Conclusion. La mondialisation, quel avenir ?
p. 453-466
Texte intégral
1La mondialisation qui touche l’ensemble de la planète depuis les années 1970 n’est pas en soi un phénomène nouveau : des processus analogues se sont déroulés au cours des siècles passés, à la différence près qu’ils se sont présentés comme des constructions avant tout politiques et/ou religieuses et non économiques comme c’est le cas aujourd’hui. Parmi eux, l’historien Fernand Braudel (1979) mentionne la Phénicie antique, Carthage, Rome qui entendait étendre sa domination sur l’ensemble du monde habité, l’Europe chrétienne qui s’efforça de contrôler de très vastes espaces allant jusqu’à Jérusalem et au-delà, l’Islam, la Moscovie, la Chine et l’Inde. Ces mondialisations passées correspondaient à des périodes d’expansion d’empires, qui furent suivies de leur dissolution et d’une nouvelle fragmentation des espaces conquis, assimilable à une « démondialisation ».
2L’apparition du capitalisme, du xvie au xixe siècles, puis sa généralisation en tant que système économique mondial au cours du xxe siècle confèrent à la mondialisation actuelle une dimension nouvelle : l’économique avec la mise en avant du concept d’économie-monde l’emporte désormais sur le politique, même si celui-ci reste fondamental. Cette économie-monde se caractérise par l’extension à l’ensemble de la planète des mouvements de capitaux, de marchandises et des personnes et par une interdépendance sans cesse plus forte des économies nationales soumises à une concurrence accrue. En mettant un terme à la scission du monde en deux blocs antagonistes, la chute du mur de Berlin (novembre 1989) puis l’effondrement de l’Union soviétique ont ouvert la voie à la globalisation des échanges encouragée ensuite par l’ouverture économique de la Chine, symbolisée par son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (novembre 2001). La mondialisation conquiert donc sans cesse de nouveaux espaces, successivement absorbés par un système économique touchant l’ensemble de la planète, tout en renforçant une division spatiale du monde attestée par la multiplication des organisations régionales. Peu de pays restent à l’écart de ce mouvement : Cuba, la Corée du Nord et la Birmanie, toujours repliés sur eux-mêmes pour des raisons politiques, figurent sans doute parmi les rares exemples, mais pour combien de temps encore ?
3Si la mondialisation est principalement économique et idéologique (triomphe de l’économie de marché et du libéralisme), l’actualité montre qu’elle n’en comporte pas moins différents aspects étroitement liés : politiques (avancée de la démocratie, internationalisation des conflits comme la guerre en Irak ou la question du terrorisme), religieux avec un retour fracassant de l’islam sur le devant de la scène, sociaux comme le montre la « mondialisation » de la délinquance (trafics de drogue, des êtres humains, des marchandises contrefaites, etc.) ou de l’aide humanitaire comme l’illustre la forte mobilisation internationale consécutive au tsunami qui toucha les pays riverains de l’océan Indien (26 décembre 2004), linguistiques (l’anglais est devenu la langue véhiculaire universelle) et culturels grâce au spectaculaire développement de l’internet, réseau de communication devenu incontrôlable car transgressant les frontières étatiques. Le monde se rassemble, du moins en apparence, autour de valeurs et normes communes, principalement économiques et politiques.
Les politiques de la mondialisation
4Différents facteurs expliquent la rapide extension de la mondialisation qui revêt, pour la première fois dans l’histoire, un caractère planétaire mais n’en possède pas moins ses propres traits.
5D’abord, l’estompage des frontières est un aspect primordial car il se traduit par un décloisonnement des espaces. Autrefois entravés par des barrières douanières, les échanges marchands se renforcent et s’effectuent désormais de plus en plus librement. Les États en abandonnent progressivement le contrôle, avec une plus ou moins bonne volonté, en renonçant à toute forme de protectionnisme : ainsi, au Brésil, l’éphémère gouvernement de Fernando Collor de Mello, puis Plan Real et le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso ont fait sauter les carcans protectionnistes et ont privatisé plusieurs fleurons de l’industrie nationale, le pays ayant dû ouvrir ses frontières sous la pression d’un libéralisme victorieux. De nouvelles structurations des espaces émergent par l’action de réseaux d’interrelations entre les personnes (hommes d’affaires et entrepreneurs) ou de firmes comme le démontre Bruno Ponson au sujet du miracle économique mauricien. L’Afrique noire, longtemps isolée de l’Afrique du Nord par la colonisation, tisse à nouveau des liens étroits avec le Maghreb si bien que le commerce transsaharien renaît de ses cendres sous l’action de négociants et non des États, aucun accord officiel de commerce n’existant entre pays bordant le désert1. Essentiels dans le dépassement des frontières, les réseaux forment le maillage sur lequel s’accrochent les solidarités dont la mondialisation constitue la résultante. La connaissance de ces réseaux (officiels ou clandestins) et de leurs multiples ramifications (transfrontalières, internationales ou intercontinentales) figure parmi les pistes de recherche à privilégier, malgré d’évidentes difficultés d’appréhension, car elle renvoie à une des réalités sociales de la mondialisation, à savoir son support humain, et à des stratégies plus ou moins conscientes, à plus ou moins long terme, et donc, en dernière analyse, à la notion de pouvoir dans les sociétés humaines.
6L’apparition de régions-monde transcendant des frontières nationales déliquescentes est un autre élément très important dans le processus actuel, dans la mesure où elle en a été le précurseur. Les décennies passées ont été marquées par la constitution d’organisations régionales qui ont pour objectif principal d’estomper, voire de gommer les frontières, en favorisant la libre circulation des marchandises et des hommes. Citons l’Union européenne, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’Union douanière et économique des États d’Afrique centrale (Udeac), la SADC (Southern Africa Development Coordination Conference), la Comesa (Common Market for Eastern and Southern Africa) pour l’Afrique, l’Indian Ocean Rim Association for Regional Cooperation (IOR-ARC) qui regroupe des États africains et asiatiques ainsi que l’Australie depuis 1997, l’Asean (Association of South-East Asian Nations), l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain) et le Mercosur (Marché commun de l’Amérique du Sud). Ces régions-monde, pour reprendre un terme d’Olivier Dollfus (1995), qui se construisent sur des logiques de proximité, traduisent la volonté de faire disparaître les frontières économiques et parfois même politiques (Union européenne). Le mouvement est planétaire avec toutefois un décalage temporel et des vitesses de progression différenciées, certaines organisations étant plus anciennes que d’autres. La mondialisation à travers l’Organisation internationale du commerce (OMC) coiffe en quelque sorte ces nouvelles structurations.
7Le retrait des États sous l’effet du libéralisme a favorisé la constitution de ces nouveaux espaces économiques régionaux. En ce sens, les politiques d’ajustement structurel imposées aux pays du Sud par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, au cours des années 1980 et même après, ont eu de fortes incidences sur le rôle des États. Ces derniers se virent dépourvus, malgré parfois de fortes résistances, de tout ou partie de leur contrôle sur des pans entiers de leur économie, tant au niveau de la production que de la commercialisation des produits agricoles et des biens manufacturés (suppression d’entreprises publiques au profit du secteur privé). La libéralisation intégrale des échanges imposée par les programmes d’ajustement structurel a contraint les pays à s’en remettre à la seule règle du marché, c’est-à-dire celle des avantages comparatifs, pour produire et exporter. Avec le recul du temps, on s’aperçoit que ces politiques ont, certes, permis une certaine stabilisation des économies mais n’ont pas déclenché, loin s’en faut, la croissance tant escomptée : un continent comme l’Afrique, pillé de ses ressources les plus valorisables, se trouve toujours dans une situation de grande pauvreté avec, de plus, une marginalisation économique des États2. L’Asie du Sud-Est qui, à une époque antérieure, avait placé les structures étatiques au cœur du développement, est aujourd’hui dans une situation bien meilleure.
8Outre leur désengagement des sphères productives et marchandes, condition sine qua non actuelle de l’insertion dans le système mondial, les États ont dû opter pour un renouveau démocratique et parfois aussi pour la fin de régimes d’exception comme celui de l’apartheid (Afrique du Sud). La mondialisation s’accompagne en effet de certaines avancées de la démocratie et d’un respect des droits de l’homme plus scrupuleux. Le temps n’est plus où les leaders capitalistes pouvaient commercer sans vergogne avec les pires régimes autoritaires, voire même en favoriser l’établissement (le soutien des États-Unis et de la firme ITT dans le coup d’État du général Pinochet au Chili n’est plus à démontrer). Ce n’est pas en raison d’un humanisme soudain que des pays comme les États-Unis et la France conditionnent désormais leur aide au respect de la démocratie et de ses règles (multipartisme, élections libres, etc.). Ainsi, un des articles de l’African Growth Opportunity Act (Agoa), acte unilatéral américain qui marque la fin des quotas d’importation pour certains produits originaires d’Afrique, stipule que ne peuvent bénéficier de cette disposition que les pays qui respectent la démocratie et les droits de l’homme. De même, le président François Mitterrand dans son célèbre discours de La Baule (1990) conditionnait l’aide de la France à ces mêmes exigences, ce qui obligea de nombreux régimes autoritaires africains à accepter de jouer le jeu de la démocratie. On peut donc dire en pesant les mots qu’il est devenu politiquement incorrect de bafouer ouvertement les droits de l’homme ; et qui n’applique pas les règles minimales de cette idéologie mondialisée, comme la tenue d’élections régulières au suffrage universel, s’expose à des représailles plus ou moins virulentes, financières ou militaires. Dans ce tableau plutôt encourageant, la Chine, avec, chaque année, ses milliers d’exécutions capitales et l’emprisonnement de très nombreux dissidents, montre les limites actuelles de la démocratisation mondialisée ; et comment ne pas évoquer le sort des détenus du camp américain de Guantanamo (Cuba), véritable zone de non-droit ? Dans un cas comme dans l’autre, le poids économique semble se transformer en une capacité plus ou moins affirmée à bafouer les droits de l’homme.
9Les États ont dû également entreprendre une décentralisation administrative comme le montrent Philippe Waniez, Violette Brustlein, Cesar Romero Jacob, Dora Rodrigues Hees et Iná Elias de Castro à propos du Brésil. Basée sur les niveaux territoriaux inférieurs du maillage administratif, cette politique engendre de nouveaux dynamismes locaux et micro-régionaux qui, tout en s’ajustant aux nouvelles conditions économiques, exploitent au mieux les moyens institutionnels et financiers qui leur ont été attribués. Cette recomposition des territoires ne s’est pas limitée à la campagne, mais a aussi atteint la ville comme l’illustre Alan Mabin à propos des liens entre suburbanisation et mondialisation en Afrique du Sud.
10Sur un tout autre plan, on remarque que la mondialisation profite des formidables avancées techniques en matière de télécommunications et de circulation de l’information. Internet permet de relier, en temps réel, la plupart des contrées du monde, ce qui n’est pas sans incidences économiques capitales : comme les bourses mondiales sont désormais étroitement connectées, cela facilite la circulation très rapide des capitaux, mais aussi renforce la primauté des stratégies financières sur les stratégies productives. De même, les progrès réalisés en matière de transport et d’infrastructures favorisent la circulation des marchandises et des hommes, ainsi que le montrent les migrations au Sénégal, étudiées par Nelly Robin. Les avancées technologiques ont permis de raccourcir la durée des trajets tant aériens que maritimes et routiers : Jean-Pierre Bertrand et Hervé Théry soulignent les efforts considérables réalisés en matière d’infrastructures routières dans le nord du Brésil pour encourager le secteur agro-exportateur, lequel multiplie, par ses activités peu attentives à la conservation des milieux naturels, les atteintes à l’environnement. Jérôme Lombard, Frank Bruez et Arouna Diakho montrent d’ailleurs que la restructuration du secteur des transports est plus ou moins bénéfique selon les sociétés et les espaces. Bien que les flux de trafics constituent un aspect fondamental de la mondialisation, ils apparaissent sans doute insuffisamment décrits ici.
11Il faut enfin souligner que la mondialisation n’a pas seulement des effets macroéconomiques et régionaux mais touche tous les habitants de la planète potentiellement placés en situation de précarité : de nombreux ouvriers européens du secteur textile ont perdu leur emploi après la délocalisation de leur entreprise en Turquie, en Afrique du Nord, à l’île Maurice puis à présent en Asie. Depuis l’ère coloniale, les paysans sénégalais, maliens et nigériens producteurs d’arachide ont vu leur principale ressource monétaire disparaître à cause de la concurrence de l’huile de tournesol ; au sein du Mercosur, l’Argentine proteste fréquemment contre la désorganisation de son secteur productif par l’invasion des produits manufacturés de grande consommation brésiliens à bon marché. Dans ce domaine aussi, les recherches pourraient s’efforcer de relier populations victimes et bénéficiaires de la mondialisation. Pour cela, il serait intéressant d’analyser en terme d’emplois de grands secteurs d’activités comme l’industrie textile ou le négoce des principales denrées agricoles : on touche, là, la principale conséquence sociale de la mondialisation, celle qui porte sur le travail, lui aussi mondialisé3, et donc sur les revenus et par là le niveau de vie des populations4.
À qui profite la mondialisation ?
12Dans ce contexte se pose immanquablement la question de savoir à qui profite la mondialisation. Autrement dit, des territoires et des sociétés sont-ils « gagnants » et d’autres « perdants » ? Par essence même, la mondialisation s’appuie sur l’idée de progrès, de réussite et de développement. Mais ce développement est-il égal ? Permet-il de combler les écarts entre pays et régions hérités du précédent ordre mondial ? Toutes les populations profitent-elles de ces retombées ?
13À la lecture des textes présentés ici, on peut en douter. Paradoxalement, on observe qu’un même pays peut être à la fois victime de la mondialisation et en profiter : l’île Maurice risque de pâtir sévèrement de l’abolition du protocole sucre et de la récente suppression de l’accord multifibres alors qu’en même temps, elle peut bénéficier du développement des Technologies de l’information et de la communication (TIC) grâce à la délocalisation sur son territoire de sociétés européennes (Centre d’appels et de services). Pour mesurer plus précisément les effets de la mondialisation dans ses aspects économiques, il conviendrait d’entreprendre des études, non plus par régions comme dans cet ouvrage, mais par grande filière. Pour reprendre le cas du sucre, l’île Maurice et le Brésil, abordés ici séparément, s’opposent à propos du Protocole sucre : le Brésil, la Thaïlande et l’Australie, qui le jugent contraire aux règles de l’OMC, ont en effet déposé une plainte devant cette instance et gagné leur procédure. Ils allèguent que ce n’est pas un accord de libre-échange mais une convention à sens unique, contraire aux règles du commerce mondial puisque l’Union européenne accorde des fiscalités douanières à des États (pays Afrique-Caraïbe-Pacifique dits ACP dont Maurice) qui ne lui en font pas en retour5. Un tel exemple montre que la mondialisation n’est pas à proprement parler un « nouvel ordre mondial », mais plutôt une extension de la flexibilité du système productif qui permet l’expansion du capitalisme à toute la planète, au-delà des barrières idéologiques les plus affirmées (de ce point de vue, le cas de la Chine nouvelle apparaît emblématique).
14Grand orchestrateur et législateur de la mondialisation économique, l’OMC n’est plus aux seules mains des pays du Nord : les pays du Sud y ont acquis une influence significative avec l’entrée de la Chine et la création du G90. Ce G90 qui regroupe les pays du groupe ACP, de l’Union africaine et des pays les moins avancés (PMA) est né du conflit entre ces pays pauvres et le G2 (États-Unis et Union européenne) qui s’opposaient sur la question de la libéralisation des marchés agricoles6, d’où l’échec de la conférence de Cancún (Mexique, septembre 2003). La mondialisation suscite donc des affrontements, certes principalement Nord-Sud, mais parfois aussi Nord-Nord (États-Unis/Union européenne) ou Sud-Sud (pays émergents/pays ACP/pays moins avancés), qui renvoient à de réels conflits d’intérêts. Dans ce contexte, on remarquera que le Sud n’est pas homogène, la situation des pays émergents étant fort différente de celles des pays les moins avancés : le Bangladesh risque ainsi d’être victime de l’abolition de l’accord multifibres, car il a des coûts supérieurs à ceux de l’Inde et de la Chine ; les pays ACP vont pâtir de la disparition à terme des accords de Cotonou qui succédèrent à la convention de Lomé, au profit de pays comme le Brésil ou la Thaïlande. Or, ces accords leur permettaient d’exporter leurs produits agricoles dans l’Union européenne à des prix supérieurs au cours mondial. Aussi, comme l’avance Zaki Laîdi (2004), « tous les problèmes qui opposent le Nord et le Sud existeront de plus en plus entre pays intermédiaires et pays moins avancés ». On notera toutefois que des alliances, au moins circonstancielles, sont possibles : dans son action – victorieuse – devant l’OMC, pour l’abolition des subventions que versent les États-Unis à leurs producteurs de coton, le Brésil avait pris soin d’associer de petits pays africains, en prenant en charge les frais d’avocats internationaux qu’ils auraient été bien en peine de payer. Une piste de recherche intéressante s’ouvre ici à propos de l’hétérogénéité du Sud, qui compte aussi ses riches et ses pauvres. Il n’y a pas un Sud mais des Suds qui se différencient sur des critères de niveau de développement plutôt que géographiques. De ce point de vue, certains pays tels que le Brésil mais aussi l’Inde et la Chine apparaissent comme de nouvelles frontières pour le capitalisme occidental, sans cesse à la recherche de marchés. Cette intégration de territoires « émergents » se fait par étapes successives (les pays « pauvres » ne sont concernés qu’en tant que fournisseurs de matières premières, leurs habitants n’étant pas des consommateurs potentiels) et en fonction d’intérêts économiques et financiers bien définis. Le partage des richesses, la préservation de l’environnement, le respect des patrimoines de tous types, idéaux de ce qui pourrait être un mieux-être collectif de l’humanité, sont étrangers aux firmes multinationales et à certains États totalement étanches à la notion de bien universel, comme l’illustre l’Amérique du président George W. Bush qui s’obstine, par exemple, à ne pas signer le protocole de Kyoto.
15On peut donc craindre que les effets redistributifs de la mondialisation ne soient plus seulement un bienfait pour certains mais aussi une exploitation, voire une expulsion pour d’autres qui ne parviendraient pas à s’inscrire dans ce nouveau système économique mondial hautement instable. Le dossier du coton est, à ce titre, révélateur de la contradiction de pays comme les États-Unis, premier exportateur mondial et chantre du libéralisme, qui continuent de subventionner massivement la filière sous la pression de puissants lobbies agricoles, au détriment de plus de dix millions de producteurs ouest-africains. Pour ceux-ci, le coton est une source de revenus monétaires vitale ; ils bénéficieraient, dans un système loyal, d’un net avantage comparatif en raison de coûts de production très bas. Cet exemple, loin d’être unique, montre que des mesures finalement protectionnistes sont parfois opposées aux règles de l’avantage comparatif et de l’ouverture des marchés. Autrement dit, certains États et plus particulièrement ceux du Nord continuent d’adopter une posture protectionniste pour maintenir une certaine stabilité et ne pas mettre en danger des pans entiers de leur économie avec les graves conséquences sociales que cela pourrait avoir pour l’emploi. Ils sont donc à la recherche d’un nouvel équilibre entre ouverture et protection. On touche là les limites des fondements même de la mondialisation, ce qui pose la question de sa réversibilité potentielle. Il y a là matière à réflexion.
Quel avenir ?
16Lorsque nous avons commencé nos travaux de recherche, il y a maintenant cinq ans (2001), la mondialisation semblait se répandre inexorablement à l’ensemble de la planète, les pays y adhérant les uns après les autres de « gré ou de force ». Depuis lors, la situation du monde a évolué et ses effets pervers commencent à se faire sentir, parfois durement comme en Argentine et surtout en Bolivie où la population s’est révoltée et a réclamé la nationalisation du secteur du gaz, principale ressource du pays. De même, les pays du Maghreb, l’île Maurice, mais aussi les États-Unis et l’Union européenne ont été fortement touchés par l’abolition de l’accord sur le textile dit multifibres (le 1er janvier 2005) qui s’est traduite par l’invasion du marché mondial par des produits chinois de faible coût. Pour protéger leur industrie et l’emploi, les États-Unis ont très vite rétabli des barrières douanières ; l’Union européenne a, de son côté, négocié un accord avec la Chine pour mettre un terme à l’envahissement de son marché.
17Cet exemple montre finalement un appel à l’État « protecteur », concept pourtant honni par les chantres du libéralisme le plus orthodoxe. Après une phase de retrait généralisé, ce retour semble traduire un certain rejet de la mondialisation aussi bien par des entrepreneurs du Nord, victimes de la concurrence du Sud, que par leurs salariés de plus en plus sceptiques sur les bienfaits de l’économie-monde. Ainsi, outre des considérations de politique intérieure, les résultats négatifs des référendums français et néerlandais à propos du traité de constitution européenne reflètent cette défiance nouvelle : les citoyens redoutent en effet ses conséquences pour leur emploi, car les pays ayant récemment rejoint l’Union européenne ont des coûts salariaux nettement inférieurs à ceux des pays fondateurs. Au lieu de l’enthousiasme initial (la mondialisation devait résoudre tous les maux de la planète), le sentiment qui prévaut actuellement s’apparente davantage à la désillusion et à la crainte : le prix des matières premières, notamment le pétrole mais aussi l’acier et le cuivre, ne cesse d’augmenter en raison de la forte demande de pays comme la Chine. Ce n’est pas sans conséquence sur la croissance des pays non producteurs et sur l’emploi et le niveau de vie de leurs populations. Celles-ci en reviennent donc à solliciter l’intervention des États-nations pour réguler les effets négatifs de la mondialisation et les en prémunir.
18Des enclaves et des processus de désolidarisations territoriales commencent à apparaître çà et là, beaucoup plus nettement qu’il y a cinq ans. Les écarts entre pays riches et pauvres ne cessent de s’accroître traduisant une fragmentation plus forte des espaces et un décrochage de certains territoires du Sud : s’agit-il d’un épiphénomène dans l’expansion de la mondialisation ou un révélateur de ses limites et d’un possible recul ? L’idée d’un territoire mondial n’aura-t-il finalement été qu’une utopie face à un système économique voué aux profits et aux flux d’échanges faiblement régulés et inégaux ? Il y a là de nouveaux questionnements et pistes de recherche.
19On ne peut se risquer à prédire le devenir du processus actuel. Gageons pourtant qu’il y a de fortes chances, comme le montrent les évolutions récentes, qu’il accentue les différences entre pays pauvres et riches et entre pauvres et riches au sein des pays. En ce sens, la paupérisation est en effet une conséquence négative, jusqu’à présent presque inévitable, des mondialisations et de la violence de leurs conséquences économiques (Le Goff, 2001) : ainsi, la situation des pays africains est encore plus désastreuse qu’avant les plans d’ajustement structurel, car ceux-ci ont induit une forte accentuation de la pauvreté7. Si la mondialisation a produit des territoires « gagnants » et engendré des sociétés bénéficiaires, elle a simultanément marginalisé, voire exclu, certains groupes sociaux qui n’ont pas su ou pu opérer les mutations nécessaires (cf. le cas péruvien décrit par Évelyne Mesclier et Jean-Louis Chaléard). Les sociétés montrent en effet des capacités très variées à s’inscrire dans l’économie de marché et l’internationalisation des échanges : les Arabes et les Touarègues sahariens ont ainsi des attitudes économiques radicalement différentes alors qu’ils vivent dans le même espace (idéalisation du négoce pour les premiers, refus culturel de s’y adonner pour les seconds).
20Loin de déboucher sur une pacification des espaces, pourtant nécessaire à son épanouissement, la mondialisation risque, au contraire, d’entraîner de fortes oppositions, voire de réels conflits, entre pays nantis et dépourvus, et entre riches et pauvres au sein de ces pays. L’accroissement incessant des inégalités et de l’exclusion, que soulignent les recherches présentées ici, ne conduira-t-il pas la mondialisation à sa perte lorsque le « seuil de rupture » sera dépassé ? Le rejet par une « internationale islamiste » de la primauté de l’économique et d’une vision politique que l’Amérique hégémonique et individualiste du président George W. Bush entend imposer au monde, par la force si besoin, laisse penser que l’on s’approche inéluctablement de ce seuil. Les attentats du 11 septembre 2001, ceux de Madrid (11 mars 2004) puis de Londres (7 juillet 2005) sont sans doute un signe de cette évolution. Mais le danger ne sera-t-il pas plus grand encore pour les pays nantis si les populations démunies d’Afrique, d’Amérique latine et d’une partie de l’Asie cessent de jouer le rôle économique peu avantageux qui leur a été imparti et rejoignent la révolte de la mouvance islamiste ?
21Dans le même temps, l’émergence des organisations religieuses les plus radicales, au détriment des religions traditionnelles devenues fades aux yeux des croyants les plus militants, traduit sans doute l’expansion mondiale d’un « marché » de la spiritualité qui joue de la nouvelle donne économique, voire s’appuie sur elle. L’avancée des pentecôtismes au Brésil apparaît emblématique de ce changement : alors que l’Église catholique romaine persiste à privilégier des valeurs de partage et d’amour, clés pour un au-delà radieux, l’Église universelle du royaume de Dieu invite les habitants des anneaux périphériques les plus pauvres des métropoles brésiliennes à prendre la part de la croissance économique qui leur revient légitimement.
22Ces interrogations fondamentales, au cœur des débats économiques et politiques actuels, ouvrent de nouveaux espaces de recherche. Cet ouvrage, qui rend compte des travaux de chercheurs et enseignants-chercheurs, regroupés autour d’une unité mixte de recherche, fondée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et l’École normale supérieure (ENS), mobilisés pendant cinq ans sur une thématique commune et fondamentale, y contribue. Ces travaux rejoignent aujourd’hui les préoccupations des sociétés du Sud et du Nord, confrontées à un même système qui fait de la flexibilité le principal mode de régulation. Face à cet ajustement permanent des valeurs et des normes, de nouvelles problématiques émergent et demandent aux chercheurs qui prétendent décrypter les territoires de faire preuve d’imagination. Le chantier est vaste et ouvert à tous : ces questions n’interpellent pas la seule géographie, très présente dans cet ouvrage, mais aussi d’autres disciplines, à commencer par l’anthropologie, la sociologie et naturellement l’économie politique. On ne peut donc qu’espérer que cet ouvrage appelle de nouveaux travaux, dont les thèmes sont en partie suggérés ici, et suscite des approches nouvelles, à diverses échelles et sur d’autres « terrains », proches et lointains, afin de mieux appréhender ce phénomène de mondialisation qui touche et inquiète les « citoyens du monde » que nous sommes et entendons rester.
Notes de bas de page
1 La CEN-SAD (Communauté des États sahéliens et sahariens) n’est pas encore une réalité économique.
2 En janvier 1994, la forte dévaluation du franc CFA (50 %) a été imposée par la France aux États membres de la zone franc en Afrique noire francophone, ce qui n’a pas été sans de très lourdes conséquences sur leurs échanges extérieurs et sur l’inflation intérieure.
3 On assiste à une migration des emplois vers le Sud, les entreprises étant sans cesse à la recherche d’une main-d’œuvre la moins onéreuse possible.
4 Une unité de recherche de l’IRD (Travail et mondialisation) travaille précisément sur ce thème.
5 Le rapport définitif de l’OMC daté du 8 septembre 2004 a rejeté en bloc les arguments de défense présentés par la Communauté européenne. Cette dernière a été débouté en appel.
6 Les pays « pauvres » exigent la réduction des subventions agricoles américaines et européennes qui ont un effet néfaste sur leurs propres exportations rendues moins compétitives (cf. coton ouest-africain).
7 La mondialisation n’est pas un phénomène nouveau pour l’Afrique subsaharienne : en leurs temps, la traite esclavagiste puis la colonisation ont été des formes de mondialisation auxquelles elle dut se plier. Ce qui caractérise l’époque actuelle est l’appauvrissement généralisé du continent touché par une crise profonde et durable.
Auteurs
Emmanuel.Gregoire@bondy.ird.fr
Emmanuel Grégoire, géographe, directeur de recherche, IRD, UR 105, membre de l’UMR Temps.
Hthery@aol.com
ORCID : 0000-0001-8282-3470
Hervé Théry, géographe, directeur de recherche au CNRS-Credal, professeur invité à l’université São Paulo – USP, chaire Pierre Monbeig (Brésil), directeur de l’UMR Temps.
philgeo@club-internet.fr
Philippe Waniez, géographe, directeur de recherche, IRD et professeur, université Bordeaux 2, membre de l’UMR Temps.
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