Le gaz bolivien dans le piège de la mondialisation
p. 99-124
Texte intégral
1La question de l’exploitation et de l’exportation des ressources énergétiques boliviennes a déjà coûté leurs mandats à deux présidents : Gonzalo Sanchez de Lozada, contraint à la démission face à une explosion populaire en octobre 2003 ; Carlos Mesa, démissionnaire courant juin 2005. Un des enjeux de ces révoltes, conduites surtout par des syndicats paysans, réside dans la politique énergétique d’un pays devenu, en quelques années, détenteur de ressources importantes en hydrocarbures où le gaz figure en première place.
2En vérité, la crise bolivienne n’est qu’une des facettes d’une âpre rivalité pour le contrôle des sources d’énergie qui se déroule à l’échelle des Amériques et qui est conditionnée par le déclin des ressources des États-Unis, premier consommateur de gaz au monde1. Leur traditionnel intérêt pour le contrôle des sources d’énergie, dans le cadre de leur hégémonie continentale, se double d’une dure compétition menée par des compagnies nationales ou privées qui, par-delà les règles officielles de bonne conduite, s’efforcent de se placer en position dominante. Leurs stratégies, liées ou non à des intérêts nationaux, font rejouer d’anciennes lignes de clivage géopolitique ou dessinent de nouvelles alliances d’intérêts conjoints.
3La problématique des hydrocarbures boliviens concerne aussi les implications de la mondialisation, en un mot ce qui reste d’indépendance économique pour une politique énergétique nationale, dans un des pays les plus pauvres d’Amérique du Sud. Ce débat en cours alimente les fortes tensions internes à la Bolivie, qui se cristallisent soit dans une volonté de nationalisation, soit dans le souci de conserver une coopération qui est jugée indispensable par les milieux économiques.
4Après avoir présenté le panorama des ressources gazières en Amérique latine, nous analyserons, pays par pays, les difficultés rencontrées pour leur écoulement sur les marchés continentaux, que ce soit l’Amérique du Nord ou les marchés régionaux.
Les promesses gazières de l’Amérique latine
Des structures géologiques favorables
5D’après l’USGS : United States Geological Service (Schenk, 2001), l’Amérique latine – sans le Mexique – dispose de réserves de gaz de 138 308 milliards de m3 (ou 487 TCF2) et de pétrole de l’ordre de 105 millions de barils, ce qui la place au troisième rang mondial après le Moyen-Orient et la Russie. Les hydrocarbures se trouvent répartis principalement dans trois grands secteurs géographiques : les Caraïbes, les Andes et l’Atlantique (fig. 1).
6Le secteur caraïbe s’étend du Belize aux Grandes Antilles, puis se prolonge en suivant l’arc des Petites Antilles pour atteindre la côte du Venezuela, à hauteur du bassin de l’Orénoque ; cette structure géologique se poursuit vers l’est en suivant le littoral des Guyanes jusqu’à hauteur de l’embouchure de l’Amazone.
7Le secteur andin, à l’ouest, débute au lac de Maracaïbo et continue vers le sud, avec quelques enclaves le long du piémont andin oriental jusqu’au bassin du Putumayo-Marañon. Il est donc partagé politiquement entre Venezuela, Colombie, Équateur, Pérou et Brésil. Il comporte une annexe mineure sur la côte du Pacifique, entre Guayaquil (Équateur) et Talara (Pérou), et un prolongement plus important, le bassin de Santa Cruz et de Tarija en Bolivie (fig. 2), où, depuis 1996, se succèdent d’importantes découvertes.
8Enfin, sur le rivage atlantique du Brésil, se trouvent deux blocs off shore, l’un entre Recife et Salvador, l’autre entre Espirito Santo et l’Uruguay, ainsi qu’un vaste secteur pétrolier plus au sud, dit des Malouines, qui s’étend jusqu’au détroit de Magellan, avec des prolongements terrestres en Patagonie, dans le golfe de San Jorge et la province de Neuquén en Argentine.
9Les plus importantes ressources gazières se situent dans les secteurs atlantique et andin3, le premier avec des gisements off shore entre le littoral argentin et les Malouines, dont la présence aiguise la vieille rivalité argentino-britannique dans l’Atlantique Sud, l’autre dans le bassin de Santa Cruz-Tarija en Bolivie. Des gisements pourraient également exister au large des côtes atlantiques, mais à des profondeurs proches de 3 600 m, trop importantes pour qu’il soit rentable de les exploiter dans les conditions actuelles de prix et de techniques4.
La Bolivie : d’importantes réserves exploitées par des sociétés étrangères
10Depuis l’application d’une nouvelle loi libérale des hydrocarbures en 1996, qui a entraîné d’importants investissements de sociétés étrangères (estimés à 4 156 millions de dollars), la Bolivie s’est révélée détentrice de vastes gisements de gaz naturel directement commercialisables. De 1997 à 2002, les réserves totales (P1 + P2 + P3)5 ont été démultipliées, atteignant en 2 004 775 milliards de m3 prouvés, 706 probables et 704 possibles, soit 2 185 milliards de m3 au total contre 288 milliards officiellement connus en 1997 (IEA, 2003).
11La quasi-totalité des nouveaux gisements gaziers (et pétroliers) est détenue par des sociétés privées étrangères bénéficiant du démantèlement de la compagnie nationale YPFB : Yacimientos petrolíferos fiscales de Bolivia (Vargas Salgueiro, 1996). Celle-ci détenait un portefeuille important de gisements restés inexploités, faute de moyens6, d’où les frustrations et actuelles réactions boliviennes. Malgré son savoir-faire technique, YPFB n’a pas la technologie et surtout la masse critique financière disponible pour investir et lui permettre d’être le pivot central d’une politique de coopération avec de puissantes et riches sociétés privées ou d’État étrangères. Par deux fois, la Bolivie a nationalisé les firmes travaillant sur son sol : la puissante Shell en 1938 puis Gulf Oil en 1969 (Royuela Comboni, 1996). Néanmoins, très vite, l’État bolivien a dû se résoudre à une indemnisation et renouer avec les compagnies privées étrangères qui ont repris une place importante dans le panorama énergétique du pays. Ainsi les sociétés européennes détiennent à elles seules 47,5 % des gisements connus, avec Repsol (Hispano-Argentin) qui dispose de 20 % au niveau national, British Gas (BG) avec 14,1 % et la française Total avec 13,4 % (El Diario, 19/7/2005). À cela s’ajoutent les parts importantes de Petrobras7 (30 %) et celles, mineures, de diverses compagnies nord-américaines.
12Les gisements de gaz sont concentrés à 87 % dans le département de Tarija, au sud de la Bolivie8. Viennent ensuite le département de Santa Cruz et quelques gisements plus secondaires, situés à Cochabamba et Chuquisaca. Le problème de l’écoulement de la production s’est très vite posé car le marché domestique, pour l’instant très faible (avec seulement 53 000 abonnés au gaz en 2004, contre 14 000 en 2000), ne permet d’utiliser qu’une infime part des ressources, tout en nécessitant un investissement non négligeable. Plusieurs options furent envisagées : d’une part, le marché de l’Amérique du Nord, qui doit faire face au déclin de sa production alors que ses besoins sont en hausse ; d’autre part, les marchés régionaux (Chili, Argentine, Brésil), ce qui a fait ressurgir des tensions géopolitiques anciennes.
Le marché gazier d’Amérique du Nord
Le déclin programmé de la production
13Le plus fort potentiel industriel du continent est réuni sur le territoire des États-Unis qui ont les besoins en énergie les plus importants, avec un déficit prévu de 200 milliards de m3 de gaz à l’horizon de 2020. En effet, leurs réserves ne cessent de s’amenuiser en termes relatifs et absolus, alors que la consommation et les prix augmentent9. C’est le Canada qui répond pour l’instant aux besoins de son voisin, lequel fournit à son tour au Mexique plus de 10 % de sa consommation. De 1998 à 2002, les États-Unis ont augmenté de 170 % leurs importations de GNL (Gaz naturel liquide, ou Liquid Natural Gas [LNG] en anglais) ; aussi le Congrès soutient-il toute initiative permettant de renforcer les capacités d’approvisionnement. En conséquence, B.P., Exxon et Royal Dutch Shell, tout comme Repsol, ont réalisé d’importants investissements pour répondre à ces besoins.
14Certes, face à leurs besoins croissants, les États-Unis disposent potentiellement d’amples possibilités d’approvisionnement en gaz liquide grâce aux gisements vierges de l’Alaska (EnergyPress, 02/04/2003). Cependant leur exploitation, malgré un avis favorable du président Bush, risque de soulever une forte opposition internationale et intérieure, car le gazoduc traversera une réserve naturelle, le Artic National Wildlife Refuge, ce qui mobilise préventivement les communautés ethniques comme les défenseurs de l’environnement.
15À ces perspectives qui concluent à la dépendance grandissante des États-Unis envers le gaz naturel liquide et ses fournisseurs étrangers, s’ajoutent les besoins propres au Mexique, lequel s’industrialise dans le cadre du traité de l’Alena10 en accueillant des investissements et des délocalisations industrielles en provenance du grand voisin. Dans ce contexte, le Mexique fait figure de futur grand marché de consommation. Selon une évaluation de la CRE (Commission mexicaine de régulation de l’énergie)11, sa demande de gaz croîtra de 7,4 % en moyenne par an jusqu’à la première moitié des années 2010. Pour répondre à cette augmentation, de nombreux projets d’importation de gaz liquide sont soit à l’étude (au nombre de cinq), soit en cours de réalisation. Ils visent l’implantation d’unités de traitement du gaz liquide en Basse-Californie, d’où il est possible d’alimenter également la côte ouest des États-Unis, en premier lieu la Californie qui a interdit ce genre d’installation sur son littoral, pour des raisons environnementales. On relève des projets à Rosarito pour El Paso Energy, Altamira pour Shell et près de Tijuana pour Sempra Energy qui se proposait d’importer le gaz bolivien liquéfié12. Le terminal prévu, d’un coût de 600 millions de dollars, a reçu des autorités mexicaines et de l’État de Basse-Californie tous les agréments nécessaires, notamment environnementaux.
Le projet Pacific-LNG
16La situation internationale, dominée par une demande potentielle forte et accrue par une pénurie latente d’énergie entraînant une hausse des tarifs, a suscité en 2001 un projet reposant sur l’exportation du gaz bolivien. La fourniture de 30 millions de m3/jour à partir de 2006 entraînera une utilisation d’une partie des réserves en sommeil (20 % environ), pour une durée de vingt ans.
17Sous le nom de Pacific-LNG, le projet a été conçu par un consortium d’entreprises opérant sur les champs gaziers boliviens, formé par les sociétés exploitantes suivantes : Repsol-YPF, née du rachat de la société argentine YPF par l’espagnol Repsol, British Gaz, British Petroleum et Pan American Energy, petite compagnie associant British Petroleum et l’argentin Bridas. Deux acteurs importants de l’exploitation du gaz bolivien ne figurent pas dans ce consortium : Petrobras et Total13 qui détiennent néanmoins une part significative des réserves de gaz bolivien [environ 28 % de façon directe et 59 % en tant qu’opérateurs (Villegas Quiroga, 2004)] ainsi que 30 % des réserves en pétrole P1 et 16 % des réserves P2 (en tant qu’opérateurs).
18Le gaz étant localisé principalement au sud, dans le département de Tarija, il était prévu, avec la construction d’un gazoduc, son acheminement vers un site de la côte du Pacifique où une usine de congélation14 aurait permis de réduire le volume du gaz. Cette opération faite, le gaz aurait été transporté par des navires méthaniers géants vers un point de la côte de la Basse-Californie, probablement Tijuana, où une autre usine devait assurer sa liquéfaction et le diriger vers des réseaux de gazoducs soit californiens, soit mexicains.
19La réalisation du projet Pacific-LNG prévoyait des investissements compris entre 6 et 7 milliards de dollars15. Entre les études de faisabilité et le développement des puits de Margarita, pour un montant de 1 100 millions de dollars, et le gazoduc qui était estimé à 700 millions de dollars, en tout 1 800 millions de dollars auraient été investis en Bolivie. À cela s’ajoutait la construction sur le littoral chilien d’une usine de liquéfaction d’une capacité de 6,6 millions de tonnes par an, pour un investissement de 2 milliards de dollars, et l’achat de huit méthaniers géants estimé à 1,5 milliard de dollars pour transporter le gaz jusqu’à la Basse-Californie.
20Il est vite apparu que le choix du port servant de terminal au gazoduc constituait un élément crucial. En effet, la Bolivie est privée de toute sortie maritime depuis 190416 suite à la guerre du Pacifique (1879-1884) où le Chili, vainqueur du Pérou et de la Bolivie, annexa tout le littoral bolivien et le sud de celui du Pérou (Tacna et Arica). Le groupe Pacific-LNG a d’abord étudié les possibilités offertes par le site portuaire de Mejillones, avant de porter son choix en 2004 sur Patillos, toujours au Chili, qui répondait mieux à ses exigences techniques. Cela impliquait un accord diplomatique entre le Chili et la Bolivie, qui revendique depuis un demi-siècle un accès à l’océan, mais se heurte à une fin de non-recevoir de la part du pays voisin. En l’absence d’une solution à ce problème qui rassemble tous les Boliviens, la stabilité politique indispensable pour garantir le bon fonctionnement des installations et partant la rentabilité de l’investissement restait menacée.
Les réserves boliviennes et la géopolitique régionale
21En Amérique du Sud, une situation de quasi-équilibre existe entre les réserves et la consommation de gaz, mais les besoins s’accroissent, principalement dans le cône Sud comme au Chili. Dans ce contexte, les découvertes récentes faites en Bolivie permettent de dégager un important volume pour l’exportation soit régionale, vers le Brésil, le Chili et l’Argentine, soit intercontinentale, vers l’Amérique du Nord.
22Les tableaux 1 et 2 mettent en regard la répartition des réserves en gaz et l’évolution des demandes pour 2010. Ces projections restent néanmoins sujettes à caution car elles n’incluent pas les facteurs de risques internes ou externes qui restent imprévisibles et peuvent fragiliser les économies concernées, comme c’est le cas de l’Argentine. Néanmoins pour le Chili, et pour le Brésil dans une moindre mesure, elles sont d’autant plus crédibles qu’elles correspondent aux tendances d’une évolution économique constatée.
Le réveil des vieilles querelles entre voisins
Les enjeux de la relation Chili-Bolivie
23Les municipalités chiliennes de la région Nord ont accueilli très favorablement le projet Pacific-LNG dans le double objectif d’améliorer leurs relations économiques avec la Bolivie et de revivifier leur économie régionale affectée d’une faible activité. Aussi ont-elles fait pression sur le gouvernement pour faciliter la réalisation du projet.
24De son côté, l’État chilien recherche activement une diversification de ses approvisionnements en gaz qui dépendent aujourd’hui presque exclusivement de l’Argentine. Actuellement, 23 % de son énergie provient du gaz naturel importé, mais le pourcentage passera probablement à 50 % en 201017. Les gisements chiliens de la Terre de Feu ne fournissent que 25 % des besoins nationaux, l’Argentine avec le bassin gazier du Neuquén satisfaisant 75 %18. En 2010, la Terre de Feu n’assurera plus que 10 % de sa production actuelle. Ainsi la dépendance du Chili envers l’Argentine deviendra-t-elle quasi totale. Le gouvernement de Santiago juge cette situation d’autant plus inquiétante que les grèves du secteur pétrolier argentin, en 2002 et 2003, suivies du plafonnement de la production, ont entraîné des interruptions dans la livraison du gaz et provoqué des perturbations économiques. En 2004, une nouvelle rupture d’approvisionnement a réduit de 15 % les arrivées de gaz argentin. De plus, selon certains experts, faute de découvertes nouvelles, le bassin du Neuquén risque de voir sa production diminuer, alors que la consommation intérieure argentine est prévue à la hausse dans les années à venir (les réserves actuelles équivalent à 17 ans de production).
25Le Chili a prévu d’augmenter sa production hydroélectrique, avec un plan de construction de dix nouvelles centrales pour 2010. Mais ce projet, en plus de son coût, se heurte à des problèmes écologiques croissants ou à l’opposition de certaines communautés indiennes. Dans ce contexte, les importantes découvertes de gaz bolivien faites à partir de 2000 ont pu apparaître comme providentielles. Elles permettraient, grâce à la proximité géographique des deux pays, d’envisager l’importation de gaz à hauteur de 6 à 9 millions de m3/jour. Pour la Bolivie, cela serait un nouveau débouché commercial appréciable. Le projet Pacific-LNG bénéficierait par ailleurs au Chili en revivifiant une région atone par la création d’un équipement industriel lourd et de 2 500 à 3 000 emplois et l’installation d’entreprises de services et d’industries utilisant le gaz. De plus, des retombées économiques significatives au niveau national, avec de nouveaux revenus fiscaux, seraient liées à cette opération, compte tenu de l’importance des investissements prévus sur le site choisi : environ 2,5 milliards de dollars (EnergyPress, 23/06/2003).
26Finalement, plus que les évidentes convergences économiques, ce sont les relations diplomatiques19 entre Chili et Bolivie qui font problème. Elles conditionnent aussi l’aboutissement de plusieurs nouveaux projets industriels importants et d’intérêt commun aux deux pays (exploitation du minerai d’argent de San Cristobal, près de Potosí, ravitaillement en eau du Chili, exploitation du sel d’Uyuni). L’installation d’un terminal méthanier et l’aménagement d’un site portuaire sur la côte chilienne, dans l’état actuel des rapports entre les deux pays, constitueraient pour la Bolivie la reconnaissance de fait de l’intangibilité de la souveraineté chilienne sur son ancienne fenêtre maritime, un pas inacceptable pour n’importe quel gouvernement bolivien. Le refus réitéré d’ouverture du Chili sur la question de la demande maritime bolivienne, malgré les avantages économiques qu’il pourrait retirer du projet Pacific-LNG, indique clairement que la souveraineté chilienne n’est pas discutable, même si cette attitude affaiblit son influence régionale face aux autres États. C’est dans ce jeu bloqué par deux verrous nationalistes qu’intervient le Pérou.
Les arrière-pensées des propositions péruviennes
27L’intervention du Pérou, dans le débat sur la sortie du gaz bolivien, était prévisible pour plusieurs raisons. Comme la Bolivie, le Pérou conserve la mémoire des amputations qui ont porté sur une partie de sa côte méridionale, avec l’annexion par le Chili des villes d’Arica et de Tacna. Un arrangement diplomatique (avec le traité d’Ancón), issu d’un arbitrage des États-Unis, permit en 1929 la restitution de Tacna au Pérou, mais la nouvelle frontière ne pouvait plus être modifiée au profit d’un tiers – la Bolivie – sans un accord des deux gouvernements. Le Pérou, à ce jour, n’a pas dénoncé cette clause qui gèle juridiquement toute concession qui serait faite unilatéralement, par l’un ou l’autre des signataires, à une demande de La Paz.
28Néanmoins, la plaie territoriale, nettement moins vive au Pérou qu’en Bolivie, ne suffit pas à expliquer l’entrée de ce pays dans la question du gaz et de son débouché. Un autre élément entre en ligne de compte. Le Pérou dispose en effet, depuis sa découverte en 1983, d’un grand gisement de gaz à Camisea, avec les blocs de San Martin et Cashiari, proches de Cusco, sur le versant andin oriental. Ce gisement, resté inexploité jusqu’ici, dispose de 332 millions de m3 de gaz et de 600 millions de barils de pétrole, réserves prouvées et probables. En 1988, le Pérou souscrivit un contrat gazier avec la société Shell, qui fut dénoncé en 1990 ; d’autres tentatives d’accord échouèrent jusqu’en 1998. En conséquence, en 2000, le gouvernement péruvien adjugea une autorisation d’exploitation à un consortium conduit par Plus Petrol-Pérou20 et Hunt Oil C° Pérou. Trois contrats furent signés pour une durée de 33 ans, prévoyant le transport du gaz jusqu’à Lima, du pétrole jusqu’à El Callao (port de Lima) et la distribution du gaz dans l’agglomération de Lima (soit presque 10 millions de personnes). Ce consortium dispose de droits assurés pour 40 ans pour l’extraction du gaz et du pétrole. Deux conduites, d’un coût de 820 millions de dollars, sont en activité depuis août 2004 et l’exploitation a débuté.
29Ces réalisations devraient trouver un prolongement logique avec l’exportation de gaz naturel sous forme liquide (GNL). La construction d’une usine de congélation du gaz sur la côte péruvienne, plutôt que chilienne, aurait offert au Pérou la possibilité d’exporter sa propre production. Aussi est-il intervenu pour proposer à la Bolivie de faire aboutir le gazoduc dans un site portuaire du sud soit Ilo, soit Matarani, tout en lui accordant de larges privilèges : un port de 1 400 hectares, avec un bail de 99 ans à titre gratuit, où elle pourrait appliquer ses lois, ses taxes et impôts. Cette proposition survint en 2002, au moment où la Bolivie faisait monter les enchères face au Chili, ce qu’exprime bien la formule du président bolivien de l’époque, Jorge Quiroga : « Que la Bolivie récupère sa caractéristique maritime et s’oriente vers le Pacifique ! ». Ce contexte explique la politique suivie sous le gouvernement du président Carlos Mesa (octobre 2003-juin 2005) qui devait aboutir au refus de la solution chilienne et au choix d’un débouché sur la côte péruvienne. Néanmoins, cette alternative s’est vite heurtée à un argument financier : un audit réalisé par une société nord-américaine de conseil (Bechtel) a évalué à 700 millions de dollars le surcoût imputable aux 600 km supplémentaires de gazoduc nécessaires pour rallier un port du Pérou21. Aussi le consortium Pacific-LNG s’est-il opposé à cet itinéraire, sauf éventuel financement par le Pérou et la Bolivie du supplément de la dépense. Cela a soulevé une incompréhension assez générale en Bolivie, où cette attitude a été interprétée à la fois comme un ultimatum du consortium et comme le refus de toute révision du traité de 1904 de la part du Chili22. Une autre difficulté de taille subsiste dans le montage péruvien : l’exploitation du gaz de Camisea en vue d’une exportation sous forme de GNL suppose, en effet, l’obtention d’un crédit de 1,6 milliard de dollars des États-Unis. Or, malgré le soutien du groupe pétrolier Hunt23 et de Pluspetrol, l’État péruvien s’est heurté en septembre 2003 au refus de la banque d’Import-Export des États-Unis (US EX-IM Bank) d’approuver ce projet. Les risques pour l’environnement, menacé de « destructions massives », comme pour les groupes indigènes sont estimés si importants que le directoire de cette institution a jugé « que le contribuable américain n’avait pas à financer ce projet » (Alexander’s Gas & Oil, 19 septembre 2003).
30L’accord finalement conclu entre le septième producteur mondial, Repsol-YPF et Hunt Oil (La Razón, 03/08/2005) résout le problème du Pérou en prévoyant la construction d’une usine de liquéfaction du gaz à Pampa Melchorita, sur la côte, qui fournira du gaz GNL pour l’exportation vers l’Amérique du Nord, dans le cadre d’un contrat de dix-huit ans et avec un volume de 4 millions de tonnes/an à partir de 2009. Le Pérou a ainsi, selon toute apparence, obtenu un avantage décisif sur la Bolivie, dont la paralysie politique prolongée fait le jeu de ses concurrents.
31Le conflit actuel repose en réalité sur des bases et enjeux économiques et stratégiques d’une autre envergure que la révision d’un ancien traité de limites territoriales qui, déjà à l’époque, sanctionnait la fin d’une guerre mettant en jeu les intérêts de groupes internationaux exploitant les ressources en guano et les mines d’étain boliviennes. Malgré les progrès obtenus par les organisations de coopération régionales et internationales, la situation indique qu’un vif nationalisme affecte toujours en Amérique latine les projets d’intérêts communs.
Le nouveau contrat argentin
32Cette donne, faite d’enjeux masqués par des rivalités traditionnelles, explique-t-elle l’accord passé en novembre 2003 entre la Bolivie et l’Argentine, curieusement appuyé par le MAS24 (Movimiento Al Socialismo), le parti des producteurs de coca boliviens, qui exige pourtant une politique énergétique nationaliste ? Cet accord prévoit, en 2006, la mise en service d’un gazoduc, joignant les gisements du Sud bolivien au réseau argentin en progression, qui assurera l’exportation de 20 millions de m3/jour en 2010. Ce projet a été accompagné d’un contrat d’achat de 6 millions de m3/jour de gaz pour 2004 et sera porté à 7,7 millions en 2006.
33À ce jour, malgré des interrogations portant sur les dix prochaines années, l’Argentine dispose de réserves de gaz satisfaisant ses besoins et ses exportations vers le Chili. Pourquoi s’engager dans un nouveau contrat d’approvisionnement, alors qu’aucune urgence n’apparaît, sinon pour alimenter le Chili ou le Brésil ? Or, le contrat signé en 2004 avec la Bolivie interdit explicitement la réexportation de ce gaz vers le Chili, au grand dam de ce dernier. De même, la société hispano-argentine Repsol-YPF, qui fait partie du consortium Pacific-LNG, étudierait la possibilité d’exporter du gaz argentin du gisement de la Loma de la Lata, province de Neuquén, vers les États-Unis, avec une sortie de gazoduc sur un port chilien, pour un coût qui serait de 5 milliards de dollars. Contradictoirement, d’autres sources soulignent la faiblesse des réserves de l’Argentine, insuffisantes pour poursuivre une exportation significative, ce qui explique le récent contrat d’achat de gaz conclu avec la Bolivie et la limitation des ventes au Chili.
Le Brésil, un nouveau réservoir d’énergie ?
34Contrairement à l’opinion de certains milieux nationalistes, le gaz bolivien, resté sans concurrents régionaux sérieux jusqu’en 2002, est maintenant mis en balance avec de nouvelles sources d’approvisionnement, en particulier au Brésil25. Pays le plus vaste et le plus peuplé d’Amérique du Sud, ce dernier s’efforce, non sans succès, de devenir une grande puissance économique et industrielle, mais, jusqu’au début des années 2000, il souffrait d’un grave déficit énergétique qui représentait un des freins majeurs à son développement. Cette situation s’est nettement améliorée puisqu’en 2003 le Brésil a satisfait 80 % de ses besoins en pétrole (EnergyPress, 18/08/2003).
35Pour ce pays, disposer d’approvisionnements énergétiques sûrs est l’une des constantes d’une politique énergétique dynamique qui a été menée à bien depuis un demi-siècle et se traduit par des succès remarquables. Ainsi, en novembre 2003, le Brésil a fêté le cinquantenaire de la création de sa société nationale pétrolière, Petrobras. Celle-ci succédait au CNP (Conseil national du pétrole) qui indiquait déjà le souci brésilien de développer la production nationale, après une première découverte faite en 1939 à Lobato (Bahia). L’une des premières mesures, destinée à développer la production tout en la garantissant des immixtions extérieures, fut de décréter que le pétrole est propriété nationale. En 1953, le Brésil produisait 2 700 barils/jour, soit 27 % de ses besoins nationaux ; l’intensification de l’effort de recherche permit, en 1961, d’atteindre l’autosuffisance pour les dérivés pétroliers. La production atteignait alors 65 000 barils/jour et le pays disposait de 617 millions de barils de réserve. En 1962, on atteignit 100 000 barils/jour. En 1968, eut lieu la découverte de pétrole off shore au large du Sergipe, une première pour Petrobras qui développa alors les techniques adaptées à ce type de gisement et, à la fin des années 1980, produisit en mer à 1 000 m de profondeur, ce qui témoignait de son degré de compétence.
36Avec l’arrivée à la présidence de la République de Lula da Silva, en 2002, le Brésil a redécouvert sa vocation hydroélectrique, en lieu et place du « tout thermoélectrique », privilégié par le président sortant, Cardoso, et qui justifiait les importants volumes de gaz achetés sous contrat à la Bolivie. Mais les investissements à réaliser sont importants et nécessitent des financements extérieurs, ce qui a retardé l’application de cette nouvelle orientation. De plus, certains programmes de construction de centrales hydroélectriques ont suscité des critiques sur le plan écologique ou l’opposition de communautés indiennes, aussi ont-ils été différés.
37Un nouveau tournant, peut-être capital, a eu lieu en 2003 avec la découverte de gisements sous-marins très importants situés dans le bassin de Santos, près de Rio de Janeiro, qui permettraient à terme d’espérer une production de 80 millions de m3/jour. Selon les informations connues – mais il est clair que les effets d’annonce jouent dans cette affaire – ce gisement est situé à faible distance des côtes et devrait tripler les réserves actuelles du Brésil en gaz, les portant à 600 milliards de m3. Cela assurerait, si ce gaz est commercialisable à un prix satisfaisant, l’entière autonomie du pays et dégagerait une possibilité d’exportation. Néanmoins, la mise en exploitation ne sera pas possible avant 2008. De plus, l’estimation de l’importance des nouvelles ressources n’est pas encore certifiée internationalement26 ; enfin, les coûts peuvent évoluer en fonction du marché. Devant les espoirs soulevés par ces perspectives, le Brésil a décidé de s’ouvrir à l’exploration conduite par des sociétés étrangères.
38En 2004, Petrobras qui avait engagé une ambitieuse politique d’expansion à l’extérieur se classe au dixième rang international des grandes compagnies. Elle a acquis 58,6 % de l’argentin Perez Companc, la plus grande entreprise pétrolière privée d’Amérique latine, pour 1 027 millions de dollars, et prévoit d’investir, de 2004 à 2008, 34 milliards de dollars au Venezuela, en Colombie, en Bolivie et aux États-Unis27. Dans le cadre de cette politique d’indépendance énergétique, Petrobras a accordé depuis longtemps une place particulière aux perspectives nées de l’existence d’importantes ressources en hydrocarbures en Bolivie, pays avec lequel le Brésil partage une longue frontière et où il exerce depuis longtemps une influence directe. Aussi, avant la loi de 1996 libéralisant le statut juridique de l’exploitation des gisements boliviens d’hydrocarbures, alors que le Brésil souffrait de pénurie d’approvisionnement, Petrobras négocia de 1992 à 1996 un accord lui accordant un droit préférentiel à la fourniture de gaz bolivien. Du type take or pay28, ce contrat prévoit des fournitures maximales de 30 millions de m3/jour à partir de 2006 ; les importations de gaz bolivien ont été de l’ordre de 14 millions de m3 par jour pour 2003, de 18 millions en 2004, et sont de 21 millions en 2005. Il a permis la construction, avec un financement brésilien, du premier gazoduc29 reliant les gisements du Sud bolivien au Brésil. Dans le montage financier de deux milliards de dollars, Petrobras se réserva 51 % du capital investi par des acteurs étrangers30. Petrobras a également investi dans la production en Bolivie : il dispose de 35 % du plus grand gisement de gaz connu en Bolivie, San Alberto et San Antonio, avec 199 milliards de m3 à sa disposition, auxquels s’ajoutent d’autres champs et près du tiers des nouveaux gisements de pétrole attribués lors de la privatisation de 1996.
39La découverte de gisements sous-marins en août 2003 explique les hypothèques qui pèsent sur le bon déroulement du contrat de fourniture de gaz bolivien jusqu’en 2016. En effet, le Brésil a demandé sa renégociation afin, d’une part, de réviser le tarif fixe du gaz acheté, et, d’autre part, de diminuer les volumes d’achats. En même temps, les industriels ont élaboré de grands projets de construction de gazoducs intéressant les États du Sud brésilien et le Mato Grosso, notamment en association avec les groupes japonais Mitsui and C° et Mitsubishi Corporation, avec un investissement prévu de 1,3 milliard de dollars, ce qui permettrait à terme de substituer le gaz national à celui qui est importé de Bolivie.
40La remise en cause brutale de cet accord ouvrirait un grave contentieux juridique entre les deux pays, situation que des initiatives brésiliennes ont tenté d’éviter31, compte tenu des incertitudes de la situation interne bolivienne. Pragmatiques néanmoins, certains milieux d’affaires brésiliens envisagent de substituer aux livraisons de gaz bolivien, jugées d’un coût prohibitif – 3,64 dollars le MBtu –, du gaz argentin payé 2,60 dollars l’unité32.
41Il est évident que cette épée de Damoclès pesant sur le principal contrat d’exportation de gaz bolivien intervient au plus mauvais moment, alors que la Bolivie voit disparaître le projet Pacific-LNG et se développer la concurrence du Pérou. Or, le contrat avec le Brésil, s’il est exécuté selon les conditions originelles, devrait rapporter après 2005 un revenu estimé à 420 millions de dollars par an, une véritable manne pour l’économie de la Bolivie.
42Dans ce nouveau contexte, une autre proposition est apparue, dont la viabilité est encore incertaine. Il s’agirait d’exporter le gaz bolivien depuis le Brésil, en utilisant les gazoducs déjà existants et en réalisant sur la côte atlantique du Brésil, à proximité de São Paulo, un terminal GNL. La Bolivie résoudrait ainsi élégamment le problème de son accès à un littoral, tandis que le Brésil bénéficierait des installations créées et que l’Amérique du Nord recevrait ce gaz sans crainte d’une nouvelle tension entre La Paz et Santiago. Il s’agirait d’un bel exemple d’utilisation pragmatique de l’intégration économique régionale.
Les incertitudes du jeu vénézuélien
43Selon les statistiques internationales, le Venezuela est le plus grand réservoir de gaz sud-américain. Il dispose d’un vaste potentiel avec plus de 29,8 milliards de m3 produits (deuxième rang en Amérique du Sud) et surtout des réserves estimées à 4 200 milliards de m3. Mais jusqu’ici, la majeure partie33 de ce potentiel est restée économiquement inexploitable car il s’agit d’un gaz associé à des condensés de pétrole, dont le coût d’extraction interdit pour le moment la compétitivité sur les marchés. À côté de ses réserves potentielles en gaz34, le Venezuela dispose d’importants gisements de pétrole (7,3 % des réserves mondiales) qui en font le quatrième exportateur mondial (en 2004), le deuxième vers les États-Unis35. Il possède aussi l’incontestable avantage d’être à proximité des centres de raffinage du golfe du Mexique.
44Cette rente en hydrocarbures fournit le tiers du PNB vénézuélien, 50 % de ses rentrées fiscales et 80 % de ses exportations. C’est dire à quel point ce pays est un « pétro-État » (une hausse de 1 dollar du cours du pétrole implique une croissance de 0,6 % du PNB). Néanmoins, le pays traverse une passe sociale et politique délicate36, malgré les substantiels revenus dus à la forte hausse du prix du pétrole.
45Le président Hugo Chavez s’efforce de jouer un rôle dominant dans la maîtrise de l’énergie en Amérique du Sud, politique qu’il conçoit comme une lutte contre l’hégémonie des États-Unis, ce qui suscite régulièrement l’ire de ces derniers37. Les relations diplomatiques entre les deux pays sont de fait détestables : ainsi, H. Chavez dénonce le soutien apporté à ses opposants par Washington, qui justifia le putsch vénézuélien par « la crise provoquée par le gouvernement de Chavez » (Alexander’s Gas & Oil, 13/11/2003), alors qu’il s’émouvait parallèlement du renversement du président bolivien Sanchez de Lozada, lui aussi élu démocratiquement… C’est dans ce contexte que le président vénézuélien a conçu le projet d’une compagnie transnationale d’exploitation et de commercialisation des hydrocarbures, Pan Latina, dont le fer de lance serait la compagnie d’État vénézuélienne, PDVSA (Petroleos de Venezuela. S.A). Il s’agirait d’une sorte « d’Opep latino » qui ferait pièce aux grandes compagnies occidentales opérant en Amérique latine.
46Les fortes critiques des milieux spécialisés affectent la crédibilité du président vénézuélien, dont les objectifs sont jugés peu réalistes. Ainsi, il a conclu un accord avec la Colombie pour la construction d’un gazoduc de 200 millions de dollars, afin de préparer une exportation de GNL, mais celui-ci est maintenant suspendu38. De même, ses offres au Brésil n’ont pas suscité de réaction favorable (El Deber, 25/5/2004), tandis que la Bolivie restait dans un attentisme prudent en se limitant à signer un accord de coopération. Seul l’Équateur lui fit un accueil positif, mais son président, le colonel Gutierrez, a été renversé en 2005 par un coup d’État.
47C’est avec l’éclatement de la révolte bolivienne d’octobre 2003 que les rapports de la Bolivie et du Venezuela ont connu une véritable amplification. L’entreprenant président vénézuélien connaissait et soutenait, moralement au moins, un des protagonistes majeurs des événements, Evo Morales, le dirigeant du MAS. Or, la Bolivie représente une pièce majeure sur l’échiquier en raison de l’importance de ses réserves en gaz et des perspectives ouvertes par les projets d’exportation de GNL. En épousant la voie nationaliste bolivienne, H. Chavez a porté un coup aux grandes compagnies occidentales comme il a circonvenu un concurrent éventuel. Autant par sympathie politique que par calcul, il s’est engagé dans un soutien inconditionnel et provocateur des thèses défendues par la Bolivie contre le Chili à propos du littoral. Il en a résulté le renforcement de la tension entre les deux pays en 2004 (Los Tiempos, 29/12/2003), achevant de faire capoter le projet Pacific-LNG. H. Chavez, malgré les protestations du Chili, a persévéré en soutenant auprès de l’ONU le bien-fondé de la thèse bolivienne et en dénonçant le rôle néfaste de l’oligarchie chilienne appuyée par les États-Unis. Simultanément, l’appareil diplomatique du Venezuela s’est mobilisé pour faire avancer le projet d’intégration énergétique des pays sud-américains. La Bolivie a reçu des promesses de coopération et a été soumise à des pressions pour s’engager dans le projet de la compagnie Pan Latina (La Razón, 14/5/2004). Cette intervention du Venezuela dans les affaires internes et externes de la Bolivie a été dénoncée par certains milieux politiques boliviens et, de façon officielle, par les États-Unis. Ils accusent le président Chavez d’ingérence délibérée39 et de soutenir moralement et financièrement40 Evo Morales, lequel maintient ses contacts avec le président du Venezuela pour renforcer son image personnelle de chef politique responsable et progressiste41. En 2005, ce dernier a poussé à la démission le président Mesa en s’opposant à l’adoption d’une loi de l’énergie qui favorisait, selon lui, les intérêts des compagnies étrangères. Cela a privé la Bolivie d’un instrument de négociation dans une période critique.
48Selon d’autres spécialistes de l’énergie, malgré ses accents progressistes et anti-mondialistes, Chavez joue en vérité une carte économique très nationaliste qui, avec le gel des projets d’exportation de gaz bolivien, permettrait à son pays d’exploiter économiquement ses immenses réserves gazières. Ces rumeurs se fondent sur des accords de coopération technique conclus en 2005 entre la compagnie nationale vénézuélienne (PDV S.A.) et les sociétés Repsol-YPF et Total. Leur enjeu serait de parvenir à un procédé technique débarrassant le gaz vénézuélien de ses composants associés qui rendent sa commercialisation actuellement trop onéreuse. Selon une annonce du ministre de l’Énergie, le Venezuela va accroître sa production de gaz off shore avec l’appui de capitaux privés qui bénéficient d’une nouvelle loi fiscale très favorable (Alexander’s Gas & Oil, 10/06/2005), de façon à occuper dans les prochaines années une place dominante dans l’exportation de ses ressources vers les États-Unis. À cet effet, le pays va accroître de 60 % sa production de gaz avec l’exploitation, dans la mer des Caraïbes, du bloc Deltana et, au nord de Paria, du bloc Mariscal Sucre.
Conclusion : « un don de Dieu à la Bolivie42 » ?
49Dans le continent sud-américain, la Bolivie reste un réservoir gazier d’autant plus important que de nouvelles découvertes ont été réalisées en octobre 2004 à Incahuasi43. Elles sont en cours d’estimation par Total et pourraient contribuer à l’augmentation sensible des réserves actuelles.
50Depuis la loi libérale de 1996, la Bolivie est totalement liée aux intérêts étrangers. Elle ne pourrait échapper à ce carcan technique, commercial et financier qu’en versant une indemnisation aux sociétés présentes, solution qui apparaît impossible car elle représenterait plusieurs milliards de dollars. Aussi, seule une formule d’association améliorant au profit de la Bolivie les termes léonins de la loi de 1996 paraît concevable. Plus grave, le pays a été classé en 2004 comme présentant un « risque politique élevé », annonce qui a achevé de liquider, si besoin en était, les dernières velléités de relance du projet Pacific-LNG.
51Cet imbroglio politique est d’autant plus inextricable qu’il s’est produit, en mai 2005, un nouveau renversement sur l’échiquier diplomatique. En effet, le gouvernement péruvien a décidé unilatéralement de prolonger son propre gazoduc qui achemine le gaz de Camisea vers la côte du Chili, vidant ainsi de son contenu l’accord passé avec La Paz en 2004.
52Peu après cette annonce, la tournure prise par la situation politique bolivienne, avec la forte contestation de la politique énergétique du président C. Mesa44, a fait craindre le pire. Seule la démission du président et l’annonce de nouvelles élections générales ont calmé l’agitation. Au cours du processus électoral, la question de la politique énergétique, et en particulier de la nationalisation de l’exploitation, est revenue dans le débat. Evo Morales a depuis affirmé qu’il n’entend pas porter atteinte à la propriété privée mais renégocier la distribution des bénéfices45.
53Le FMI a quant à lui pris position avant même les élections dans un communiqué en forme d’avertissement. Il a déclaré qu’il maintiendra son soutien financier à la Bolivie seulement si celle-ci respecte une série d’engagements, parmi lesquels « le maintien d’un cadre général attractif pour l’investissement étranger, incluant le respect des contrats signés, car nous considérons le maintien des règles établies par la loi comme essentiel pour les perspectives économiques boliviennes à moyen terme » (Los Tiempos, 6/07/2005).
54Face à cette situation incertaine, les pays voisins, Chili, Argentine et Brésil, avaient annoncé, en juin 2005, lors d’une conférence tenue à Lima, la création d’un réseau de gazoducs desservant leurs pays respectifs en gaz péruvien, auquel la Bolivie pourrait d’ailleurs éventuellement se raccorder. Ainsi la Bolivie, mal servie par les circonstances, vient de perdre sa meilleure carte économique et diplomatique avec ses voisins et se retrouve privée de toute initiative en l’absence de consensus national.
55Certes, on ne peut que souscrire à l’analyse produite par une étude spécialisée : « La position géographique de la Bolivie comme l’importance de ses ressources font qu’elle est idéalement placée pour devenir un nœud gazier jouant un rôle central dans le cône Sud » (IEA, 2003, op. cit. : 125). Mais ce constat positif, daté de 2003, apparaît aujourd’hui comme vidé de sa substance. La Bolivie risque, dans le nouveau contexte, de se trouver durablement en butte au ressentiment de ses deux voisins, Chili et Pérou, frustrés par ses louvoiements, et de ce fait poussée un peu plus sous l’ombre des intérêts brésiliens. Dans un article de presse publié en 2005 (El Diario, 29/05/2005), l’écrivain Mario Vargas Llosa dénonçait l’action suicidaire de ceux qui exigent une quasi-nationalisation de l’énergie. Pour lui, « les dieux ou le diable ont décidé d’éprouver le bon sens des Boliviens en plaçant dans leur sous-sol de vastes réserves de gaz ».
56Avertissement : Ce texte, rédigé début 2005, fait date au moment de sa publication. En effet, le 1er mai 2006, la nationalisation du secteur des hydrocarbures a confirmé un choix nationaliste. Ainsi, l’État, avec la société nationale YPFB, se réapproprie le contrôle de l’énergie tandis que les compagnies perdent les privilèges accordés par la loi libérale de 1996 et sont réduites au rôle de simple gérantes de l’activité.
57Cette décision a fait immédiatement l’effet d’une bombe au Brésil, en Argentine comme auprès des grandes compagnies impliquées, principalement Petrobas et Repsol, d’autant plus que les nouvelles mesures s’accompagnent de l’exigence d’une augmentation de 50 % au moins du prix payé pour le gaz.
58Si l’Argentine a conclu un accord sur le nouveau prix du gaz, les négociations sont beaucoup plus tendues avec Petrobas, menacée dans ses positions comme par l’augmentation du prix du gaz et qui a annoncé une politique de substitution au gaz bolivien. Pour les observateurs, il est clair que l’issue des tractations en cours entre les deux pays scellera le succès ou l’échec de la politique bolivienne actuelle.
Notes de bas de page
1 Jusqu’en 1955, les États-Unis furent le premier producteur mondial de gaz. En 2004, la Russie est devenue le premier producteur mondial tandis que le Canada se classe troisième derrière les États-Unis.
2 TCF ou trillion de tonnes cubiques, unité de mesure utilisée aux États-Unis qui dominent le marché énergétique continental. Un TCF équivaut à 28,40 milliards de m3 de gaz.
3 En 2005, des recherches off shore ont eu lieu dans la mer des Caraïbes et au large des côtes vénézuéliennes, qui pourraient aboutir à d’importantes découvertes selon Alexander’s Gas & Oil.
4 La société Total a commencé à exploiter à 3 000 m de profondeur au large de l’Angola et on a atteint il y a peu 3 600 m au large du Mississipi.
5 P 1 = Prouvées, P 2 = Probables, P 3 = Possibles.
6 La crise financière qui explique le déclin d’YPFB et sa dénationalisation de fait en 1996 a été analysée par Ramos Sanchez (2001).
7 Ce qui explique la déclaration du gouvernement brésilien remettant en cause toute loi pétrolière prise en Bolivie qui porterait atteinte au statut de Petrobras comme à ses activités commerciales. La Razón, 27/06/2005.
8 Voir la carte de situation hors-texte n° 4.
9 Depuis 1970, les prix réels sur le marché des États-Unis ont augmenté de 105 % pour le gaz domestique, de 310 % pour le gaz à usage commercial, de 400 % pour celui qui est destiné à l’industrie. Voir IEA, 2003 : 195.
10 Association de libre-échange nord-américain ou North America Free Trade Association (NAFTA), créée en 1989.
11 EnergyPress, 07/07/2003. Si le Mexique détient d’importants gisements de gaz, ils sont nationalisés et la société nationale, faute de pouvoir recourir à des accords avec des compagnies privées, n’a pas actuellement les moyens requis pour une politique nationale de développement de l’exploitation.
12 Projet devenu caduc en octobre 2003 avec la conclusion d’un accord d’importation de gaz indonésien contrôlé par British Gaz et la compagnie nationale de ce pays.
13 Mais en octobre 2003, Total a fait connaître son intérêt pour l’aboutissement du projet Pacific-LNG.
14 Il s’agit d’une technique française qui a trouvé un développement avec le transport du gaz par méthanier.
15 Selon une déclaration du ministre Carlos Kempf faite à Santa Cruz lors du IIIe congrès latino-américain et des Caraïbes de l’énergie (22 au 24 avril 2002). Information rapportée par le journal Los Tiempos de Cochabamba, 29/04/2002.
16 Après de longues discussions et des tergiversations des deux parties, le traité de paix et de frontières ne fut ratifié qu’en 1904, alors que la guerre s’était terminée en 1884 et que le littoral bolivien était occupé depuis 1879 par le Chili.
17 Il existe des mines de charbon au Chili, mais leur éventuelle exploitation soulève des craintes pour l’environnement.
18 Avec trois gazoducs.
19 La décision du Chili de supprimer les champs de mines barrant l’accès à son territoire (juillet 2005) est un incontestable signe de progrès pour les relations entre les deux pays.
20 Société aussi présente en Bolivie et dans le projet Pacific-LNG.
21 Dans une déclaration à EnergyPress, en date du 12/09/2003, le ministre bolivien des Affaires étrangères a critiqué l’évaluation de Bechtel en jugeant nettement surestimés les coûts et la distance. Les études cartographiques de l’Institut géographique militaire établissent que le trajet défini par l’audit aurait été rallongé abusivement de 100 km et que la différence réelle de coût ne serait que de 309 millions de dollars. On doit noter que c’est la coopération des États-Unis qui a financé à hauteur de 400 000 dollars l’audit de Bechtel.
22 Pour les aspects géopolitiques qui interviennent dans la question du gaz, cf. : Perrier et Roux, 2003. Malgré cette âpre compétition, le Pérou a fait savoir en mai 2005 qu’il était prêt dans le futur à vendre du gaz au Chili.
23 Qui pour mémoire apporta 100 000 dollars à la première campagne électorale du président Bush.
24 Le MAS, conduit par un chef charismatique, Evo Morales, a obtenu 20 % des voix aux élections présidentielles boliviennes de 2002 et 18 % lors des élections municipales de 2004. E. Morales a finalement remporté les élections présidentielles de décembre 2005.
25 Cette nouvelle situation a été exposée, non sans ironie, par le représentant de British Gaz (BG) lors d’une réunion de la Chambre de commerce de l’Énergie, à La Paz. Voir La Razón, 12/08/2003. Selon lui, seul le marché établira le prix payé du gaz, au contraire de l’accord signé par la Bolivie avec le Brésil, affirmation mettant à mal les espoirs boliviens de négocier, pour les livraisons aux États-Unis, un accord sur un prix fixe préférentiel.
26 Selon Alexander’s Gas and Oil, 11/12/2003 (New gas reserves are good for Brazil and bad news for Bolivia), ce gisement porterait à 1 136 milliards de m3 ou 40 TCF les réserves gazières brésiliennes, mais seul un audit spécialisé international pourra confirmer ces informations. Il est évident aussi que cette découverte remet en cause le choix récent d’une nouvelle matrice énergétique basée sur l’hydroélectricité.
27 Los Tiempos, 03/09/2003. Ce qui indique bien l’âpreté de la compétition en cours avec le Venezuela qui cherche lui aussi à dominer le marché sud-américain des hydrocarbures.
28 C’est-à-dire que les volumes faisant l’objet d’un contrat d’achat sont payés, qu’ils soient ou non emportés par le client en fonction de ses besoins du moment.
29 Le Brésil a également consenti un prêt remboursable en livraison de gaz à YPFB, la compagnie nationale bolivienne, qui ne disposait pas de ressources financières suffisantes pour financer l’apport de la Bolivie à la construction du gazoduc.
30 Voir l’ouvrage très documenté de Carlos Villegas Quiroga (2002), réédité en 2004. Cet auteur est très critique vis-à-vis du non-respect des engagements internationaux pris par les intervenants et de l’absence de réaction du gouvernement bolivien.
31 Avec un accord de coopération économique, fin 2003, attribuant 600 millions de dollars de crédits à La Paz, et le règlement favorable de la dette entre les deux pays. Le Brésil, soucieux d’éviter une grave crise en Bolivie, s’est efforcé d’aider au mieux le gouvernement de Carlos Mesa.
32 EnergyPress, 15/07/2003. On doit préciser que l’Argentine, depuis le début de sa grave crise économique, a gelé le prix des hydrocarbures sur son marché intérieur, ce qui a dissuadé l’effort d’investissement (l’unité qui sert d’étalon international est le MBtu, ou Million British thermal unit, qui équivaut à 3,6 106 kwh. Source : Giraut et Boy De La Tour, 1987).
33 Soit 91 % des réserves selon IEA (2003, op. cit. : 187).
34 Les grands gisements de gaz commercialisables sont soit terrestres, avec Barrancas, Barinas-Guarico et Yucal Placer, soit off shore, avec Norte de Paria et Plataforma Deltana ; l’intensification de l’exploration en mer des Caraïbes pourrait d’ici peu réserver aussi d’heureuses surprises car la géologie de la région est favorable. Selon Alexander’s Oil & Gas du 20 juillet 2005, les gisements possibles (P3) du bassin de l’Orénoque représenteraient 238 millions de barils ; ils se situeraient parmi les plus grands au monde.
35 BBVA et US Energy Information Administration, cité par Montbrial et Moreaudefarges (2003 : 149).
36 Voir les commentaires d’Images économiques du monde (2004) et du rapport Ramsés (Montbrial De, Moreau-Defarge, 2004) qui indiquent la profondeur de la crise de ce pays, classé en 69e position sur 175 pays selon l’Indice de développement humain (IDH), et la fragilité de son économie totalement liée aux seuls hydrocarbures.
37 Par l’accord Petro Caraïbe, le Venezuela fournit 50 000 tonnes de pétrole à Cuba à prix privilégié. Un autre accord, paraphé le 01/07/2005, permet à treize États insulaires des Caraïbes de recevoir du pétrole vénézuélien à prix réduit.
38 Les travaux ont été suspendus en janvier 2005, après l’enlèvement par la police secrète colombienne d’un chef de la lutte armée vivant à Caracas, ce qui a entraîné la rupture des relations diplomatiques par le président Chavez.
39 Selon EnergyPress, 12/1/2004, une thèse circule sur l’aide apportée par le Venezuela à Evo Morales dont l’arrivée au pouvoir fait craindre à certains observateurs un autre Cuba.
40 Los Tiempos, 7/1/2004, rapporte le démenti d’Evo Morales à propos du financement qu’il aurait reçu de Hugo Chavez lors des événements d’octobre 2003.
41 Voir El Día, 30/3/2004. Lors d’une visite à Caracas, Evo Morales a été reçu par Hugo Chavez. L’objectif de sa démarche était de demander une aide économique, assortie d’un crédit de 50 millions de dollars, l’ouverture d’un marché pour le soja et de l’asphalte pour les routes boliviennes.
42 Selon une déclaration de l’ancien président Sanchez de Lozada.
43 Incahuasi se trouve à la limite exacte des départements de Santa Cruz et de Chuquisaca dans le Chaco.
44 Malgré un référendum positif, en juillet 2004, lui conférant de larges pouvoirs pour aboutir à une nouvelle loi des hydrocarbures, Mesa, faute de soutien parlementaire, s’est usé en vain à faire voter une nouvelle loi des hydrocarbures qui aurait ménagé les intérêts économiques boliviens et maintenu des conditions correctes pour les compagnies privées.
45 Lors de son séjour en Europe en janvier 2006.
Notes de fin
* Comme on le verra, de récentes découvertes off shore augmenteraient sensiblement les réserves brésiliennes en les portant à 600 milliards de m3. Précisons aussi que dans les Antilles, Trinidad et Tobago disposent de réserves évaluées à 558 milliards de m3 et exportent déjà du GNL vers les États-Unis.
Auteur
Jean-Claude.Roux@mpl.ird.fr
Jean-Claude Roux, géographe, chargé de recherche, laboratoire LEA-LIN, IRD, membre de l’UMR Temps.
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