Le paradoxe social des territoires gagnants : l’exemple de Motupe au Pérou
p. 373-388
Texte intégral
1Au Pérou, comme il a été montré plus haut1, les différences entre localités n’ont pas été gommées par l’actuelle phase de la mondialisation ; elles ont été réactivées. Là où des institutions conservent un certain pouvoir sur les terres, les investisseurs extérieurs, péruviens ou étrangers, dont les agissements suscitent à juste titre la méfiance de la population, n’ont pu pour l’instant s’installer véritablement. En revanche, des entrepreneurs2 se sont implantés à Motupe, au nord du département de Lambayeque, dans un territoire marginal par rapport au cœur de l’oasis régionale et resté à l’écart du développement des formes de production collectivistes3. Ils ont réussi à concentrer des terres, à se procurer de l’eau sans passer par le système d’irrigation collectif et à faire venir de la main-d’œuvre bon marché.
2Les changements dans le paysage agricole, avec le remplacement du maïs par les plantations de mangues, font apparemment foi de la réussite d’une localité de plus en plus liée à un marché mondial en pleine expansion. En effet, à la suite des entrepreneurs, les producteurs locaux, même lorsqu’ils ne cultivent que de faibles superficies, ont commencé eux aussi à produire des fruits pour l’exportation. Un tel processus d’imitation n’est certainement pas nouveau : dans la première moitié du xxe siècle, les voisins des grandes propriétés sucrières cultivaient de la canne à sucre pour la leur vendre ; les petits propriétaires de La Florida se mirent aussi à produire du café après son introduction par l’hacienda voisine. Dans la phase actuelle de la mondialisation, les petits producteurs de Motupe pourront-ils de la même façon s’« accrocher » aux dynamiques enclenchées par les entrepreneurs agricoles ? Ne risquent-ils pas, bien plus qu’autrefois, de perdre pied devant le rythme des évolutions, sur des marchés mondiaux en perpétuelle mutation ? La question se pose d’autant plus que les observations de terrain montrent des différences dans la façon dont entrepreneurs d’une part, petits exploitants d’autre part, sont connectés à ces derniers. Si, en apparence, tous vendent des mangues, entre le tout petit producteur, l’exploitant de taille moyenne et l’entrepreneur qui se charge lui-même de l’exportation, il existe des différences non seulement quantitatives mais également qualitatives.
3Nous montrerons tout d’abord que la participation de petits producteurs au développement d’une culture d’exportation ne va pas de soi et nous essaierons de comprendre pour quelles raisons ceux de Motupe peuvent effectivement participer au boom de la mangue, malgré leurs difficultés à suivre le rythme des innovations. Nous verrons ensuite que les conditions de la commercialisation diffèrent énormément, selon les caractéristiques de chaque type d’exploitation. Finalement, nous examinerons la capacité d’une société historiquement hétérogène à mettre en place des mécanismes qui protégeraient les plus faibles, alors que la compétition pour les facteurs de production s’exacerbe : bien que le Pérou soit engagé dans une politique de décentralisation qui met l’accent sur la nécessité de planifier l’avenir au niveau local, les intérêts individuels comme les différences de perception créent plus de concurrence que de solidarité entre les acteurs4
Une innovation assez bien partagée
4D’une façon générale, la réduction des temps de transport par voie maritime, l’intensification des transports aériens et l’amélioration des techniques de conservation permettent aujourd’hui des exportations plus aisées de denrées périssables et fragiles, fruits et légumes en particulier, depuis les pays du Sud vers ceux du Nord. Les produits conditionnés sont également concernés par ces évolutions, dans le cadre de la tendance générale à une intégration croissante de la production agricole aux marchés mondiaux (Carroué, 2002 : 128). Au Pérou, un certain nombre de cultures d’exportation se sont développées à partir du milieu des années 1980, comme l’asperge (Marañón, 1994 : 221), devenue aujourd’hui le deuxième produit agricole d’exportation après le café en valeur FOB5, ou encore la tomate et bien sûr la mangue. Le caractère spectaculaire de ces évolutions – les exportations des produits agricoles « non traditionnels » ont augmenté en valeur de 12,5 % par an entre 1990 et 2001, représentant 68 % des exportations agricoles – a attiré rapidement l’attention des chercheurs6. Il est ainsi possible de comparer la mangue de Motupe à des cas déjà étudiés, dans d’autres régions du Pérou : on s’aperçoit alors que la participation des petits producteurs n’est en rien habituelle, même dans un pays où ceux-ci étaient très majoritaires au moment du recensement agricole de 19947
Les facteurs de la diffusion : les avantages d’un espace et d’un produit
5La contiguïté des territoires de Motupe et Olmos avec le département de Piura, qui concentre l’essentiel de la mangue péruvienne dès les années 1990 et représente la plus grande part de la croissance des superficies au niveau national au cours de la décennie (fig. 1 et 2)8, n’est pas étrangère à la facilité avec laquelle cette culture s’y développe. Les liens anciens des entrepreneurs de Piura avec ces territoires, la proximité et la facilité des communications, grâce à la présence de l’ancien tracé de la route panaméricaine, faisaient de cette oasis un lieu logique d’expansion de l’activité – on retrouve un processus assez classique de diffusion spatiale de l’innovation par voisinage. En outre, la différence de latitude – un degré de plus vers le sud – autorise la récolte des fruits avec un léger décalage dans le temps, ce qui permet d’utiliser au mieux la capacité des usines de conditionnement de Piura et de profiter plus longtemps de l’absence de concurrents sur les marchés à cette période de l’année (tabl. 1).
6La logique de l’expansion de la mangue à partir du pôle de Piura n’explique cependant pas la facilité avec laquelle de petits producteurs sont entrés dans la filière, dans le sillage des entrepreneurs extérieurs et des moyens propriétaires. Le cas de la mangue de Motupe contraste en effet avec celui de la tomate et des asperges, étudié par A. Figueroa (1996) dans la région de Ica. Dans le cas de l’asperge, les fabriques s’approvisionnent seulement à concurrence de 10 % auprès de petits producteurs ; dans le cas de la tomate, destinée au marché national, la fabrique produit tout ce qu’elle transforme, après avoir essayé en vain de faire cultiver sous contrat des agriculteurs moyens et quelques petits. À Motupe et Olmos, lors de la campagne 2002-2003, le Senasa9 a certifié 834 hectares de mangues en production, pour un total de 396 exploitations. Les petits producteurs sont majoritaires : d’après une estimation de 1999, 85 % d’entre eux cultivaient au total moins de 10 hectares (Uchofen Silva, 1999 : 8). À Motupe, en 2001, plus des trois quarts des planteurs ont moins de 5 ha de mangue chacun10.
7Introduite au Pérou au xviiie siècle, la mangue est connue depuis longtemps à Motupe – même si l’orientation vers les marchés mondiaux a entraîné un changement de variété. À Ica, les cultures anciennes (coton, raisin), destinées en partie à l’exportation, sont aujourd’hui surtout le fait de petits agriculteurs ; les grands se sont déplacés vers de nouvelles productions. Sur les exploitations modestes, les plantes déjà familières semblent se diffuser plus facilement que celles qui étaient auparavant inconnues. D’après A. Figueroa, les petits producteurs de Ica n’avaient pas les connaissances suffisantes pour cultiver tomate ou asperge en respectant des normes de qualité élevées (ibid. : 24), alors que pour la mangue, l’expérience acquise par le passé a pu jouer un rôle positif.
8Par ailleurs, le manguier est résistant au manque d’eau – les apports doivent même être restreints pendant une partie du cycle, avant la floraison –, alors que la tomate est particulièrement fragile. Or, dans la région d’Ica, les précipitations sont extrêmement réduites. À Pisco (13° 45’ de latitude sud), à quelque 60 km au nord de la ville principale du département, la moyenne annuelle pour la période 1949-1998 est de 1,6 mm, contre 36 mm à Chiclayo (6° 47’ de latitude sud) (Senamhi, 1999, annexe 6.1). Comme le résume A. Figueroa (ibid. : 9), « dans la vallée même [de Ica], il ne pleut jamais ». Malgré l’existence d’un barrage, la rivière Ica est à sec pendant six mois de l’année alors que dans le nord les cours d’eau, qui descendent de hauteurs elles aussi plus arrosées, ont des débits plus réguliers. Les précipitations que reçoivent les régions de Piura et Chiclayo pendant les années de Niño permettent de pratiquer temporairement l’agriculture sans irrigation, ce qui n’est pas le cas plus au sud. Sur le piémont, la pluviosité est même, dans le nord, relativement importante pendant l’été austral : ainsi, sur les terres de Motupe, à 129 m d’altitude, elle atteint en moyenne 114 mm par an (Montoya Peralta, 1998 : 13). L’eau des nappes souterraines est à certains endroits accessible à faible profondeur et des puits artisanaux peuvent parfois suffire à assurer l’irrigation des parcelles. Alors que la culture de la tomate dans la vallée d’Ica n’est possible qu’au prix d’un investissement important, que ne peuvent faire les petits producteurs, la mangue peut être cultivée en faisant appel aux infrastructures matérielles et sociales existantes, grâce à une disponibilité en eau par comparaison non négligeable.
9La diversité des débouchés joue également en faveur des petits producteurs de Motupe. Celle-ci a plusieurs origines : influence des entrepreneurs de la région voisine de Piura, cherchant à étendre leur aire de production et d’approvisionnement ; initiatives de notables de la région, revenus à l’agriculture au moment du retournement néolibéral des années 1990 ; action d’une ONG de financement nord-américain, liée aux églises évangéliques. Enfin, une entreprise de transformation de fruits – citriques principalement –, Agro Backus S.A., est installée à Motupe même et achète de petites quantités de mangues. À Ica, la production d’asperges commence également à la fin des années 1980, à l’initiative d’un groupe d’agriculteurs qui bénéficient de l’appui de l’Usaid11. Il y a plusieurs fabriques et des commerçants indépendants, mais l’asperge n’a pas de débouchés autres que l’exportation : la mangue, elle, peut être placée à bas prix sur le marché national lorsque sa qualité est insuffisante pour l’exportation, ou encore être vendue à l’entreprise agroalimentaire. Le cas le plus défavorable est celui de la tomate : une seule entreprise élabore du concentré, dans une situation de monopsone (Figueroa, ibid. : 16-17).
10On retrouve donc ici les effets des deux mémoires distinguées par Olivier Dollfus et François Durand-Dastès (1990 : 282), la « mémoire temporelle » et la « mémoire de la nature ». La comparaison avec le cas d’Ica suggère que ce sont tout à la fois l’expérience accumulée par les générations passées, les conditions naturelles, transformées par une utilisation sur le temps long des ressources, et la localisation relative de Motupe, qui permettent à de petits producteurs de profiter de l’existence d’une demande particulière sur les marchés mondiaux.
Les limites à la capacité d’imitation
11Malgré les avantages dont ils disposent, les petits exploitants de Motupe ont des difficultés pour reprendre à leur compte les techniques culturales employées sur les grands domaines. Or, cela a des conséquences importantes au moment de commercialiser les fruits sur les marchés mondiaux.
12L’emploi de produits chimiques pour protéger les fruits des insectes et autres maladies n’est pas général et souvent pas assez fréquent pour prévenir les attaques. La plupart des agriculteurs interrogés invoquent le manque d’argent, et non pas la méconnaissance de ces traitements, pour expliquer qu’ils ne les utilisent pas ou pas assez. Cependant, l’analyse que font les techniciens des ONG est différente : « l’accès au marché externe a créé des problèmes aux agriculteurs qui sont dans une étape de transition, dans la mesure où il existe une grande masse d’agriculteurs traditionnels qui ne changent pas leur façon de penser et ne parient pas sur une amélioration de leur niveau technologique, et des brèches très importantes entre les moyens et les petits agriculteurs en ce qui concerne la technologie, la productivité » (Uchofen Silva, 1999 : 8). De fait, tel petit agriculteur, qui a seulement une cinquantaine de manguiers, s’étonnait de ce que les fruits atteints d’anthracnose (un champignon) et donc tachés, mais intacts à l’intérieur et tout aussi bons que les autres, ne puissent être exportés. Il s’agit bien effectivement, pour ces petits producteurs, de comprendre les modes de penser, pas toujours rationnels, des consommateurs européens ou nord-américains, avec lesquels ils ne sont pas en contact direct.
13Les petits agriculteurs ont également de la peine à bien gérer l’irrigation de leurs arbres. Bien que ces derniers soient résistants au manque d’eau, l’obtention d’une récolte abondante à la période désirée suppose une irrigation. Or, d’une part, tous les producteurs n’ont pas automatiquement accès à l’eau du système collectif d’irrigation : les parcelles de la « communauté paysanne », cultivées en usufruit, sont pour la plupart servies après celles des propriétés privées, et seulement si l’eau est suffisamment abondante. D’autre part, la distribution de l’eau privilégie des cultures qui, à Motupe, sont plus anciennes que la mangue d’exportation et qui, par ailleurs, sont plus sensibles au manque d’eau. Le maïs est en particulier privilégié. Cela peut paraître étonnant puisque beaucoup de membres de l’association des usagers cultivent des mangues ; mais, pour nombre d’entre eux, le maïs, vendu sur le marché national, reste une culture importante. Les exploitants les plus modestes soulignent que la mangue ne dure qu’un temps dans l’année et qu’il faut continuer à produire haricots et manioc pour la consommation de la famille. Ces cultures, ainsi que le maïs, sont d’ailleurs souvent associées aux manguiers dans une même parcelle.
14Les moyens et grands propriétaires, quant à eux, qu’ils aient ou non accès au système d’irrigation collectif, creusent des puits plus ou moins profonds selon la localisation de leurs parcelles. Ils sont ainsi indépendants des décisions de l’association et des aléas climatiques. Les précipitations qui alimentent depuis l’amont les nappes souterraines sont irrégulières, mais celles-ci résistent de toutes façons mieux aux épisodes de sécheresse que les cours d’eau qui alimentent le système d’irrigation collectif. Ces gros producteurs privilégient de façon résolue les manguiers et les autres arbres fruitiers, à la différence des petits agriculteurs qui partagent eau et soins entre différentes cultures.
15Les petits exploitants sont par ailleurs éloignés des sources d’information et n’ont pas les moyens matériels de se procurer sujets et greffons à l’extérieur du pays. Les agriculteurs disposant de plusieurs dizaines ou centaines d’hectares de terres sont souvent en mesure d’aller chercher les variétés à l’étranger. La grande majorité des petits producteurs ne cultivent qu’une seule sorte de mangue, la Kent, même s’ils conservent souvent, par ailleurs, un ou deux arbres plus anciens, de variété dite « créole », pour la consommation familiale. Seuls les plus gros exploitants peuvent consacrer une partie de leur temps et de leur terre à expérimenter d’autres variétés, telles la Tommy Atkins ou la Keitt, qui présentent des qualités différentes de productivité, de goût et d’adaptation au climat. Une étude réalisée en 2001 précise que seul un grand producteur a exporté des mangues Keitt vers l’Europe, sans d’ailleurs passer par un exportateur national (Quijano Doig, 2001 : 46). En 2004, Sunshine, une des entreprises d’exportation de Piura12 qui se sont installées à Motupe, a produit quant à elle les variétés Tommy Atkins et Haden, en plus de la Kent13
Un accès très inégal au marché
16Les petits producteurs obtiennent des prix plus bas que les plus grands, d’une part à cause de la qualité de leurs fruits, inférieure pour les motifs qu’on vient d’évoquer, d’autre part, en raison des modalités de la commercialisation. La première étape, la récolte, assurée par l’acheteur, est une opération délicate et doit être programmée avec précision ; mais tous les exploitants ne font pas l’objet de la même considération.
Des intermédiaires qui mesurent leurs efforts
17Les petits producteurs, qui cultivent deux ou trois hectares de mangues tout au plus, ont au moment de la récolte quelques centaines de caisses de fruits à vendre, soit une quantité très inférieure à celle qui permet de remplir un camion, à plus forte raison un container. Cette caractéristique conditionne leur accès au marché : celui-ci ne peut être direct. Il n’existe par ailleurs aucune institution nationale qui puisse intervenir ni aucune coopérative susceptible de se charger de la commercialisation, les dernières ayant disparu de Motupe dans les années 1980. Ces exploitants font donc appel à des intermédiaires : producteurs-exportateurs, agents de ces derniers, commerçants locaux. N’ayant à offrir que de faibles volumes, ils ne sont pas indispensables dans ce circuit et ne peuvent donc guère exercer de pression sur les acheteurs. Les conséquences en sont importantes : l’intermédiaire pris par le temps peut négliger d’effectuer la récolte sur une petite parcelle isolée, ou encore la faire très vite, au mépris des précautions qui préservent la qualité du fruit et permettent de l’exporter14. Or, les fruits qui ne sont pas exportés seront vendus à des prix dérisoires sur le marché national : la caisse de 20 kilogrammes de fruits se vend l’équivalent de 4,2 à 5,5 euros à l’exportation mais seulement 1,1 à 2,3 euros à l’intérieur des frontières. Même si plus de la moitié des producteurs avaient réussi, en 2001, à vendre plus de 50 % de leur production sur les marchés internationaux, le manque à gagner est important.
18Les moyens et grands producteurs qui ne sont pas exportateurs ne sont confrontés que partiellement à des problèmes similaires à ceux des petits producteurs. Ils passent aussi par des intermédiaires pour vendre leurs mangues et doivent également surveiller les balances et la façon dont s’effectue la récolte. Mais leur pouvoir de pression sur l’acheteur est plus élevé : la production obtenue est suffisante pour remplir un camion. Se brouiller avec un grand producteur dont on est venu récolter les mangues serait pour l’acheteur un acte aux conséquences préjudiciables.
Les difficultés du suivi jusqu’aux marchés du Nord
19Les obstacles mentionnés précédemment n’existent pas pour les producteurs-exportateurs, qui assurent eux-mêmes récolte, transport et conditionnement de leur production jusqu’au bateau ou à l’avion. Pour ceux-ci, les difficultés commencent en fait sur les marchés internationaux eux-mêmes : risque de non-paiement après l’envoi des fruits, de conflit avec des acheteurs remettant en question la qualité de ceux-ci, etc. Ces exportateurs doivent être capables de se déplacer personnellement ou d’envoyer un proche de confiance aux États-Unis ou en Europe pour vérifier les conditions de commercialisation de leur produit15
20Leurs capacités techniques sont parfois remises en cause. L’un rapporte par exemple que les tailles légèrement disparates de ses cagettes de mangues, une fois à Rungis, rendaient difficile leur manipulation par les palettes. D’autres ont essayé de trouver un nom porteur, avec plus ou moins de bonheur (ainsi, un exportateur visant le marché français a choisi le nom d’« Alésia ») ou encore de confectionner un logo reconnaissable. Certains acceptent qu’une partie de leur production soit commercialisée sous le nom de leur acheteur, généralement un des grands fournisseurs du marché international. Le Pérou finalement ne « pèse » que pour 0,7 % de la production en 200216, soit le 26e rang mondial. Dans ce contexte, les difficultés que rencontrent les exploitants les plus entreprenants et les mieux dotés en terres et en capital en disent long sur le chemin qu’auraient à parcourir les petits producteurs, même en association, pour accéder à des marchés lointains et complexes.
D’improbables solidarités territoriales
21Les différences entre les producteurs posent la question de la possibilité d’une solidarité territoriale. On rejoint là un des grands débats que provoque la mondialisation : ce type de solidarité ne s’efface-t-il pas devant la puissance de réseaux mondiaux, comme le suggère par exemple Badie (1997 : 133), essentiellement à propos du territoire stato-national ? Les entrepreneurs de Piura et de Motupe, les grands et petits producteurs de mangue ne sont-ils pas plus en concurrence les uns avec les autres que conduits à participer de façon commune à des plans de développement locaux, malgré la mise en place du processus de décentralisation ? Finalement, ne retrouve-t-on pas aussi d’anciennes fractures liées à la construction des différences ethniques ?
Des entreprises qui ont intérêt à éliminer les petits producteurs ?
22On pourrait penser que les entreprises d’exportation n’ont pas intérêt à participer elles-mêmes au processus de production. Les plus grandes ont déjà modifié leur activité en fonction de la demande mondiale et sont susceptibles de procéder à d’autres adaptations – les propriétaires de Sunshine par exemple n’ont commencé à s’intéresser à la mangue qu’il y a une dizaine d’années. En cas de mutation des marchés, il semblerait plus commode pour elles de se tourner vers d’autres fournisseurs, dans d’autres régions, plutôt que de devoir convertir leurs parcelles, d’autant que le délai de mise en production des arbres est long. Il leur faut cependant prendre en compte les exigences du marché et le risque d’une brutale disparition d’une partie de l’approvisionnement, si les petits agriculteurs ne sont pas capables de s’adapter aux nouvelles normes. Celles-ci sont chaque fois plus difficiles à suivre : tenue de registres, installation de sanitaires sur les parcelles pour les ouvriers qui effectuent la récolte et autres innovations ne sont facilement adoptées que par les grands producteurs. C’est l’argument que mettent en avant les gérants de l’entreprise Sunshine pour expliquer leur désir de constituer leurs propres domaines à Motupe. Leur perspective à long terme n’est pas de produire eux-mêmes toute la matière première de leur commerce, mais de s’assurer d’un minimum et de compter pour le reste sur les exploitants les mieux lotis, qui sont eux aussi en train d’agrandir leurs propriétés. Au-delà de la volonté de sécuriser leur approvisionnement, certains entrepreneurs voient aussi dans la présence de leurs voisins plus modestes une menace latente, du fait de leur moindre capacité à contrôler maladies et insectes.
23Les petits producteurs qui, sans exception, ont conservé une grande diversité de cultures sur leurs exploitations pourraient éventuellement se désengager de la culture de la mangue si les portes des marchés mondiaux se refermaient devant eux. Il reste que les gains en jeu sont importants (Chaléard et Mesclier, 2004) et la tentation pour eux est grande de poursuivre cette production, même au prix de plus grands risques qui peuvent se traduire, en cas d’endettement insurmontable, par la cession de leurs terres à un voisin plus puissant.
Les obstacles aux actions communes
24L’ensemble de la localité de Motupe vit de plus en plus au rythme de la mangue. La récolte apporte une grande partie des revenus qui font vivre les commerçants, stimulent l’activité hôtelière, justifient la présence de services de l’État. Mais cette solidarité de fait ne se retrouve pas pour l’instant au niveau du gouvernement municipal en raison de l’histoire politique propre du pays. Dans beaucoup de municipalités du Pérou, les conflits de personnes et d’intérêts semblent avoir grandi avec l’augmentation du budget et des responsabilités. La fuite de A. Fujimori avait laissé sans protection un grand nombre de maires qui ont été accusés dans les années suivantes de corruption. Quatre ans après, les rancœurs ne sont pas apaisées et à Motupe, comme dans bien d’autres localités, l’édile et ses conseillers étaient vivement remis en question en 200417. Il semble donc que les mairies n’aient ni l’autorité ni la vision suffisante pour susciter les dynamiques locales dont auraient besoin les producteurs : création d’associations, offre de formations, amélioration de l’état des chemins, etc. La « communauté paysanne », qui contrôle essentiellement des terres non irriguées occupées par de petits producteurs, n’est pas en mesure de jouer un rôle dans la production des mangues. Son président propose plutôt de développer la culture de légumes secs, qui, de fait, pourraient avoir des débouchés de plus en plus importants.
25Ce sont d’autres acteurs, eux-mêmes extérieurs à Motupe, qui mettent en avant aujourd’hui les solidarités territoriales possibles. Ainsi, là où les grands producteurs de mangue essayaient de s’associer pour exporter, l’ONG CICAP a conditionné son appui à la participation de petits producteurs locaux. Il faut ici encore faire appel à la mémoire des hommes, et en particulier à la longue histoire de la hiérarchisation des segments de la société coloniale, pour comprendre la réaction des grands producteurs qui, d’après l’un des techniciens de l’ONG, ont traité les agriculteurs modestes « como cholitos », c’est-à-dire avec mépris. L’emploi du terme « cholo » s’applique de fait assez bien à la façon dont les petits agriculteurs de Motupe sont placés vis-à-vis des plus grands, car il ne se réfère pas seulement à un statut professionnel (la taille de l’exploitation) mais à une différence de nature. Le terme a été décrit par F. Bourricaud (1967 : 23) dans son usage contemporain à Puno. Il désignait, pour les notables, les jeunes qui quittaient leurs villages, armés d’une courte scolarité et d’un espagnol approximatif, pour aller en ville « travailler dans ce qu’ils pouvaient », à la différence du mestizo qui, mélange de Blanc et d’Indien, avait hérité une profession de sa famille et parlait correctement l’espagnol. Ainsi, le cholo s’insérait entre l’« Indien » et le « Métis » dans la hiérarchie sociale de Puno. Le vocable s’est généralisé dans ce sens avec les migrations des paysans vers les villes (Bourricaud, op. cit. : 48-49). À Motupe, le mépris lié à la différence de statut social n’est pas véritablement associé à des différences considérées comme ethniques, puisque les petits agriculteurs ne parlent aucune autre langue que l’espagnol (les langues de la côte ayant complètement disparu depuis des décennies), n’ont pas de vêtements « typiques », sont souvent les enfants de journaliers déjà installés dans le bourg. Le cholo n’en est pas moins méprisé, tout en ayant peu de possibilités de s’appuyer sur des mouvements de solidarité fondés sur l’ethnie, du moins en l’état actuel des choses. Malgré les efforts de l’ONG, l’association entre les petits producteurs et des notables vivant entre ville et campagne, dont certains sont issus de grandes familles, a montré ses limites dès les premières difficultés.
26Il faut rappeler par ailleurs que, même s’ils sont installés à Piura, certains des exportateurs de mangues viennent de régions distantes ou d’autres horizons, et sont très éloignés des préoccupations locales. Les propriétaires de l’entreprise Sunshine, par exemple, avaient auparavant l’essentiel de leur activité près de Lima et, bien qu’ils soient installés dans le nord, ils produisent également des mangues sur la côte centrale. Agro Backus S.A. dépend aujourd’hui d’un groupe à capitaux colombiens et vénézuéliens. Leurs liens avec les habitants de Motupe ou de la localité voisine de Olmos sont donc ténus.
Conclusion : des chemins qui divergent
27Les producteurs de mangues de Motupe et Olmos ne sont pas dans la situation des habitants d’une banlieue parisienne telle que décrite par Olivier Dollfus (1997 : 116-117), où pilote d’avion, retraité de la SNCF, PDG d’une PMI, grand agriculteur, employé d’origine marocaine sont voisins sans rien partager ou presque de leur mode d’existence et de connexion au système-monde. Cependant, on ne se trouve pas non plus dans un cas similaire à celui de l’existence de petites entreprises travaillant dans un même secteur d’activité avec des réseaux comparables : petits exploitants, grands propriétaires, entreprises exportatrices sont ici très différemment placés par rapport au monde.
28Certes, dans des localités moins directement liées aux nouveaux marchés mondiaux, les habitants sont parfois également divisés, comme le montrent les conflits à Cayaltí (cf. la contribution de Aldana et al. dans le présent ouvrage) : ils partagent cependant une même préoccupation pour une entreprise, un territoire, un bourg. À Motupe, peu de querelles opposent les producteurs qui s’occupent essentiellement de leur propre exploitation, tout en surveillant du coin de l’œil l’état de celle du voisin ; quelques-uns ont essayé, sans y réussir, de convaincre leurs concitoyens d’adopter des positions communes face aux intermédiaires. Le développement d’une activité créatrice de richesses, en liaison avec les marchés mondiaux, semble tendre paradoxalement à exacerber les différences et à créer de la distance entre les habitants, anciens et nouveaux, d’un même territoire. Cette tendance est favorisée par le désengagement de l’État, que ne compense pas le fonctionnement de municipalités en crise. Les ONG, qui ont repris à leur compte le projet de décentralisation, n’ont qu’une influence limitée sur la cohésion locale. On peut douter des effets d’entraînement que peut avoir, dans ces conditions, l’enrichissement lié à une activité d’exportation, même lorsque tous semblent conviés au festin. Ceux qui ont déjà dû abandonner la table ne sont souvent plus là pour témoigner des risques de la mondialisation.
Notes de bas de page
1 Cf. la contribution de Aldana et al. dans le présent ouvrage.
2 Il s’agit de grands exploitants à l’échelle du pays, cultivant des domaines de plusieurs dizaines ou centaines d’hectares, qui ont des capitaux suffisants pour investir dans leur exploitation et sont souvent eux-mêmes exportateurs.
3 Les localités citées sont indiquées sur la figure 1 de la contribution de Aldana et al.
4 Les chercheurs ont bénéficié de l’appui sur le terrain et des réflexions de l’ONG Cicap de Chiclayo. Nous remercions également Susana Aldana, Carmen Salazar-Soler et Gerald Taylor, qui nous ont fait part de leurs suggestions lors de réunions d’équipe.
5 Données du ministère de l’Agriculture, disponibles sur le site web http://www.minag.gob.pe. En additionnant les asperges préparées aux asperges exportées en frais, la valeur des exportations est pratiquement équivalente à celle du café. En 2002, la mangue représentait selon les mêmes sources 3,4 % de la valeur des exportations agricoles du pays.
6 Cf. par exemple, le dossier sur la « Viabilité de la petite production et la transformation agricole dans les conditions actuelles du marché », publié par le Séminaire permanent de recherche agraire SEPIA (Ágreda et al., 1999).
7 Plus de la moitié des exploitations comprenaient moins de 3 ha, plus de 80 %, moins de 10 ha.
8 Le nom des départements est indiqué sur la carte de situation hors-texte n° 4.
9 Service national sanitaire agropastoral, chargé du contrôle sanitaire de la production.
10 Données issues d’enquêtes du Senasa.
11 L’agence des États-Unis pour le développement international.
12 En 1999, Sunshine Export a participé à hauteur de 13 % aux exportations de mangues du pays, pour une valeur de 3,5 millions de dollars américains.
13 Selon une entrevue réalisée le 6 juin 2003 avec les gérants de l’entreprise à Motupe.
14 Jouent entre autres, à l’exportation, l’aspect et le calibre. Des mangues de diverses tailles sont exportables car les consommateurs nord-américains et européens n’ont pas la même demande, ce qui diminue le risque de ne pouvoir exporter sa production. Mais encore faut-il répondre aux normes d’un de ces deux marchés.
15 D’après les entrevues réalisées.
16 Cependant, certains pays producteurs, comme l’Inde, le premier d’entre eux, n’exportent qu’une faible part de leur production car ils sont aussi de gros consommateurs.
17 Ainsi, à Puno, un maire accusé de mauvaise gestion a été lynché.
Auteurs
evelyne.mesclier@wanadoo.fr
Évelyne Mesclier, géographe, chargée de recherche, IRD, UR Refo, associée à Prodig, membre de l’UMR Temps.
jl.chaleard@noos.fr
Jean-Louis Chaléard, géographe, professeur, université de Paris I Panthéon-Sorbonne, directeur de Prodig, associé à l’UMR Temps.
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