
49On trouve aussi dans les enregistrements en milieu businenge des alternances codiques qui ne relèvent pas du code-switching (exemples 24 et 25). L’exemple (24) est une discussion entre trois hommes pamaka d’une trentaine d’années sur leurs activités musicales.
(24) Saint-Laurent-du-Maroni, 2001
M. : Mm baala, mi na mi melodi tapu mi de. Dati i mag (D) sabi en.
« Mon ami, moi, je j’ai ma propre mélodie. Ça tu dois (D) le savoir. »
B. : Ma, ma a taa man melodi di i no sabi da fa i o du anga a man de. Da i wawan na i wawan.
« Mais la mélodie d’une autre personne que tu ne connais pas, comment tu feras avec cette personne-là. Alors c’est que toi ? »
M. : Na yu mu pee a poku. A ini a moment (D) di a probleem (D) kon doo fi i plei taki, jon, yu na wan arsitek poku i e plei. A so mi nanga den man fu orkestra (D) be e plei.
« C’est toi qui dois jouer la chanson. Au moment (D) où le problème (D) arrive pour que tu joues en disant, man c’est une chanson artistique que tu es en train de jouer. C’est comme ça que moi et les gars du groupe on fait de la musique ensemble. »
B.: Ma i mu man sabi den woort (D) tok.
« Mais tu dois connaître les mots (D), okay. »
M.: Te u go fu go plei tok, te u go plei yee, mi e taagi i wan tori. Pe u taampu dape, na ape a man e bari a poku
fu u da na a man namo e piki a poku, fa i si a man bari, da a man piki gling. « Quand tu vas quelque part pour jouer, okay, je te raconte une histoire. Là où on s’installe, c’est là que la personne chantera notre chanson, alors c’est seulement la personne qui répond à la chanson. Quand la personne chante, alors l’homme répond gling. »
B. : Da kande i piki wantu buuya woort (D).
« Alors, peut-être que tu répondras avec des mauvais mots (D). »
M.: No man, san psa? A man e piki dus (D) i, i án sabi a poku tok, di a moment (D) di i sabi kaba taki i no sabi a poku dati, i no mu piki direkt (D), a man o piki nanga den tra man.
« Non, qu’est-ce qui s’est passé ? La personne répond, alors (D) tu, tu ne connais pas la chanson, au moment (D) où tu sais que tu ne connais pas cette chanson-là, tu ne dois pas répondre directement (D), la personne répondra avec les autres hommes. »
50L’exemple (25) est un tour de parole à une réunion d’association qui concerne les activités de l’association. Les participants sont des hommes pamaka eux aussi âgés d’une trentaine d’années.
(25) Saint-Laurent-du-Maroni, 2002
Ohoo, a taa pisi toli sa mi abi fu taki ete. Efu ala sani waka bun, natuulig (D) fu du en, a opleiding (D) sa u o gi den skoro, na pai ehe, en na fanaf wan bale go miti tu bale, wan yuu langa oo. Ini a kuutu mi be wooko gi wan organisasi (D) den be kali A., assosiasion A. u du cultuur (D). Dus (D) a e yeepi den pikin sa de in problem (D). Dati wani taki, den pikin san go a skoro ma san no, án feni a bun leri so na sikoo of (D) san no de flink (D) so na sikoo e tan a baka pikinso dape, da u be teki den, da u be yeepi den a ini sikoo sani, meki den sikoo sani, meki den huiswerk (D) disi nanga dati nanga klas fanaf (D) kon u taki. Den dosie (F), den dokument (D), soutu les (D) u mu gi den, den wooko dati mi ben du so ma da nou, a organisasi (D) dati oo, mi no o wooko gi a organisasi (D) dati moro.
« Il y a une autre chose dont je dois parler. Si tout va bien, clairement (D), pour faire l’entraînement (D) qu’on donnera aux écoles, c’est avec paiement et c’est de cent à deux cent FF par heure ! Avant j’ai travaillé pour une organisation (D) qu’on appelle A., association (D) A., où on avait fait des choses culturelles (D). Alors (D) elle s’occupe des enfants qui sont en difficulté (D). C’est-à-dire, les enfants qui vont à l’école mais qui ne reçoivent pas une bonne formation à l’école ou (D) qui ne sont pas très intelligents (D) et qui sont un peu en arrière là-bas. Alors on les a pris et on les a aidés avec leurs devoirs, à faire leurs devoirs (D) des [enfants] de plusieurs/différents niveaux (D) disant… Les dossiers (F), les documents (D), quels cours (D) on doit leur donner, ces travaux-là, c’était moi qui les faisais mais maintenant, cette organisation (D), je ne travaille plus avec elle. »
51Au premier abord, on constate des ressemblances entre ces deux exemples (24) et (25) et les exemples présentés dans la partie « Le code-switching ». Cependant, une observation plus fine permet de constater des différences. Dans les exemples précédents, l’alternance codique concerne une activité conversationnelle et contextualise un des aspects de l’identité des participants ou signale un changement dans la situation communicative. L’alternance crée donc ici des significations spécifiques qui varient en fonction de l’interaction. En revanche, dans les exemples (24) et (25), ce n’est pas le cas. L’alternance codique est continue tout au long de la conversation et elle n’a pas de fonction interactionnelle, elle ne contextualise pas une activité par exemple. Dans ces derniers exemples, les locuteurs s’orientent vers l’emploi de l’alternance codique comme médium d’interaction au lieu d’un médium monolingue. C’est donc l’alternance codique en elle-même qui représente la norme interactionnelle. Ce qui revient à dire que les productions de ces exemples sont représentatives d’un style ou d’une variété de pamaka qui se distingue des autres variétés de cette langue, telles que le lesipeki taki ou « parler formel » (Migge, 2004), du fait de la présence d’éléments issus du néerlandais, du français et du sranan tongo. Ces éléments ne sont pas grammaticalisés comme dans ce que P. Auer (1999) appelle les fused lects et il ne s’agit pas non plus d’emprunts car leurs caractéristiques les rattachent plus à des alternances. Dans d’autres situations et même dans le même discours ces personnes emploient des variantes différentes (par exemple le mot « jouer » plei, prei vs pee en 24). Enfin, la prépondérance de ces items « étrangers » dépend du contexte de l’interaction. Cette variété bilingue n’a rien de spécifique aux Businenge, on la retrouve dans de nombreuses communautés bilingues (Auer, 1998, 1999 ; Mcconvell, 1988). Elle rejoint la variété identifiée comme parler bilingue kali’na-français des jeunes d’Awala-Yalimapo que nous avons présentée lors de la description des aspects struturaux de l’alternance.
52La littérature sur les variétés bilingues (Hill et Hill, 1986 ; McConvell, 1988 ; Moyer, 1988 ; Auer, 1998, 1999 ; Franceschini, 1998 ; Gafaranga, 2001) démontre que celles-ci sont porteuses de significations sociales du fait qu’elles sont mises en contraste avec d’autres variétés, essentiellement monolingues, employées dans la communauté. Ainsi, en choisissant ce code bilingue au lieu d’un code monolingue, les locuteurs construisent leur appartenance à un groupe social qui se veut distinct des groupes sociaux associés aux codes monolingues, il signale l’identité d’un groupe – une communauté linguistique ou un micro-groupe comme un groupe de jeunes (Hill et Hill, 1986 ; Blommaert, 1992). Ce groupe peut en parallèle se distinguer dans son style de vie, son regard sur le monde, ses activités sociales, etc. vis-à-vis des autres groupes en présence. Partant, les codes bilingues sont souvent des indices d’identités mixtes, hybrides, mais ceci n’est pas une obligation (Hill et Hill, 1986). Par ailleurs, l’importance identitaire de cette variété a parfois pour conséquence l’attribution d’un nom, ainsi du spanglish (espagnol/ anglais) des Portoricains de New York (Zentella, 1997 : 81), de l’italoschwiyz (italien/suisse-allemand) des immigrants italiens de Suisse alémanique (Franceschini, 1998), du yanito (anglais/espagnol) des habitants de Gibraltar (Moyer, 1988), du mikijimap ou « mix-him-up » (gurindji/anglais) des aborigènes gurindji en Australie (McConvell, 1988) ou encore du heblish (hébreu/anglais) en Israël (Auer, 1999 : 318).
53Dans la communauté businenge, ce médium bilingue est clairement associé à un certain groupe social. Parmi les Businenge, les pratiques exposées en (24) et (25) sont marquées et souvent nommées wakaman ou yunkuman taki fasi ou « parler des voyageurs ou des jeunes hommes », elles concernent donc en priorité les jeunes hommes de cette communauté. Les membres de ce groupe sont des hommes âgés de 16 à 40 ans. Ils forment un groupe distinct dans leur mode de vie mais aussi dans leurs droits et obligations sociales. Ainsi, par exemple, ils passent beaucoup de temps hors de la communauté. Ils cherchent un travail salarié et ont peu d’activités agricoles non rémunérées. Ils ont, de plus, assez souvent des interactions avec des jeunes hommes non businenge. Au sein de la communauté, ils ont pour tâche de faire les travaux les plus difficiles physiquement (faire l’abattis, construire des maisons, aller à la chasse, etc.) mais ils n’ont pas le droit pour autant de participer aux processus politiques internes à la communauté. Ces derniers sont réservés aux aînés, ce qui les rend dépendants de ces derniers. À l’inverse, si ce mode discursif semble être utilisé de préférence dans les groupes d’adolescents et de jeunes adultes kali’na, lorsqu’ils sont entre eux, nous n’avons pas trouvé d’indice jusqu’à présent suggérant une manière de nommer ce type de discours. Il n’en reste pas moins qu’il concerne des groupes de pairs bien définis et des situations elles aussi clairement identifiées.
54Les observations menées suggèrent que ces jeunes hommes utilisent de préférence ce parler bilingue lorsqu’ils sont entre eux. Ils s’en servent dans les interactions endolingues-bilingues pour mettre en avant leur expérience du monde extérieur et donc, pour construire leur appartenance à ce groupe. Un homme de cet âge ayant une préférence pour le parler monolingue n’est pas pris au sérieux par les autres et ils se le représentent comme un homme inexpérimenté, comparable aux aînés et aux femmes car le parler monolingue est fortement associé à la vie traditionnelle. Il arrive que ces jeunes gens utilisent la variété bilingue dans leurs interactions avec les aînés du village pour montrer, d’une part, leur différence sociale mais aussi, d’autre part, leur distance, voire leur opposition aux aînés ou à leur façon de vivre et d’être. Les aînés rejettent cette façon de parler qui est selon eux représentative de l’ignorance et du manque de respect des jeunes hommes. La raison en est que selon eux, et selon l’idéologie traditionnelle, les pratiques linguistiques originaires de la côte sont à l’opposé des Businenge et sont un danger pour l’intégrité de la vie traditionnelle businenge. On retrouve dans la communauté kali’na ce rejet du mélange comme l’ont montré notamment Léglise et Alby (2006).
Conclusion sur le code-mixing
55Le mélange de langues, code-mixing ou parler bilingue, a donc pour caractéristique de n’être activé que lorsque les interlocuteurs sont bilingues et qu’ils font partie d’un même groupe (ou s’identifient eux-mêmes comme faisant partie d’un même groupe) :
« Il s’agit ainsi d’un procédé linguistique qui appartient pleinement à leur compétence communicative mais un procédé dont ils ne profitent réellement que lorsqu’ils veulent actualiser la totalité de leur compétence bilingue et biculturelle, c’est-à-dire lorsque la situation ne l’interdit pas, qu’ils communiquent avec un interlocuteur lui-même bilingue et qu’ils considèrent comme faisant partie du même groupe (bi-)culturel qu’eux. Autrement dit qu’ils catégorisent la situation comme « endogène ». C’est donc la connivence, réelle ou postulée, des interlocuteurs qui fonde ici l’utilisation des deux codes et les passages de l’un à l’autre » (Boyer, 1991 : 97).
56Ce type de communication endogène5 décrit parfaitement la situation dans laquelle se situent les enregistrements présentés ci-dessus. Les locuteurs sont bilingues, ils appartiennent à une même communauté et leur connivence, pour reprendre le terme de H. Boyer, est d’autant plus forte qu’ils sont dans une même tranche d’âge.
En conclusion
57Notre discussion autour de l’alternance a permis de montrer la diversité des phénomènes que cette notion recoupe ainsi que la diversité des types de discours dans lesquels elle s’insère (alternance conversationnelle, mélange de langues alternationnel/insertionnel). Ces différents types peuvent coexister dans une même communauté et sont pratiqués par leurs membres pour créer différentes significations sociales. L’utilisation de l’un d’entre eux dépend très largement de la situation et des conventions existant dans la communauté.
58Par ailleurs, que ce soit d’un point de vue linguistique ou social, ces alternances répondent à des règles bien établies. L’analyse qui précède montre qu’on est ici en présence non pas de phénomènes de « mélanges » dus au hasard, mais bien d’un système linguistique structuré et complexe qui permet aux locuteurs non seulement de communiquer dans les différentes langues mais en plus de tirer profit de leur connaissance de ces langues pour « créer » un mode de communication qui leur sera spécifique dans leurs interactions avec d’autres bilingues. Elles constituent une ressource fondamentale pour les plurilingues, longtemps négligée – voire dénigrée – par les idéologies puristes.
59Toute typologie présente l’intérêt de chercher à rendre compte de la plus grande variété de situations possibles, mais, en contrepartie, elle a les défauts de ses qualités : en cherchant à trop généraliser, on court le risque de se heurter à des situations qui ne cadrent pas tout à fait avec la typologie proposée. Ainsi, en ce qui concerne la typologie des interactions de G. Lüdi, on s’aperçoit, au travers de nos exemples, qu’il est parfois difficile de nommer avec précision les interactions. Celles des enfants kali’na dans la salle de classe posent notamment problème : les interlocuteurs sont bilingues et l’on pourrait de ce fait les catégoriser comme des interactions endolingues-bilingues, mais le contexte scolaire et surtout la consigne ont pour effet de faire tendre cette interaction vers l’axe exolingue. De même, dans certaines des interactions enregistrées dans la communauté pamaka, les répertoires des locuteurs sont très variables : certains locuteurs sont monolingues, d’autres sont bilingues et enfin la présence de l’enquêteur fait intervenir un locuteur non natif dans l’interaction. Pour autant, notre propos n’est pas de remettre totalement en cause cette typologie, elle représente un outil de travail qui permet de situer - même de manière approximative – des interactions en dégageant des tendances. En ce qui concerne la typologie de P. Auer, il semble parfois difficile de déterminer avec précision le type de discours auquel on a affaire. P. Auer (1999 : 317) le constate pour le mélange de langues en évoquant le cas du Early New High German, un cas d’alternance entre le latin et une langue vernaculaire germanique, fréquent chez les intellectuels du xvie siècle, où l’on observe autant d’alternances que d’insertions. Il en va de même dans certaines de nos données, notamment celles de jeunes kali’na qui présentent tant des mélanges de langues insertionnels que des mélanges de langues alternationnels. Néanmoins, on peut à nouveau dégager une tendance qui serait, dans ce cas, de type insertionnel. De même, dans les discours que nous identifions à un type précis « alternance codique » ou « mélange de langues », on observe toujours des alternances qui ne cadrent pas avec les caractéristiques identifiées pour celui-ci. À titre d’exemple, dans les discours de type ML des enfants kali’na, on relève parfois des alternances qui ont les caractéristiques de l’AC, tandis qu’inversement, dans leurs discours de type AC, on trouve des alternances qui ont les caractéristiques du ML. Cependant, à nouveau, on peut dégager des tendances, notamment en quantifiant les alternances par tour de parole.
60En synchronie, nous observons dans les situations décrites que l’AC et le ML sont susceptibles d’être employés par les mêmes locuteurs en fonction des thèmes abordés, des situations, des participants à l’interaction. Nous ne pouvons donc affirmer, en l’état de nos connaissances que ces discours pourraient évoluer vers la création d’une fusion des langues, ce qui aurait une conséquence linguistique importante pour les langues concernées. Il nous paraît également difficile de le prédire compte tenu de la diversité des facteurs qui entrent en ligne de compte dans la création de telles langues.
Notes de bas de page
1 Il existe de plus un axe dont nous ne traiterons pas ici, l’axe psychologique qui se focalise sur les contraintes neuro-biologiques présidant aux alternances. Il en va de même pour les travaux des spécialistes de l’acquisition des langues secondes qui ont eux aussi entamé une réflexion sur les alternances codiques (Deprez, 1999 ; Lüdi, 1991).
2 Terme d’argot d’origine non identifiée.
3 Voir par exemple Alvarez-Caccamo, 1990 ; Boyer, 1991 ; Zentella, 1997. Par ailleurs, certains auteurs (comme Poplack et Sankoff, 1988 : 176) insistent sur la nécessité de ne pas différencier sur ce point les stratégies conversationnelles des monolingues (changements de registre, par exemple) de celles des bilingues, la seule différence se situant dans l’utilisation de deux variétés de langue différentes chez les bilingues. Cependant, toutes ces étudesne sont finalement constituées que de listes de fonctions attribuables aux alternances. À titre d’exemple, A. C. Zentella (1997 : 80-114) dégage vingt-deux stratégies conversationnelles qu’elle regroupe en trois grandes catégories (changement de rôle des interlocuteurs, clarification et emphase, « béquille », un moyen de combler une lacune) tandis que C. Alvarez-Caccamo (1990 : 3-4) en s’appuyant entre autres sur les travaux de Alvarezcaccamo (1989), Gal (1979), et Mitchell-Kernan (1972) explique les alternances par les différents styles conversationnels (humour, dispute, discours rapporté, etc.). Ces fonctions sont si variées, et dépendent tellement du contexte discursif, que certains auteurs ont renoncé à en faire une liste exhaustive. P. Auer (1995, 1996), par exemple, observe que ces listes mélangent des catégories qui n’ont rien à voir les unes avec les autres et qu’elles ne sont jamais finies.
4 Entre parenthèses figure le nom de la langue concernée (F : français, D : néerlandais).
5 Le microphone pourrait être considéré comme un élément exogène. Toutefois, comme nous l’avons expliqué, un travail a été effectué avec les enfants pour qu’il ne soit plus un élément « perturbateur » pour eux. Par ailleurs, il y a dans les enregistrements des cas de communication exogène, notamment lorsque les enfants s’adressent à l’enquêteur, locuteur monolingue en français. Ces moments sont signalés lors de l’analyse.
Auteurs
bettinamigge@ucd.ie
Lecturer in linguistics, University College Dublin, Irlande, membre de l’UMR Celia
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