Chili-Argentine : si près, si loin
p. 355-372
Texte intégral
1Chili et Argentine ont connu dans les années 1990 une double dynamique sur le plan de leur insertion internationale : d’une part, la mondialisation, mesurable par l’ouverture au commerce de marchandises, aux flux de capitaux et d’informations, d’autre part, l’intégration régionale visant à rapprocher les pays et dont l’un des indicateurs politiques est l’association (et non l’adhésion) du Chili au Mercosur, ce marché commun du cône Sud qui regroupe l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. Ces deux phénomènes, complémentaires et parfois contradictoires, ont changé les conditions d’évolution des territoires régionaux et locaux. Leur développement économique est devenu davantage dépendant de contraintes internationales sur lesquelles les acteurs locaux et nationaux n’ont guère de prise et des possibilités de se placer de façon compétitive sur les marchés internationaux.
2Si l’on considère l’évolution sur une décennie, c’est le Chili qui paraît gagnant : son PIB par habitant, de l’ordre de 70 % de celui de l’Argentine en 1990, avait presque rejoint son niveau en 2000, alors que l’économie argentine avait stagné. La pauvreté a régulièrement reculé au Chili alors qu’elle a ressurgi en Argentine avec la crise de 2001. Par rapport à la débâcle argentine qui s’est alors enclenchée, le Chili fait figure de bon élève de par sa stabilité macro-économique et politique qui s’est installée depuis la transition démocratique, avec l’élection du président Patricio Aylwin en 1990. Ce qu’il est coutume d’appeler le « modèle chilien » n’en est pas moins souvent critiqué, alors que la crise argentine a bien sûr fait couler beaucoup d’encre1.
3Il convient de nuancer les oppositions : dans les deux pays, les réformes sont inspirées des mêmes principes, qui tendent à se traduire partout par des difficultés analogues. Argentine et Chili ont en outre à gérer des problèmes semblables : vastes espaces nationaux, peu peuplés, dominés par des capitales macrocéphales, périphéries sous-intégrées et frontières intérieures souvent peu développées. Toutefois, le traitement politique de ces questions se fait dans des systèmes différents : au fédéralisme argentin qui donne à chaque province, fût-elle la plus pauvre et la moins peuplée, une grande autonomie politique, s’oppose le centralisme chilien qui confie à l’État central le soin d’organiser et d’aménager le territoire, d’Arica jusqu’à la Terre de Feu, et, éventuellement, de compenser les déséquilibres2. Nous aborderons d’abord le fonctionnement du couple chiléno-argentin dans le scénario de l’intégration, avant d’analyser les mécanismes de la mondialisation qui limitent la solidarité entre les deux pays3
Les limites de l’intégration
Un rapprochement partiel
4La rivalité entre l’Argentine et le Chili est l’un des traits permanents de leur relation, malgré une nette amélioration après le retour de ces deux pays à la démocratie. À la fin des années 1970, les différends frontaliers sur le canal de Beagle, au sud de la Terre de Feu, ont été sur le point de déclencher une guerre. D’autres secteurs du tracé frontalier font encore problème, un siècle après le traité des limites de 1882 et divers arbitrages internationaux, particulièrement en Patagonie où la ligne de crête ne coïncide pas avec la ligne de partage des eaux, et dans les secteurs de glaciers qui ne sont pas délimités. Sous les présidences de Carlos Menem en Argentine, de Patricio Aylwin et d’Eduardo Frei au Chili, ont été résolus un à un les litiges frontaliers, qui ne portent que sur des points mineurs, mais qui enflamment les passions de groupuscules nationalistes. Ils ont concerné plus récemment le tracé de la frontière maritime entre les eaux chiliennes et les eaux argentines au sud du Cap Horn. S’il n’y a plus de litiges frontaliers, des champs de mine rappellent ce proche passé et posent de sérieux problèmes.
5Reste la question de la péninsule antarctique qui n’a pas été abordée de front : le Chili réclame un secteur compris entre 53 et 90° de longitude ouest, qui recoupe celui revendiqué par l’Argentine entre 25 et 74° ouest. Bien que le traité de 1952 ait mis sous le boisseau les revendications territoriales sur le continent antarctique, les deux pays conservent une attitude déterminée, jusque dans leurs délimitations territoriales : la province chilienne de l’Antarctique est une entité administrative de plein droit qui inclut également l’île de Navarino, au sud du canal de Beagle ; symétriquement, le nom complet de la province argentine de Terre de Feu est « province de Terre de Feu, îles de l’Atlantique sud4 et Antarctique ». Autrement dit, chacun entretient la fiction d’un espace national se prolongeant jusqu’au pôle Sud. Les enjeux ne se limitent pas à la mythologie territoriale : la péninsule antarctique constitue l’un des points d’entrée privilégiés du continent, du fait de sa relative proximité des ports et des bases aériennes sud-américaines, et de conditions climatiques moins difficiles. Elle pourrait devenir un point d’appui pour son exploitation économique ; elle accueille déjà un tourisme international à la recherche de nouveaux horizons. Malgré la réelle embellie des années 1990, il n’est donc pas certain que les tensions frontalières soient écartées des rapports chiléno-argentins.
6Sur le plan commercial, le Chili s’est associé en 1996 au Mercosur, sans pour autant en devenir un membre de plein droit. Attentif à ses marchés préférentiels, situés davantage en Asie et en Amérique du Nord, il ne souhaitait pas se lier exclusivement à une union commerciale latino-américaine. De fait, il a signé de son côté, à la fin de la décennie, des traités de libre-échange avec l’Union européenne et avec les États-Unis, en suivant les principes du « régionalisme ouvert », qui combine la recherche de relations satisfaisantes avec les pays voisins sans perdre de vue des intérêts économiques fondamentaux. Il cherche actuellement à obtenir des traités semblables avec d’autres pays, notamment la Chine. Symétriquement, quoique l’Argentine soit depuis les premiers traités l’une des puissances fondatrices du Mercosur, ses différents gouvernements ont eu des attitudes changeantes vis-à-vis de l’union commerciale avec le Brésil, perçu comme dominateur. De fait, l’intérêt commercial de cette union est pour elle limitée, puisque ses marchés traditionnels se situent davantage dans les pays développés acheteurs de produits agricoles que chez ses voisins.
La place dans le continent
7La formation des territoires nationaux s’est faite en suivant des chemins parallèles, liés aux modalités de l’insertion commerciale internationale, à des considérations de politique interne et non pas dans une perspective de rapprochement continental. En témoigne l’organisation des espaces nationaux, centrée sur les capitales avec quelques relais régionaux, comme Córdoba et Rosario en Argentine et Concepción au Chili.
8Dans ces conditions, l’existence d’une mégalopole sud-américaine, laquelle traduirait spatialement l’émergence d’un grand ensemble transnational, reste hypothétique (Bataillon, Deler et Théry, 1991). Elle joindrait São Paulo à Valparaiso en passant par Buenos Aires, Mendoza et Santiago, et serait comparable aux mégalopoles européenne, nord-américaine ou japonaise. La mégalopole européenne se caractérise par un grand nombre de villes de toutes tailles, qui lui confèrent une structure polynucléaire, et par de fortes densités. En Amérique du Sud, les capitales dominent sans partage sur des villes secondaires modestes et séparées par de considérables vides. Entre Buenos Aires et São Paulo il y a près de 3 000 km et entre Buenos Aires et Santiago, 2 000 km. Sur cet itinéraire, la principale ville, Mendoza, compte moins de un million d’habitants. Même si l’axe routier Buenos Aires-Santiago est fréquenté par camions et passagers, ce qui répond à une logique d’échanges, on ne peut en faire encore l’axe principal d’une mégalopole de niveau planétaire (fig. 1).
9En dehors de cet axe, on trouve des densités encore plus faibles : en Argentine, ce sont les vides de la Patagonie et ceux du Chaco, au centre du continent, qui n’est peuplé qu’à proximité de la cordillère. Au Chili, hors de la vallée centrale, les densités chutent également. Pour les deux pays se pose la question de l’intégration et de l’aménagement de ces vides, qui ont absorbé d’importants efforts nationaux, consacrés notamment à la construction d’infrastructures, telles que les grandes routes de l’Argentine ou encore la carretera austral – route australe – chilienne, censée connecter la Patagonie au reste du pays. Ces réseaux ont été pensés avant tout dans une perspective nationale, non pas continentale : ils relient les extrémités des territoires aux capitales ou correspondent, dans le cas argentin, à quelques itinéraires secondaires comme celui du piémont andin.
10Trois situations particulières s’écartent de ce schéma général de deux pays se tournant le dos. Il s’agit d’abord de la région andine (Nord-Ouest argentin et régions chiliennes I et II), dans laquelle la cordillère accueille des populations indigènes aymara, présentes aussi en Bolivie, ce qui donne à l’ensemble une certaine unité culturelle. Ensuite, Mendoza, qui faisait jadis partie de la Capitainerie générale du Chili, est de fait plus proche de Santiago, à laquelle elle est reliée par l’itinéraire le plus emprunté, que des autres grandes villes argentines. Enfin, la Patagonie australe présente également les conditions d’un rapprochement binational, l’isolement par rapport aux capitales jouant ici en faveur de l’intégration.
11Sur un plan économique, les complémentarités ne sont pas évidentes. Argentine et Chili ont connu en parallèle une phase d’internationalisation, fondée sur l’exportation des matières premières, avant la grande crise des années 1930, puis une phase d’industrialisation, destinée à substituer aux importations des biens de consommation produits sur place. De la première époque, l’Argentine a conservé une orientation économique tournée vers l’agriculture et le Chili, vers la mine. L’industrialisation a été plus poussée en Argentine qu’au Chili. Toutefois, les politiques économiques des dernières décennies ont fait considérablement diminuer la production industrielle de l’un, puis de l’autre. La désindustrialisation de l’Argentine dans les années 1990 et le retour à une économie reposant sur les productions primaires peuvent être interprétés comme une façon de suivre, volontairement ou non, le modèle chilien.
12Ce sont les matières premières minières et agricoles qui sont aujourd’hui les principaux produits d’exportation. Argentine et Chili proposent en partie les mêmes sur les marchés internationaux. Pour le moment, l’Argentine conserve une nette avance pour les grandes cultures (blé, maïs, soja principalement) et l’élevage, alors que le Chili s’est davantage tourné vers l’exportation de fruits et de vins. Pour ces derniers, les deux pays entrent directement en concurrence : les vins chiliens ont pour principaux rivaux les vins argentins de la région de Mendoza, parfois produits par les mêmes groupes internationaux, de même que les producteurs de fruits du nord de la Patagonie entrent en compétition avec ceux du Chili. Dans le domaine minier, l’Argentine offre aux compagnies pétrolières des ressources absentes au Chili, qui dispose quant à lui d’un plus fort potentiel pour l’exploitation de minerais, à commencer par le cuivre. Ainsi, la compétition joue dans l’exploitation de certaines ressources sur les deux versants de la cordillère. Les deux pays ont donc assez peu à échanger – hormis la viande et le gaz argentin – et exportent l’un et l’autre des matières premières peu élaborées.
Les infrastructures
13Les communications entre les deux pays ont fait l’objet de beaucoup de sollicitude, mais les progrès sont en deçà des attentes. Au début des années 1990, de nombreuses études sur les voies de communications dans le cône Sud mettaient en avant les corridors bi-océaniques, qui traversent le continent de l’Atlantique au Pacifique. Ces itinéraires de franchissement des Andes comportaient notamment la route Santiago-Buenos Aires par Mendoza, le passage du nord-ouest, reliant Salta à Antofagasta, un passage au nord de la Patagonie, de Bahia Blanca à Osorno par Neuquén (fig. 2).
14Ces corridors en gestation ont donné lieu, à eux seuls, à une abondante littérature scientifique et à de multiples études techniques. Les objectifs visés n’étaient pas clairs : transporter des marchandises plus rapidement que par Panama, à l’instar du transport ferroviaire coast to coast aux États-Unis, accéder aux ports sur l’une ou l’autre façade océanique, faciliter les échanges à l’intérieur du continent, ou tout simplement améliorer les échanges transfrontaliers à l’échelle régionale. La première hypothèse paraissant peu plausible, ce sont les flux internes et l’accès aux ports d’exportation qui ont généralement été les plus étudiés. Des améliorations sont en effet souhaitables, y compris sur les routes principales, comme le franchissement des Andes par Mendoza, coupé plusieurs jours, voire plusieurs semaines par an, par la neige. Dans la partie nord, les liaisons franchissent également des cols élevés et les routes ne sont pas toujours asphaltées, alors que dans le sud, la cordillère s’abaisse mais la neige est plus fréquente. Si les problèmes sont clairement identifiés, les efforts pour y remédier sont restés modestes. L’asphaltage d’une partie des voies d’accès a été réalisé, principalement au Chili. La construction de lignes ferroviaires et la remise en service de certains tronçons ont été également étudiées, notamment dans le secteur frontalier central (Mendoza-Santiago) et, plus au sud, entre Neuquén et Osorno. Ce dernier projet a fait l’objet d’un engagement politique fort du gouverneur de Neuquén, prêt à utiliser une partie des revenus pétroliers de la province pour financer l’investissement.
15Même si l’on est encore loin des grands itinéraires transcontinentaux dont il avait été question, ces projets ont mobilisé les énergies. Ils ont poussé à repenser les territoires dans un cadre élargi, sinon au cône Sud, du moins à un ensemble transnational. Les comités de frontière, instances locales chargées d’étudier les questions de passage, et les rencontres officielles entre gouverneurs de province argentins et « intendants de région » chiliens ont contribué à faire évoluer les horizons des uns et des autres. À une échelle locale, les inversions des taux de change ont stimulé le commerce et les excursions transfrontalières, tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre. Les peuples autochtones – aymara au nord, mapuche au sud – ont profité de ces conditions pour réactiver des territoires de mobilité enjambant les frontières (Amilhat-Szary, 2003). Ces multiples initiatives locales tracent le contour d’une intégration par le bas, celle des acteurs locaux, institutionnels ou privés, collectifs ou individuels, et cela malgré les lenteurs dans la réalisation de grands équipements ou l’amélioration des conditions de franchissement. Ainsi, la prolongation des horaires des postes frontières facilite les passages, mais les formalités restent compliquées. Les contrôles sanitaires, nécessaires pour maintenir la qualité des produits agricoles, restreignent les échanges, alors même que les deux pays poursuivent le même objectif, celui de proposer des produits irréprochables au regard des demandes des pays développés, et pourraient mettre en œuvre des procédures communes.
16Les principaux progrès dans le domaine des infrastructures ont concerné les échanges énergétiques (Carrizo, 2003). L’accroissement de la production de gaz en Argentine, avec une participation accrue des compagnies multinationales, a reposé sur la libéralisation du commerce extérieur des hydrocarbures et sur l’amélioration des infrastructures. Au système gazier national de l’Argentine se sont ajoutées plusieurs connexions internationales, dont la plupart sont destinées à satisfaire une demande chilienne croissante. Ces réseaux qui participent de l’intégration énergétique du cône Sud ont facilité le développement chilien et stimulé la croissance de la production en Argentine, mais ils ont été également au centre d’une crise diplomatique au cours de l’hiver 2004 : face aux difficultés d’approvisionnement du marché national, le gouvernement argentin a voulu réduire les exportations alors que le gouvernement bolivien refusait de vendre son gaz au Chili (cf. la contribution de J.-C. Roux dans cet ouvrage).
17L’intégration chiléno-argentine reste donc limitée. Les diplomaties n’en ont pas fait une priorité et les deux pays sont encore concurrents sur bien des points. Malgré l’apaisement des relations, les tensions sont promptes à ressurgir ; malgré l’amélioration de l’interconnaissance mutuelle, les malentendus sont encore nombreux ; malgré les grands projets d’infrastructures, franchir la frontière reste une opération longue et compliquée. Cette situation n’est pas unique puisque l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay, en dépit de leur pleine participation au Mercosur, ont des relations locales limitées ; ainsi, le pont Buenos Aires-Colonia sur le Rio de la Plata n’a pas été réalisé et, de part et d’autre, on ne s’approprie que timidement les thématiques de l’intégration. Seuls fonctionnent les échanges de proximité qui, trait permanent de ces secteurs de frontière, sont facilités par le contexte actuel. Si l’intégration continentale reste faible, c’est que les États jouent également le jeu de la mondialisation, en se projetant sur d’autres espaces.
La mondialisation, facteur de désintégration régionale ?
18Les échanges mondiaux de biens, de capitaux et de technologies ne sont que l’un des aspects d’un processus qui touche aussi les sociétés et leurs cultures, tant par la restructuration des rapports sociaux que par la circulation de modèles promus par différents acteurs internationalisés. En Argentine comme au Chili, l’idée de départ est qu’il faut transformer le pays pour permettre à l’économie d’affronter la concurrence internationale. Cela implique de renoncer à la structuration de la société par l’État, pour laisser les lois du marché opérer librement, et de réorienter une dépense publique réduite vers des tâches régaliennes inaliénables.
19Ces changements ont été présentés aux États latino-américains comme une nécessité, un ensemble de mesures indispensables susceptibles de leur faire retrouver la croissance après la « décennie perdue » des années 1980. L’expression de « consensus de Washington » a été parfois utilisée pour décrire l’ensemble de ces changements comprenant la réorientation de la dépense publique, la réforme fiscale, la libéralisation financière, un taux de change compétitif, l’ouverture au commerce et à l’investissement, la privatisation des entreprises publiques, la dérégulation des marchés et la préservation des droits de propriété (Naim, 1999). Ces réformes sont aussi qualifiées péjorativement de néolibérales et sont censées aller de pair avec une réorganisation du commerce mondial à partir des avantages relatifs des territoires. Dans la pratique, les pays n’ont appliqué que partiellement toutes ces recommandations et procédé à des adaptations, alors même que la doctrine des organismes internationaux évoluait. Ainsi, le changement des modes de régulation n’a pas été uniforme. Il s’est déployé en fonction des spécificités des territoires concernés avec, par conséquent, des effets différenciés. Il a eu pour conséquence un recul de l’intégration régionale.
La reconfiguration des États
20Les États sont les premiers touchés par cette nouvelle donne. Pour certains auteurs, l’abandon de leurs prérogatives annoncerait leur fin prochaine au profit d’instances régulatrices internationales (OMC, ONU, Union européenne, etc.), de gouvernements locaux et d’entités privées pour lesquelles la notion de nationalité n’a guère de sens – comme par exemple, les firmes multinationales.
21Au Chili, cette transformation fait directement suite au coup d’État de 1973 et elle n’a pas été remise en cause après 1990. La réduction a minima de l’action publique fait figure de dogme et se traduit par la faiblesse de la pression fiscale, la recherche de l’équilibre budgétaire et le refus d’intervenir pour orienter ou réguler les marchés. L’État s’est désengagé des grands investissements d’infrastructures, laissant au secteur privé le soin de prendre en charge ceux qui paraissent rentables. Seule demeure légitime l’action sociale envers les plus pauvres, par le biais de différents programmes spécialisés, notamment pour le logement, la santé et l’éducation. En effet, l’accroissement des disparités de revenus a accompagné la croissance chilienne et justifié des mesures correctrices. En Argentine, la réduction des dépenses publiques a été plus difficile, car conditionnée par l’obtention d’accords entre l’État et les provinces (Velut, 2002).
22Parallèlement à ce retrait proclamé, l’État chilien a conservé le monopole sans partage dans les grandes entreprises nationales d’importance stratégique. C’est le cas de la société pétrolière nationale, ENAP (entreprise nationale du pétrole), qui conserve son monopole pour l’exploitation des hydrocarbures et se déploie à l’étranger par l’intermédiaire de sa filiale Sipetrol. L’exploitation des mines de cuivre, premier produit d’exportation du Chili, dépend toujours de l’entreprise nationale Codelco (« Corporation du cuivre »). Quant aux autres activités minières, elles sont restées en partie sous la responsabilité de l’Entreprise nationale des mines, Enami – rachetée par Codelco en 2005. Ces trois entreprises, parmi les plus grandes du continent, sont de puissants relais d’action pour l’État et modifient profondément les espaces où elles s’implantent, telle la région de Magallanes pour ENAP ou celle d’Antofagasta pour Codelco. Inversement, dans d’autres régions, l’État ne dispose plus de ces leviers d’action (Daher, 1998).
23En Argentine, les transformations ont été plus tardives et ont coïncidé avec le premier mandat du président Carlos Menem (1989-1994), qui a organisé le retrait de l’État d’un grand nombre de secteurs et la privatisation des grandes entreprises publiques, comme YPF, la compagnie pétrolière nationale, ou les chemins de fer dont la nationalisation sous le gouvernement de Juan Domingo Perón en 1948 avait eu une grande importance symbolique. Infrastructures et services sont également confiés au secteur privé, qui assure l’amélioration des routes, la gestion portuaire, les télécommunications, l’approvisionnement en eau et l’assainissement. La recherche de l’équilibre budgétaire passe également par la décentralisation de services à la population qui, dans les domaines de l’éducation et de la santé, sont laissés aux provinces.
24Au total, les réformes menées par l’Argentine et par le Chili, même si elles se réclament apparemment de la même orthodoxie, se sont faites selon des modalités et avec des conséquences distinctes. L’Argentine souffre d’une permanente fragilité financière liée à l’importance de sa dette extérieure et à la volatilité des capitaux. Les compromis politiques sont difficiles à trouver, compliqués par le système fédéral qui impose de recueillir l’assentiment des gouverneurs de province. Ces tensions se traduisent par des évolutions saccadées, faisant passer le pouvoir et les responsabilités tantôt vers le niveau fédéral, tantôt vers les provinces. Pendant un temps, après avoir privatisé les grandes entreprises publiques et supprimé les organismes régulateurs, l’État fédéral s’est encore dessaisi de nombreuses prérogatives au bénéfice des provinces. La recherche de l’équilibre fiscal est passée par le transfert à celles-ci de compétences croissantes, ainsi que par des pressions pour les contraindre à limiter leurs dépenses, généralement sans grand succès. Leur rôle et leurs responsabilités s’en sont trouvé accrus : faire face aux demandes sociales, proposer des politiques de développement et gérer l’argent public, sans qu’elles disposent pour autant des moyens de le faire. Le transfert des ressources pétrolières aux provinces productrices a accentué les différences de revenus, surtout après la dévaluation du peso argentin. Puis le gouvernement de Néstor Kirchner a appliqué une politique inverse, puisqu’il s’est efforcé de reprendre en main un certain nombre de leviers de commande et de faire remonter des décisions vers le niveau fédéral, alors que, paradoxalement, le Président a construit sa carrière sur l’autonomie dont il a bénéficié comme gouverneur de la province de Santa Cruz. Autrement dit, à côté des privatisations pures et simples, les rapports entre l’État fédéral et les gouvernements locaux connaissent des évolutions qui redéfinissent leurs sphères respectives d’action.
25Un tel processus ne se retrouve pas au Chili, où l’État, sur fond de réduction, n’en a pas moins conservé ses prérogatives essentielles et mené des réformes dans un cadre autoritaire qui a évacué la question des compromis sociaux. La démocratie chilienne a conservé ces acquis, sur lesquels il n’y a guère eu de débats. Ainsi, bien que les régions connaissent des évolutions divergentes, l’État a fort peu avancé sur le chemin de la décentralisation : le président nomme les « intendants de région » et les ministères gèrent les différents programmes d’intérêt régional par l’intermédiaire de leurs représentants locaux. Les aides au développement des régions restent modestes, faute de ressources financières et en raison du dogme de l’infaillibilité du marché. Surtout, les décisions d’emploi de ces fonds sont toutes prises par les services nationaux du ministère de l’Intérieur et du ministère des Finances. Le ciblage des politiques sociales sur les populations amène à contourner la question territoriale. Ainsi, l’État chilien reste présent et bien présent, même dans les espaces les plus éloignés de la capitale soit à travers ses représentants, soit par la présence militaire. Le centralisme entrave sans doute l’expression de projets locaux, mais peut également conduire à les appuyer efficacement, s’ils paraissent stratégiques ou s’ils sont habilement présentés.
Le libre-échange universel contre le rapprochement des deux pays
26L’insertion compétitive sur les marchés internationaux fait partie des stratégies de croissance prônées dans le cadre de la mondialisation. Le Chili connaît tout au long de la décennie une ouverture commerciale importante, double de celle de l’Argentine. En effet, malgré les efforts pour accroître les exportations argentines, celles-ci n’ont guère augmenté. Elles se sont restructurées, une part plus importante étant composée par des produits primaires peu ou pas transformés. En ce sens, la réorientation des exportations de l’Argentine suit en décalé celle du Chili, dont la croissance a été tirée par de nouvelles activités exportatrices. Aux exportations de cuivre se sont ajoutés l’élevage de saumon dans les eaux froides des régions méridionales, la production viticole dans le Chili central, celle du bois, principalement au sud de Santiago, et enfin le tourisme international vers quelques hauts lieux, comme le désert d’Atacama et la Patagonie. De même, l’Argentine réaffirme sa position sur les marchés des matières premières agricoles, en particulier le soja, développe ses exportations d’hydrocarbures et de vins. Ces dynamiques ont valu à certains espaces des investissements importants, comme par exemple les équipements d’extraction de pétrole et de gaz en Terre de Feu, ou encore les installations pour la trituration du soja sur les rives du Parana, à proximité de Rosario.
27Des terminaux portuaires spécialisés font partie des nouvelles infrastructures d’exportation. En Argentine comme au Chili, les sociétés nationales portuaires, respectivement AGP et Emporchi, ont été réformées pour laisser à chaque port son autonomie de gestion en prévision de l’arrivée d’opérateurs privés. Toutefois, alors que le Chili créait pour chaque grand port national une société publique de gestion autonome passant des contrats avec des investisseurs privés, l’Argentine transférait aux provinces – ces dernières se défaussant parfois sur les municipalités – la responsabilité des ports. La concurrence s’en trouve aiguisée, de nouveaux terminaux sont ouverts ou projetés, et les ports chiliens cherchent à capter le trafic émanant d’Argentine. Au Chili, San Antonio, port de la cinquième région, s’affirme face à son rival de toujours, Valparaiso. En Argentine, les provinces ont parfois du mal à trouver des investisseurs pour reprendre des infrastructures vétustes, ne répondant plus aux normes internationales. Les évolutions sont donc sélectives, même si un modèle unique sert de base, celui que promeuvent des opérateurs portuaires présents internationalement et qu’ils mettent en œuvre dans les ports qu’ils ont choisis.
28Il n’est pas possible de tirer un bilan complet de ces évolutions, et plus difficile encore d’établir des comparaisons. La structure du PIB montre des évolutions divergentes aboutissant à un rapprochement des profils (tabl. 1). Dans le cas chilien, mines et agriculture diminuent relativement et ce sont les secteurs des services aux entreprises et aux particuliers qui connaissent la plus forte croissance, ce qui témoigne sans doute de la modernisation de la structure productive et de nouvelles demandes sociales. En Argentine, l’évolution est inverse, agriculture et mines ont une participation croissante dans le PIB alors que l’industrie connaît une réduction significative. Les services aux particuliers diminuent et les services aux entreprises croissent d’autant. La similarité entre les deux économies freine l’intégration régionale, sauf pour quelques produits particuliers, comme les hydrocarbures que l’Argentine pourrait fournir au Chili. Or, face aux irrégularités des livraisons argentines, le Chili prévoit la construction d’un terminal de gaz naturel liquéfié à Quintero, pour importer du gaz indonésien.
La concentration spatiale des activités
29Ce modèle économique tend à renforcer le poids des métropoles. Ainsi, malgré la réelle croissance des régions chiliennes, la part de la région métropolitaine de Santiago continue à augmenter : 45 % du PIB régionalisé en 1990, 48 % en 19985. Avec les régions de Valparaiso et du Libertador (V et VIe régions), le total dépasse 60 %. Cette croissance n’est guère surprenante puisque, malgré l’importance des produits primaires, ce sont les services qui connaissent la plus forte dynamique. En Argentine, faute de statistiques régionales sur la production, il est difficile de se faire une idée précise. La part des activités urbaines diminue légèrement pour les services et nettement pour l’industrie, alors que s’accroît celle des activités non urbaines. Cette tendance traduit les problèmes des villes consolidées dans la période d’industrialisation par substitution des importations, comme Rosario et Córdoba. Seule échappe à ce déclin la capitale, où subsistent les activités liées au gouvernement fédéral et où se développent les services spécialisés ; de grands projets urbains témoignaient jusqu’en 2001 de cette vitalité, ainsi que de l’abondance des ressources mobilisées par les entrepreneurs privés. La croissance économique se produit dans les espaces ruraux traditionnels de la Pampa, mais aussi dans certaines régions périphériques qui accueillent les grands projets miniers, c’est-à-dire les Andes et la Patagonie. C’est dans ces dernières que peut jouer la complémentarité entre Chili et Argentine. Ainsi, en Patagonie australe, la production pétrolière et gazière est devenue un moteur d’intégration à l’échelle locale (Carrizo et Velut, 2005). La crise argentine a-t-elle modifié ce schéma ? Les années 2002 et 2003 ont vu s’arrêter de grands travaux en cours et la pauvreté urbaine atteindre un niveau record. Cependant, la dévaluation du peso a redonné une viabilité aux industries argentines, orientées d’abord vers le marché national. Surtout, la violence dont a souffert la population argentine a relancé le débat sur la nécessaire intervention publique pour réguler les rapports entre économie et société, mais avec des moyens qui restent à imaginer.
Conclusion : un rapprochement aux ambitions limitées
30Les contraintes de la mondialisation ne se traduisent pas de la même façon dans les débats chiliens et argentins. L’État chilien affirme les avoir choisies pour le grand bien de tous. Elles s’imposent et ne sont pas objet de débats, sauf dans des cercles très critiques (Chonchol, 1999 ; Moulián, 2002). L’absence de débats de fond permet de maintenir les situations acquises par quelques grands groupes économiques, tout en tempérant les inégalités par des mesures ciblées en faveur des plus pauvres. En Argentine, cette acceptation ne va pas de soi, elle suscite des débats à tous les niveaux, peut-être moins au sein du Parlement que dans les rues occupées par les piqueteros (manifestants), dans certains mouvements syndicaux ou encore dans l’éphémère flambée des assemblées de quartier nées à Noël 2001. Plus turbulente, la société argentine se retrouve dans son président Néstor Kirchner, prompt à s’opposer à l’orthodoxie financière internationale et à ses représentants. Il n’y a donc pas de convergence idéologique entre les deux pays.
31Malgré ces différences, les gouvernements nationaux et locaux inscrivent dans les deux pays leur action dans le cadre de la mondialisation : les États s’efforcent de trouver un modèle d’insertion internationale conforme à leurs intérêts et aux aspirations des sociétés, les provinces ou régions sont à la recherche de partenaires ou de marchés lointains et de spécialisations productives ; il en va de même pour les villes petites et grandes, les espaces protégés, les zones d’activités ou les lieux touristiques. Dans cette perspective, l’intégration sous-continentale, ou peut-être prochainement continentale, apparaît comme une échelle problématique. Elle est perçue par certains comme un élément de la mondialisation, car elle facilite en principe les échanges, et par d’autres, comme un élément qui s’y oppose car elle crée des discontinuités entre le grand ensemble intégré et le reste du monde. Dans les faits, le choix de la mondialisation et des accords de libre-échange tous azimuts amène en particulier le Chili à négliger la dimension continentale, ou même à s’en détourner pour privilégier d’autres partenaires. Les grands itinéraires transcontinentaux, pensés dans une logique de circulation des marchandises, tardent à se réaliser. L’histoire des relations diplomatiques entre Chili, Argentine, Brésil, Bolivie et Pérou est lourde de contentieux prompts à ressurgir à la moindre occasion, ce qui complique le rapprochement sur le terrain.
32C’est peut-être dans cette direction qu’il convient d’interpréter les tendances à l’intégration continentale. De meilleures relations de voisinage et l’instauration de cadres de dialogue contribuent à faire baisser les tensions géopolitiques, à préserver la paix entre les États. Il s’agit d’un privilège insuffisamment souligné dans cette partie de l’Amérique latine, au regard des incertitudes qui pèsent sur d’autres régions du monde.
Notes de bas de page
1 Sur la crise argentine, on pourra se reporter aux travaux parus dans un numéro spécial des Cahiers des Amériques latines (2002) qui insistent sur la continuité des changements. Pour le Chili, l’ouvrage coordonné par Drake et Jaksic (1999) interroge explicitement le modèle et ses vertus.
2 Voir pour ce texte la carte de situation hors-texte n° 7.
3 Les chercheurs ont bénéficié pour cette étude d’un appui complémentaire dans le cadre du programme « Mondialisation et conflits territoriaux dans le Chili central », soutenu par la coopération binationale Ecos-Conicyt (Évaluation de la coopération scientifique-Comisión Nacional de investigación, ciencia y tecnología).
4 Il s’agit notamment des Malouines.
5 D’après les données du PIB régionalisé diffusées par la banque centrale du Chili. Le PIB régionalisé représente entre 80 et 85 % du PIB total. Il n’existe pas de données équivalentes pour l’Argentine.
Auteurs
jnegrete@ucv.cl
Jorge Negrete Sepulveda, géographe, professeur titulaire, Institut de géographie, université catholique de Valparaiso (Chili), associé à l’UMR Temps.
Sebastien.velut@ens.fr
Sébastien Velut, géographe, chargé de recherches, C3ED, IRD, maître de conférences à l’École normale supérieure, membre de l’UMR Temps.
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Le monde peut-il nourrir tout le monde ?
Sécuriser l’alimentation de la planète
Bernard Hubert et Olivier Clément (dir.)
2006
Le territoire est mort, vive les territoires !
Une (re)fabrication au nom du développement
Benoît Antheaume et Frédéric Giraut (dir.)
2005
Les Suds face au sida
Quand la société civile se mobilise
Fred Eboko, Frédéric Bourdier et Christophe Broqua (dir.)
2011
Géopolitique et environnement
Les leçons de l’expérience malgache
Hervé Rakoto Ramiarantsoa, Chantal Blanc-Pamard et Florence Pinton (dir.)
2012
Sociétés, environnements, santé
Nicole Vernazza-Licht, Marc-Éric Gruénais et Daniel Bley (dir.)
2010
La mondialisation côté Sud
Acteurs et territoires
Jérôme Lombard, Evelyne Mesclier et Sébastien Velut (dir.)
2006