La suburbanisation en Afrique du Sud : entre héritage et innovation1
p. 273-285
Texte intégral
1Les conséquences de la phase actuelle de la mondialisation font l’objet de nombreux débats. Selon une hypothèse courante, les États-nations perdraient leur place au profit de collectivités territoriales d’échelle inférieure ou de grands ensembles qui émergent comme de nouveaux centres de pouvoir. La mondialisation créerait ainsi de nouvelles centralités – villes, régions, institutions transnationales, concentration de sièges sociaux (Sassen, 1996 a et b). Pourtant de telles hypothèses sont difficiles à vérifier : par exemple, de récents travaux sur São Paulo, Bombay, Shanghai et Johannesburg n’apportent que peu d’éléments en leur faveur (Raiser et Volkmann, 2005). Dans le domaine de la géographie urbaine, nombre d’auteurs décrivent une nouvelle organisation de l’espace et l’interprètent comme étant une conséquence, pour une part au moins, de la mondialisation (Soja, 2000 ; Sassen, 1996 a et b ; Scott et al., 2001). Un des aspects essentiels de cette nouvelle organisation spatiale, lié au changement de modèle de croissance urbaine, est « l’étalement » aboutissant à des formes urbaines de plus en plus polycentriques (Kloosterman et Musterd, 2001). En de nombreuses régions du globe, l’expansion physique des villes semble être caractérisée par la diffusion de zones pavillonnaires, associées à de nouvelles concentrations d’activités tertiaires (centres commerciaux, complexes de bureaux, hôtels et lieux de loisirs, en particulier). Une question évidente est celle du lien entre ces formes et la mondialisation croissante du commerce, des affaires, des flux financiers, peut-être aussi de la gouvernance, et des pratiques culturelles – ou, pour le dire autrement, de la relation entre suburbanisation2 et mondialisation.
2La notion de mondialisation telle que nous l’employons ici désigne l’accroissement de flux financiers et d’informations à l’échelle planétaire qui, de façon toujours plus intense, connectent les pays, sociétés, villes, entreprises et individus. Échapper à ces liens est de plus en plus difficile. Bien que les phénomènes d’intégration économique, sociale et culturelle ne soient pas nouveaux, ils sont largement renforcés par les nouvelles technologies, dans le domaine du management comme dans ceux, plus fréquemment cités, de l’information et de la communication. Les mouvements des biens et services, de l’information et du spectacle, des capitaux et des personnes, ressemblent plus à des flux qu’aux traditionnelles formes d’échanges (Castells, 1996) et leurs effets diffèrent de ceux de ces dernières. Ces flux sont difficiles à contrôler et à diriger, notamment parce qu’ils sont inscrits dans des réseaux. La mondialisation est apparemment aussi associée à de nouvelles formes de consommation et de styles de vie, et creuse le fossé entre « connectés » et « déconnectés ». Elle requiert de nouvelles réflexions et de nouveaux concepts, tels que ceux de « flux », de « chaînes de valeurs », de « nouvelles centralités » (Castells, op. cit. ; Appadurai, 1996 ; Sassen, 1996 b), pour comprendre la façon dont l’espace est transformé.
3La croissance suburbaine3 est-elle une conséquence de la mondialisation en Afrique du Sud ? Si une chose semble claire, c’est qu’elle s’est accélérée au cours des dernières années. Cependant, la puissance de ce phénomène tout comme la concentration des activités économiques dans les banlieues des plus grandes villes (voire de quelques petites) ont été largement sous-estimées par la plupart des observateurs. Ce développement suburbain – symbolisé actuellement par les investissements massifs et les changements en cours dans des périphéries du Cap (Century City), de Johannesburg (Fourways/Montecasino), de Durban (Gateway) ou, à plus petite échelle, de villes moyennes comme Nelspruit (Riverside)4 – ne fait pas l’objet d’un important effort de recherche. Il paraît pourtant crucial d’expliquer ce vaste mouvement.
4Si l’accélération du développement suburbain est bien une conséquence de la mondialisation en Afrique du Sud, on doit aussi se demander si ce processus ne risque pas de saper la capacité des gouvernements locaux à assurer les services aux populations et à favoriser le développement des centres-villes et des espaces les moins bien « connectés ». À l’inverse, il est possible que la croissance des taxes prélevées sur les espaces suburbains puisse améliorer la marge de manœuvre globale du gouvernement local, au moins à l’échelle métropolitaine : « nous ne connaissons tout simplement pas assez bien les coûts et les bénéfices (du développement suburbain) pour prendre des décisions politiques avisées » (Gordon et Richardson, 1998).
5Après un bref rappel du développement historique des suburbs en Afrique du Sud, nous examinerons la poursuite récente de leur extension et les causes possibles de cette prolongation dans le contexte post-apartheid. Dans un deuxième temps, nous étudierons les différentes conséquences de la suburbanisation, notamment sur les politiques et la gestion urbaines. Nous voulons défendre ici l’idée selon laquelle la mondialisation contribue de façon importante, via la suburbanisation, à la recomposition des villes sud-africaines, ce qui rend difficile l’évaluation des choix politiques et des efforts pour améliorer la gestion urbaine.
Une formation originale
6La croissance suburbaine n’est pas un phénomène nouveau en Afrique du Sud. Pour autant, malgré quelques études récentes (Broadbridge, 2001 ; Czegledy, 2003 ; Mabin, 2004), la littérature sur le sujet est loin d’être aussi développée qu’aux États-Unis (Jackson, 1985). On peut toutefois proposer une périodisation de la suburbanisation sud-africaine. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, se développent des suburbs résidentiels qui attirent les classes moyennes et supérieures depuis les centres-villes. Après la guerre, se produit une véritable révolution dans l’espace suburbain avec la croissance de la motorisation et des aides de l’État qui aboutissent à l’augmentation massive de l’urbanisation à faible densité. Pendant les années 1960, la décentralisation commerciale apparaît comme une réponse à la suburbanisation résidentielle. La compétition entre municipalités centrales et suburbaines pour attirer les investissements se solde par la localisation des centres commerciaux dans les suburbs. Dans la décennie 1980, la décentralisation commerciale se poursuit, sur fond de décalage entre l’économie sud-africaine sous embargo et l’économie mondiale en pleine transformation. Enfin, l’ouverture de l’Afrique du Sud à l’économie mondialisée et la fin de l’apartheid (1990-1994) vont de pair avec le développement accéléré des suburbs.
7Ce très bref aperçu chronologique conduit à poser un certain nombre de questions. Pourquoi la suburbanisation a-t-elle survécu à l’apartheid ? Les causes et les formes de son développement actuel sont-elles en continuité avec celles de son développement durant l’apartheid ? Quelle est la relation entre la suburbanisation et la ségrégation-déségrégation ? Jusqu’à la fin des années 1980, la croissance des suburbs était un des aspects de la ségrégation des villes sud-africaines. Mais depuis, ces quartiers ont été la scène de diverses formes sélectives de déségrégation résidentielle, bien plus que les townships, autre composante majeure de l’espace résidentiel urbain sud-africain.
Une offre surabondante pendant l’apartheid
8Si le développement des suburbs résidentiels est établi de longue date, la suburbanisation des autres activités urbaines et les nouvelles formes d’occupation des sols attendent encore leur explication. Or, commerces et bureaux ont continué à s’installer dans les suburbs. Cela peut difficilement être attribué à une hausse des loyers dans les villes centres, étant donné que celles-ci – Johannesburg en particulier – tendent plutôt à offrir un excédent d’espace qui se traduit au contraire par leur diminution (Goga, 2003). Ce n’est donc pas la demande qui explique l’ampleur du mouvement. Ce sont plutôt des aspects spécifiques aux régimes de propriété, au management et à l’investissement, dans l’économie sud-africaine dans son ensemble, qui aboutissent, selon Goga (op. cit.), à des placements de grande ampleur dans la propriété décentralisée, créant une offre d’espace surabondante. Certains aspects de la situation économique sud-africaine au cours de la seconde moitié de l’apartheid5 doivent être rappelés pour expliquer cette évolution. À partir du début des années 1970, de faibles taux de croissance économique, une inflation relativement forte et un isolement économique international de plus en plus affirmé ont façonné le milieu de l’investissement. De forts taux d’inflation (supérieurs à 13 % durant l’essentiel des années 1970 et 1980) ont favorisé l’épargne des familles dans les assurances-vie et les fonds de pension. Les avoirs de ces institutions financières ont été multipliés par plus de 74 entre 1961 et 1988 (Jones et Muller, 1992 : 336-7). En même temps, ces institutions qui accumulaient des fonds étaient fortement limitées dans leurs choix d’investissement du fait des sanctions internationales et du contrôle des échanges. En définitive, un relatif déclin industriel a conduit à investir une bonne part de ces sommes dans la propriété foncière. Ainsi, les biens mobiliers des institutions financières ont été multipliés par 30 entre 1960 et 1996 (Goga, op. cit.). Dans l’espace urbain, ces institutions ont apporté d’extraordinaires volumes d’investissement dans de nouvelles zones commerciales ou d’autres zones d’activités économiques suburbaines. Pourtant, ce processus tendait parallèlement à affaiblir les rendements de leurs investissements dans les aires urbaines plus anciennes, en dévalorisant celles-ci. Mais la présence de nouveaux entrants sur le marché (peu analysée par Goga, malheureusement) ainsi que la faiblesse de la recherche et de la gestion dans le secteur de la propriété foncière expliquent probablement que les conséquences de ce qui était en train de se passer aient été mal comprises. Ainsi, l’offre d’espaces dans les suburbs s’est maintenue sans tenir compte de la demande.
9Goga indique plusieurs facteurs explicatifs du succès de cette offre. Tout d’abord, le désir, de la part d’acteurs collectifs, de rapprocher le « travail » des lieux de vie et de changer le style des bureaux en abandonnant les hauts immeubles de bureaux urbains pour les petits bureaux de plain-pied dans les parcs aménagés, afin de limiter le temps consacré à de longs trajets quotidiens. Les changements dans l’organisation du travail ont encouragé une demande pour des espaces différents. Parallèlement, dans les aires centrales, une gestion urbaine de faible qualité, la baisse du niveau des équipements et l’augmentation de l’insécurité ont par contraste rendu attractifs des quartiers suburbains présentant des caractéristiques opposées (Goga, op. cit.). Enfin, les changements politiques et la dé-racialisation des aires centrales qui en a découlé ont conduit à une réponse partiellement raciste de la part des propriétaires et des usagers, qui ont choisi de les quitter (cette dimension n’est pas abordée par Goga).
10Les facteurs de l’offre, qui opéraient fortement au cours de la période de relatif isolement de l’économie sud-africaine, ont perdu beaucoup de leur force depuis l’ouverture de l’économie et de la société découlant du changement politique du milieu des années 1990, ce qui a modifié les possibilités d’investissements.
Suburbanisation et mondialisation
11Alors même qu’elle a commencé indépendamment de la mondialisation et que c’est même le manque de connexions avec le monde qui, dans le cas sud-africain, l’a d’abord expliquée, la suburbanisation se poursuit une fois l’apartheid révolu, avec encore plus de vigueur, et se diffuse depuis son point de départ (Johannesburg) vers d’autres villes. On pouvait s’attendre au contraire à ce que, produits d’un processus économique et social particulier, les suburbs entrent en déclin sous l’effet de la pénétration des flux globaux. Notre hypothèse est que la mondialisation apporte ses propres formes de développement suburbain, qui ne s’ajoutent pas seulement à celles du passé mais les éclipsent graduellement. Dans un premier temps, des causes différentes amènent des résultats semblables, qui peuvent diverger par la suite.
12Il faut, pour envisager les liens entre la suburbanisation actuelle et la mondialisation, revenir à la définition de la mondialisation que nous avons donnée en introduction6
- « L’accroissement de flux financiers et d’informations à l’échelle planétaire qui, de façon toujours plus intense, connectent les pays, sociétés, villes, entreprises et individus » : la fin de l’apartheid coïncide avec un accroissement rapide des flux mondiaux. Parce qu’une suburbanisation avancée avait déjà eu lieu pendant l’apartheid, ces flux mondiaux se sont souvent concentrés, en Afrique du Sud, sur des localités suburbaines. Sandton, au nord de Johannesburg, est l’exemple le plus connu : les promoteurs ont à la fois approfondi son développement afin d’héberger les liens globaux et reproduit autant qu’ils l’ont pu le modèle. D’où les nouvelles villes « high-tech », planifiées sur initiative privée, de Gateway (Durban) et Century City (Le Cap) et les tentatives de répétition de l’expérience de Sandton dans le « nouveau nord » de Johannesburg, autour de Fourways.
- « Échapper à ces liens est de plus en plus difficile » : le profit est ici la variable explicative. Les meilleurs retours sur investissements se font dans les endroits les plus reliés au monde, ce qui, à la fois, y encourage l’investissement et pousse à les dupliquer. De plus, l’État ayant identifié ce problème, il adapte la fiscalité nationale et ses autres politiques à l’environnement mondial : ainsi, le contrôle des changes a été réduit dans les années 1980 et progressivement levé dans les années 1990 (Kahn et al., 1992), simultanément à l’adaptation de la politique douanière. Le gouvernement sud-africain a décidé de prendre à bras-le-corps la globalisation et ses liens, ce qui a conduit, entre autres choses, à une stratégie spécifique intitulée Gear (Growth Employment And Redistribution, « stratégie pour la croissance de l’emploi et la redistribution »), avec pour but de mettre la politique fiscale et financière sud-africaine en compatibilité avec des normes mondiales de plus en plus uniformes
- ces normes étant elles-mêmes censées soutenir le commerce global et les autres flux (Abedian, comm. pers., 2004).
- « Bien que les phénomènes d’intégration économique, sociale et culturelle ne soient pas nouveaux, ils sont largement renforcés par les nouvelles technologies » : d’un point de vue organisationnel, les unités économiques ont eu tendance à éclater sous l’impact des nouvelles technologies. Au cours des dix dernières années, cela a conduit à une extraordinaire dispersion entre les anciens et les nouveaux lieux de travail suburbains, ces derniers concentrant des secteurs professionnels liés aux hautes technologies ; la gestion mondialisée du travail contribue à cette tendance. Les nouveaux entrants se sont multipliés : grandes compagnies mondiales revenues en Afrique du Sud depuis 1990, entreprises sud-africaines elles-mêmes devenues à leur tour des multinationales7 – et les modèles spatiaux qu’ils portent semblent avoir majoritairement favorisé les suburbs (avec quelques exceptions comme dans le centre du Cap).
- « La mondialisation est aussi apparemment associée à diverses formes de consommation et de style de vie ». Le goût et le style sont des composantes essentielles du changement et encouragent les entreprises à se localiser de manière à favoriser leur connexion avec les personnes « connectées » et à améliorer leur visibilité et leur statut. Ici encore, les emplacements suburbains semblent offrir la meilleure chance d’aboutir à ces résultats – bien que les espaces intra-urbains puissent faire de même, comme le suggèrent certains exemples au centre du Cap (Kloof Street, De Waterkant) et, peut-être, de Johannesburg (Newtown).
- « Le fossé [augmente] entre les connectés et les déconnectés ». La vitesse du commerce et des prises de décision encourage l’installation de toutes sortes d’entreprises dans des lieux où le contact avec les « mondialement connectés » et avec des moyens rapides de communication physiques et électroniques est facile. En Afrique du Sud, la plupart des lieux offrant ces possibilités sont suburbains. Mais le fossé n’est pas seulement la conséquence du travail de l’espace par la suburbanisation : il en est aussi la cause. Ainsi, l’écart va croissant entre la classe moyenne noire, de plus en plus nombreuse et qui s’implante dans les suburbs où elle travaille mais aussi réside, et la masse des travailleurs noirs ordinaires, des dépendants, des sans-emploi, des acteurs de l’économie informelle et autres, qui constituent de plus en plus la population des anciens townships, des nouveaux bidonvilles et des logements sociaux récents : la nouvelle mise à distance sociale est ici renforcée par l’accroissement de la distance spatiale (favorisée par la structure spatiale de la ville).
- « Les mouvements des biens et services, de l’information et du loisir, des capitaux et des personnes, (…) sont difficiles à contrôler et à diriger ». C’est ce que pensent les pouvoirs publics, dont les intérêts seront abordés plus loin. Une partie du problème pourrait en fait être le déclin de leur domaine de compétences, qui découle partiellement de la mondialisation de l’idéologie néo-libérale8
13Ainsi, il semble bien que deux processus (la suburbanisation liée à l’isolement économique sous l’apartheid et la suburbanisation liée à la phase actuelle de la mondialisation), naguère parallèles et relativement indépendants, convergent depuis 1994 sur un même espace et additionnent leurs effets dans les villes sud-africaines.
Un bilan contrasté
Citadinité et « suburbanité »
14De nouvelles formes de vie « urbaine » se développent avec la suburbanisation. D’aucuns les jugent caractérisées par une moindre « urbanité », celle-ci impliquant nécessairement une forte densité, une forte diversité et des formes particulières d’espace public (Lévy, 2000). Mais ces lieux, à l’exemple de l’espace commercial le plus cher d’Afrique du Sud, Sandton Square à Johannesburg9 ou des concentrations de bureaux de Gateway et Century City, n’en sont pas moins pleinement « urbains ». En effet, ils révèlent une densité d’immeubles élevée et une diversité croissante d’usages de toutes sortes alors que les espaces résidentiels environnants se densifient. En d’autres termes, de nouvelles formes d’urbanité – attractives pour certains, répulsives pour d’autres – sont en train d’émerger dans les suburbs. Peut-on faire la même hypothèse en ce qui concerne la citadinité – ce mot français qui n’a pas d’équivalent en anglais – au sens d’une citoyenneté urbaine, d’une appartenance et d’une identité (Gervais-Lambony, 2003) ? Cette hypothèse évoque une phrase rencontrée au détour d’un guide touristique français : « pour les ados de l’Île-de-France aujourd’hui, c’est la banlieue qui donne le “la” » (Le Guide du Routard, 2003 : 14).
15Une certaine tradition académique méprise a priori les suburbs jugées appauvrissantes culturellement, uniformes et sans imagination. Au moins depuis Dobriner (1963), on sait que l’uniformité des suburbs est un mythe, qu’elles doivent être vues comme des espaces complexes, extensions plutôt que négations de la ville. Si Dobriner avait essentiellement à l’esprit les périphéries résidentielles, quand Baldassare (1986) écrit, de nouvelles complexités sont apparues dans des espaces de plus en plus hétérogènes. On devrait, selon lui, penser la « suburbanité », non pas comme « inférieure » à l’urbanité, mais plutôt comme « à côté » et différente. Mais on peut aujourd’hui aller plus loin et suggérer que peuvent se développer des formes nouvelles et progressives d’« urbanité et de citadinité » dans les suburbs. Cette idée pourrait être appliquée en Afrique du Sud où de nouvelles formes d’urbanisme et une nouvelle forme de citoyenneté constituent des éléments du discours du changement post-apartheid.
Les politiques urbaines
16La suburbanisation continue des villes sud-africaines accentue-t-elle les difficultés de la gestion urbaine à l’heure où les instruments modernes perdent leur efficacité dans un contexte post-moderne (Mabin, 1995) ? Dans une certaine rhétorique du débat sud-africain sur les politiques urbaines (Harrison et al., 2003), la croissance suburbaine est décrite comme un problème, un obstacle à la redensification, au retour à une ville « compacte », au redéveloppement des aires centrales. Mais les politiques urbaines sud-africaines, pour autant qu’elles existent de façon explicite, sont extrêmement vagues lorsqu’il s’agit de préciser la façon dont la croissance urbaine devrait être traitée, exception faite de leur tendance, toute théorique, à vouloir limiter l’étalement, ainsi que le montre la lecture des documents nationaux — Urban Development Framework (South Africa, 1997), Development Facilitation Act (South Africa 1995) — des manuels qui les accompagnent — Development and Planning Commission 1999 — et des programmes plus spécifiques à certaines villes (par exemple, City of Cape Town, 1999 et City of Johannesburg, 2002b). Leurs composantes majeures consistent en plusieurs formes de recommandations : régénération de la ville, du township et du centre-ville ; augmentation de la densité résidentielle ; limitation de l’étalement ; organisation et renforcement des frontières de la croissance urbaine. Ces composantes traduisent une adhésion à l’idée de ville compacte qui se reflète dans l’enseignement, les publications, les rapports d’étude (cf. Todes, 2003, pour de plus amples explications).
17Concrètement, les politiques sud-africaines ne contiennent pourtant aucun des éléments qui ont caractérisé la gestion de la croissance dans des villes qui servent de référence à l’échelle mondiale. Par exemple, elles ne montrent aucune volonté d’encourager le développement de centres-villes autonomes, anciens ou récents, comme l’ont fait, et le font encore dans une certaine mesure, les politiques d’« expansions urbaines » et de « nouvelles villes » britanniques. Il n’y a pas d’équivalent aux « villes nouvelles » du président français Charles de Gaulle qui, dans les années 1960, a en outre radicalement et durablement réaménagé l’espace urbain avec notamment l’extension du réseau ferré métropolitain. La politique urbaine implicite vise à produire le maximum de logements au prix le plus bas possible, à favoriser la croissance économique par l’attraction des investissements (quelle que soit leur localisation) et à développer l’infrastructure financière requise pour cela. Contrairement à la rhétorique de la ville compacte, cela conduit plutôt à pousser le développement hors des centres-villes. Ainsi, on pourrait conclure que les politiques urbaines sud-africaines soutiennent la suburbanisation plutôt qu’elles ne la contraignent. Par exemple, les nouveaux sites de développement urbain privilégiés par les pouvoirs publics, dont on attend des retombées économiques, sont clairement situés en banlieue. Les cas des Autorités métropolitaines de Johannesburg et Ekurhuleni (Gervais-Lambony, 2003) sont similaires à ceux d’autres aires métropolitaines (Le Cap, Tshwane, Nelson Mandela), voire à ceux de centres plus petits (Nelspruit, Mbombela…).
18L’expérience de la dernière décennie a prouvé que réduire avec les outils de l’aménagement urbain les injustices spatiales liées à la géographie de l’exclusion était une gageure. Par exemple, un projet optimiste appelé « Bara Link », visant à « relier » Soweto à une entreprise dans la cité, a peu progressé. Ainsi qu’un commentateur hollandais l’a noté : « à l’heure d’aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose à voir de Bara Link. D’un autre côté, la libre entreprise crée un complexe après l’autre dans la périphérie Nord de la métropole » (De Meulder, 1998). En d’autres termes, la géographie néo-apartheid de l’exclusion, impliquant à la fois l’héritage de la division raciale et l’effet des marchés du foncier et du travail, est aussi le produit d’une connexion globale croissante. Or, la ville représente dans la période actuelle un enjeu spatial dans le cadre de la mise en place de la démocratisation de la société et de la « bonne gouvernance ». Le gouvernement municipal n’a, jusqu’ici, que marginalement répondu à ce changement, excepté en brandissant la disponibilité des nouveaux environnements suburbains pour l’installation d’entreprises mondiales. C’est précisément ce que pointent Bénit, Christopher et Gervais-Lambony (dans ce volume) : les nouveaux espaces mondialement connectés de la finance et du commerce constituent la « vitrine », alors que la pauvreté montante et l’exclusion, caractéristiques d’une grande partie des townships et de quelques quartiers à l’intérieur des villes, sont dissimulées, dans d’importantes proportions, dans les « arrière-boutiques ».
Conclusion : pour une nouvelle ville sud-africaine
19Si l’on accepte l’idée selon laquelle l’Afrique du Sud urbaine doit être connectée au monde – pour favoriser la croissance économique et en définitive fournir les bases qui permettront de corriger le chômage et la pauvreté – l’examen de la croissance suburbaine est central. Les politiques urbaines sud-africaines semblent s’orienter clairement vers le soutien aux « grands projets urbains ». Reste à voir si ces projets intégreront les espaces suburbains où ils pourraient appuyer le développement de nouvelles formes de citoyenneté démocratique. Ce serait l’occasion de modeler une nouvelle ville sud-africaine, post-apartheid, post-moderne, et significativement différente de la ville fragmentée qu’elle a été auparavant. Dans le cas contraire, on peut craindre que ces espaces suburbains continuent simplement à approfondir le fossé social et à ralentir, voire à bloquer, le changement urbain à l’échelle métropolitaine.
20Certains aspects de la mondialisation contribuent directement au changement, incluant des recompositions de l’espace dans les villes sud-africaines. L’idée, avancée par C. Bénit, A. Christopher et Ph. Gervais-Lambony, que la globalisation est, entre autres, instrumentalisée d’un point de vue rhétorique pour soutenir une gestion urbaine spécifique et le développement de stratégies des élites africaines émergentes, est vérifiée. Cependant, l’impact du renforcement des connexions mondiales est réel et a des conséquences importantes pour l’espace urbain, qui peuvent ne pas être totalement négatives. Ces réflexions font écho à des conclusions formulées pour d’autres villes, de São Paulo à Shanghai, de Prague à Paris.
Notes de bas de page
1 Traduit de l’anglais par Gaëlle Goastellec et Philippe Gervais-Lambony.
2 Nous utiliserons tout au long du texte les termes anglais de suburbanisation et de suburb. En effet, ni le mot banlieue, ni le mot périurbanisation, ne semblent pouvoir rendre compte correctement de la réalité urbaine sud-africaine, ni plus largement des extensions périphériques des grandes villes du monde qui se sont développées selon un modèle anglo-saxon.
3 Le terme de croissance suburbaine ne renvoie pas ici à l’émergence de formes locales de gouvernement, distinctes des juridictions de la vieille ville, chose fréquente aux États-Unis ou en Australie. En Afrique du Sud, entre 1994 et 2000, les nouvelles municipalités suburbaines ont le plus souvent été intégrées à un nouveau gouvernement unitaire, métropolitain (Cameron, 1999).
4 Voir la carte de situation hors-texte n° 6 et, pour les villes et quartiers de l’agglomération du Gauteng mentionnés, la contribution de C. Bénit, A. Christopher et Ph. Gervais-Lambony dans cet ouvrage.
5 L’apartheid a officiellement commencé en 1948 pour s’achever en 1994, soit une durée de quelque quarante-six années.
6 Je remercie Ph. Harrison pour avoir discuté certains de ces points.
7 Elles sont présentes dans une partie de l’Afrique (ainsi, Shoprite et MTN dans beaucoup de villes africaines, des groupes miniers dispersés) et ailleurs (Pick’n Pay en Australie) ; et dans des centres mondiaux (Old Mutual et AngloAmerican à Londres).
8 Ce thème est abordé dans la troisième partie de l’ouvrage, qui porte sur les territoires (cf. C. Bénit, A. Christopher et Ph. Gervais-Lambony dans cet ouvrage).
9 Pour une description, cf. Mabin (2001).
Auteur
mabina@archplan.wits.ac.za
Alan Mabin, géographe et urbaniste, professeur à l’université du Witwatersrand, Johannesburg, School of Architecture and Planning, membre du CUBES-Center for Urban Built Environment Studies (Afrique du Sud), associé à l’UMR Temps.
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