Les bouleversements des hiérarchies territoriales au Pérou
p. 249-271
Texte intégral
1Au début des années 1990, le gouvernement de A. Fujimori met en place au Pérou une politique néolibérale qui rompt avec l’hétérodoxie1 de la deuxième moitié des années 1980 et avec les héritages de l’« expérience péruvienne » socialiste et nationaliste des années 1970. Les fonctionnaires sont encouragés à prendre une retraite anticipée, les entreprises publiques vendues, les mécanismes protectionnistes démantelés, les subventions supprimées (Gonzales De Olarte, 1998 : 50). Ce virage réduit la présence de l’État sur le territoire (Deler et al., 1997). Mais parallèlement, à travers la vente des entreprises publiques et grâce au soutien international retrouvé2, le gouvernement se donne les moyens d’une expansion rapide d’infrastructures routières jusqu’alors très limitées (Mesclier, 2004 : 183). Il assure en quelques années, au prix d’une répression renforcée3, le retour d’un niveau de sécurité acceptable dans l’ensemble du territoire, après une décennie où le Parti communiste du Pérou, « Sentier lumineux », avait réussi à limiter le trafic sur plusieurs axes de la cordillère andine. Par ailleurs, de plus en plus de tâches sont confiées aux municipalités, qui reçoivent, depuis 1993, des fonds collectés au niveau national4, en rupture avec la longue tradition centralisatrice de la république péruvienne. Ce nouveau contexte, ajouté à la recherche d’accords de libre commerce, avec les États-Unis en particulier, doit permettre aux producteurs locaux de développer leurs relations avec les marchés extérieurs.
2Paradoxalement, en raison de la personnalité des gouvernants, cette redéfinition du rôle de l’État central ne permet pas réellement une augmentation de l’autonomie politique des localités et des régions. On assiste à une concentration des pouvoirs aux mains du ministère de la Présidence, à un contrôle de plus en plus extrême des médias (Rosa Balbi, 2000 : 10-13), au remplacement des gouvernements régionaux élus par des « conseils » nommés et à une pression de fait sur l’orientation politique des municipalités. L’État, en apparence réduit dans ses capacités physiques, est de plus en plus monolithique et influent. Dans les années 2000, la fuite de A. Fujimori et les réformes engagées, entre autres, la suppression du ministère de la Présidence et l’élection d’autorités régionales, modifient finalement ce contexte, qui aura marqué la mise en place du néolibéralisme.
3Dans cette conjoncture particulière, assiste-t-on aux évolutions territoriales observées ailleurs dans le cadre de la mondialisation actuelle, et en particulier à la formation d’un nouveau type de « nœuds », différents des centres préexistants et connectés sans l’intermédiaire de ces derniers au système mondial (Veltz, 1996 : 60-61)5 ? Quelles sont les spécificités induites par une combinaison particulière mêlant politique néolibérale d’une part, autoritarisme et corruption de l’État d’autre part ? Nous aborderons ces questions à partir de l’exemple de territoires ruraux du nord du Pérou (fig.1), situés dans l’aire d’influence d’une grande ville à l’échelle du pays, Chiclayo6, et qui présentent la particularité d’appartenir pour la plupart à la « Costa »7, région supposée la plus propice au développement d’activités agricoles et agro-industrielles pour l’exportation. Après avoir décrit le programme néolibéral dans ses facettes les plus liées aux espaces ruraux, nous montrerons qu’en l’absence de tout dialogue démocratique, il s’est heurté à un faisceau d’institutions et de conditions locales que les investisseurs, souvent corrompus, n’ont pas toujours pu retourner à leur avantage. En raison d’une histoire agraire complexe, combinée à une grande diversité des milieux et aux particularités des marchés mondiaux, les territoires ont suivi des voies différentes8
Le programme néolibéral dans les espaces ruraux
4Bien que le secteur agricole ne joue qu’un rôle secondaire dans le nouveau modèle économique du Pérou, il est très tôt visé par le programme néolibéral, tant en raison d’évolutions mondiales que de dynamiques internes d’opposition aux structures nées de la réforme agraire, encore très récente. L’activité minière concerne, elle aussi, au premier chef des territoires ruraux ; or elle est la première génératrice des devises qui permettent au pays d’importer et à l’industrie et aux services de se développer dans la capitale (Gonzales De Olarte, 2000 : 12). Les aspects du programme néolibéral se déclinent en plusieurs points : libéralisation des marchés agricoles, privatisation des facteurs physiques de la production, flexibilisation du travail.
La libéralisation des marchés agricoles
5À partir des années 1970-1980, les institutions internationales (FMI, Banque mondiale) poussent les pays du Sud, suite à la crise économique et financière qui les affecte, à la libéralisation, dans le cadre de « programmes d’ajustement structurel ». Dans le domaine agricole, ces mesures ont de nombreuses conséquences : démantèlement des sociétés d’État, arrêt des politiques de substitution aux importations de produits agricoles, limitation des subventions aux intrants (engrais, etc.). Dans le même temps, au nom de la théorie des avantages comparatifs, la Banque mondiale et le FMI incitent les pays du Sud à produire les denrées pour lesquelles ils ont le plus d’aptitudes.
6Ce discours néolibéral a sa traduction au Pérou à partir des années 1990. Les droits de douanes subissent une forte réduction (Gonzales De Olarte, op. cit. : 50). Parallèlement, les structures d’encadrement de la production agricole disparaissent. La Banque agraire qui, à la fin des années 1980, avait une large clientèle de petits producteurs et proposait des prêts à taux d’intérêt faibles, est supprimée. Les rares producteurs qui maintiennent un accès au crédit bancaire le font dans les conditions du marché, qui supposent des taux élevés et l’hypothèque de leurs terres. La majorité doit faire appel au crédit « informel » avec des taux d’intérêt également élevés. L’assistance technique qui était assurée par les agences de la Banque agraire n’est que partiellement remplacée par de nouveaux programmes comme le Pronamachs9. Les initiatives de l’État pour intervenir dans la commercialisation des produits d’exportation, comme le café, cessent au début des années 1990. Une commission officielle mise en place en 1996, regroupant les producteurs et chargée de promouvoir les exportations, Prompex, n’assure qu’un soutien pour l’instant limité.
7Dans le cadre de l’application de la théorie des avantages comparatifs, les pays du Sud doivent exporter vers les pays du Nord (États-Unis et Europe) des denrées que ceux-ci, en fonction de leurs propres caractéristiques géographiques mais aussi des profits réalisables dans d’autres secteurs d’activité, ne produisent pas ou ne produisent qu’à certains moments de l’année. Si l’essentiel des exportations « traditionnelles » du Pérou provient des milieux chauds et si quelques cultures comme le maïs à gros grains ou le quinoa sont spécifiques aux cordillères, on trouve parmi les « nouvelles » cultures d’exportation aussi bien des produits « tropicaux », comme la mangue ou l’avocat, que des cultures de milieux plus tempérés comme l’asperge. Leur développement est particulièrement spectaculaire dans la plaine côtière, caractérisée par la tiédeur des températures et qui bénéficie des meilleures infrastructures de communication et de la proximité des ports pour l’exportation (Dollfus et Bourliaud, 1997).
La modification des règles de l’accès aux facteurs physiques de la production
8Les mesures prises au Pérou dans le domaine foncier semblent dépasser dans leur mise en pratique les recommandations de la Banque mondiale. Celles-ci visent l’intensification de l’utilisation du sol, à travers la clarification des droits et l’amélioration du fonctionnement des marchés de la terre et de sa location (World Bank, 2003 : 95), le but étant d’aboutir au développement d’une agriculture « commerciale ». Mais l’attitude de la Banque mondiale est devenue pragmatique. Le tournant a été signalé, dès les années 1990, par les auteurs qui se sont intéressés aux politiques institutionnelles de « sécurisation du foncier » en Afrique de l’Ouest. Le débat tend à se déplacer « d’un paradigme de remplacement vers un paradigme d’adaptation [Bruce, 1992], fondé sur la reconnaissance des droits existants10, et vers la question de la sécurisation foncière, c’est-à-dire le processus par lequel des droits (quelle que soit leur origine) sont validés et garantis [Le Roy, 1996] » (Lavigne Delville et al., 2002 : 4).
9Le gouvernement péruvien des années 1990, quant à lui, souhaite la formation d’exploitations capables de faire entrer des devises et tout à la fois soutient des investisseurs provenant d’autres secteurs d’activité, avec des intentions spéculatives plus que de développement – manifestation parmi d’autres des liens étroits entre le monde des affaires et le pouvoir. Dans ce cadre, il crée les conditions de la formation de nouveaux grands domaines, alors que, depuis la réforme agraire, petits et moyens producteurs, à titre individuel ou collectif, dans le cadre de coopératives, de sociétés d’intérêt social et des « communautés paysannes », sont propriétaires de la plus grande partie des terres agricoles. La constitution politique adoptée après l’ « auto-coup d’État » de 199211, ainsi que les décrets-lois des années suivantes, permettent de remettre en jeu une partie des territoires des entités collectives, particulièrement dans la plaine côtière où on estime que l’agriculture d’exportation est possible et rentable. Il n’est donc pas question de respecter les arrangements institutionnels antérieurs mais bien de les modifier radicalement, ou encore de réduire les superficies sur lesquelles ils s’exercent.
10Dans la pratique, un cadre légal général revient, tout d’abord, sur les limites fixées par la réforme agraire à la propriété privée en termes de superficie et de mode de faire-valoir, avec le décret-loi 653 de 1991 et la loi 26505 de 1995. Par cette dernière, l’État « garantit à toute personne naturelle ou juridique, nationale ou étrangère le libre accès à la propriété des terres » avec quelques aménagements en ce qui concerne les zones frontalières (Berrío, 1998). La législation organise aussi la privatisation des terres des communautés et des coopératives. Si le discours parle de favoriser l’accès à la propriété de leurs membres, les lois autorisent, de façon immédiate, le transfert des biens nouvellement enregistrés à des personnes naturelles ou juridiques qui leur sont extérieures. La loi 26505 de 1995 confirme la suppression du caractère inaliénable des terres des « communautés », qui peuvent décider d’en céder l’ensemble en propriété à leurs membres ou à des tiers. La loi n° 26845 de 1997, qui ne s’applique qu’à la Costa, permet de statuer au cas par cas, ce qui rend donc très facile le passage de l’usufruit à la propriété, même en l’absence de consensus. Les membres de la communauté en possession d’une parcelle depuis au moins une année pourront en obtenir la propriété avec l’accord d’au moins 50 % de leurs pairs présents à l’Assemblée générale. Les personnes qui ne sont pas membres de la communauté et occupent des terres sans contrat peuvent en obtenir la propriété avec un vote de seulement 30 % ; elles peuvent aussi faire déclarer l’abandon légal de terrains par la communauté, en faisant une démarche auprès des instances de l’État. Aux coopératives sucrières, l’État impose le passage à une structure de société anonyme, prémices à leur cession à des investisseurs, en s’appuyant sur leur dette d’impôt12. Des décrets organisent la façon dont les actions pourront être achetées, à travers des Offres publiques d’achat. Finalement, le « Projet spécial de titularisation des terres et cadastre rural » (Pett), créé à l’origine pour clarifier la situation des aires transférées lors de la réforme agraire, est à partir de 1996 financé partiellement par la BID (Banque interaméricaine de développement) et reçoit également la mission d’assainir la propriété des terres des particuliers13. Il permet un traitement rapide des dossiers. Il s’occupe également des titres des communautés paysannes, mais en refusant de reconnaître à celles-ci les terres obtenues au moment de la réforme, bien qu’elles aient souvent fait partie de leur patrimoine originel (Del Castillo, 1997 : 74).
11Comme dans le cas des terres, dans les années 1990, le gouvernement, encouragé par les instances internationales, souhaite que l’eau redevienne un bien dépendant des mécanismes du marché (Del Castillo et Castillo, 2004 : 38, 44). En 1969, celle-ci avait été convertie en propriété de l’État, à l’exclusion de toute possibilité de privatisation, après avoir longtemps été accaparée par les grands domaines fonciers qui utilisaient selon leur bon gré les ressources présentes sur leur sol, grâce au code des Eaux libéral de 1902. Les tentatives de privatisation échouent cependant, de même d’ailleurs que dans la très grande majorité des pays du globe : bien que la nécessité d’utiliser l’eau de façon plus efficace soit à l’ordre du jour au niveau mondial, elle reste un bien d’une nature particulière qui aux yeux de beaucoup devrait échapper aux lois du marché (Giblin, 2003 : 12) ; et l’expérience du Chili laisse penser que sa privatisation n’aboutit pas à un usage plus rationnel (Del Castillo et Castillo, op. cit. : 44). Au Pérou, de nouveaux règlements modifient cependant l’application de la loi. Dans les grands systèmes d’irrigation qui rendent possible la culture des terres de la Costa, de climat sub-aride, l’État se retire des aspects pratiques de la distribution et n’assure plus qu’un contrôle général ; les usagers doivent gérer le personnel et les aspects financiers de l’administration. Le décret-loi 653, déjà mentionné à propos du régime foncier, encourage dans son article 53 les investissements des particuliers et tout spécialement le forage de puits privés : leur dotation d’eau sera maintenue, quelle que soit la quantité trouvée ou économisée, ce qui constitue une entorse au principe conditionnant les droits de chacun à la disponibilité de la ressource et aux priorités établies par la loi (Del Castillo et Castillo, op. cit. : 27). Ces modifications vont dans le sens d’une décentralisation et d’un plus grand laisser-faire. Elles n’ont pas permis pour l’instant une augmentation suffisante des tarifs d’accès à l’eau, qui doivent être approuvés par les usagers, ni modifié les inégalités qui se sont perpétuées entre amont et aval et entre propriétaires et simples bénéficiaires de l’usufruit des terres14
La flexibilisation du marché du travail
12Le code du travail péruvien, mis au point dans les années 1960 et 1970 dans le cadre de la politique de substitution aux importations, était considéré comme un des plus restrictifs, protectionnistes et contraignants d’Amérique latine. Les coûts du travail augmentèrent, le système national de retraites et le régime des prestations sociales apparurent, et la participation des travailleurs aux bénéfices de l’entreprise se consolida (Saavedra et Maruyama, 2000 : 7).
13Entre 1991 et 1995, une série de réformes dans la législation du travail est mise en place, ce qui change totalement le panorama. « La dérégularisation du marché du travail commença en 1991 avec le décret-loi 728 sur la loi d’aide au travail. Cette loi facilita l’utilisation d’un vaste ensemble de modalités contractuelles temporaires et simplifia les procédures administratives associées. En outre […] on créa des contrats temporaires à bas coûts pour employer des jeunes. La création de coopératives de travailleurs et d’entreprises de services est également autorisée, afin de pouvoir fournir des travailleurs aux entreprises sans que celles-ci soient obligées d’assumer les charges sociales desdits travailleurs » (Saavedra et Maruyama, 2000 : 10). Cette loi constitue le premier pas vers l’élimination de la stabilité de l’emploi. Comme dans le cas du foncier, ce n’est qu’avec la nouvelle constitution de 1993 que les anciens principes sont effectivement abolis et remplacés par un système de protection contre le licenciement arbitraire. Le changement législatif correspondant advient en juillet 1995. Parallèlement, « la loi sur l’emploi dans le secteur public est également une loi importante où les incitations à la démission et autres mécanismes similaires réduisirent considérablement la charge salariale du gouvernement » (Saavedra et Maruyama, op. cit. : 11).
14En juillet 1992, la loi 25593, en simplifiant les formalités à accomplir, permit la multiplication des syndicats, ce qui contribua à réduire leur pouvoir, tout comme le firent la suppression des salaires en cas de grève et l’introduction d’une plus grande flexibilité dans les négociations entreprises-travailleurs (Saavedra et Maruyama, op. cit. : 11). L’ensemble de ces législations autorise théoriquement les investisseurs à reprendre pied dans les espaces ruraux et à être compétitifs sur les marchés extérieurs.
Héritages et expression locale des rapports de force
15Le programme néolibéral entraîne des changements, mais ceux-ci sont freinés ou encore pervertis (par rapport aux résultats officiellement attendus) en tout premier lieu par l’atmosphère délétère que crée le comportement d’entrepreneurs mafieux : le gouvernement des années 1990, lui-même corrompu, n’assure à aucun moment la transparence des opérations. Les structures sociales, héritées de l’époque de la réforme agraire ou plus anciennes, et qui s’organisent autour des territoires, expliquent la capacité de résistance des populations. Cependant, certains investisseurs, comme leurs prédécesseurs à la fin du xixe et dans la première moitié du xxe siècle, sont capables d’utiliser à leur profit les pratiques et héritages locaux.
La résistance des formes sociales des années 1970
16Les grandes entreprises sucrières, devenues des coopératives dans les années 1970 et des sociétés anonymes depuis la nouvelle législation des années 1990, ne sont pas toutes aisément privatisées. Des mesures complémentaires doivent d’abord être prises, pour éliminer le volet social de l’activité des entreprises : logements, hôpitaux, services d’eau et d’électricité, sont, les uns, privatisés, les autres, transférés par la loi à des municipalités créées en 199815. Les expériences de cession d’actions à des actionnaires privés sont, dans tous les cas observés au Pérou, extrêmement conflictuelles. Les actions des coopérateurs sont toujours rachetées à un prix plus bas que leur valeur nominale et les transactions se font sous la pression, voire les menaces16, au profit d’opérateurs qui souvent ne tiennent pas leurs engagements. La région de Chiclayo n’échappe pas à la tendance générale. Ainsi, à Pucalá, les travailleurs ont été trompés par les promesses d’un investisseur péruvien, issu des milieux d’affaires nationaux, qui n’a pas investi et a endetté puis abandonné l’entreprise17. À Úcupe, ils ont été escroqués par un investisseur canadien, qui a vendu du matériel et 72 000 tonnes de canne à sucre, hypothéqué leurs terres pour un montant de plusieurs millions de dollars et finalement fui sans payer leur salaire aux travailleurs18. À Cayaltí, en 2001, l’entreprise Codesu a promis d’obtenir un crédit du gouvernement chinois payable avec la production sucrière, de créer 5 000 emplois et d’octroyer des services sociaux gratuits ; elle a commencé à vendre à bas prix les actifs et la canne à sucre, sans tenir aucune de ces promesses (cf. Expresión, du 20 au 26 février 2004, page 11). En novembre de la même année, l’entreprise International Management Consulting S.A., s’occupant de l’importation et de la vente d’articles médicaux et pharmaceutiques, s’est présentée à Cayaltí dans l’intention d’investir. Elle s’est engagée à obtenir 30 millions de dollars pour renflouer l’entreprise. Mais Pro Inversión, l’Agence péruvienne de promotion des investissements privés, et la Commission agraire du Congrès mirent à jour le caractère fallacieux de ces promesses. Ce n’est qu’avec la restructuration entreprise sous la tutelle de la Région de Lambayeque, avec l’aide d’un financement de Cofide (Corporation de financement pour le développement) (cf. Expresión, du 20 au 26 février 2004, page 11), que la production semble avoir repris, autour de cultures alternatives à la canne à sucre. Les nouveaux gérants se sont eux aussi heurtés à une forte résistance de la part des anciens associés de la coopérative.
17Créées comme des enclaves entièrement ordonnées autour de l’activité des grands domaines sucriers, gérées et contrôlées dans le moindre détail par leurs propriétaires, les communautés de résidence ont conservé une forte cohérence, fonctionnelle et territoriale, après la réforme agraire. Face aux exactions, elles se resserrent autour de l’entreprise et de ses terres. Ainsi, les travailleurs de la coopérative Tumán ont refusé la privatisation et fonctionnent en autogestion19. Ceux de Pucalá sont en lutte ouverte contre les autorités. À Cayaltí, les coopérateurs n’ont pas une ligne de conduite cohérente face aux malversations et aux propositions malhonnêtes car ils sont eux-mêmes divisés : en 2001, deux processus électoraux parallèles et concurrents furent menés pour la direction du conseil d’administration ! Cependant, bien qu’eux-mêmes s’approprient des terres de l’entreprise à titre individuel, ils sont capables de s’unir pour chasser brutalement les « envahisseurs », originaires des hautes terres, qui s’installent sur leur territoire.
18Certaines résistances au changement néolibéral concernent non pas les structures de production mais les formes de commercialisation et de protection des décennies antérieures. Ainsi, les producteurs de riz réclament, campagne agricole après campagne agricole, le maintien de leurs prix de vente et, en cas de sécheresse comme en 2003-2004, une aide de l’État au nom de la sécurité alimentaire du pays. Bien organisés et liés au pouvoir central (un des députés de la région est ainsi très engagé dans l’agro-industrie rizicole), ils obtiennent jusqu’à présent ce qu’ils demandent. Cela leur permet d’éviter les reconversions, auxquelles les institutions régionales les incitent, vers des cultures d’exportations moins gourmandes en eau mais plus risquées et moins faciles à travailler.
La résistance des « communautés paysannes »
19Les membres des communautés, forme ancienne de propriété en indivis qui a été baptisée « communauté indigène » dans les années 1920, puis « communauté paysanne » à partir de la réforme agraire, se défendent, en partie, contre les convoitises dont font l’objet leurs territoires. Ils essaient de chasser les spéculateurs, dont la stratégie consiste à installer des familles pauvres sur les terres collectives non cultivées et à les aider à les mettre en culture, ce qui leur permettra ensuite de revendiquer la propriété des lopins. Ailleurs, c’est contre l’installation de compagnies minières que les communautés résistent. Liées à elles, les « rondes paysannes », groupes de paysans armés qui maintiennent la sécurité dans les campagnes, jouent un rôle important ; elles n’ont pas hésité à dénoncer par le passé la corruption du gouvernement de A. Fujimori et recourent à une violence contrôlée pour préserver le territoire. Paradoxalement, la mondialisation, dans l’esprit de l’altermondialisme, fournit arguments et appuis internationaux à la société locale pour lutter contre l’intervention d’acteurs économiques considérés comme prédateurs et pollueurs.
20Ces oppositions à la privatisation des terres communautaires ne semblent parfois n’être que le fait de quelques individus, instruits, politisés et capables de résister à la pression des pots-de-vin que reçoivent, d’après beaucoup de témoignages, les maires et les présidents de communauté20. Par ailleurs, les entreprises qui permettent la connexion avec de nouveaux marchés achètent d’anciennes terres communales sans provoquer d’opposition : c’est le cas des sociétés d’exportation de mangue à Motupe. On retrouve donc des spoliations et un processus de concentration des terres qui avaient marqué la « mondialisation » de la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle. On était alors dans un contexte différent, où les individus les plus jeunes n’avaient pas encore l’espoir de trouver un emploi permanent en ville, mais, dans une situation de faible croissance démographique, savaient pouvoir hériter de terres : la défense du patrimoine foncier en était d’autant plus acharnée. Les liens entre les membres des communautés étaient par ailleurs probablement plus forts ; basés sur l’indivision de la propriété de la terre, quelle qu’ait été l’origine ethnique de la population, indigène ou européenne (Diez Hurtado, 1998), ces liens persistaient même lorsque les personnes changeaient de lieu de résidence, comme le montrent des mentions fréquentes dans les archives notariales21. Mais, dans la plupart des localités, on observe aujourd’hui des phénomènes de réorganisation22 : des producteurs se soucient à nouveau d’être inscrits auprès de leur communauté, des démarches ont lieu pour essayer de clarifier les limites communales à partir des archives23. Il est bien sûr difficile de quantifier l’importance de cette réaction.
L’utilisation de formes anciennes de contrôle par les nouveaux investisseurs
21Les nouveaux investisseurs utilisent souvent des méthodes qui ont fait leurs preuves pour contrôler les territoires et la main-d’œuvre.
22Ils sont favorisés en cela par les nouvelles législations en matière de foncier et de travail, mais également par la disparition des structures étatiques nationales, qui garantissaient une certaine autonomie aux paysans. Ainsi, en raison de la disparition des formes de financement subventionnées par l’État et faute de pouvoir obtenir des crédits auprès des banques commerciales, beaucoup de petits producteurs sont pratiquement obligés de recourir au crédit informel. Loin d’être un simple prêt d’argent contre une somme plus importante, à rendre au bout d’une période déterminée, celui-ci implique très souvent une participation du prêteur aux choix de la culture et des techniques à employer, un versement échelonné du prêt en fonction des besoins (en intrants, en main-d’œuvre), la promesse de vente de la récolte à un prix préférentiel, voire la cession de tout ou partie de celle-ci en guise de remboursement – dans ce dernier cas, le propriétaire de la parcelle ne « gagne » que la rémunération de son travail et de celui de sa famille au cours de la campagne. Cette pratique est ancienne, comme en témoignent les documents d’archives : au tout début du xxe siècle, certains propriétaires de moulins amassèrent ainsi de grandes fortunes24. Elle permet provisoirement au petit producteur de survivre, mais ce dernier peut se voir obligé de céder ses parcelles au prêteur, s’il ne peut finalement rembourser en raison d’une mauvaise récolte. Les prêts sur production semblent ainsi être redevenus un moyen efficace de rassembler de la terre, du fait de l’absence d’alternative pour obtenir des crédits comme de la législation qui autorise à nouveau la concentration des terres et supprime toutes les protections.
23Le recours à des entreprises de services pour embaucher de la main-d’œuvre à titre temporaire, que permet la nouvelle législation péruvienne, est au diapason des évolutions au niveau mondial. Courant dans certains secteurs des économies du Nord, il participe du phénomène général de réorganisation qui facilite la production en flux tendus, au plus près de la demande, et réduit les coûts. Certaines modalités de ce type d’embauche rappellent cependant des formes plus anciennes, que les ouvriers acceptent peut-être plus facilement du fait de leur présence dans la mémoire collective. Dans le système de l’enganche, un entrepreneur procurait de la main-d’œuvre aux grands domaines, en allant proposer des contrats assortis d’une avance sur salaire à des paysans ; il était le responsable de leur travail et se chargeait de les encadrer. De nos jours, la main-d’œuvre est parfois recrutée à plus de 100 km du lieu de travail, logée par les patrons ou des « entrepreneurs de main-d’œuvre », encadrée et étroitement surveillée même pendant ses heures de repos. C’est le cas en particulier pour la récolte des mangues, les exportateurs amenant leurs propres travailleurs25. L’organisation même de ces derniers, en groupes dont les membres dépendent les uns des autres pour l’accomplissement du travail, et à l’intérieur de ceux-ci, en « paires », les deux personnes réalisant des tâches complémentaires et ne pouvant travailler l’une sans l’autre, semble s’inspirer de méthodes anciennes de contrôle de la main-d’œuvre.
24Cependant, les nouveaux entrepreneurs cherchent souvent à obtenir le maximum de production dans des créneaux de temps très limités, en relation avec les opportunités du marché international. Le contrôle de la main-d’œuvre a donc pour objectif non plus de fixer des ouvriers sur des périodes de plusieurs mois, voire de plusieurs années, comme le permettait l’avance sur salaire versée jadis aux paysans, mais de s’assurer d’un travail intensif, qui se prolongera jusqu’à tard dans la soirée lorsque cela est nécessaire, pendant de courtes périodes de temps. Les entreprises, tout particulièrement dans le secteur de la mangue, emploient volontiers de jeunes urbains, des étudiants qui se trouvent justement en vacances pendant la période de la récolte. L’emploi de ces jeunes, par le biais des contrats temporaires déjà évoqués plus haut, réduit les coûts ; il assure aussi aux entrepreneurs une main-d’œuvre peu syndiquée, loin de la tradition de leurs aînés.
Les « nœuds »… et les creux de la mondialisation
25Les mécanismes exposés ont pour conséquence de redistribuer les cartes dans la région. Certains territoires, très valorisés au cours de la « mondialisation » de la fin du xixe et du début du xxe siècle (tels ceux consacrés à la canne à sucre), ont été profondément marqués par l’héritage des années 1970. D’autres sont sous le contrôle de collectivités locales encore bien organisées qui tentent de faire un choix entre les différents discours et possibilités de la mondialisation. Quelques-uns, en retrait par rapport à ces deux phénomènes, sont de plus en plus liés aux influences extérieures et font figure de « nœuds » d’un genre nouveau dans l’organisation de l’espace.
Des territoires marginaux aujourd’hui liés au système-monde
26Des territoires restés marginaux, tant à l’époque des haciendas que pendant la réforme agraire, sont aujourd’hui utilisés de façon intensive, en liaison avec des marchés émergents. Ces transformations radicales génèrent des changements de paysages impressionnants : elles ont lieu souvent aux limites de l’écoumène, sur des terres anciennement arides26, ou encore supposent le remplacement généralisé d’une culture comme le maïs par des arbres fruitiers. Elles correspondent également à des changements spatiaux plus généraux : augmentation de flux, accroissement des densités de population, mise en contact avec des marchés lointains.
27Les terres de la communauté paysanne de Motupe, dans le nord de la région (fig. 1), sont acquises assez facilement par de nouveaux investisseurs, la plupart désireux d’investir dans la mangue. La législation a permis qu’un certain nombre de membres de la communauté deviennent propriétaires des terres qu’ils cultivaient, puis les vendent. Les investisseurs, souvent originaires de la région de Piura, plus au nord27, pionnière dans ce nouveau marché, sont donc indépendants de toute institution locale quant à l’utilisation des terres. Ils s’affranchissent également de la main-d’œuvre locale qui ne leur est pas indispensable. En outre, ils sont le plus souvent affranchis du système d’irrigation collectif, puisqu’ils ont la capacité financière d’installer des puits tubulaires, allant chercher l’eau à plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Se libérer de ces contraintes est indispensable pour des entrepreneurs qui visent un « créneau » très particulier sur les marchés mondiaux : leur activité est presque « hors territoire », dans la mesure où ils ne rendent pratiquement de comptes ni à l’État, absent, ni aux autorités locales. On est ici dans un cas de figure différent de ceux observés dans les pays du Nord, où le territoire participe au contraire activement à la production des points d’attache des entreprises internationales ; et même si l’octroi d’avantages fiscaux, par exemple, s’apparente à l’effacement de contraintes.
28Tous les producteurs de Motupe ne sont cependant pas sur un pied d’égalité. Beaucoup de ceux qui ont emboîté le pas aux entrepreneurs et se sont mis à la production de mangues restent dépendants des aléas d’échelle locale : problèmes climatiques, conflits institutionnels, marché composé sur place d’un petit nombre d’acheteurs. Sans l’appui de l’État, mais avec celui, forcément plus réduit, d’une ONG régionale, ils sont dans le même temps en contact plus ou moins direct avec une filière composée d’acteurs dont la plupart sont extrêmement lointains28. Or, la participation à un marché mondial aussi spécifique, encore en cours de structuration, est difficile même pour les entrepreneurs les mieux armés.
Des territoires anciennement liés aux marchés mondiaux, aujourd’hui en difficulté
29Proche de la ville, près du cœur des oasis de la région, déjà équipé de puits même si ceux-ci ne font plus l’objet d’une maintenance, le vaste ensemble de terres agricoles de l’ex-coopérative sucrière Cayaltí (fig. 1), s’étendant sur plus de 7 000 ha, n’est pratiquement plus cultivé en 2003. Seuls sont utilisées les petites parcelles en général excentrées que les anciens travailleurs ont réussi à faire enregistrer à leur nom, ou celles qui sont occupées par des squatters. On ne peut pas cependant parler dans ce cas d’un « refus » de la connexion aux nouveaux marchés, puisque la plupart des actionnaires continuent à appeler de leurs vœux l’intervention d’investisseurs étrangers, malgré les déconvenues du passé. Les divisions internes, le contexte national qui ne s’améliore que lentement après la fuite de A. Fujimori, mais également la situation complexe du marché mondial du sucre29, expliquent sans doute qu’aucun repreneur sérieux ne se soit manifesté. En 2005, la remise en culture de terres sous la houlette de Cofide, qui a finalement pris en mains l’administration de l’entreprise, ne se fait pas tant en fonction des marchés mondiaux que de faibles capacités d’action : main-d’œuvre difficile à remobiliser et spécialisée dans la canne à sucre, jugée sans futur dans un contexte de libéralisation des échanges ; infrastructures d’irrigation hors service. Le coton, simple à produire et peu gourmand en eau, est un pis-aller ; l’administrateur de Cofide espère pouvoir le remplacer rapidement par des produits valorisés à l’échelle mondiale : paprika, artichaut, etc.30
30Plus haut dans la vallée, vers 1 000 m, les producteurs de La Florida et Monte Seco (fig. 1), deux localités qui se font face, séparées par le Zaña, cultivent du café depuis la fin de la première moitié du xxe siècle, les premiers en tant que petits propriétaires alors que les seconds font partie d’une coopérative, héritière d’un grand domaine où avait débuté cette culture. À quelque cinq ou six heures de Chiclayo en camion, par une mauvaise route, ces versants sont d’autant moins l’objet de convoitises extérieures qu’ils sont, au contraire des terres de Cayaltí, très utilisés – le café étant une culture permanente. La croissance démographique, bien que lente, soutient la dynamique de défrichement. La baisse des cours du café a entraîné une diminution brutale des revenus des producteurs, que compensent très partiellement de nouveaux liens avec les marchés mondiaux du commerce équitable et de la qualité « bio », par l’intermédiaire d’une ONG. Avec la baisse des cours, l’intervention de l’ONG semblerait se renforcer, mais les acheteurs « traditionnels » de café gardent une partie du contrôle à partir de mécanismes bien rôdés : crédit informel, absence de conditions sur la qualité du produit, diffusion de discours contre l’ONG. La combinaison d’un marché déjà ancien et peu prometteur – compte tenu des faibles perspectives d’augmentation de la demande et de la hausse rapide de l’offre ces dernières années, de la diffusion de maladies sur les parcelles après plusieurs décennies de culture, de la présence de ces acheteurs traditionnels et, à Monte Seco, de conflits entre les partisans du maintien d’une coopérative et ceux qui veulent exploiter les terres à leur compte – rendent aujourd’hui ce territoire peu attirant pour les investisseurs.
Des territoires centraux encore liés au marché national
31Dans le cœur même de l’oasis de Chancay-Lambayeque, à Ferreñafe (fig. 1), la majorité des producteurs sont des cultivateurs de riz. En dehors des périodes de sécheresse, comme celle qui a frappé la région lors de l’été austral 2003-2004, le paysage est là encore celui d’une utilisation du sol intensive, avec ses rizières bordées de maïs. Mais plusieurs menaces pèsent sur ces agriculteurs : les importations de riz bon marché ou de brisures de riz en provenance d’Asie, la salinisation des sols et les variations de la disponibilité en eau (Chaléard et Mesclier, 2004). Prospères grâce à cette production, qui de plus ne réclame pas leur présence permanente dans les champs, les riziculteurs sont réticents au changement, alors que les institutions de développement les incitent à exporter, par exemple du paprika. Le refus d’une influence externe s’explique là encore par des caractéristiques locales : les propriétaires des rizières sont souvent pluriactifs, suffisamment aisés pour profiter de la ville, assez âgés en général pour ne plus désirer se lancer dans une nouvelle aventure, mais peu désireux de vendre leurs terres31.
La mondialisation à la conquête des espaces isolés
32Les hautes terres andines constituent une partie réduite du département de Lambayeque. Dans la province de Ferreñafe, dont la capitale du même nom est une ville moyenne typique de la culture de la plaine côtière, subsistent deux districts, Inkawasi et Kañaris (fig. 1), peuplés de paysans parlant une langue indigène, le quechua. Leur statut de serranos (montagnards), locuteurs d’une autre langue, les distingue culturellement et économiquement des autres habitants de la province. Jusqu’à la réforme agraire, un système semi-féodal caractérisait les grandes haciendas des hauteurs et limitait le contact de leurs habitants avec ceux de la côte. Depuis, les rapports entre Inkawasi et Ferreñafe ou Chiclayo et entre Kañaris, Pucará (dans le département voisin de Cajamarca) et Chiclayo se sont intensifiés. Certains quartiers de Ferreñafe sont habités par des familles originaires de la sierra. Les enfants naissent en ville, vont à l’école et en grandissant s’identifient avec la politique et l’économie du bas pays. Leur langue se maintient à l’intérieur de la maison ou entre certaines catégories de travailleurs isolés (ouvriers employés par la municipalité ou chauffeurs de mototaxis). Sur les hauteurs d’Inkawasi, la situation n’est pas statique non plus. La situation de la femme se transforme. Une ancienne élève de l’Institut pédagogique se présente aux élections locales, quelques femmes qui en sont sorties diplômées sont devenues institutrices. Malgré des difficultés internes à l’institution, l’éducation bilingue a eu une influence importante au milieu des années 1990.
33Ces transformations se doublent d’une croissance des contacts avec l’extérieur qui ont des implications sur l’ensemble de la société et des activités rurales, plus que sur une production agricole vivrière écoulée localement. L’interférence constante des missionnaires chrétiens évangéliques, américains ou sud-africains, dans la question de l’éducation provoque des divisions idéologiques au sein de la communauté et empêche le développement d’un système d’éducation homogène. Elle s’exerce aussi dans le domaine de l’artisanat textile, avec semble-t-il l’objectif de créer une catégorie d’« Indiens » intégrés au monde capitaliste, recherchant la réussite individuelle tout en conservant un côté exotique, ce qui rappelle l’évolution des commerçants d’Otavalo, en Équateur, pendant la seconde moitié du xxe siècle. Les initiatives : création de nouveaux modèles destinés à un marché touristique, abandon des techniques traditionnelles, notices bilingues espagnol-anglais, ne sont pas appréciées de tous ; certaines tisserandes considèrent qu’on est en train de nuire à l’authenticité de la tradition locale (Barrielle, 2004 : 90-91). Parallèlement, beaucoup de personnes pensent que le tourisme serait un moyen de revitaliser l’économie montagnarde mais, malgré la renommée de la fête annuelle de l’Inkawasi Taki, peu d’efforts ont été entrepris pour développer l’accueil d’éventuels visiteurs. Enfin, au cours de la dernière décennie du xxe siècle, des prospecteurs se sont intéressés aux possibilités minières de la région, ce qui a provoqué des sentiments contradictoires dans la population, car l’exemple d’autres communautés montre que les mines apportent peu de richesses et provoquent souvent de grands dégâts dans le domaine agricole.
34Dans la haute vallée du Zaña, autour de 2 000 m d’altitude, à une heure de trajet de La Florida, l’intervention des compagnies minières a elle aussi brutalement introduit le bourg de Niepos (fig. 1) dans la mondialisation. Les efforts des habitants pour développer une production laitière alimentant un circuit de fabrication et de commercialisation de fromages, vendus non seulement à Chiclayo mais encore dans les quartiers populaires du nord de Lima, témoignent de leur volonté de passer outre le relatif isolement physique. C’est cependant la lutte contre l’installation de la mine qui les projette aujourd’hui dans des dynamiques complexes, en relation avec des acteurs locaux – les maires des communes situées en aval, les autorités régionales – mais également mondiaux : les compagnies minières, bien sûr, mais aussi les associations et leurs fédérations ou alliés extérieurs. Au-delà des arguments soulignant la légitimité des descendants des premiers occupants à conserver leurs terres, les habitants de Niepos font référence, dans leur lutte, à des règles élaborées à l’échelle internationale, comme l’exigence d’une consultation de la population et d’études environnementales (ce qui n’a pas été fait dans cette concession de 30 000 ha). Ils utilisent également les constats établis dans le cas des nombreuses autres mines, dans les Andes péruviennes comme ailleurs : pollution des sols, des eaux souterraines et de l’air ; accidents liés aux substances toxiques (mercure et cyanure) ; nuisances sonores ; faible création d’emploi car l’exploitation est très mécanisée et utilise une technologie de pointe ; consommation réduite des produits et services locaux ; rentrées fiscales insignifiantes ; effets déstructurants sur la société du cru par l’arrivée de populations étrangères et de modes de consommation nouveaux. Comme à Inkawasi, cependant, ils appellent parallèlement de leurs vœux le développement du tourisme international ; mais celui-ci est peu probable, compte tenu de la distance séparant Niepos des circuits fréquentés par les étrangers.
Conclusion : les labours du monde
35Les évolutions décrites montrent nettement qu’une réorganisation accélérée de l’espace est en cours. Auparavant, un certain nombre de facteurs de production (foncier, eau…) étaient gérés à l’échelle des territoires locaux, ainsi que le choix des plantes cultivées, même si les résultats dépendaient en partie de contraintes mondiales (avec par exemple, les variations des cours du sucre ou du café). Du fait des héritages historiques, les structures étaient très différenciées : coopératives, communautés paysannes, particuliers pratiquaient des cultures variées. L’ensemble aboutissait à une mosaïque de paysages individualisés. La réforme néolibérale a permis que la mondialisation joue pleinement dans certains territoires, où elle s’est traduite par l’arrivée de nouveaux investisseurs qui, maîtres des facteurs de production et sachant utiliser la flexibilité du travail, font des choix en fonction des marchés extérieurs, sans que les sociétés locales puissent ou veuillent s’y opposer. Dans d’autres territoires en revanche, le contrôle local est resté très important, car les habitants se sont opposés à un changement radical, proposé par des investisseurs corrompus ou ne leur offrant aucun bénéfice. Il est demeuré fort également dans des territoires devenus peu attractifs dans le cadre de la nouvelle mondialisation. La diversité locale joue donc comme un filtre, ce qui aboutit à un rapide bouleversement des hiérarchies territoriales établies : les associés des coopératives, naguère enviés, s’enfoncent dans la déchéance alors que de petits producteurs réalisent aux marges des oasis des bénéfices dont ils n’osaient rêver. La rapidité même des changements montre cependant combien les situations sont susceptibles de basculer, sous le soc d’un monde qui retourne en quelques années, sans rupture et presque sans morts, mais en s’appuyant sur un régime politique peu scrupuleux, les héritages de la dernière grande réforme agraire latino-américaine comme de la mondialisation du xixe siècle.
Notes de bas de page
1 Diminution des impôts, contrôle des prix des biens et services, système de changes multiples, subventions à la production et à la consommation, qui allaient dans le sens d’une augmentation de la demande interne (Gonzales De Olarte, 1998 : 13).
2 La politique hétérodoxe de A. García s’accompagnait de la décision de limiter le paiement de la dette, ce qui valut au pays d’être déclaré « inéligible » pour de nouveaux prêts par le FMI en 1986, la suspension du versement des prêts de la Banque mondiale en 1987 et de la BID en 1989 (Mc Clintock et Vallas, 2003 : 92).
3 La « Commission de la vérité et de la réconciliation » estime que le gouvernement de A.Fujimori a installé un système de « démocratie dirigée » qui allait dans le sens de la stratégie antisubversive déjà en place : durcissement de la loi antiterroriste, augmentation du pouvoir des forces armées (Comisión De La Verdad Y Reconciliación, 2004 : 115-116).
4 Fonds de compensation municipal, créé par le décret-loi 776.
5 La recherche a bénéficié de l’appui sur le terrain et des réflexions de l’ONG CICAP de Chiclayo.
6 Environ 500 000 habitants en 2003 dans l’agglomération, d’après les estimations de l’Inei (Institut national de statistique et d’informatique).
7 On désigne au Pérou par « Costa » la plaine côtière et le versant pacifique des Andes, généralement jusqu’à 2 000 m d’altitude (dans les textes de loi, par exemple).
8 La participation différenciée de la population dans ces évolutions et les profits qu’elle en tire comme les dangers auxquels elle se retrouve exposée seront traités plus loin dans cet ouvrage (contribution de É. Mesclier et J.-L. Chaléard).
9 Programa Nacional de Manejo de Cuencas Hidrográficas y Conservación de Suelos (Programme national d’aménagement de bassins hydrographiques et de conservation des sols).
10 Une publication de la Banque mondiale précise ainsi que « l’attention exclusive portée aux titres “formels” n’est plus de mise aujourd’hui et [...] il faut aujourd’hui être beaucoup plus attentif à la légalité et la légitimité des arrangements institutionnels existants » (Deininger, 2003 : XLV). Traduction des auteurs.
11 Le 5 avril 1992, A. Fujimori dissout par la force l’Assemblée et engage un processus de révision constitutionnelle, qui renforce les pouvoirs de l’exécutif et lui permet de mener plus librement sa politique.
12 Le décret loi n° 802, publié en 1996, leur demande de payer celle-ci, soit au comptant, avec une réduction de 60 %, soit en émettant des actions et en devenant des sociétés anonymes, avec une réduction de 70 %, soit en totalité, sous forme fractionnée. Compte tenu de leur situation financière, la seconde solution paraît souvent la seule réalisable.
13 Prouver la possession d’une parcelle était déjà devenu plus simple avec le décret-loi 667 de 1991 (Berrío, 1998 : 123).
14 Dans le cas de Chiclayo-Lambayeque, trois haciendas concentraient 40 % des droits sur l’eau au début du xxe siècle, d’après Archives régionales de Lambayeque, journal El Progreso, Chiclayo, 30-11-1912. Sur la situation actuelle, moins inégale, voir BOSC (2002) et Chaléard et Mesclier (2004).
15 Cf. la liste de ces créations dans Lozada De Gamboa (2000 : 394).
16 Cf. le cas de Paramonga, dans Dollfus et Bourliaud (1997 : 102) ; les travailleurs des autres ex-coopératives rapportent des faits similaires.
17 Cf. entrevue avec F.D., associé de l’entreprise, le 22-02-04 ; El Comercio, 12 mai 2004 ; La República, 17 janvier 2005. Voir également le site internet du Congrès de la République à propos des irrégularités commises lors de la vente des actions (http://www.congreso.gob.pe/comisiones/2002).
18 Cf. Montoya Peralta (1998 : 66) et entrevue réalisée le 17 juin 2003 avec le président du directoire de l’entreprise.
19 Entrevue avec le chef des relations publiques de l’entreprise Tumán, 24-06-03.
20 Cf. entrevue avec le président de la communauté paysanne San Julián de Motupe, 20-06-03.
21 Par exemple, « residente de Nueva Arica, natural de Niepos » (ARLam, Manuel Bonilla, Expedientes protocolizados 1935-1959) ; « residente de La Florida, oriundo de Niepos » (ARLam, Not.E.Díaz, 1951-1955) ; « residente en Oyotún, natural de San Miguel » (ARLam, Not.E.Díaz, 1949).
22 Ces observations s’appuient sur des entretiens réalisés entre 1998 et 2005 auprès de dirigeants communaux à Mórrope, Motupe, Niepos et Olmos.
23 Cf. par exemple, entrevue avec le président de la communauté paysanne de Mórrope, 29-8-98 ; entrevue avec le président de la communauté paysanne San Julián de Motupe, 20-06-03.
24 On peut citer Virgilio Dall’Orso, un Italien, qui fut maire de Chiclayo.
25 Cf. la contribution de É. Mesclier et J.-L. Chaléard dans le présent ouvrage.
26 Cela rappelle par exemple la mise en culture, pour la production de raisin d’exportation, de terres pentues qu’il faut irriguer par goutte-à-goutte dans la vallée de la Sundays, en Afrique du Sud. Cf. la contribution de D. Blanchon dans le présent ouvrage.
27 De façon intéressante, cela réactive des liens anciens : par exemple, à la fin des années 1950, des entrepreneurs piuranais avaient défriché des terres à Motupe pour faire du coton (Collin Delavaud, 1968 : 411).
28 Cf. la contribution de É. Mesclier et J.-L. Chaléard dans le présent ouvrage.
29 Cf. la contribution dans cet ouvrage de E. Grégoire.
30 Cf. entrevue avec l’ingénieur J. L. Zeppilli, facteur fiduciaire de l’entreprise, le 21 mars 2005.
31 23 % des producteurs du bourg (« districts » de Ferreñafe et Pueblo Nuevo) avaient plus de 65 ans lors du recensement agricole de 1994. La moyenne nationale est d’un peu plus de 15 %. Cf. INEI, 1994, tableau 3.
Auteurs
saldana@pucp.edu.pe
Susana Aldana, historienne, Pontificia Universidad Católica del Perú, Lima (Pérou), associée à l’UMR Temps.
jl.chaleard@noos.fr
Jean-Louis Chaléard, géographe, professeur, université de Paris I Panthéon-Sorbonne, directeur de Prodig, associé à l’UMR Temps.
evelyne.mesclier@wanadoo.fr
Évelyne Mesclier, géographe, chargée de recherche, IRD, UR Refo, associée à Prodig, membre de l’UMR Temps.
salazar@amauta.rcp.net.pe
Carmen Salazar-Soler, anthropologue, chargée de recherche, CNRS, laboratoire Mascipo, associée à l’UMR Temps.
gcptaylor@yahoo.fr
Gerald Taylor, ethnolinguiste, chercheur associé au Celia (CNRS, France) et à l’Ifea (Lima, Pérou), associé à l’UMR Temps.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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