Les migrants andins dans les Basses Terres boliviennes : mondialisation des stratégies migratoires
p. 163-179
Texte intégral
1Bartolina est une jeune femme qui travaille comme employée de maison à Santa Cruz de la Sierra1. Fille de paysans des bords du lac Titicaca, elle est venue chercher un emploi dans la grande ville des Basses Terres boliviennes. Trajectoire classique, typique de « l’exode rural » ? Cette impression s’avère trompeuse, car avant de venir s’établir à Santa Cruz de la Sierra, deuxième ville de Bolivie, Bartolina a vécu à La Paz, au Brésil et chez son frère à Buenos Aires, en Argentine. Son parcours donne à voir l’imbrication étroite qu’entretiennent en Bolivie migrations internes et migrations internationales. Ce pays connaît depuis cinquante ans une dynamique migratoire de fond qui conduit les habitants des montagnes à migrer vers les plaines. Le flux de migrants venant des zones andines du pays (qui représentent un tiers de la superficie, mais abritent les deux tiers de la population bolivienne) pour travailler dans le département de Santa Cruz, que ce soit en ville ou dans les campagnes, participe d’un rééquilibrage global du territoire national. Le déplacement du centre de gravité national, qui passe progressivement des Andes aux Basses Terres de l’est du pays, l’Oriente, ne traduit pas des trajectoires univoques mais résulte au contraire de parcours complexes fondés sur des stratégies multiscalaires. Le mouvement en cours vers l’est résulte de la combinaison de deux dynamiques, l’une ressortissant de la transition urbaine et l’autre d’un front pionnier colonisant les plaines. Ce double processus de « migration interne » aux ressorts bien connus s’articule à une tradition de migration internationale qui va en se renforçant et amène les Boliviens à émigrer de plus en plus loin du territoire national.
2Le rôle de cette dynamique de glissement dans l’internationalisation des stratégies migratoires pose alors la question de la mondialisation croissante des territoires de circulation des familles andines. En effet, les habitants des Andes boliviennes n’hésitent pas à partir travailler hors du territoire national, que ce soit dans les pays voisins (Argentine et Brésil principalement) ou dans les « pays du Nord », aux États-Unis et de plus en plus en Europe, dont l’Espagne constitue pour les Boliviens la porte d’entrée. Tout l’enjeu est donc de savoir comment fonctionne cette articulation entre stratégies migratoires internes et internationales, et quel rôle joue la naissance de territoires familiaux « internationalisés » dans le glissement du territoire bolivien vers les plaines orientales. Au-delà des processus de migration, étudiés dans une première partie, se révèlent des « territoires circulatoires », consolidés ou en formation, qui s’imbriquent, se transforment et contribuent à l’intégration nationale. Nous verrons finalement dans la troisième partie comment, au fur et à mesure de l’urbanisation de la population bolivienne et de l’évolution de sa répartition spatiale, les familles andines modifient leur rapport à la migration, qui inclut une dimension mondiale de plus en plus forte.
Migration andine et rééquilibrage du territoire bolivien
3Le territoire bolivien présente une dualité fondamentale qui apparaît sur la figure 1 : à l’ouest, des terres hautes, formées par l’Altiplano bolivien et les montagnes qui l’enserrent, la Cordillère occidentale et la Cordillère royale ; à l’est, des terres basses qui s’étendent de l’Amazonie aux plaines plus sèches du Chaco. Le centre de gravité du pays se trouve dans les Andes, plus densément peuplées que les plaines, où des civilisations paysannes, quechua et aymara essentiellement, se sont développées depuis longtemps. Les colons espagnols, puis les élites créoles de la République à partir de 1825, se sont installés préférentiellement dans les grandes villes du quadrilatère andin La Paz/Oruro/Potosí/Sucre, cœur d’une économie minière. Les plaines, jusqu’au milieu du xxe siècle, sont par conséquent restées en marge du territoire national, n’étant mises en valeur que ponctuellement par la création de grands domaines, ou temporairement lors des booms du quinquina puis du caoutchouc au xixe siècle.
4Jusqu’en 1950, populations et activités étaient donc concentrées dans les Andes, et les vastes plaines orientales apparaissaient comme une réserve de terres et de ressources, vide d’hommes. La saturation progressive des campagnes andines dans la première moitié du xxe siècle a poussé le gouvernement bolivien né de la Révolution nationale de 1952 à lancer à la fois une réforme agraire et un mouvement de conquête des Basses Terres. La « marche vers l’Oriente », entamée en 1953, met en place une dynamique de front pionnier, qui initie le développement économique de la région. Celle-ci se fonde sur trois bases, l’expansion du réseau routier, l’appui à l’agro-industrie et à l’agriculture d’exportation, la colonisation des terres par des paysans venant des Andes (Pacheco et Urioste, 2001). Elle répond à un double objectif : soulager la pression foncière croissante dans les campagnes andines et dynamiser l’agriculture nationale. La marche vers l’Oriente est par conséquent fondée sur des migrations de population andines vers les zones de « colonisation » agricole, parmi lesquelles trois se dégagent : l’Alto Beni, dans le nord du département de La Paz, le Chapare dans le département de Cochabamba et le nord du département de Santa Cruz, autour de Yapacaní (Sandoval Arenas, 2003).
5Conséquence de ce déplacement vers l’est, la croissance de la part de la population bolivienne vivant dans les Basses Terres est spectaculaire (fig. 2). Alors que les Basses Terres ne regroupaient qu’à peine 12 % des Boliviens au début du xxe siècle, elles abritent en 2001 presque 30 % de la population nationale. Cette évolution s’est faite surtout au détriment de l’Altiplano et le département de Santa Cruz en a été de très loin le principal bénéficiaire. Le territoire bolivien a par conséquent connu un mouvement de rééquilibrage démographique, dont le résultat le plus marquant est l’émergence d’une région orientale dynamique et peuplée autour de la ville de Santa Cruz de la Sierra, désormais fer de lance de l’économie nationale.
6L’effet de la dynamique de front pionnier est très net : le département de Santa Cruz est passé d’à peine 700 000 habitants en 1976 à plus de deux millions aujourd’hui2, ce qui représente environ un quart de la population bolivienne. Des centaines de milliers de familles andines, dans leur immense majorité de culture quechua ou aymara, se sont installées sur ces terres orientales. On passe dans le département de Santa Cruz de moins de 90 000 migrants andins3 en 1976, soit 12,4 % de la population départementale, à plus de 450 000 migrants venus des Andes en 2001, soit 22,3 %. Des colonies agricoles ont été développées, créant un vaste front pionnier aux alentours de Santa Cruz de la Sierra, notamment dans la zone de Yapacaní, et jusqu’aux confins de la Chiquitanie autour de San Julián. Enfin, autre conséquence, la transformation de la ville de Santa Cruz de la Sierra : en cinquante ans, elle est devenue un pôle urbain majeur, qui concurrence La Paz, principal organisme urbain du pays. Petite ville à la marge du territoire national jusqu’en 1950, Santa Cruz de la Sierra est désormais la deuxième agglomération du pays et le premier pôle économique bolivien. Sa population a connu une forte croissance, bondissant de moins de 50 000 habitants en 1950 à plus de 1,1 million en 2001.
7Santa Cruz de la Sierra est une ville de migrants andins. En effet, en conservant la définition issue des recensements, on s’aperçoit que ceux-ci constituent en 2001 un quart de la population de la ville, soit un peu plus de 280 000 personnes. Les stratégies migratoires mises en œuvre par les Andins semblent donc s’inscrire dans une dynamique, interne au pays, de glissement des populations des montagnes vers les plaines et des campagnes vers les villes. Cependant, plus qu’un déplacement univoque et unidirectionnel, cette dynamique est en fait le résultat de mouvements multidirectionnels fondés sur des stratégies migratoires multiscalaires, pour la plupart motivées par la recherche d’un emploi mieux payé. Par de complexes jeux d’allers et retours, les migrants andins qui passent ou qui s’établissent durablement à Santa Cruz de la Sierra tissent des liens qui arriment la région crucénienne au territoire national. La migration andine permet donc un renforcement de l’intégration tant régionale que nationale.
Des Andes aux Basses Terres, le renforcement de l’intégration par la migration
8La dynamique de descente de la population repose non seulement sur la croissance de Santa Cruz de la Sierra mais aussi sur l’émergence de campagnes orientales peuplées, en partie ou en totalité, de migrants andins, et sur l’élaboration de nouveaux types de liens entre villes et campagnes. Ainsi, migration rurale vers les colonies et migration urbaine vers Santa Cruz de la Sierra et ses villes satellites s’articulent et constituent les deux faces inséparables de la transformation du territoire bolivien. Les nouveaux espaces familiaux des lignées migrantes qui émergent dans les Basses Terres se fondent sur des complémentarités villes-campagnes. L’ancrage dans la ville de Santa Cruz de la Sierra se construit par la connexion de territoires familiaux combinant campagnes andines de « départ », villes andines où ont essaimé les familles, campagnes orientales où se sont implantés les colons et villes de sa périphérie.
9Une des premières conséquences de l’afflux de migrants est le renforcement des liens entre Santa Cruz de la Sierra et les campagnes andines. Ceux-ci, surtout s’ils sont venus seuls (jeunes femmes employées de maison, jeunes hommes travaillant comme manœuvres ou comme maçons), maintiennent des liens forts avec leur village d’origine. Outre l’envoi d’argent à leur famille, ils y retournent régulièrement pour le carnaval, les fêtes de fin d’année ou la fête patronale. Les allers et retours sont fréquents : il est rare que les migrants s’établissent de façon permanente dès la première visite à Santa Cruz de la Sierra ; le plus souvent, ils font plusieurs séjours de durée variable en ville avant de s’y fixer pour un temps plus long4. Ainsi, les migrants sont à cheval entre deux mondes, entre deux territoires. Longtemps restés « un pied dedans, un pied dehors »5, ils contribuent à faire connaître, dans les villes et surtout les campagnes andines, les possibilités offertes par la migration à Santa Cruz de la Sierra – en enjolivant parfois la réalité. Certains choisissent de rentrer dans la communauté6, de s’y marier et de s’y fixer, quitte à se relancer ensuite dans une nouvelle migration, s’installent leur place en ville.
10Les périphéries urbaines de Santa Cruz de la Sierra font de plus en plus partie intégrante du territoire habituel dans lequel s’inscrivent les stratégies des familles andines : il s’agit d’un espace où existent des repères, parfois des points de chute, souvent des réseaux de travail. Les modes d’intégration possibles à l’espace urbain sont connus à défaut d’être maîtrisés : par exemple, une partie des jeunes femmes qui arrivent de la campagne pour s’employer comme domestiques savent qu’il existe des agences d’emploi sur la Cañoto7, grâce auxquelles elles vont pouvoir trouver rapidement un travail. Si migrer à Santa Cruz de la Sierra reste une aventure et un pari, ce n’est plus tout à fait un saut dans l’inconnu en raison des conseils et des informations qui circulent sur la « ville aux anneaux ». Ces mobilités à petite échelle correspondent à des stratégies migratoires qui font le lien entre Andes et Oriente.
11L’amélioration des conditions d’accessibilité du département de Santa Cruz a joué un rôle considérable dans cette dynamique. Le développement des infrastructures de transport a en effet été une des conditions de l’intégration, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle régionale. La mise en relation de Santa Cruz de la Sierra avec le reste du pays a été effective dès 1954 grâce à la construction, sur 500 km, de la route venant de Cochabamba, en grande partie asphaltée, qui devint l’axe structurant du pays. Celle-ci serpente le long des flancs de la cordillère pour déboucher dans le Chapare et unir Hautes et Basses Terres. Rapidement, le réseau routier oriental s’est densifié par la création de liens avec Montero et Yapacaní, petites localités appelées à se développer considérablement.
12Simultanément, depuis les années 1960, des migrants venus de communautés andines ont constitué des colonies agricoles qui alimentent des mobilités à une plus grande échelle. D’un côté, les fils des colons vont travailler ou étudier à Santa Cruz de la Sierra ; de l’autre, des parents ou connaissances ayant des difficultés à s’établir en ville viennent aider pour la récolte de riz ou de bananes et finissent par défricher, de plus en plus loin de Santa Cruz de la Sierra, une parcelle sur les terres encore disponibles. Se tisse alors un écheveau d’échanges de services et de produits agricoles.
13La dynamique de migration en ville des enfants de colons est l’un des moteurs de la croissance urbaine. Elle découle à la fois du fort ralentissement de la colonisation de nouvelles terres, lié aux difficultés de la réforme agraire, des forts taux de natalité des populations d’origine andine et des possibilités d’emploi offertes par la ville. Cette dynamique migratoire interne à l’Oriente participe de la croissance rapide des petites et moyennes villes des alentours de Santa Cruz de la Sierra. Le lien vital entre ces espaces est visible le long des principales routes d’accès à Warnes, La Guardia, El Torno ou Yapacaní, qui sont les axes de structuration majeurs de l’expansion urbaine. L’effet de ces dynamiques familiales est la création d’un « grand Santa Cruz », région métropolitaine d’interrelations largement nourrie par les mouvements migratoires. Les stratégies des familles de migrants andins se développent à l’échelle de la région de Santa Cruz, à mesure que l’établissement familial dans l’Oriente s’ancre avec le temps. Le maintien sur plusieurs générations de traits culturels andins (vêtements, langue, organisation sociale) dans les colonies agricoles et les forts liens que les familles de colons collas8 entretiennent avec les campagnes de la cordillère permettent de continuer à les voir comme des populations andines « orientalisées ».
14Enfin, conséquence logique de l’urbanisation de la population à l’échelle nationale – la Bolivie comptait moins de 30 % d’urbains en 1950 et plus de 60 % en 2001 –, la part des migrants venant des grandes villes andines, et principalement de La Paz-El Alto et de Cochabamba est en croissance constante : en 2001, elle concerne 50 % des « migrants récents »9. Cela participe de la consolidation, depuis une trentaine d’années, de l’axe La Paz/Cochabamba/Santa Cruz de la Sierra qui structure la répartition des populations et la concentration des activités. Les migrations de grande ville à grande ville s’affirment comme le schéma dominant depuis une quinzaine d’années. Cette logique de circulation s’appuie sur les possibilités de travail générées par l’expansion rapide de Santa Cruz de la Sierra.
15De multiples « territoires circulatoires » se superposent et s’imbriquent dans l’articulation de ces différentes échelles de mobilité. On reprendra ici le sens que donne A. Tarrius (2000 : 125) à l’expression de « territoire circulatoire », notion qui prend en compte « […] la socialisation d’espaces suivant des logiques de mobilité ». Le « territoire circulatoire » devient « espace-temps de la transition-mondialisation » et s’affirme comme « nouvelle instance intégratrice aux sociabilités les plus cosmopolites » (op. cit. : 133). La combinaison de stratégies à différentes échelles entraîne d’autant plus une dilatation des territoires familiaux des migrants andins qu’ils ont de plus en plus recours à une migration internationale de durée variable.
Mondialisation et dilatation des territoires familiaux et familiers
16Les effets de la mondialisation se font sentir dans les parcours des migrants andins et ont pour corollaire l’expansion des territoires familiaux des familles andines ayant essaimé à Santa Cruz de la Sierra. La migration à l’étranger est le plus souvent vue comme un moyen d’accroître les ressources monétaires familiales10 et n’entraîne pas systématiquement une installation de longue durée.
17La migration à Santa Cruz de la Sierra semble à première vue déboucher plus fréquemment sur une installation permanente. On n’assiste cependant pas à un mouvement uniforme menant les migrants des Andes vers l’étranger puis vers Santa Cruz de la Sierra pour une installation définitive. En effet, les deux types de mobilité ne sont pas successifs ni concurrents, mais concomitants et complémentaires. Se déploient des jeux d’allers et retours qui contribuent au déplacement du centre de gravité des familles des montagnes vers les plaines. Pour comprendre ces parcours enchevêtrés, l’exemple d’une famille venue de Potosí, celle de Don Anibal11, est éclairant.
18Don Anibal est un homme d’une cinquantaine d’années, né à Potosí. Son père travaillait en Argentine où Don Anibal a vécu de 8 à 18 ans, avec sa famille, entre Cordoba, Jujuy et Buenos Aires. Il est rentré à Potosí à 18 ans pour faire son service militaire. Ensuite, il est venu à Santa Cruz de la Sierra pour travailler comme conducteur d’engins lourds, ce qui l’a amené à voyager dans toute la Bolivie, mais aussi hors du pays, au Brésil et au Pérou. Mais il n’est jamais retourné en Argentine. Depuis qu’il a rencontré sa deuxième femme en 1995, il ne quitte pratiquement plus la ville, sauf pour aller à la campagne. Son épouse vient du Beni, ils ont deux enfants de 4 et 6 ans. Don Anibal a aussi deux grands enfants issus de son premier mariage : l’un est retourné à Potosí, l’autre vit à Santa Cruz de la Sierra. Sa famille est par ailleurs dispersée. L’aînée de ses sœurs est restée en Argentine, elle y est professeur et s’est mariée à un Argentin. Son autre sœur est missionnaire évangélique, elle vit à Potosí mais voyage beaucoup. Son frère cadet fait des allers-retours entre Potosí et Santa Cruz de la Sierra. Son père, quant à lui, réside toujours dans la ville de Potosí où il est retourné il y a vingt ans, après la mort de sa femme. Il habite donc de nouveau en Bolivie, mais en ville et non dans le village de ses parents.
19Dans la trajectoire de Don Anibal, plusieurs moments d’inflexion se détachent :
- le séjour en Argentine, avec ses parents, qu’il a relativement mal vécu ;
- le service militaire à Potosí, qui l’a amené à s’ancrer en Bolivie ;
- une période de grande mobilité, dans l’Oriente mais pas seulement, associée à la construction d’un premier projet familial. La séparation d’avec sa première femme, potosina elle aussi, l’a amené à questionner son ancrage dans les Basses Terres et à effectuer de plus longs séjours à Potosí où vivaient son père et deux de ses frères et sœurs ;
- un établissement plus permanent et plus urbain à Santa Cruz de la Sierra, directement motivé par son second mariage. Sa volonté de construire un ancrage dans cette ville, qui n’entrait pas dans ses objectifs lorsqu’il a commencé à vivre dans l’www.ub.es/geocrit/sn45.htm, se manifeste par un investissement dans le syndicalisme et dans la gestion de son quartier.
20Deux éléments principaux ressortent de cette analyse : d’une part, la grande mobilité dont font preuve presque tous les membres de la famille de Don Anibal, et, d’autre part, le caractère réversible du mouvement migratoire. Alors que tous les membres de la famille ont vécu loin de Potosí pendant de nombreuses années, la moitié d’entre eux y habitaient en 2004. Don Anibal voit ainsi sa vie familiale répartie sur un territoire dual, entre Santa Cruz de la Sierra et la ville de Potosí à laquelle l’unissent des liens familiaux et affectifs forts. On distingue par ailleurs l’empreinte de stratégies migratoires qui ne se développent plus à une échelle nationale, mais à une échelle intracontinentale. Ces stratégies reposent sur une tradition ancienne de migration vers l’Argentine12 et donnent naissance à des parcours de « plurimigration intra-continentale »13. L’Argentine et Buenos Aires en particulier sont vues comme un espace d’extension des territoires familiaux, en raison des possibilités de travail qu’y trouvent les migrants boliviens et des multiples liens et réseaux qui les unissent à la Bolivie.
21Les migrations en Argentine ne constituent pas à proprement parler des « étapes » mais elles participent plutôt d’un système de mise en relation de territoires circulatoires étendu à une échelle intracontinentale.
22Après avoir développé l’analyse diachronique et rétrospective d’un parcours migratoire familial glissant des Andes à l’Argentine puis à Santa Cruz de la Sierra, on peut adopter une approche inverse et complémentaire. Les résultats d’une enquête menée auprès des élèves d’une école de la ville donnent un aperçu de leur place dans ces dispositifs migratoires. Cette enquête a été menée en juillet et août 2004 dans le collège Saint Andrew, établissement situé dans le centre du Plan 3000, immense quartier de la périphérie sud-est de Santa Cruz de la Sierra, auprès d’élèves de 9 à 14 ans (appartenant à des classes de 5e, 6e et 7e année du cycle primaire). Elle portait sur l’origine géographique des enfants, sur celle de leurs parents et sur les liens familiaux qu’ils entretiennent avec le reste du pays et avec l’étranger. La figure 3 fait apparaître la grande diversité des provenances des parents d’élèves, qui viennent de tout le pays, mais plus particulièrement des départements andins (deux cinquièmes). Le Plan 3000 est en effet un des quartiers dits « marginaux », en expansion rapide et où s’installent préférentiellement les migrants. Quant aux élèves, ils sont majoritairement nés dans le département de Santa Cruz (près de trois sur quatre) et seulement un sur cinq est né dans les Andes, à La Paz ou à Cochabamba.
23Le tableau 1 présente les pays où les élèves interrogés se sont déjà rendus et les lieux où ils ont de la famille. Si les élèves connaissent surtout la Bolivie, quelques-uns d’entre eux ont eu l’occasion de voyager en dehors du territoire national, à chaque fois pour visiter un parent proche (père, oncle, tante ou grands-parents) ou pour accompagner l’un d’entre eux à l’étranger, en Argentine le plus souvent, mais aussi au Brésil ou en Espagne. Par ailleurs, ils sont deux tiers à avoir de la famille à l’extérieur du pays, principalement en Argentine et en Espagne. Ces résultats d’enquête s’inscrivent tout à fait dans les grandes tendances de l’émigration internationale bolivienne. Les estimations du nombre de Boliviens vivant en Argentine oscillent entre un demi-million et un million et demi de personnes, ce qui représenterait les trois quarts des émigrés boliviens en 1998 (PNUD, 1998 : 157). Depuis le déclenchement de la crise économique argentine en 2000-2001, les migrations de travail se sont en partie re-dirigées vers les États-Unis, le Brésil et surtout vers l’Europe. L’Espagne est la destination européenne privilégiée, du fait de la communauté de langue et de l’existence d’un accord permettant aux Boliviens d’entrer en Espagne en tant que touristes (comme dans tous les pays de l’espace Schengen) pour des séjours de trois mois, sans visa. Depuis le début des années 2000, l’Espagne concurrence l’Argentine et les États-Unis comme destination privilégiée de la migration ; en 2005, d’après des sources journalistiques, le nombre de Boliviens y était estimé entre 100 000 et 120 000 personnes14. Au total, les Boliviens vivant à l’étranger seraient entre deux et deux millions et demi au début des années 2000, et plus de la moitié des Boliviens aurait des parents hors du pays15, signe de la grande dispersion migratoire des familles.
24La mondialisation des territoires et des stratégies familiales ne se voit pas uniquement par la grande dispersion géographique des familles, elle se manifeste également au travers des aspirations des enfants du Plan 3000. Interrogés sur le lieu où ils aimeraient vivre lorsqu’ils seront adultes, ils ont répondu de la manière suivante :
- 25,4 % souhaitent vivre en Europe (principalement en Espagne),
- 18,3 % aux États-Unis,
- 15,5 % dans un autre pays d’Amérique latine (principalement l’Argentine ou le Brésil),
- 21,2 % à Santa Cruz de la Sierra.
25Ces quelques éléments, ponctuels et essentiellement qualitatifs, donnent une bonne idée de l’emprise que l’imaginaire de la migration peut avoir sur les jeunes Crucéniens. Les lieux où ils désirent habiter « quand ils seront grands » correspondent pour l’essentiel à ces espaces progressivement « colonisés » par les migrants boliviens. Cela vient confirmer l’existence d’une « culture de la migration » née des savoirs circulatoires et qui se diffuse chez les enfants avant même que ceux-ci n’aient connu leurs premières expériences migratoires. La grande mobilité des populations boliviennes, et tout spécialement des familles andines16 dont une partie des membres a migré à Santa Cruz de la Sierra, a pour effet de donner une dimension mondiale aux stratégies migratoires de ces lignées familiales.
Conclusion : de la Bolivie à l’étranger et vice-versa
26Les migrants andins vivant à Santa Cruz de la Sierra développent des stratégies à plusieurs échelles. Se fondant toutes sur un motif de départ identique, la recherche à la fois d’un travail et d’une expérience hors du lieu de naissance, ces stratégies aboutissent sur le long terme à des résultats différenciés. Les multiples situations qui en découlent – du retour au village à l’installation à l’étranger – reposent sur la construction et la pratique de territoires circulatoires multiscalaires. Se dessine alors une superposition de dynamiques migratoires qui ne sont pas successives mais concomitantes et qui imbriquent migrations de la campagne vers la ville, des montagnes vers la plaine et de la Bolivie vers l’étranger.
27Intégrant un mouvement de fond qui provoque le glissement du centre de gravité des familles des Andes vers Santa Cruz de la Sierra et sa région, l’articulation de ces territoires circulatoires s’inscrit dans un processus de mondialisation des échanges et des circulations. Au gré de champs migratoires en évolution constante, les migrants boliviens n’hésitent pas à internationaliser leurs stratégies. Une étude des mouvements de migration interne ne peut pas faire l’économie de l’examen des migrations internationales, pas plus que les jeunes Boliviens ne peuvent échapper à la migration vers l’étranger. Pour eux, elle n’est pas une simple possibilité, mais presque une évidence, tant est forte l’emprise de la mondialisation de stratégies migratoires vues comme le principal moyen de « s’en sortir ».
Notes de bas de page
1 Voir la carte de situation hors-texte n° 4.
2 Les indicateurs démographiques sont tirés du recensement bolivien de 2001.
3 On considère ici comme migrants andins les personnes nées dans un des « départements andins » du pays : La Paz, Oruro, Potosí, Cochabamba, Chuquisaca et Tarija. Bien qu’étant un peu imprécise, cette définition purement statistique a l’avantage de fournir des ordres de grandeur plausibles. Les données qui suivent sont issues des résultats des recensements boliviens de 1976 et 2001.
4 La trajectoire migratoire de Bartolina, évoquée dans l’introduction, donne un aperçu de ces multiples allers et retours : entre chaque étape de son parcours, elle est rentrée passer quelques mois dans le village de ses parents. Les exemples développés dans ce texte se fondent sur un travail d’enquête mené, de 2002 à 2004, auprès de divers groupes de migrants andins vivant à Santa Cruz de la Sierra.
5 Pour reprendre l’expression de J.-L. Chaléard et A. Dubresson (1989).
6 La « communauté » est l’unité de base des sociétés paysannes andines. Cette structure, héritière de l’ayllu préincasique, se trouve aujourd’hui engagée dans de profondes mutations. L’ayllu était, avant la conquête inca, fondé sur l’entraide interfamiliale, les assolements collectifs et l’exploitation d’un maximum d’étages écologiques.
7 L’avenida Cañoto est l’une des parties de l’avenue de contournement du centre historique ou « premier anneau », la ville de Santa Cruz de la Sierra étant structurée en anneaux concentriques, d’où le surnom de « ville aux anneaux » (ciudad de los anillos).
8 Le terme Colla désigne – de façon souvent péjorative – les Andins vivant dans l’Oriente. Dérivé de Collasuyu, nom de la partie andine de l’actuelle Bolivie qui constituait un des quatre quartiers de l’Empire inca, ce terme s’oppose à celui de Camba, nom que revendiquent les originaires de Santa Cruz.
9 Lors du recensement de 2001, 26,4 % des migrants récents déclaraient comme lieu de résidence en 1996 la province de Murillo (où est située l’agglomération de La Paz) et 23,6 % celle de Cercado Cochabamba.
10 Sur cet aspect, voir notamment Cortes (2000).
11 Cette analyse du parcours de la famille de Don Anibal se fonde sur des entrevues réalisées sur une période de trois ans, entre 2002 et 2004.
12 Cf. Grimson et PAZ Soldan (2000), Hinojosa Gordonava (2000 et 2004) et Cortes (2000).
13 « Les parcours de “plurimigration intracontinentale” s’organisent autour d’une pluralité d’affiliations économiques et d’inscriptions spatiales qui traduisent des modalités d’appartenance différentes à un lieu de référence, ici le village d’origine où certains pensent qu’ils seront contraints de revenir. Les migrants reviennent plusieurs fois “chez eux” dans leur village pour repartir ensuite dans une autre province. Les parcours de “plurimigration intracontinentale” en Chine continentale apparaissent comme l’équivalent de parcours transnationaux en Europe, en Amérique du Nord ou du Sud » (Roulleau-Berger et Lu, 2003 : 54).
14 D’après l’ambassade de Bolivie en Espagne, près de 60 000 Boliviens ont présenté une demande de régularisation à la faveur de la vaste opération de légalisation des migrants sans papiers menée, dans ce pays, au printemps 2005.
15 54 % selon Grimson et Paz Soldán (2000).
16 Parmi les familles de l’échantillon comptant des membres à l’étranger, près des deux tiers avaient une origine andine (un des parents au moins étant né dans un département andin).
Auteur
sofiblanchard@yahoo.fr
Sophie Blanchard, géographe, attachée temporaire d’enseignement et de recherche, université de Paris XII, associée à l’UMR Temps.
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