Marchés de l’eau et hiérarchies territoriales en Afrique de Sud
p. 231-248
Texte intégral
1L’eau est a priori une ressource qui devrait être peu affectée par les dynamiques d’échelle supranationale. Les transferts d’eau brute entre États sont rares et il est impensable, pour des raisons techniques, qu’il existe un jour un marché mondial de l’eau, semblable à celui d’autres matières premières. Pourtant, partout dans le monde, l’eau est devenue un enjeu de la mondialisation contemporaine. D’une part, parce que de nombreux pays ont pris conscience qu’ils échangeaient effectivement de l’eau, sous forme « virtuelle », à travers les échanges d’autres produits (Allan, 1998) ; d’autre part, avec la constitution d’un modèle mondial de gestion de l’eau, construit à partir du milieu des années 1970, fondé sur la diffusion d’améliorations techniques, la fin des subventions croisées au bénéfice de l’agriculture irriguée et la valorisation maximale de la ressource, y compris par la mise en place de marchés de l’eau. Cette nouvelle politique de l’eau, portée par la Banque mondiale, est devenue la norme dans de nombreux pays du Sud et y joue le même rôle que le « consensus de Washington » dans le champ des finances publiques.
2Ces deux dynamiques, par la concurrence accrue qu’elles induisent entre les différents utilisateurs de l’eau, conduisent à des différenciations spatiales majeures en fonction de critères qui paraissaient totalement secondaires lorsque l’eau était considérée comme une ressource presque gratuite ou utilisée pour de grandes opérations d’aménagement du territoire national. Ce phénomène est particulièrement visible dans le cas des périmètres irrigués, d’autant que le changement de statut de l’eau s’accompagne généralement de l’ouverture des marchés agricoles et de la dérégulation des systèmes administratifs locaux.
3Nous essaierons de comprendre, à travers l’étude de trois périmètres irrigués, dans quelle mesure les évolutions liées à la mondialisation actuelle – échange d’eau virtuelle et adaptation d’un modèle mondial de gestion de l’eau – affectent les dynamiques agricoles dans le cas très particulier de l’Afrique du Sud1, qui connaît à la fois des transformations internes importantes avec la fin du régime d’apartheid et les conséquences de l’ouverture au commerce international. Après avoir présenté les fondements de la gestion de l’eau en Afrique du Sud, nous décrirons les évolutions actuelles pour rendre compte de l’interaction des dynamiques locales, nationales et mondiales.
L’eau coule généralement vers l’argent et le pouvoir2
4L’utilisation de l’eau dans une économie moderne (agriculture irriguée pour l’exportation et l’industrie) demande un approvisionnement assuré, ce qui recouvre deux aspects : la régularisation de l’approvisionnement, par un système de barrages et de transferts, et le contrôle de la ressource, par un système législatif et administratif. Ces deux points sont extrêmement conflictuels en Afrique du Sud, parce que les ressources sont limitées (1 154 m3 par an et par personne), mal réparties sur le territoire national, marquées par une forte variabilité, et confisquées au profit de la minorité blanche : à la direction naturelle de l’eau se sont superposés des flux guidés par les rapports économiques et de pouvoir.
Des législations marquées par les mondialisations antérieures
5Les principaux centres de consommation en Afrique du Sud ne sont pas toujours situés dans les régions les mieux dotées en eau (fig. 1 et 2). Cette discordance entre les ressources en eau et les principaux centres de consommation s’explique en partie par les héritages des dynamiques des « mondialisations » antérieures sur l’espace sud-africain. Le développement économique moderne du pays a été guidé, après l’arrivée des Hollandais en 1652, par le commerce avec la métropole (port du Cap), puis, au xixe siècle, par l’exploitation des mines de diamant (Kimberley) et d’or (Johannesburg). De même, l’agriculture commerciale des fermiers blancs a fait appel, dès le milieu du xixe siècle, à l’irrigation, mobilisant des ressources de plus en plus importantes et lointaines.
6Les différentes législations sur l’eau ont été également importées des métropoles et difficilement adaptées aux conditions sud-africaines. En fondant la ville du Cap comme station de ravitaillement en eau et produits frais, la Compagnie des Indes orientales appliqua le droit hollandais, lui-même inspiré du droit romain, conçu dans un tout autre contexte climatique, et garda un contrôle presque total de la ressource. Mais l’Empire britannique introduisit en 1805 la notion de Riparian Rights, droit de propriété des riverains sur les eaux qui se trouvent sur leurs terres. Dans ce processus d’importation sélective de modèles législatifs étrangers, il est à noter que le système de Prior Appropriation3, adopté dans les États de l’ouest des États-Unis et qui permit leur développement industriel, minier et urbain, fut écarté dès 1876, au profit des seuls Riparian Rights, confirmés par la loi sur l’irrigation de 1912. Pourtant, la loi sur l’eau de 1956, votée huit ans après le début du régime d’apartheid, tout en conservant l’essentiel des droits des propriétaires riverains, a ouvert partiellement la possibilité d’aménagements importants par l’État, créant un système hybride, sous l’influence des grands travaux hydrauliques effectués aux États-Unis.
7Tant que la consommation d’eau des industries et des villes était relativement modérée et que les moyens d’action restaient limités, les tensions de l’espace hydraulique sud-africain et les contradictions du système législatif étaient maîtrisables : ce ne fut plus le cas dès les années 1950.
Des transferts politisés
8Pour résoudre la crise qui s’annonçait à la fin des années 1940, la solution adoptée fut de construire un gigantesque réseau de transfert d’eau d’ampleur continentale (fig. 2). Il n’est pas dans notre propos de revenir ici sur l’histoire de ces transferts, ni sur les débats qui marquèrent sa construction. Des travaux récents ont montré que, même si l’on peut y trouver une logique a posteriori, il n’a jamais existé aucun plan d’ensemble (Blanchon et Turton, 2005). Chaque transfert a été mis en chantier selon sa logique propre, en fonction d’objectifs qui n’avaient que peu de rapport avec la politique hydraulique : l’Orange River Development Project (ORDP) a été lancé pour restaurer la confiance intérieure et extérieure dans le régime d’apartheid après le massacre de Sharpeville de 19604 ; la construction du Lesotho Highlands Water Project (LHWP) en 1986 est également liée à des considérations de politique internationale, car il permettait à l’Afrique du Sud, soumise à des sanctions, de contrôler directement le Lesotho et d’avoir accès aux financements internationaux par l’intermédiaire de ce pays (Blanchon, 2001).
9Chaque transfert correspond également à un moment donné à un rapport de force régional, qui explique le tracé des infrastructures. L’ORDP montre le pouvoir politique des agriculteurs des vallées de la Great Fish et de la Sundays dans les années 1960 ; le LHWP, le poids économique de la région de Johannesburg, seule capable de supporter le coût des travaux. Après quarante ans d’aménagement, la plupart des grands bassins versants sud-africains sont interconnectés, et plus de 4 km3 d’eau sont transférés par an, grâce à un système de régulation qui stocke 25 km3 d’eau, soit plus des trois quarts de la ressource utile. L’eau coule effectivement vers l’argent et le pouvoir en Afrique du Sud.
Une ressource abondante et bon marché pour les périmètres irrigués
10Près de 75 % de l’eau consommée en Afrique du Sud est utilisée par l’agriculture5, essentiellement dans les périmètres irrigués modernes. Les trois exemples que nous avons choisis d’étudier sont directement liés à l’ORDP. Upington est une agglomération de 60 000 habitants, située le long du fleuve Orange, perdue entre deux déserts, le Karoo et le Kalahari6, et à plus de 800 km du Cap comme de Johannesburg : c’est une ville vivant essentiellement de l’agriculture et des services connexes, avec un quadrillage de rues commerçantes au centre, de riches villas de fermiers blancs le long du fleuve, et des townships7 à l’écart pour les Noirs et les Métis8. Les périmètres irrigués, créés à la fin du xixe siècle, couvrent près de 40 000 ha sur les terres alluviales du lit majeur de l’Orange et s’étirent sur plus de 100 km en amont et en aval d’Upington, du barrage de Boegoeberg aux chutes d’Augrabies. Même si l’eau de l’Orange y coulait « naturellement », cette région a bénéficié de la régulation du débit induite par les grands barrages d’où part le transfert vers la Great Fish.
11De l’autre côté de ce transfert, deux périmètres ont profité des eaux du fleuve à partir de 1977. Le premier (16 000 ha) s’étend le long de la vallée de la Great Fish, entre 500 et 1 100 m d’altitude, dans une région peu arrosée et relativement froide9 ; le second (12 000 ha) est localisé dans la basse vallée de la Sundays, autour de la ville de Kirkwood10, à moins de 100 km de la grande ville portuaire de Port Elisabeth.
12Malgré la distance, ces trois périmètres, outre le fait de dépendre des eaux du même fleuve, présentent deux points communs : l’eau y était fournie à bas prix et sa distribution était contrôlée localement par les Irrigation Boards aux mains des fermiers blancs.
13C’était une configuration typique de la période où l’eau était considérée comme un instrument d’aménagement du territoire : en l’occurrence, dans l’optique du régime d’apartheid, l’objectif était de maintenir une population blanche rurale en activité et de fixer les populations noires et métisses dans les campagnes en leur offrant des emplois d’ouvriers agricoles. De toutes façons, la valorisation de l’eau par des exportations de produits de qualité était impossible du fait des sanctions économiques qui frappaient le régime d’apartheid11. Pour ces raisons, à la fin de la construction de l’ORDP en 1990, ces trois régions présentaient un aspect relativement similaire.
La nouvelle donne : l’eau à ceux qui la valorisent
14Les trois périmètres que nous avons pris en exemple ont connu depuis le début des années 1990 des évolutions radicalement différentes. Upington, contrairement aux autres villes du nord-ouest du pays, connaît un véritable boom agricole, avec le développement de nouveaux périmètres irrigués dédiés à la culture du raisin de table. À plus de 1 000 km de là, près de Port Elisabeth, la petite région agricole de Kirkwood, sur la Sundays, connaît également un développement rapide, fondé sur l’exportation de citron. Mais les périmètres de la haute Great Fish, pourtant approvisionnés avec la même eau de l’Orange, périclitent, avec de modestes exploitations d’élevage.
Les bouleversements des années 1990
15Pour les agriculteurs des périmètres irrigués, les années 1990 représentent un double choc : l’ouverture des marchés internationaux, et, après l’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1994, la perte prévisible du contrôle de la ressource en eau. La levée des sanctions économiques a ouvert la possibilité de conquête de nouveaux marchés pour les produits agricoles sud-africains, mais a aussi marqué l’arrivée de nouveaux concurrents. Les agriculteurs « commerciaux » sud-africains ont donc dû s’adapter pour se maintenir dans les normes internationales, édictées dans les pays du Nord. Aujourd’hui, les réglementations de l’Union européenne ont plus d’importance que la législation locale. Cette ouverture s’est accompagnée d’une déréglementation, notamment pour les circuits de distribution à l’export qui ont été libéralisés en 199912
16Le second bouleversement est lié à l’arrivée au pouvoir de l’ANC et à la rédaction concomitante d’une nouvelle loi sur l’eau en 1998, pour remplacer celle de 1956, jugée trop favorable aux agriculteurs blancs. Cette loi, préparée par les Livres blancs de 1994 et 1997, promet un changement radical de la politique de l’eau, avec un souci de justice sociale et de respect de l’environnement, symbolisé par le slogan révolutionnaire « Some, For All, for Ever ». En pratique, on retrouve essentiellement l’adaptation en Afrique du Sud du modèle mondial : la gestion de l’eau est décentralisée et confiée à des Catchment Management Agencies, équivalent des agences de l’eau françaises. Elles ont pour mission de promouvoir le passage de la gestion de l’offre à la gestion de la demande, par une meilleure efficacité dans l’utilisation de la ressource et, le cas échéant, par sa réallocation, le plus souvent au détriment de l’agriculture. Un des principaux outils de cette politique est l’action sur le prix de l’eau : il s’agit à terme de faire payer aux agriculteurs le coût total de la production d’eau, c’est-à-dire les coûts de fonctionnement et l’amortissement de l’investissement des barrages, et de mettre fin aux subventions croisées. La nouvelle politique reprend certains programmes qui avaient été expérimentés auparavant, notamment la mise en marchés locaux des droits de l’eau, établis dès 1993 dans la région d’Upington (Armitage et al., 1999).
17Pour les agriculteurs « commerciaux », cette nouvelle donne se traduit directement par une hausse du prix de l’eau et l’arrêt des subventions et des prix garantis à l’exportation. Mais aussi par un changement du statut de l’eau : les agriculteurs, avec l’abolition des Riparian Rights, en perdent le contrôle et doivent désormais la valoriser à l’exportation, comme n’importe quelle autre marchandise.
La valorisation de l’eau sur le marché mondial : théorie et pratique
18La valorisation de l’eau sur le marché mondial correspond théoriquement à un mécanisme simple : il s’agit d’exporter des produits agricoles chers, si possible requérant peu d’eau, et d’importer des produits agricoles peu chers, demandant le maximum d’eau. Le schéma idéal est l’exportation d’agrumes contre l’importation de blé ou de riz13. Mais ce facteur doit être combiné, si l’on se tient à l’interprétation néo-classique de la mondialisation actuelle, à l’exploitation d’un avantage (climat, technologie, qualité ou coût de la main-d’œuvre) face aux autres producteurs.
19Dans les périmètres étudiés, deux produits correspondent à ce schéma : le citron de la basse vallée de la Sundays et le raisin de table14 de la vallée de l’Orange. Ce dernier, même s’il est gourmand en eau (1 200 m3.t-1), présente une forte valeur ajoutée (en moyenne 750 USD par tonne sur la période 1990-2003) et surtout un avantage important : pendant quelques semaines avant Noël, l’Afrique du Sud est presque la seule région exportatrice vers l’Europe15. Cette culture, qui a explosé après l’ouverture des marchés en 199116 (fig. 3), est très risquée car, comme le montre la figure 4, le prix baisse rapidement après la semaine 50 et la vente s’effectue alors à perte. Un retard de quelques jours dans la production peut ruiner les producteurs. Fin 2000, les pluies d’été austral précoces qui ont repoussé la récolte de deux semaines ont été un fléau pour les agriculteurs17.
Une évolution qui sélectionne acteurs et territoires
20Ces nouvelles contraintes, que l’on retrouve pour la culture des citrons dans la basse vallée de la Sundays, provoquent des mutations rapides dans les configurations sociales et spatiales des périmètres concernés. Les investissements demandés pour se lancer dans la culture du raisin de table sont en effet considérables : de l’ordre de 170 000 rands18 par hectare pour l’installation de la culture du raisin de table et entre 70 000 et 100 000 rands par hectare pour la production annuelle. Dans ces coûts, l’achat des droits de l’eau représente 18 000 rands en 2003 (contre 5 000 en 1997) et l’irrigation par pompage entre 300 et 900 rands par hectare et par an19. En conséquence, seuls les agriculteurs ayant déjà suffisamment d’hectares et une capacité financière importante se sont lancés dans cette nouvelle culture. Il faut en effet être capable de supporter non seulement l’investissement initial, mais aussi l’aléa d’une année déficitaire, si la vente se fait à perte. C’est d’ailleurs pour prendre en compte cette différenciation qu’a été institué un marché de l’eau qui permet aux agriculteurs ne désirant pas se lancer dans l’aventure de vendre leurs droits d’irriguer aux autres. Selon Armitage et al. (1999), ce sont les petits et moyens agriculteurs (moyenne : 50 ha), cultivant des raisins secs et d’autres produits à faible valeur ajoutée, qui vendent des droits sur l’eau aux plus grands (moyenne : 160 ha), produisant essentiellement du raisin de table. Une grande partie de la production de raisin de table est aujourd’hui aux mains de multinationales ou de grands producteurs locaux, qui investissent à leur tour à l’étranger. C’est le cas de Karsten qui possède dans la région plus de 1 000 hectares20 et qui a produit en 2003 11 000 tonnes de raisin de table pour un bénéfice net de 16 millions de rands.
21Cette nouvelle économie agricole induit des différenciations spatiales importantes à plusieurs échelles. Localement, l’agriculture sort des périmètres traditionnels. Dans la vallée de la Sundays, des techniques d’irrigation au goutte-à-goutte permettent la mise en culture de terres pentues hors de la vallée, moins chères à l’achat. Le long de l’Orange, c’est la précocité du mûrissement du raisin qui est devenu le facteur primordial. Cela favorise les zones en aval, plus chaudes, mais aussi les terres hors du lit majeur, protégées de l’humidité, qui ont vu leur prix décupler. On assiste à une inversion complète du prix des terres à cause de l’insertion dans les marchés mondiaux : les terres caillouteuses et arides du veld voient leur prix passer de 1 000 à 10 000 rands par hectare si elles sont couplées avec un droit sur l’eau.
22À un niveau régional, les périmètres qui ont pu valoriser leur eau par de nouvelles cultures se développent. À l’inverse, le long de la haute Great Fish, qui ne dispose pas d’avantage sur le marché mondial (trop froid pour les agrumes et le raisin de table, éloignement des centres de commercialisation), il n’y a aucun signe de développement. On observe même des marques manifestes de déprise : mauvais entretien des canaux secondaires, abandon de certaines fermes, chômage et exode rural marqué.
Les fragilités d’un processus disparate
23Le boom agricole de la basse Sundays et de l’Orange peut sembler un cas d’école illustrant les mécanismes de la mondialisation contemporaine : l’ouverture aux marchés mondiaux permet, en tirant parti d’avantages climatiques, d’exploiter au mieux l’eau sud-africaine. En l’occurrence, dans les périmètres de l’Orange, le Department of Water Affairs and Forestry (DWAF) produit de l’eau à 0,01 rand par mètre cube21, alors que le bénéfice net par mètre cube d’eau exporté est de plus de 1 rand par mètre cube pour une entreprise comme Karsten22. Pour les citrons, le bénéfice est de 1,16 rand par mètre cube (DWAF, 1999). On aurait là l’illustration parfaite, par l’échange d’eau virtuelle, du discours sur l’utilisation rationnelle de l’eau avec le maximum d’efficacité économique, qui permet une réduction de la consommation bénéfique à l’environnement, et la viabilité économique des périmètres malgré la hausse du prix de l’eau. Cette interprétation rapide de la capacité d’adaptation différentielle de territoires aux dynamiques de la mondialisation actuelle ne rend pas compte de l’importance de processus qui relèvent d’autres échelles temporelles et spatiales.
Les avantages transitoires hérités de l’apartheid
24Nous avons déjà évoqué le rôle de la domination coloniale dans la construction de la loi sud-africaine sur l’eau. Celui-ci se voit également dans les cycles économiques qui ont façonné une partie de l’espace rural sud-africain. Il y eut ainsi, avant la Première Guerre mondiale, un cycle de la plume d’autruche dans tout le sud de la province du Cap, puis, dans les années 1960, un cycle du raisin sec et du coton dans la vallée de l’Orange. Les structures de propriété foncière et d’appropriation de l’eau, malgré les changements récents, portent encore largement la marque de ces phases précédentes de « mondialisation ».
25Le boom des périmètres irrigués est également incompréhensible si on ne prend pas en compte les travaux d’aménagement réalisés pendant les années 1960, à l’abri de la mondialisation et suivant des logiques très différentes. Le développement actuel des périmètres irrigués n’aurait pu avoir lieu sans la maîtrise de la variabilité climatique inhérente aux hydrosystèmes sud-africains. C’est dans ce but qu’a été réalisé l’ORDP, à l’époque entièrement subventionné par l’État.
26Au niveau local, c’est encore l’État d’apartheid qui, en confiant aux fermiers la gestion exclusive de l’eau, à travers les Irrigation Boards, a permis la construction d’infrastructures qui s’avèrent aujourd’hui indispensables. Pendant quarante ans, les exploitations agricoles ont été largement subventionnées par l’État, et un effort considérable d’équipement et de formation a été réalisé par l’intermédiaire de coopératives.
27Enfin, c’est le régime raciste d’apartheid qui a maintenu des coûts salariaux très bas pour les populations noires et métisses, coûts qui permettent aujourd’hui à l’Afrique du Sud d’être compétitive sur le plan international. Le boom agricole doit tout autant à l’exploitation d’un héritage qu’à celui d’un avantage comparatif climatique. Il est clair que les territoires qui n’ont pas bénéficié de cet héritage ne peuvent être aussi présents sur le marché mondial des raisins de table et des citrons.
Risques et dépendances
28L’importance des héritages du régime d’apartheid explique en partie la fragilité de ce mode de développement. Le changement de régime, par la nouvelle loi sur l’eau, mais aussi par de nouvelles lois sociales qui fixent un salaire minimum pour les ouvriers agricoles de 725 rands par mois23, remet progressivement en cause les avantages acquis avant 1994. Ces changements, tout comme l’augmentation du prix de l’eau, peuvent être compensés localement par des gains de productivité et une réorganisation des circuits de production.
29L’insertion dans la mondialisation se traduit également par la dépendance vis-à-vis de facteurs sur lesquels les acteurs locaux n’ont aucune prise, comme le coût du transport ou la valeur du rand. Un euro valait 7 rands en décembre 2001, 10 rands en décembre 2002, puis 7,5 rands seulement fin 2003. Parallèlement, dans la région d’Upington, le revenu net par hectare pour le raisin de table est passé de 18 000 rands en 2001 à 63 000 en 2002, pour retomber à 31 000 en 2003. Les prévisions pour 2004 étaient de l’ordre de 7 500 rands par hectare24. Ces variations rendent compte à la fois des changements des coûts à l’exportation, des fluctuations des rendements à l’hectare, mais aussi de la date d’arrivée sur les marchés mondiaux, liée à ces averses de début d’été, si néfastes pour les producteurs.
30Dépendance et spécialisation sont deux phénomènes qui s’auto-entretiennent. Avec la spécialisation régionale accrue dans un seul type de production et l’arrivée de nouveaux concurrents internationaux, la dépendance vis-à-vis du climat et des marchés mondiaux des devises croît également. Et plus le mode de développement est à risques, plus il nécessite une concentration et une spécialisation des producteurs, ce qui, lorsqu’un marché arrive à maturité, se traduit par une plus grande fragilité. La conséquence immédiate est l’augmentation de la taille des exploitations qui, pour être viables économiquement, doivent atteindre aujourd’hui 50 hectares irrigués. Aux exploitations plus petites restent plusieurs possibilités : revenir à des cultures moins rentables mais plus sûres, comme le raisin sec, se diversifier, en proposant des liqueurs et autres sous-produits de la distillation ou en se lançant dans le tourisme vert, difficile dans ces régions excentrées.
La concurrence avec l’industrie et les villes
31Si l’eau n’est qu’un élément des stratégies économiques d’insertion dans la mondialisation, en raison de son coût encore marginal dans la production de citrons ou de raisins de table, sa valeur symbolique est bien plus importante. Cette position lui donne une place très particulière dans le jeu des acteurs et le développement différentiel des territoires, d’autant qu’en Afrique du Sud, l’eau ne suit plus son cours naturel, mais, comme nous l’avons vu, coule généralement vers l’argent et le pouvoir. Il faut donc non seulement valoriser l’eau reçue, mais aussi justifier sa consommation.
32Si le critère principal de justification est la valorisation maximale de l’eau dans un contexte économique de concurrence mondiale, ce qui peut être un avantage comparatif net localement peut se transformer en un handicap au niveau national. Les régions agricoles sont en effet désavantagées par rapport aux villes. Un rapport récent du DWAF (1999) affirmait ainsi qu’un mètre cube d’eau utilisé dans les industries du Gauteng pouvait potentiellement produire une valeur ajoutée de 2 600 rands par mètre cube utilisé et contribuer à créer 60 000 emplois, soit un ratio de 1 à 244 par rapport aux périmètres irrigués de l’Orange. Il est clair que, dans un contexte de pénurie, priorité sera donnée aux secteurs industriels et urbains. Le système de transfert permet ainsi l’apparition de concurrences pour l’eau d’échelle régionale et nationale. C’est le cas entre la ville de Port Elisabeth, connectée au système de transfert de l’ORDP en 1992, et la basse vallée de la Sundays, mais aussi entre l’Orange supérieur et le Gauteng, reliés depuis l’achèvement de la première phase du LHWP en 1998 (Blanchon, 2003).
33Ce renversement des priorités rend la lecture du jeu des différents acteurs très complexe, car les convergences entre les intérêts locaux, nationaux et globaux sont rares. Les grands producteurs ont intérêt, localement, à promouvoir le discours de la valorisation, pour s’approprier l’eau par le biais du marché. Au niveau global, ceux-ci se « déterritorialisent » en investissant dans d’autres pays, pour tenter de produire toute l’année, sans dépendre des aléas de production locaux. C’est le cas de Karsten, par exemple, qui investit en Égypte dans un joint venture, et également au Brésil. Mais au niveau national, face à la demande des villes, il existe des alliances de circonstance entre ces grands producteurs et les petits agriculteurs, qui ne peuvent se « délocaliser », pour promouvoir l’importance de l’eau comme instrument d’aménagement du territoire, vital pour la survie de la région. C’est ainsi que, avec un très large soutien local, le Premier ministre de la province du Cap du Nord a écrit au ministre sud-africain de l’Eau pour souligner que, sans les eaux de l’Orange, une grande partie de sa province serait un vaste désert et qu’il faut donc continuer à la fournir à un prix raisonnable pour les fermiers25
Conclusion : l’eau entre choix politiques et mondialisation
34L’étude des trois périmètres irrigués sud-africains correspond en partie à ce que l’on attend des conséquences de la réinsertion de l’Afrique du Sud dans les circuits d’échanges mondiaux, avec l’apparition de nouveaux acteurs, le repositionnement différencié des anciens, et les différences spatiales qui en découlent, à toutes les échelles. On retrouve d’ailleurs des caractéristiques semblables à l’évolution des métropoles sud-africaines (Bénit et Gervais-lambony, 2003) : un effet « vitrine » – les nouveaux périmètres – localisés dans des lieux très précis, une « arrière-cour » – les agriculteurs (et parfois des périmètres entiers) n’ayant pu s’adapter – et une « compensation sociale », marquée par une aide limitée aux fermiers noirs et métis et l’instauration d’un salaire minimum pour les ouvriers agricoles.
35Mais la valorisation de l’eau et son exportation sur les marchés mondiaux sous forme virtuelle n’auraient pas été possibles sans la construction, depuis les années 1960, d’un vaste système de transfert et de régulation. Et le changement de statut de l’eau, même s’il reprend le modèle mondial, a été fortement encouragé par l’État sud-africain avec l’arrivée au pouvoir de l’ANC : les héritages tout comme le discours sur l’eau ont au moins autant de poids que les contraintes économiques. La distribution de cette ressource sur le territoire sud-africain ne correspond pas tant à des impératifs économiques imposés par la mondialisation qu’à des choix politiques.
Notes de bas de page
1 Voir la carte de situation hors-texte n° 6.
2 Ce titre est emprunté à Basson et al. (1994).
3 Selon ce système, le premier utilisateur d’une ressource en eau en acquiert automatiquement les droits, y compris celui de la transférer sur de grandes distances.
4 La police sud-africaine avait tiré sur des manifestants noirs qui défilaient pacifiquement et tué au moins 180 personnes.
5 Source : FAO Aquastat 2004.
6 Les précipitations moyennes annuelles sont de 189 mm par an à Upington.
7 « Lotissements », le plus souvent sommaires, destinés aux populations non blanches.
8 C’est-à-dire, dans la terminologie d’apartheid, tous ceux qui ne sont pas classés comme Noirs, Blancs ou Indiens. Ils sont largement majoritaires à Upington (près de 85 % de la population).
9 Les précipitations sont de l’ordre de 300 mm par an, avec six mois durant lesquels la température moyenne est inférieure à 10 °C. Les gelées sont possibles pendant quatre mois.
10 Cette région, à moins de 200 m d’altitude, est plus chaude, avec un mois seulement durant lequel la température moyenne est inférieure à 10 °C, et des gelées très rares.
11 Les exportations pouvaient se faire en utilisant des circuits détournés et des pays « écrans », comme le Malawi, mais cela induisait un surcoût considérable.
12 Avant 1999, toutes les exportations de fruits passaient par Unifruco (aujourd’hui appelée Capespan). Il existe aujourd’hui 25 firmes d’exportation, dont Capespan qui détient 45 % du marché.
13 Pour donner des ordres de grandeur : les citrons demandent 800 m3 d’eau par tonne pour une valeur moyenne de 900 dollars sur le marché mondial, soit 1,12 dollar par mètre cube d’eau exporté ; le blé, 1 100 m3/t pour 150 dollars, soit 0,14 USD/m3 ; le riz, 2 100 m3/t pour un prix mondial de 270 USD/t, soit 0,13 USD/m3.
14 Variétés Thompson Seedless (60 %), Sugraone (21 %) et Crispy Flame (8 %).
15 Le Chili en exporte également, mais vers l’Amérique du Nord.
16 Ces chiffres concernent toute l’Afrique du Sud. La région de l’Orange représente environ un tiers du total (70 000 tonnes pour 8 000 ha) et exporte vers l’Europe (87 % dont 53 % vers le Royaume-Uni) et secondairement vers l’Asie orientale (7 %) et le Moyen-Orient (3 %).
17 Pour des raisons de comptabilité, cela apparaît en 2001 sur la figure 3.
18 Soit 21 000 euros. Ce chiffre qui nous a été communiqué par l’Orange River Producers Alliance (ORPA) inclut l’achat du terrain, la plantation des pieds de vigne, les machines agricoles et les dispositifs de conditionnement des raisins.
19 Pour un quota de 15 000 m3.ha-1.
20 694 ha directement et 321 ha indirectement.
21 Prix de l’eau brute vendue par le DWAF pour l’agence de bassin n° 14. Le prix pour la consommation industrielle est de 0,05 R par mètre cube.
22 Cette entreprise a utilisé approximativement 15 millions de m3 d’eau et réalisé un bénéfice net de 16 millions de rands pour l’année 2002-2003.
23 Soit 90 euros en 2004. Pour les périmètres irrigués en raisin de table, cela représente un coût de main-d’œuvre de 6 000 à 10 000 rands par hectare selon la productivité (source : ORPA et Karsten Trust).
24 Source : ORPA.
25 Archives du DWAF Référence NNO 17/9/1, 15 février 1995.
Auteur
dblanchon@yahoo.fr
David Blanchon, géographe, maître de conférences, université de Bordeaux III, associé à l’UMR Temps.
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Fred Eboko, Frédéric Bourdier et Christophe Broqua (dir.)
2011
Géopolitique et environnement
Les leçons de l’expérience malgache
Hervé Rakoto Ramiarantsoa, Chantal Blanc-Pamard et Florence Pinton (dir.)
2012
Sociétés, environnements, santé
Nicole Vernazza-Licht, Marc-Éric Gruénais et Daniel Bley (dir.)
2010
La mondialisation côté Sud
Acteurs et territoires
Jérôme Lombard, Evelyne Mesclier et Sébastien Velut (dir.)
2006