Avancée du monde, avancée des parasites, avancée de la médecine : le paludisme au Brésil
p. 83-97
Texte intégral
1Entendue comme la maîtrise de l’espace-monde par quelques grands acteurs économiques dans un cadre concurrentiel, la mondialisation a longtemps été considérée d’un point de vue strictement économique (Carroue, 2002)1. Le phénomène englobe pourtant aussi des aspects politiques, sociaux ou culturels. L’interdépendance croissante des espaces, des sociétés, des pays et des individus est telle que chaque problème peut se transformer rapidement en un défi global. Parmi ces enjeux affectant tous les États, se retrouvent l’écologie, l’environnement, la drogue, les conflits interethniques, mais aussi les maladies. Parce que ces problèmes concernent chaque État du système-monde pris individuellement, ils nécessitent des réponses globales qui ne s’en tiennent pas aux limites territoriales nationales (Ancian, 2003).
2Face aux maladies qui ne connaissent pas de frontières, la santé s’est aussi mondialisée. Les principales pathologies qu’on doit analyser comme relevant de l’échelle de la mondialisation sont le sida, la tuberculose et le paludisme. Ces maladies frappent plus de la moitié de la population de la planète et font mourir des centaines de milliers de personnes chaque jour.
3Au Brésil2, en réponse aux besoins de l’économie mondiale, le processus de mondialisation fait sans cesse progresser les fronts pionniers de colonisation en Amazonie, avec des conséquences environnementales et sanitaires considérables, l’explosion du paludisme apparaissant alors comme un « symptôme » des dégradations de l’environnement. De même, l’importance de l’endémicité dans cette partie du Brésil débouche sur l’adoption de politiques de lutte à l’échelon national, qui sont depuis toujours transformées, et même inspirées, par les programmes internationaux.
4Nous présenterons tour à tour le caractère mondialisé du paludisme, les relations entre colonisation des terres et expansion du paludisme en Amazonie brésilienne, enfin l’évolution récente des programmes nationaux de lutte au Brésil en rapport avec les politiques internationales.
Une maladie mondiale
5Actuellement, quelque 3,5 milliards de personnes vivent dans des zones où sévit le paludisme, 107 pays sont touchés, 350 à 500 millions de personnes souffriraient de crises de paludisme, selon les estimations des organismes internationaux. Le paludisme tue plus de un à trois millions d’individus chaque année, surtout de jeunes enfants.
Le retrait du paludisme à l’échelle mondiale
6Le paludisme ou malaria est une maladie infectieuse, non contagieuse et d’évolution chronique. C’est une maladie parasitaire potentiellement mortelle, transmise par des moustiques. C’est probablement l’une des maladies parasitaires les plus anciennes, connue dans l’Antiquité sous le nom de fièvre intermittente. Du fait de son caractère endémique, à plusieurs moments de l’histoire, elle fut responsable d’autant de morts que les guerres elles-mêmes (Mouchet et al., 2004). Le paludisme était jadis bien plus étendu que de nos jours (Hay et al., 2004 : 328). Pendant près de cinq siècles, il a ravagé une grande partie de l’Europe et du reste du monde. Les premières grandes interventions dans la lutte contre cette maladie reposent sur une maîtrise de l’environnement. Ainsi, à compter du xiiie siècle, de nombreuses modifications du cadre de vie telles que l’amélioration sanitaire des habitations mais aussi les travaux de drainage, les changements d’utilisation du sol et des pratiques agricoles, se traduisent par un recul progressif dans diverses régions du monde (Hay et al., 2004).
7En 1900, il touche la quasi-totalité des espaces habités de la planète excepté quelques parties septentrionales de l’Amérique du Nord, la pointe méridionale de l’Amérique du Sud et les deux tiers sud de l’Australie. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, grâce aux progrès de la médecine, avec la découverte des nouveaux médicaments et des insecticides de synthèse, l’aire d’extension du paludisme s’est considérablement réduite notamment en Europe, Amérique et en Asie. De 1950 à 1970, les opérations d’éradication vont encore provoquer un nouveau recul de la maladie et surtout mettre en évidence la variabilité régionale de l’endémicité. Avec le temps, la disparition du paludisme des régions tempérées est progressive ; désormais, son aire de distribution s’étend à la ceinture tropicale et subtropicale. Les avancées de la médecine ayant très inégalement touché les continents, l’Afrique émerge alors comme le « continent du paludisme » où se concentrent actuellement 90 % des cas.
La maladie en Afrique, Asie et Amérique latine
8Aujourd’hui, près de 40 % de la population mondiale est exposée au risque d’infection palustre. Tous les ans, des millions de personnes sont contaminées par cette maladie. D’après l’OMS, actuellement en Afrique, une personne meurt de paludisme toutes les 15 secondes et 2 500 enfants de moins de 5 ans en meurent quotidiennement. Ces statistiques placent le paludisme en seconde position des causes de mortalité sur ce continent après le sida. L’Asie est le deuxième continent le plus frappé par le paludisme. La maladie affecte essentiellement les régions forestières tropicales et les espaces de riziculture inondée. Le nombre de personnes atteintes a considérablement augmenté dans des pays comme le Viêt-nam, le Cambodge, le Bangladesh et la Malaisie. Cela est lié à l’extension rapide des défrichements imputables aux exploitations forestières qui se sont surtout développées dans ces pays au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En Amérique latine, en revanche, depuis une trentaine d’années, l’aire d’implantation de la maladie s’est considérablement rétractée. Elle se limite aujourd’hui au cœur du bassin amazonien, à l’Amérique centrale et au sud du Mexique. L’image d’un continent, infesté jusqu’aux latitudes subtropicales par l’expansion du paludisme, semble aujourd’hui quelque peu effacée, y compris au Brésil.
Quand le paludisme suit les fronts agricoles brésiliens
9Le paludisme au Brésil est passé d’une répartition géographique nationale à une présence limitée à la grande zone forestière de l’Amazonie. Les épidémies se sont déplacées d’est en ouest, au fur et à mesure que l’activité économique forestière et agricole se développait.
Le déplacement de l’aire du paludisme
10L’expansion du café au xixe siècle, dans le Sudeste brésilien, dynamise l’économie, les premiers fronts pionniers font reculer les forêts de l’intérieur du pays et le paludisme commence à faire ses premiers dégâts importants. En 1930, l’Anopheles gambie fait son apparition dans la ville de Natal située dans l’État du Rio Grande do Norte. Elle occasionne l’une des plus grandes épidémies de paludisme jamais enregistrée en Amérique, avec plus de 14 000 morts en seulement huit mois. Au début des années 1940, la maladie est partout présente au Brésil, rien ne semble pouvoir arrêter son extension géographique. Environ six millions de Brésiliens sont infectés chaque année dans toutes les régions du pays ; plus de la moitié des cas enregistrés le sont hors d’Amazonie. Progressivement cependant, à partir des années 1950, le paludisme reflue des zones densément peuplées de l’est du pays. C’est en 1970 que l’on recense le moins grand nombre de cas au Brésil. Désormais, il est présent exclusivement en Amazonie légale où se concentrent plus de 99,5 % des cas3.
11Tout au long des deux derniers siècles, la demande du marché international en produits primaires, comme le bois, le caoutchouc, les minerais et plus récemment le soja, a déclenché des déplacements massifs, d’abord des côtes vers l’intérieur, puis vers l’Amazonie, d’une partie de la population vivant dans la pénurie et à la recherche de nouveaux espoirs et de meilleures conditions de vie. Dans ce contexte, le développement des projets agricoles, d’industries extractives, la construction de routes et de barrages hydroélectriques ont provoqué le déboisement d’immenses étendues et déclenché d’énormes flux migratoires. Les agressions contre l’environnement, la désorganisation de l’espace habité et la concentration d’individus sans contact antérieur avec le paludisme, et dans des conditions sanitaires insatisfaisantes, ont été propices à la transmission de diverses maladies.
12Au fil du temps, la pression anthropique en Amazonie s’est poursuivie de façon croissante. La population a doublé pendant les deux dernières décennies. Le pourcentage des surfaces déboisées n’a cessé d’augmenter. Les derniers chiffres montrent que la superficie totale défrichée se situe aux alentours de 630 000 km2, soit 12,6 % de la superficie de la région (INPE, 2005). Ces évolutions modifient les conditions environnementales et accroissent les lieux et possibilités de contact homme-vecteurs. Enfin, les taux élevés de précipitations, la vaste maille du réseau hydrographique et la couverture végétale de l’Amazonie favorisent la prolifération du moustique anophèle, le vecteur du paludisme.
La distribution spatiale de la maladie en Amazonie
13Les épidémies sont importantes en Amazonie, avec une augmentation considérable du nombre de cas enregistrés. On passe ainsi de 170 000 cas en 1980 à plus de 600 000 occurrences annuelles à la fin des années 1990 (Funasa, 1999) (fig. 1). Le paludisme est présent dans les États d’Amazonas, Pará et Rondônia qui concentrent, en 2004, près de 80 % du total enregistré dans la région. Le Roraima constitue un cas particulier avec à peine 5 % des cas brésiliens de paludisme, mais avec l’incidence parasitaire annuelle4 la plus élevée au cours des dix dernières années (Sespa, 2004). Celle-ci a avoisiné 150 cas pour 1 000 habitants en 1995 pour retomber à 70 cas en 2004.
14Les années 2001 et 2002 ont connu une très forte diminution du nombre de cas en Amazonie, 45 % de moins qu’en 1999, mais ce schéma ne s’est pas répété en 2003 et 2004. Le paludisme a alors recommencé à augmenter dans presque tous les États amazoniens, avec une hausse de 30 % en moyenne par rapport à 2002. L’Acre et le Roraima ont connu en 2004 des hausses surprenantes, respectivement de 240 % et 220 %. Ces anciens territoires fédéraux sont les États les moins développés de la région et sont fortement dépendants du gouvernement national. Les seuls États qui ont connu une diminution en 2004 sont le Pará, le Tocantins, le Mato Grosso et le Maranhão, étant entendu que les trois derniers présentaient déjà une diminution presque continue tout au long de la dernière décennie. C’est le cas notamment du Mato Grosso qui est passé de 200 000 cas en 1992 à un peu plus de 6 000 en 2004. Le paludisme reste aujourd’hui uniquement concentré au nord de cet État, encore considéré comme une région de fronts pionniers. Ce recul est probablement similaire à celui observé dans l’État de São Paulo dans les années 1950-1960, où l’interruption de la transmission du paludisme fut en grande partie liée au développement socio-économique global de la région.
15Dans les autres régions du pays, les cas enregistrés correspondent à des infections « importées » de la région amazonienne brésilienne ou des pays frontaliers. Les migrations importantes entre les régions amazoniennes et d’autres États brésiliens exempts du paludisme ont conduit, ces dernières années, à la réintroduction de cette maladie dans les États du Paraná, du Mato Grosso do Sul, de l’Espírito Santo, de Rio de Janeiro, du Ceará, du Minas Gerais et de Bahia. Par ailleurs, des exemples récents montrent que des épidémies ont suivi l’occupation anarchique des espaces péri-urbains des grandes villes amazoniennes de Manaus et Porto Velho, en raison des difficultés d’exécution des opérations de contrôle de la maladie et de l’insalubrité liée à l’absence de planification urbaine.
16Le paludisme est devenu le principal problème de santé publique dans l’Amazonie brésilienne. Du fait de son incidence importante – la plus élevée du Brésil avec 19,1 cas pour 1 000 habitants en 2004 – et de l’effet débilitant qu’il occasionne, le paludisme est la maladie qui a le plus d’impacts sur les activités humaines dans cette région. Les capacités productives se trouvent affaiblies, ce qui empêche le développement de ressources économiques et l’amélioration du niveau de vie.
Les programmes de lutte : le Brésil entre politique nationale et pressions internationales
17La lutte contre le paludisme est mondiale : elle suppose une collaboration entre pays du Sud et pays du Nord pour mettre en place des programmes efficaces et mener les recherches nécessaires.
18Au Brésil, les politiques oscillent depuis le siècle dernier entre stratégies nationales et insertion dans des programmes internationaux.
La lutte mondiale contre le paludisme
19La découverte en 1939 de l’effet insecticide du DDT5 marqua un tournant dans la lutte antipaludique. En 1954, la conférence sanitaire panaméricaine tenue au Chili signala comme priorité l’éradication du paludisme et, en 1955, pendant la VIIIe assemblée mondiale de la santé, organisée au Mexique, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lança le Programme mondial d’éradication. Cependant, les services d’éradication nationaux éprouvèrent d’importantes difficultés techniques, financières et organisationnelles, dues à la faiblesse des systèmes de vigilance, notamment en Afrique. En 1969, la XXIIe assemblée mondiale de la santé constata cet échec. À partir des années 1970, on abandonna l’idée d’éradication progressive du paludisme au profit de celle de contrôle, entérinée, en 1978, lors de la XXXIe assemblée de l’OMS.
20Ce n’est qu’en 1992, lors de la conférence interministérielle de l’OMS à Amsterdam, qu’a été définie une nouvelle stratégie de lutte contre le paludisme. Elle consiste en une opération à long terme qui s’appuie sur le développement de structures sanitaires. Cette politique mondiale a abouti en 1998 au lancement du programme Roll Back Malaria (Faire reculer le paludisme) qui est caractérisé par un partenariat mondial entre l’OMS, le Pnud (Programme des Nations unies pour le développement), l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) et la Banque mondiale, en collaboration avec les gouvernements, d’autres organismes de développement, des ONG et des entreprises privées. Dans ce cadre, on s’efforce d’amoindrir les implications humaines et socioéconomiques du paludisme pour réduire de moitié, d’ici l’an 2010, sa charge de morbidité et de mortalité. Surveillance et évaluation constituent les éléments essentiels de ce programme : l’une sert à évaluer la mise en œuvre de l’éventail des mesures stratégiques ; l’autre à mesurer le niveau de réalisation des objectifs fixés (WHO, 2004). Le sommet africain de 2000 « Faire reculer le paludisme », qui s’est tenu à Abuja (Nigeria), a retenu la date du 25 avril comme journée mondiale du paludisme. Chaque année, ce jour-là, dans les pays endémiques et non endémiques, diverses manifestations sont organisées avec la participation des gouvernements, des organisations non gouvernementales et de la population locale. L’implication des acteurs de la vie sociale et économique favorise une réelle prise de conscience de la gravité de cette maladie oubliée par les pays riches. Elle permet également de développer les échanges sur les nouvelles découvertes effectuées, les risques, les dangers et les attentes liés à cette maladie.
21Malgré une volonté politique internationale affirmée et une tendance, ces cinq dernières années, à la diminution dans diverses régions de la morbidité et de la mortalité, l’efficacité du programme « Faire reculer le paludisme » suscite des doutes. Le budget alloué à ce programme est pourtant d’une ampleur considérable. La commission de l’OMS « Macroéconomie et Santé » a estimé qu’une injection immédiate d’au moins un milliard de dollars par an est nécessaire pour permettre au programme de continuer à avancer ; ces sommes devraient atteindre 1,5 à 2,5 milliards de dollars par an d’ici 2007. Or, de récentes analyses ont montré que ces fonds sont encore loin d’être réunis (Hay et al., 2004). Ces difficultés de financement accentuent la fracture sanitaire qui désormais accompagne le sous-développement. Les réapparitions récentes d’épidémies en Turquie, en Corée et dans certains pays de l’ex-URSS (Arménie, Azerbaïdjan et Tadjikistan) montrent une fois de plus que l’éradication du paludisme n’est pas totale et que la détérioration du niveau de vie des populations reste une donnée de base. La vigilance épidémiologique du paludisme ne doit donc pas s’affaiblir.
22Alors que le combat contre le paludisme s’empêtre dans les difficultés administratives, financières et politiques, la recherche semble y prendre une place prépondérante comme le démontre le séquençage du génome de Anopheles gambiae et de Plasmodium falciparum en 2002 (Holt et al., 2002 ; Gardner et al., 2002). Ces évolutions récentes, bien qu’elles constituent le point de départ d’un long travail de recherche, renouvellent les espoirs de découverte de traitements plus efficaces contre cette maladie longtemps dédaignée par les grands laboratoires pharmaceutiques, la grande majorité des « consommateurs » potentiels étant pauvre. Les recherches sur le paludisme reçoivent 1 000 à 10 000 fois moins de financements que les travaux sur le sida : une étude britannique a montré que, pour chaque cas de décès, on a dépensé 3 274 US$ dans la recherche sur le sida contre seulement 65 US$ pour le paludisme. Malgré les avancées de la recherche, peu de progrès sont faits pour la mise au point de nouvelles molécules. Depuis 1998, une quarantaine de projets ont fait l’objet de recherches. Plus de douze prototypes sont actuellement à l’étude, certains étant déjà en phase d’essais cliniques (MSF, 2005). Cependant, les chercheurs estiment que l’arrivée d’un vaccin sur le marché n’est pas espérée avant au moins une quinzaine d’années. La lutte contre cette maladie a donc encore un long chemin à parcourir.
La politique brésilienne, entre avancées spectaculaires et incohérences
Le rôle des fondations privées internationales
23Au xixe, la construction du chemin de fer São Paulo-Santos s’accompagne du lancement des premières actions de contrôle contre le paludisme : on suggère alors que les campements des ouvriers soient établis loin de la forêt. En 1922, la fondation Rockefeller lance des études systématiques sur la maladie au Brésil. Lors de l’épidémie qui décime la population du Nordeste dans les années 1930, aucun effort de contrôle n’est effectué, ce qui accentue la propagation de l’infection dans une région pourtant considérée comme non impaludée. Après de longues hésitations, le Service de malaria du Nordeste (SMC) en partenariat avec la fondation américaine Rockefeller décide d’éliminer l’A. gambia en mobilisant d’importantes ressources financières et humaines : grâce à une discipline rigoureuse et en traitant tous les cas de paludisme, il est éradiqué en moins de deux ans. Le plus surprenant est que cette réussite a eu lieu avant même la découverte du DDT (Barata, 1998 ; Silveira et Rezende, 2001) : elle est devenue un symbole de l’éradication du paludisme dans le monde entier.
L’entrée en scène de l’OMS
24En 1945, avec l’arrivée du DDT et de la chloroquine au Brésil, le contrôle du paludisme devient possible, mais c’est en 1956, avec la Campagne d’éradication de la malaria (CEM), que l’espoir de son éradication voit le jour. Cette campagne reprend les instructions de l’OMS. Les années qui suivent sont marquées par un effort intense de lutte qui, conjugué aux changements sociaux comme l’urbanisation des habitats et l’élévation des niveaux de vie, fait chuter spectaculairement la transmission de la maladie. Cette évolution modifie la cartographie des régions endémiques. Dans certaines parties du pays, on enregistre même une totale interruption de la transmission. Le modèle utilisé, appelé « technique-campagniste », est efficace et adaptable et combine : une transmission intradomiciliaire, l’absence de réservoir animal pour le paludisme humain6, l’utilisation de l’insecticide par application sur les murs des maisons. Toutefois, ces mesures ne sont pas reprises dans toutes les régions du pays, notamment en Amazonie où une grande partie des habitations ne disposent pas de murs.
Les années 1970 et 1980 : le faible contrôle en Amazonie
25Malgré les programmes de lutte, l’Amazonie reste dans les années 1970 une région de grande endémie, cependant encore peu peuplée. D’après Loiola et al. (2002), les principaux facteurs d’insuccès de la CEM sont les suivants : le développement et la procréation des vecteurs de la maladie au sein de la forêt équatoriale humide ; la présence de groupes humains, tels que les chercheurs d’or, les exploitants forestiers, les agriculteurs, spécialement exposés au contact avec le vecteur ; le grand nombre de cas de P. falciparum résistant aux antipaludéens ; enfin, le manque d’infrastructures sociales et de services permanents de santé dans la majeure partie des municípios7.
26En 1970, la Sucam (Superintendance de campagnes de santé publique) remplace la CEM. Certains programmes sont mis en œuvre pour essayer de contrôler le paludisme en Amazonie, comme le plan de stratification épidémiologique, déployé à partir de 1980. Il est basé sur l’enquête et la recherche des facteurs de risque à la base de l’apparition de la maladie. En 1986, la Sucam décide de réaliser en Amazonie une opération de grande ampleur et de courte durée en mobilisant des personnels et d’importantes ressources financières. Mais les résultats obtenus ne sont que très ponctuels. Le paludisme continue à frapper fortement l’Amazonie et les gouvernements locaux l’accusent de freiner le développement de la région.
Les années 1990 : l’organisation des politiques de contrôle soumise aux aléas administratifs
27En 1989, sur financement de la Banque mondiale, entre en vigueur pour cinq ans (de 1989 à 1993) un projet à caractère spécial : le « Contrôle de la malaria dans le bassin amazonien » (PCMAN). Ses objectifs sont de réduire le nombre de cas de paludisme, de promouvoir le développement de la Sucam et des secrétariats régionaux de santé, de renforcer le contrôle du paludisme et d’accorder une attention particulière à la santé des populations amérindiennes.
28En 1991, se produit une nouvelle et profonde transformation administrative avec la création de la Funasa (Fondation nationale de santé) qui remplace la Sucam. Ce changement et l’absence de définitions claires des attributions du ministère de la Santé et de celles de la Funasa freinent le développement des politiques de lutte. Malgré ces problèmes, des résultats intéressants dans l’organisation des programmes sont obtenus. Le PCMAN participe en effet activement à la structuration de services locaux de santé, à l’élargissement du processus de décentralisation des organismes de contrôle des endémies (Loiola et al., 2002), améliorant du même coup la capacité de diagnostic et de traitement du paludisme. La conséquence immédiate est la réduction du taux de mortalité qui passe de 2,1 morts pour 1 000 cas en 1988 à 0,6 mort pour 1 000 cas en 1995 (fig. 2).
29En 1997, est lancé le « Plan de contrôle intégré de la malaria » (PCIM), avec des objectifs quasi similaires à ceux du PCMAN et de la conférence d’Amsterdam. Il essaie de décentraliser les actions et certaines responsabilités sont rendues aux communes. Par exemple, les moyens financiers sont envoyés directement aux mairies. Malheureusement, cette stratégie ne donne pas les résultats escomptés. Tandis que certaines communes investissent les sommes reçues dans d’autres domaines que la lutte contre le paludisme, d’autres se transforment en simples intermédiaires de la Funasa, à laquelle elles demandent d’exécuter les opérations sur le terrain, tout en recrutant les fonctionnaires et achetant les matériaux (Loiola et al., 2002). Ces difficultés de fonctionnement entravent considérablement l’efficacité du programme de contrôle.
30En dépit de l’augmentation continue du nombre de cas en Amazonie, les initiatives de contrôle du paludisme ont globalement permis la réorganisation des opérations de contrôle, la réduction de l’incidence du P. falciparum, ainsi que la diminution du nombre d’hospitalisations dues au paludisme. L’accroissement du réseau de diagnostic et de traitement et un début de participation des communes dans les programmes de lutte s’avèrent efficaces (Silveira et Rezende, 2001 ; Loiola et al., 2002).
Au début du xxie siècle : des programmes de lutte enfin cohérents
31Avec l’augmentation vertigineuse du nombre de cas de paludisme et le souci de s’arrimer au programme Roll Back Malaria de l’OMS, en 2000, le Brésil a mis en place le « Plan d’intensification d’actions de contrôle de la malaria en Amazonie légale » (PIACM). Les cinq éléments qui différencient ce plan des précédents sont :
- un accord politique entre le président de la République, les gouverneurs et les préfets pour le contrôle du paludisme ;
- une approche commune sur les questions de développement régional, reconnaissant que le paludisme n’est pas seulement un problème de santé publique mais aussi une question de développement socio-économique ;
- l’importance de l’intégration sectorielle de toutes les actions de lutte, avec la participation d’autres secteurs comme les ministères de l’Environnement et de la Réforme agraire ;
- un système de suivi et d’accompagnement à travers des évaluations périodiques ;
- enfin, la garantie de financements constants et réguliers des trois niveaux de gouvernement (fédéral, étatique et municipal) dans les actions de contrôle du paludisme (Funasa, 2000).
32En 2003, est mis en place, dans le prolongement du PIACM, le Programme national de prévention et contrôle de la malaria (PNCM). Il insiste aussi sur le suivi des cas hors de l’Amazonie afin d’éviter de nouvelles propagations de la maladie dans des régions où elle a déjà été éradiquée et d’essayer d’y réduire la mortalité par le paludisme – 16,45 décès pour 1 000 cas contre 0,37/1 000 dans la région amazonienne (SVS, 2003).
Conclusion : le milieu naturel n’est pas coupable
33L’évolution du paludisme au Brésil, en relation avec les changements environnementaux, met en évidence les interactions fortes entre l’économie, l’environnement, la société, la politique et la santé publique. Elle souligne que les enjeux du développement et les politiques publiques ont de tout temps été au cœur de la diminution et/ou de l’expansion du paludisme au Brésil en général, et plus particulièrement en Amazonie. Depuis que l’homme, à la conquête de nouvelles terres, a commencé à défricher et coloniser les forêts brésiliennes, les épidémies de paludisme se sont multipliées, évoluant au gré des transformations de l’espace et des modifications des conditions de vie des populations. Ce sont les politiques de développement qui, mal maîtrisées, rendent propice l’expansion de ces épidémies.
34En Amazonie, au moment de planifier le développement économique, l’État fédéral n’a ni pris en compte les risques sanitaires, ni sollicité l’appui des responsables locaux ou nationaux de la santé. Dans ce contexte, faute de mesures de prévention, le déclenchement des épidémies apparaît inévitable. La présence du paludisme étant liée à l’évolution de la qualité de vie de la population locale (accès à l’information, aux services de santé, à des infrastructures de base dont l’eau potable, l’égout, etc.), les hypothèses qui tendent à réduire systématiquement la dynamique de la maladie aux modifications des seuls facteurs environnementaux sont largement remises en question.
35Les agressions portées à l’environnement en réponse aux impératifs d’une économie mondialisée, la désorganisation de l’espace habité et la concentration des individus dans des espaces aux conditions sanitaires insatisfaisantes constituent autant de facteurs propices à la transmission du paludisme. Son expansion au Brésil est largement imputable à l’absence de politiques sanitaires, exposant les migrants dont la qualité de vie est médiocre aux épidémies.
Notes de bas de page
1 Les auteurs tiennent à adresser leurs remerciements à Tchansia Kone, Gervais Wafo Tabopda et Annick Grandemange pour leur appui et la relecture de ce texte. Notre gratitude va aussi à la Fondation Capes (ministère d’Éducation du Brésil) qui a accordé une bourse d’études à Helen Da Costa Gurgel (BEX1481/00-2).
2 Voir les cartes de situation hors-texte n° 1 et 2.
3 L’Amazonie légale désigne les États brésiliens dont les territoires sont concernés intégralement ou partiellement par la forêt amazonienne. Font partie de l’Amazonie légale les États de l’Acre, de l’Amapá, de l’Amazonas, du Mato Grosso, du Pará, de Rondônia, de Roraima, du Tocantins et une partie du Maranhão.
4 L’incidence parasitaire annuelle est le rapport entre le nombre de cas positifs de paludisme et la population locale totale, généralement multiplié par 1 000.
5 Le DDT ou Dichlorodiphenyltrichloroethane fut, jusqu’en 1978, le principal insecticide utilisé pendant les campagnes d’éradication du paludisme.
6 Dès que disparaissent les vecteurs, l’épuisement de la source d’infection humaine peut être obtenu naturellement à partir de traitements complets faits avec des médicaments spécifiques.
7 Unité administrative brésilienne.
Auteurs
helen.gurgel@ens.fr
Helen Da Costa Gurgel, géographe, université Paris X et IRD, associée à l’US 140 Espace et à l’UMR Temps.
Jean-Marie.Fotsing@orleans.ird.fr
Jean-Marie Fotsing, géographe, professeur, université d’Orléans, chercheur associé à l’unité Espace S 140 de l’IRD.
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