La frontière Pérou-Équateur : enjeu mondial, empreintes locales
p. 307-320
Texte intégral
1La frontière entre le Pérou et l’Équateur a fait l’objet de nombreux conflits armés entre ces deux pays marqués, dès leurs origines républicaines, par une philosophie de l’État-nation qui s’est affirmée au xixe siècle (Deler, 1991 ; Hocquenghem, 1998 : 296-360). Le dernier s’est résolu à l’aube du xxie siècle, en pleine mondialisation. La déclaration de paix d’Itamaraty, signée le 17 février 1995, a marqué le début d’un processus qui a conduit à la signature des accords de paix entre les gouvernements des présidents Jamil Mahuad Witt et Alberto Fujimori Fujimori, le 13 mai 1998 à Brasilia, puis à la pose de la dernière borne frontalière le 26 octobre 1999.
2Nous avons indiqué dans des travaux antérieurs (Durt, 2001 ; Hocquenghem et Durt, 2002 a, b ; Hocquenghem, 2004) les fractures, les différences, les continuités, les transitions, les complémentarités, naturelles et sociales, qui rendent compte de la complexité et de la fragmentation de la région frontalière péruano-équatorienne andine, considérée comme une possible région binationale. Cependant, les textes des accords de paix ne tendent pas à l’intégration territoriale de cette région, dont ils ignorent les spécificités autant que les problèmes et possibilités de développement économique et social. Ils visent, en définissant et reconnaissant la frontière, à la rendre perméable dans la perspective d’une intégration binationale au marché global suivant les schémas néolibéraux qui orientent l’actuel processus de mondialisation. Les accords de paix font entendre un discours officiel élaboré par des bureaucrates qui résident dans les centres de pouvoirs éloignés d’une région périphérique qu’ils méconnaissent, mais dont ils prétendent déterminer l’avenir. Les maires et leurs administrés soulignent au contraire les différents aspects des réalités locales et régionales, sans pouvoir les replacer dans un contexte à échelles variables, du national au global.
3L’aménagement des infrastructures routières est l’une des conditions nécessaires, mais pas suffisantes, de l’intégration et du développement. Nous avons prêté attention, de part et d’autre de la frontière, aux travaux réalisés sur le réseau routier, conformément au « Plan de développement de la région frontalière péruano-équatorienne », l’un des textes des accords de paix. Compte tenu du peu d’informations à notre disposition et des contradictions entre les rapports officiels et les observations de terrain, il nous paraît nécessaire dans un premier temps de décrire les changements que nous avons pu observer, entre 2002 et 2004, le long des axes transfrontaliers, nord-sud, et transandins, ouest-est. Dans un deuxième temps, nous examinerons leurs possibles impacts sur l’intégration des populations frontalières, qu’ils soient socio-économiques, culturels ou politiques. Nous formulerons en conclusion quelques interrogations sur les perspectives de développement de cette région.
Routes de défense et d’intégration en Équateur, voies négligées au Pérou
Des axes transfrontaliers nord-sud différenciés
4Sur le versant pacifique, la « Panaméricaine » reste le grand axe qui relie, en suivant le littoral, Guayaquil, Machala, Tumbes et Piura (fig. 1). Le pont international, sur le canal de Zarumilla, n’a pas été modifié. Il permet le transit des voitures et des camions, mais pas des poids lourds. Le contrôle policier et douanier continue à se faire indépendamment de chaque côté de la frontière, aucun Centre binational d’attention frontalière (Cebaf) n’a été construit, et les formalités de passage sont pesantes. Deux autres axes relient Loja à Piura. Le premier a été élargi entre Alamor et Zapotillo, mais n’est toujours pas asphalté. Il n’y a pas de pont sur l’Alamor qui n’est donc franchissable, en camion ou en voiture, qu’en saison sèche. Entre Alamor et Sullana la route reste très mauvaise. Aucun Cebaf n’a été construit, les bureaux de contrôle des personnes, des véhicules et des marchandises sont installés dans des maisons paysannes qui n’ont ni téléphone ni ordinateur. Si les frontaliers passent sans difficulté, les Équatoriens ou Péruviens sont assez maltraités et les étrangers renvoyés au poste frontalier de Macará-La Tina, à quelques heures par de mauvaises routes. Les environs de Zapotillo et l’agglomération urbaine connaissent des transformations dues à la construction d’un nouveau système d’irrigation, projet indépendant de la signature des accords de paix, très discuté et dont le financement final fait défaut. Le second axe qui relie Loja à Piura passe par Macará et Sullana. La route est en meilleur état que la Panaméricaine. Le transit à la frontière, au niveau du pont international sur le Macará, est plus fluide en raison des échanges nettement inférieurs à ceux qui empruntent le pont du canal de Zarumilla. Il n’y a pas de Cebaf, mais les formalités sont relativement souples du fait du peu de circulation.
5L’axe passant par la montagne est largement laissé à l’abandon. Il n’y a toujours aucun projet international de connexion entre Loja-Cariamanga ou Amaluza, d’une part et Ayabaca, d’autre part. Côté péruvien, Ayabaca reste isolé de Huancabamba, capitale de province à son tour mal reliée à son district1 de Huarmaca qui s’oriente vers Chiclayo. Sur les hauteurs andines, cet « axe nié », tant au niveau national qu’international, n’est autre que l’ancien grand chemin inca qui menait de Quito à Cusco. Une route non goudronnée permet, grâce à un pont construit avant la signature des accords de paix par les municipalités d’Amaluza et d’Ayabaca, de passer la frontière en saison sèche. Côté péruvien, les municipalités locales, entre Ayabaca et Huancabamba, s’efforcent depuis une vingtaine d’années d’ouvrir ce chemin muletier aux véhicules motorisés. Actuellement, il ne reste plus que quelques kilomètres à aménager, sur les terres de Tapal, au sud-est d’Ayabaca.
6C’est sur le versant amazonien – lieu du conflit – que les accords de paix devraient apporter le plus de changements. Dans le cadre des résolutions adoptées, le pont international de La Balsa, « Integración », sur le Canchis, a été construit grâce à un cofinancement du ministère des Transports et Communications et de l’Institut national du développement péruviens, du gouvernement du Brésil et des municipalités de la zone. Il n’y a pas de Cebaf, les formalités se font dans des baraquements équipés d’un téléphone et d’un ordinateur. Le transit est avant tout local. Du côté équatorien, la route entre Zumba et La Balsa est en très mauvais état et, du côté péruvien, à partir de La Balsa jusqu’à Jaén, elle est dans un état déplorable. Ce tronçon dénommé « Fernando Belaunde », qui suit le versant amazonien parallèlement à la côte pacifique, a été en partie asphalté dans les années 1960 entre San Ignacio et Jaén. Cet axe oriental pourrait devenir déterminant pour l’intégration des versants amazoniens équatorien et péruvien, mais, dans son état actuel, son avenir reste incertain. Également planifié dans le cadre des accords de paix, un second axe, Santiago de Mendez-Yaupi-Borja-Saramiriza, ne fait pas l’unanimité des populations locales et ne présente qu’un faible intérêt au niveau international. En effet, seuls des bateaux de très petits tonnages peuvent naviger sur le Marañon jusqu’au port de Saramiriza.
La difficile circulation entre littoral pacifique et Amazonie
7Suivant leur politique nationale de « frontières vives », les Équatoriens continuent à connecter les sections de la route qui borde la frontière. Celle de Huaquillas à Carcabón est en voie d’être asphaltée, celle d’Arenillas à Zapotillo est très bonne et on transite entre Zapotillo et Macará sans trop de difficultés. Celle de Macará, Cariamanga à Amaluza est en voie d’amélioration et le tronçon Amaluza-Zumba vient d’être ouvert, certains ponts restant à construire. Le tracé Zumba-Guayzimi est en discussion, du fait qu’il doit traverser le parc national « Podocarpus » et une partie du territoire des Indiens shuars de l’Alto Ñangaritza, d’affiliation jivaro. Finalement, de Guayzimi on va par une route non asphaltée jusqu’à Santiago de Mendez puis, par une mauvaise route, jusqu’à Yaupi et il manque un pont pour arriver à Puerto Morona. Par ailleurs, des routes interprovinciales, El Oro-Loja-Zamora-Chinchipe et Morona-Santiago, offrent de nombreuses possibilités de passage entre la côte pacifique et le versant amazonien. Elles unissent et articulent des territoires organisés en paroisses, cantons et provinces.
8En revanche, du côté péruvien, le littoral et les versants andins, pacifique et amazonien, sont des espaces mal reliés les uns aux autres. Ce sont d’abord les routes allant de la côte vers l’intérieur qui se terminent en général en cul-de-sac. De Tumbes, sur chaque rive du fleuve, une route en mauvais état conduit vers les Cerros de Amotape et finit, l’une, à Rica Playa et, l’autre, à une frontière fermée à Matapalo ou Huasimo. De Sullana, celle allant à Macará mène, par des bifurcations, à Sapillica, Montero ou Ayabaca. De Piura vers la sierra, une autre route, asphaltée jusqu’au bourg de Buenos Aires, permet de joindre par des chemins carrossables les localités de Frías, Pacaipampa, Bigote et le village de La Quinua. Par Canchaque et El Faique, une autre conduit jusqu’à Huancabamba. Depuis Huancabamba, de chaque côté de la vallée, on peut arriver jusqu’à Sondor et Sondorillo. Par un ancien chemin muletier aménagé, une voiture tout terrain peut alors passer sur le versant amazonien, en saison sèche, en rejoignant par Tabaconas la route Jaén-San Ignacio. Le chemin muletier de Huancabamba par Sapalache aurait été aménagé pour laisser passer une voiture tout terrain jusqu’à Carmen de la Frontera mais n’arrive pas à La Balsa. De El Faique, une très mauvaise route sur le versant pacifique conduit à Huarmaca puis, sur le versant amazonien, rejoint la route qui unit Chiclayo, capitale du département côtier de Lambayeque, à Jaén. De fait, du côté péruvien, les versants pacifique et amazonien ne sont connectés que par cette route ; il n’existe pas d’autre voie interdépartementale. Tumbes et Piura sont reliées chacune à leurs capitales de province, lesquelles ne sont pas toujours connectées avec chacun de leurs districts.
9Sur le versant amazonien, on distingue des isolats et des aires mieux connectées. Les vallées de la rive gauche du haut Marañon ne sont desservies par aucune route, le transit passant seulement par voie fluviale. En revanche, la vallée du Chinchipe, avec San Ignacio et Jaén, capitales de province du département de Cajamarca, et le haut Marañon sur sa rive droite, avec Bagua et Santa Maria de Nieva, capitales de province du département d’Amazonas, sont reliés par la route à Chiclayo. Dans les années 1960, la portion Chiclayo-Jaén, qui franchit le col de Porculla, à environ 2200 m d’altitude, a été améliorée. Dans les années 1970, la construction, par le gouvernement militaire, de l’oléoduc qui conduit le pétrole amazonien au port de Bayovar avait permis la prolongation de la route d’Olmos à Bagua par l’ouverture d’une piste de Bagua à Chiriaco. Lors du conflit de 1981, l’accès stratégique vers les affluents du haut Marañon a été asphalté d’Olmos à Corral Quemado. La section Corral Quemado-Saramiriza, remise en service par l’armée lors du conflit de 1995, n’a depuis lors cessé de se détériorer. Les accords de paix de 1998 ont attiré l’attention sur cet axe censé articuler le transit entre le littoral pacifique et le bassin amazonien, Paita étant alors proposé comme port maritime et Saramiriza comme port fluvial. Cette dernière option est actuellement abandonnée en faveur du port fluvial de Yurimaguas. En effet, d’un côté, le Marañon ne permet pas la navigation d’embarcations de grand tonnage jusqu’à Saramiriza et, de l’autre, la grande route Fernando Belaunde atteint Tarapoto et l’aménagement de la section Tarapoto-Yurimaguas est presque terminé. Le futur de la Bi-océanique Paita-Yurimaguas dépendra des aménagements et des avantages respectifs des ports de Paita et de Manta (Équateur), sur le littoral pacifique, et de ceux de Yurimaguas sur le Huallaga et d’Orellana (Équateur) sur le Napo. Cette voie, qu’elle passe par l’Équateur ou le Pérou, ouvrirait des perspectives transcontinentales2
Une intégration à l’arrêt
10Côté équatorien, la politique à long terme d’intégration du territoire national et de défense des frontières se maintient et les conséquences sont visibles. Le réseau routier dans le sud du pays présente un tissu relativement dense de voies de communications entre les différents niveaux d’agglomérations. Le massif andin s’articule avec le bassin amazonien par une série de ports fluviaux. De fait, les Équatoriens considèrent toujours que leur pays est amazonien. La perte de l’accès territorial à l’Amazone que déterminent les accords de paix devait être compensée par un accès ponctuel depuis une base équatorienne installée au Pérou, près du port de Saramiriza. Il faut reconnaître que, pour le moment, les Équatoriens semblent ne faire aucun effort pour rendre effectifs leurs droits à cet accès à l’Amazone.
11Côté péruvien, il n’y a pas de politique d’intégration territoriale au sein même de l’espace national. Le centralisme qui caractérise le niveau national se répète dans les départements qui depuis 2003 constituent des régions avec un gouvernement élu. Ne sont prises en compte, dans l’extrême Nord andin, que la Panaméricaine, sa parallèle, la Fernando Belaunde, et leur jonction, la Bi–océanique. La Panaméricaine monopolise en fait les relations binationales. La construction du pont Integración de La Balsa semblerait témoigner de l’intérêt que porte Lima au développement de la Fernando Belaunde, qui deviendrait ainsi un deuxième axe national, situé sur le versant amazonien. Cela supposerait une prise de conscience nationale de l’importance de l’Amazonie. Pour l’instant, le massif andin n’est articulé au bassin amazonien que par les ports de Pucallpa, département d’Ucayali, et Yurimaguas, département de Loreto. De fait, les Péruviens ont tendance à oublier l’Amazonie et à abandonner leurs frontières aux pays voisins, ce qui pose problème, comme le montrent les revendications du département de Loreto, qui demande son autonomie.
12Selon les études définitives de faisabilité, le montant estimé pour la réalisation des projets relatifs à l’intégration du système de transport représentait, au 31 décembre 1999, dans la région frontalière qui nous intéresse, côté péruvien, un total de 12 millions de dollars – 8 millions de crédits de la Corporación Andina de Fomento (CAF) et 4 millions de contrepartie nationale – et, côté équatorien, 7 millions de dollars. Les aménagements effectivement réalisés en deux ans se limitent à l’ouverture, sans aménagement administratif ni routier, du poste frontalier de Alamor-Zapotillo, à la construction du pont de La Balsa, sans amélioration des routes qui y conduisent, et à l’entretien de la piste allant à Santa María de Nieva.
Une rupture qui persiste dans la mondialisation
13L’aménagement des infrastructures routières est l’une des conditions nécessaires, mais pas suffisantes, de l’intégration. Celle-ci, que ce soit au niveau régional, national ou international, dépend, entre autres, de décisions politiques, de stratégies de développement, d’échanges économiques et d’une volonté d’identification socioculturelle. Dans le cas de la région frontalière étudiée, ces aspects pourraient contribuer à la création d’un nouveau territoire, binational, consciemment géré et mis en valeur, et amorce d’une politique commune. Comme dans le domaine des infrastructures routières, on reste loin d’une telle convergence.
Des organisations politiques différentes
14En Équateur, si le réseau routier articule physiquement les provinces du sud du pays, chaque gouvernement, paroissial, cantonal ou provincial a une politique d’intégration différenciée qui tient peu compte à chaque échelle de celle de ses voisins. Il faut cependant reconnaître une tendance au débat sur les thèmes de la décentralisation, de l’intégration, du développement, des perspectives de société et sur les rapports entre secteurs public et privé, en particulier dans le cadre du Centre de recherche et d’appui au développement local et régional, CIADLR, de l’université nationale de Loja. Il est visible que, depuis 2002, les Équatoriens ont investi et su profiter des fonds et des prêts accordés à la suite de la signature de la paix pour améliorer le réseau routier du sud du pays et consolider l’intégration de leur région frontalière, en suivant une politique nationale menée conséquemment depuis une trentaine d’années.
15Au Pérou, le réseau routier articule avant tout les basses vallées pacifiques, les hautes terres et le versant amazonien restant exclus. Chaque gouvernement, districtal, provincial ou départemental, gère l’immédiat en fonction de son appartenance politique et de ses capacités et moyens divers. Par contraste avec la situation équatorienne, on observe une absence de débat sur l’avenir et une soumission aux lois du marché. Un seul exemple symptomatique, l’Institut d’études régionales, créé il y a déjà deux ans, au sein de l’université nationale de Piura, à l’initiative du Concytec3, n’a toujours ni équipe ni programme. Les Péruviens n’ont pas autant investi que les Équatoriens dans l’amélioration de leur réseau routier frontalier et il semble que les fonds et les prêts qui leur ont été accordés pour ce faire ont été dilapidés ou détournés.
16Dans ces conditions, les travaux effectués sur le réseau routier de part et d’autre de la frontière, dans des contextes socio-économiques, politiques et culturels différenciés, risquent d’approfondir les fractures plutôt que de contribuer à l’intégration.
La cogestion des ressources : une utopie ?
17Alors que l’intégration piétine, les dynamiques économiques liées à la mondialisation s’imposent et transforment l’espace. Au-delà de l’aménagement du réseau routier, il serait important d’aboutir à la co-gestion des ressources naturelles, culturelles et humaines dans la perspective d’un développement bénéficiant aux sociétés locales.
18À titre d’exemple, on pourrait considérer :
- La gestion des bassins transfrontaliers. Les diverses institutions gouvernementales et non gouvernementales devraient commencer à penser au développement des systèmes d’irrigation dont on parle depuis les années 1970, notamment sur le versant pacifique, dans les vallées du Puyango-Tumbes et du Catamayo-Chira, et, sur le versant amazonien, du Mayo-Chinchipe.
- La réorganisation des systèmes de production et des filières d’exportation vers les marchés internationaux de produits communs comme le café ou la banane ; et des marchés binationaux des phosphates, du sel et du maïs.
- L’aménagement des circuits et des services touristiques, binationaux et internationaux, compte tenu des nouvelles dynamiques engendrées par les accords de paix.
- La restructuration du marché de l’emploi, en tenant compte d’un double flux migratoire, des Équatoriens vers les États-Unis et l’Europe (en particulier l’Espagne), et des Péruviens qui partent les remplacer en Équateur. Pour ces derniers, la migration à la recherche d’un emploi n’est pas un facteur d’intégration. Au contraire, à partir de décisions globalisées, accords de paix et « dollarisation » du marché équatorien, la médiocrité des conditions de travail des Péruviens dans le pays voisin engendre de nouveaux conflits d’ordre psychologique et social entre populations frontalières et renforce, de part et d’autre, des tendances nationalistes.
19Le rapprochement pourrait aussi permettre aux deux pays de réguler plus efficacement l’action des multinationales qui exploitent leurs ressources. On doit ici faire mention de l’extraction minière. À Zaruma, du côté équatorien, la mine constitue depuis le xvie siècle une activité traditionnelle aux mains de petits entrepreneurs, qui tend aujourd’hui à devenir industrielle, sans grande préoccupation pour la contamination et les impacts indirects consécutifs à l’augmentation du volume de production. À Tambogrande, du côté péruvien sur le piedmont pacifique, dans une zone de colonisation agricole aménagée à partir des années 1960 sur la base de prêts internationaux pas complètement remboursés, de nouvelles concessions minières ont été attribuées dans les années 1990 à une multinationale. Celle-ci, produit d’un montage financier douteux, prétend imposer de l’extérieur, contre l’opinion générale des populations, un nouveau modèle de développement impliquant de gros risques environnementaux, sans redistribution des bénéfices au niveau local et régional. Sur les sommets andins, des compagnies minières installent du matériel et des équipes d’exploration sur les terres de communautés paysannes qui réagissent très fortement contre ce qu’elles ressentent comme une invasion de leurs territoires et comme une grave menace pour l’environnement et la qualité de vie. Des affrontements particulièrement violents, qui ont déjà entraîné mort d’homme, annoncent de nouveaux et graves conflits sociaux qui toucheront toute la région frontalière andine. Cette nouvelle orientation de la production entraînerait, des deux côtés de la frontière, une désintégration locale et régionale au profit unique d’acteurs externes.
20Le trafic de drogue pourrait également être plus efficacement contrôlé grâce à une entente entre les deux pays. La drogue, toujours plus abondante, passe du versant amazonien péruvien au versant pacifique équatorien, en suivant « l’axe nié » par les accords de paix. Les produits locaux issus de la transformation de la coca et du pavot traversent Huancabamba et Ayabaca en direction de Cariamanga pour être commercialisés sur le marché global. Le long de cet itinéraire, du côté péruvien de la frontière, s’étendent des champs de cannabis destiné aux marchés frontaliers régionaux et locaux. Cette économie illégale est difficile à analyser. Néanmoins, on perçoit la déstructuration des tissus socio-économiques et politiques aux niveaux local et régional, rural et urbain, le pouvoir des narcotrafiquants faisant élire de plus en plus d’autorités complaisantes. Est-il pensable que cet axe soit volontairement oublié dans le but de laisser aux mafias un no man’s land de passage frontalier ?
Les intrusions idéologiques extérieures, facteur d’éclatement
21Au travers des accords de paix, la mondialisation contribue également à accélérer les interventions d’acteurs extérieurs dans la définition des idéaux et choix de société. Leur pénétration est limitée du côté équatorien, plus rapide du côté péruvien. Sur le versant amazonien équatorien, l’évolution est lente. Durant plus d’un demi-siècle, on constate une évangélisation et colonisation des populations autochtones sous l’égide des salésiens et des militaires et, durant les dernières décennies, on observe une intégration, socio-économique et politique, dans un certain respect de la diversité culturelle.
22Côté péruvien, les changements sont brutaux. Après plus d’un demi-siècle de domination jésuite et militaire, tendant à maintenir l’isolement des Indiens aguaruna et huambisa d’affiliation jivaro, on assiste à une pénétration accélérée des colons andins depuis les années 1980, des investisseurs miniers dans les années 1990, et, depuis les accords de paix il y a huit ans, des ONG « conservationnistes ». L’action de ces dernières est orientée par les modèles de développement alternatif, inspirés par la DEA, l’administration nord-américaine de la répression des drogues, et financés par l’US-AID, l’agence nord-américaine pour le développement international. Ces ONG internationales, Care en tête, ont des représentations nationales alliées à des ONG locales : Saipe, sous l’influence de la Compagnie de Jésus, les seuls à connaître le terrain, et Ipedeh, des humanistes. Ce consortium, à son tour, sous-traite à des ONG spécialisées : IBC, pour la démarcation territoriale, Apeco pour les impacts soit environnementaux, soit sociaux. Ces ONG travaillent parallèlement, et parfois en soustraitance, avec les institutions gouvernementales, tel l’Inrena, appuyées par ailleurs par la coopération bi- et multilatérale, à travers l’Unicef et le Pnud. En fait, chacune travaille pour elle-même avec, comme alibis, le développement, la lutte contre la pauvreté, la sécurité alimentaire, la participation des femmes, la protection du milieu, l’éducation et la santé pour tous. Toutes ces institutions effectuent un travail de sape des autorités traditionnelles, ainsi que des élus municipaux et, depuis 2002, régionaux, et contribuent à l’affaiblissement des organisations indigènes et à la désintégration culturelle.
Conclusion : un espace mondialisé plus que binational
23Dans un cadre politique de modernisation de l’État, de décentralisation de ses fonctions et de participation citoyenne, des deux côtés de la frontière, la nécessité de la planification a été balayée par une idéologie néolibérale qui impose le libre jeu du marché. Du côté équatorien, dans certains milieux politiques et académiques, la question du rôle de la planification est posée. Du côté péruvien, l’absence de conscience civique et régionale bloque toute réflexion à ce sujet. Le monopole détenu par l’Apra, Alliance populaire révolutionnaire américaine, membre de l’Internationale socialiste, au sein des gouvernements régionaux frontaliers de Tumbes, Piura, Cajamarca, Amazonas, ne favorise d’ailleurs pas le débat.
24En ce qui concerne les perspectives de développement de la région binationale andine, dans le droit fil des évolutions actuelles, on peut s’attendre, sur le versant pacifique, à une insertion de la production au marché planétaire, conduisant à une accumulation externe, avec des bénéfices locaux et régionaux minimes. Sur le versant amazonien, on pourrait prévoir en Équateur un développement des villes provoquant une restructuration du réseau urbain, tandis qu’au Pérou on semble s’acheminer vers une intensification de l’exploitation minière et forestière et vers la délimitation de réserves et parcs éco-touristiques entraînant une acculturation accélérée. En fait, c’est dans les territoires des Aguaruna et Huambisa que se perçoivent les changements les plus drastiques, qui semblent annoncer en quelque sorte la fin d’un monde amérindien.
25Avec une conscience civique et régionale à la base d’une volonté politique forte, le rêve d’un développement endogène, permettant une accumulation binationale et apportant quelques bénéfices aux sociétés locales et régionales, cesserait d’être irréalisable. Les problèmes en suspens seraient en partie solubles, à condition de combler le profond déficit en matière d’éducation (Hocquenghem et Dammert, 2000 ; Hocquenghem, 2002 a, b). Les tentatives de gestion d’un territoire partagé constituent les germes d’une identité collective qui, dans le cas présent, ne pourrait bien sûr pas s’appuyer sur une dimension nationaliste ni même ethnique, compte tenu de la diversité de l’espace concerné. Mais n’est-ce pas là justement une situation idéale ? Selon G. Di Méo (1998 : 10), « il convient de conférer au territoire une fonction, régulatrice et humaniste, d’outil de communication et de tolérance ». Cependant, la frontière entre l’Équateur et le Pérou, longtemps source de conflit, qui sépare des sociétés très différemment organisées et situées dans leur propre espace national et où interviennent des acteurs globalisés, semble plus susceptible de devenir perméable aux flux de la mondialisation que de se transformer en lieu de contact et d’échange d’expériences.
Notes de bas de page
Auteurs
amhocque@ec-red.com
Anne-Marie Hocquenghem, anthropologue, directrice de recherche CNRS accueillie à l’IRD, membre de l’UMR Temps.
durt@chavin.rcp.net.pe
Étienne Durt, sociologue, université de La Molina, Lima (Pérou), associé à l’UMR Temps.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le monde peut-il nourrir tout le monde ?
Sécuriser l’alimentation de la planète
Bernard Hubert et Olivier Clément (dir.)
2006
Le territoire est mort, vive les territoires !
Une (re)fabrication au nom du développement
Benoît Antheaume et Frédéric Giraut (dir.)
2005
Les Suds face au sida
Quand la société civile se mobilise
Fred Eboko, Frédéric Bourdier et Christophe Broqua (dir.)
2011
Géopolitique et environnement
Les leçons de l’expérience malgache
Hervé Rakoto Ramiarantsoa, Chantal Blanc-Pamard et Florence Pinton (dir.)
2012
Sociétés, environnements, santé
Nicole Vernazza-Licht, Marc-Éric Gruénais et Daniel Bley (dir.)
2010
La mondialisation côté Sud
Acteurs et territoires
Jérôme Lombard, Evelyne Mesclier et Sébastien Velut (dir.)
2006