Les entrepreneurs, fers de lance de l’ouverture internationale de Maurice
p. 67-82
Texte intégral
1La république de Maurice1 est un exemple exceptionnel de réussite économique dans la zone africaine et dans le monde. Même si aujourd’hui elle rencontre des difficultés, notamment pour la commercialisation de sa production de sucre et pour la partie de la zone industrielle franche dédiée au textile, elle reste pour beaucoup de pays l’exemple d’une transition économique réussie grâce à ses entrepreneurs. Aussi, son exemple a souvent été cité dans la littérature sur la mondialisation2.
2L’île, inhabitée en 1710 après l’échec de l’implantation des Hollandais, a été successivement colonie française (l’occupation française dura un siècle, jusqu’à 1810) puis britannique, avant d’accéder à l’indépendance en 1968, puis de devenir une république. Le peuplement, effectué par vagues successives3, a façonné le comportement entrepreneurial des Mauriciens. Cette mosaïque de communautés, dont aucune ne peut se prévaloir d’être « enfant du sol », explique que la cohabitation et la solidarité soient largement ressenties comme nécessaires à la mise en valeur du pays. Ces émigrants, pour la plupart volontaires, ont choisi le saut dans l’inconnu, ne comptant que sur eux-mêmes pour vivre. Cela permet de comprendre pourquoi l’entrepreneur est au cœur du développement du pays, que ce soit pour les grandes exploitations coloniales, qui ont su se diversifier, mais aussi pour les entrepreneurs urbains devenus pour certains industriels avec succès.
3Dans un premier temps, nous expliquerons comment la culture de l’entrepreneur s’est mise en place. Nous montrerons ensuite quel a été le rôle dans ce développement de l’État d’une part, d’une population prête à emboîter le pas aux entrepreneurs, d’autre part. Finalement, nous verrons comment le pays affronte les défis actuels de la mondialisation.
Un développement continu de l’entrepreneuriat
La diversité des origines
4Les périodes coloniales ont été très différenciées. La période française a vu une mise en valeur du pays (épices et sucre) sous l’impulsion notamment du gouverneur Mahé de la Bourdonnais. Les propriétaires terriens étaient souvent d’anciens officiers de la marine royale et le recours systématique à l’esclavage a permis un rapide développement des plantations. L’origine aristocratique de certains colons français influents explique qu’ils aient vu d’un bon œil le passage de Maurice sous la domination anglaise, mettant ainsi l’île à l’écart des périodes troublées suivant la Révolution française.
5La Grande-Bretagne a plutôt considéré l’île comme un relais stratégique sur la route commerciale des Indes et s’est employée à en développer les activités portuaires, tout en laissant une forte autonomie aux propriétaires fonciers d’origine française, y compris dans l’usage de la langue. Ces familles ont ainsi pu conforter leur pouvoir économique de planteurs, et cela malgré la fin de l’esclavage, d’ailleurs plusieurs fois retardée. Si l’héritage français est surtout culturel, le goût pour la liberté économique vient de la période anglaise.
6Les esclaves élargis n’ont pour la plupart pas voulu rester sur les plantations, ils sont partis essentiellement sur les zones côtières (pêcheurs, artisans). La main-d’œuvre nécessaire à la poursuite du travail a donc été obtenue par la venue de coolies (ouvriers agricoles) d’origine indienne. Ils venaient en principe pour des contrats à durée limitée, mais un nombre notable d’entre eux se sont établis sur l’île, au milieu du xixe siècle, ce qui les a rendus majoritaires dans la population. Les exploitations agricoles sucrières ont ainsi pu poursuivre et développer leur activité.
7L’immigration chinoise s’est orientée, comme cela a été classiquement observé dans d’autres pays, vers le petit commerce de proximité, au fonctionnement bien adapté à la saisonalité de la production sucrière. Les commerçants chinois faisaient crédit en attendant la période de coupe (juin à novembre), qui était celle de la distribution des revenus. Ils se sont rapidement mis à l’usage du créole, langue véhiculaire créée à partir du français par les esclaves et utilisée à Maurice par toutes les communautés.
D’une post-indépendance difficile aux mesures des années 1980
8L’indépendance (1968) a été souhaitée à une courte majorité, un clivage et des discussions importantes s’étant fait jour entre les pro-indépendantistes et ceux qui, craignant sans doute de perdre leur position économique, souhaitaient la différer. Les années suivant l’indépendance ont été particulièrement dures, les politiques volontaristes de redistribution sociale n’entraînant pas la confiance de la population, notamment la partie susceptible d’investir et de rendre le pays autosuffisant. Ces années difficiles sur le plan économique ont vu une intervention croissante de l’État et, en parallèle, une fuite de capitaux, malgré le contrôle des changes.
9À cette époque, on a assisté à une forte émigration vers l’Afrique du Sud, l’Australie, la Grande-Bretagne, mais aussi le Canada et la France. Le niveau de vie du début des années 1970 était comparable à celui de nombreux pays peu développés d’Afrique4 et le dirigisme économique entraînait de nombreux contrôles et une administration lourde, dont l’héritage perdure malgré de gros efforts de dynamisation.
10En 1982, à l’occasion d’un changement de majorité, la politique économique a été significativement infléchie sous la houlette du Premier ministre de l’époque, Anerood Jugnauth5. Pour redonner confiance aux entrepreneurs, un certain nombre de mesures ont été prises, dont la forte diminution des taux d’imposition (le taux maximal d’imposition sur les revenus a été ainsi réduit de plus de moitié). Rapidement, la confiance est revenue et l’investissement intérieur, initié par les entrepreneurs locaux, a progressé, avec une fuite des capitaux enrayée. Le rendement de l’impôt s’est accru, malgré la baisse des taux d’imposition6. Cela n’a toutefois pas été suffisant et d’autres éléments sont intervenus à l’initiative des entrepreneurs, ce qui a engendré quinze années de croissance ininterrompue qui ont conduit Maurice à devenir, au début des années 2000, un pays avec un revenu par tête plus élevé que celui des pays d’Afrique.
11Sur le plan de l’organisation professionnelle, le secteur privé s’est doté d’un organisme, le Joint Economic Council (JEC), structure légère dont le rôle est de fédérer le secteur privé (chambre de commerce et d’industrie, chambre d’agriculture, patronat, MEPZA7, etc.) pour faire des propositions au gouvernement et du lobbying. Son rôle est particulièrement important dans les phases préparatoires au vote de textes de loi à portée économique et dans les négociations annuelles tripartites (gouvernement, syndicats, secteur privé) pour les réévaluations salariales devant prendre effet au 1er juillet. Le JEC participe également à toutes les négociations commerciales multilatérales dans le cadre mondial (Organisation mondiale du commerce), régional (SADC, UA, COMESA, IOR, COI8, accords ACP9 avec l’Union européenne) ou bilatéral (AGOA10 avec les États-Unis), en équipe systématiquement avec les négociateurs du gouvernement (ministère du Commerce). Cela donne une force particulière aux positions mauriciennes qui, par leur réalisme, emportent souvent l’adhésion dans les forums internationaux. En retour, les opérateurs mauriciens savent utiliser au mieux les accords qu’ils ont négociés au nom et au bénéfice de l’ensemble des pays, notamment africains.
12Cette tactique a été particulièrement efficace en vue du vote de l’AGOA par le Congrès américain. Cette décision unilatérale américaine permet l’entrée en franchise de droits de douane aux États-Unis de produits de certaines catégories (textile, artisanat, etc.). Il y a une condition de « démocratie » ou de bonne gouvernance pour que le pays soit reconnu comme éligible. De plus, une différence est faite selon que le pays est pauvre, auquel cas l’entrée est libre, ou intermédiaire (comme Maurice) auquel cas l’entrée libre n’est possible que si la part d’origine locale des intrants est suffisante (l’importation de pays pauvres africains est assimilée à une origine locale). Ainsi, pour les textiles en coton, Maurice doit importer le coton de pays africains mais non asiatiques. En revanche, Madagascar peut profiter de l’AGOA quelle que soit l’origine de son coton, d’où l’intérêt pour des entreprises mauriciennes de se délocaliser à Madagascar. Le lobbying mauricien auprès du Congrès américain a été efficace. Il a profité également à l’ensemble des pays éligibles africains11.
13Un autre élément positif, expliquant cette croissance exceptionnelle sous l’impulsion des entrepreneurs, dans un cadre propice mis en place par les pouvoirs publics, est l’idée de la zone franche industrielle dans les années 197012. Cette idée consistait à proposer à des investisseurs de produire à Maurice hors droits et taxes des produits d’exportation. Le concept était encore peu courant à l’époque et les atouts du pays (carrefour entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe ; main-d’œuvre efficace utilisée à l’abri de règles contraignantes en matière de droit du travail ; sécurité des investissements ; stabilité politique) ont été bien mis en évidence par les promoteurs, chefs d’entreprise et ministres du gouvernement d’alors, qui ont su inspirer confiance. Outre les Mauriciens eux-mêmes, les premiers entrepreneurs à répondre sont venus de Singapour et Hong Kong et ont implanté des entreprises dans le domaine du textile. Par la suite se sont installées des entreprises européennes. En quelques années, surtout après le tournant de 1982-1983, la zone franche mauricienne a obtenu un succès remarqué, en regroupant près de 90 000 salariés et en insufflant un fort pouvoir d’achat au pays.
La complémentarité des acteurs
14Un autre facteur favorable est le comportement entrepreneurial de divers acteurs de la société. Les grandes familles terriennes, oligarchie essentiellement de souche française, ont su utiliser les revenus dégagés de la canne à sucre pour les réinvestir dans des diversifications industrielles. Ainsi sont nés de grands conglomérats qui ont accompagné la croissance du pays : CIEL, à partir de Deep River Beauchamp, dans le textile ; IBL (Ireland Blyth) dans le négoce et l’agro-alimentaire ; Constance dans le tourisme ainsi que Beachcomber, groupe leader dans l’hôtellerie. Toutefois, Rogers, la plus importante entreprise du pays, fondée par des familles de souche anglaise, a trouvé son origine dans les services portuaires plus que dans l’agriculture. D’autres, comme FAIL (Food & Allied) dans l’agro-alimentaire ou CMT (Compagnie mauricienne des textiles) dans le textile, ont été créés ex nihilo, mais avec l’esprit d’entreprise qui a caractérisé les capitaines d’industrie des années 1980 et 1990. Pour les grands conglomérats d’origine terrienne, le passage à l’industrie n’a pas été facile car les plantations de canne à sucre évoluent dans un univers peu concurrentiel, du fait des quotas permettant l’entrée dans l’Union européenne à des prix qui sont, depuis de nombreuses années, beaucoup plus élevés que ceux du marché mondial. On a donc un système entrepreneurial à deux vitesses : la partie abritée dans le sucre et la partie concurrentielle. Cette dernière concerne les produits de la zone franche, mais aussi, lorsque s’abaissent les barrières extérieures, les productions pour le marché intérieur (agro-alimentaire, services). Le réinvestissement local, signe d’une confiance évidente dans l’économie du pays, a été manifeste pendant ces quinze années.
15Une autre évolution intéressante concerne l’entrepreneuriat sino-mauricien. La communauté d’origine chinoise a su rapidement s’insérer dans le milieu des affaires et est passée du commerce de proximité à l’import-export, notamment de produits alimentaires ou de véhicules, puis à la production. Des groupes importants ont vu le jour dans le textile (CMT) ou l’agro-alimentaire et la pêche (Happy World). Les entreprises sino-mauriciennes sont en général de taille moyenne, mais très actives et compétitives.
16Traditionnellement, la communauté musulmane est aussi très implantée dans le commerce de proximité et l’import-export. Elle reste toujours très tournée vers ces activités. Toutefois, quelques groupes se sont mis en place dans le textile (Currimjee) ou diverses industries (métallurgie par exemple). La communauté indienne, la plus nombreuse si on regroupe ses diverses obédiences, est traditionnellement orientée, outre l’agriculture, vers des activités touchant l’administration, la santé, l’éducation. On voit aussi apparaître une catégorie d’entrepreneurs en PME et d’artisans dont le nombre va croissant.
17Hors zone franche, les participations étrangères sont modestes (sauf dans la grande distribution). Pour les entrepreneurs mauriciens, l’explication tient au fait que le marché est étroit et les proies de ce fait peu importantes avec des possibilités de croissance limitées localement. Cela se retrouve dans le secteur bancaire, dominé par les banques à capitaux locaux (la BNPI a même fermé son implantation en 2002), avec une seule exception notable, la Barclays Bank qui se développe avec dynamisme. Il faut toutefois remarquer que les étrangers ne peuvent être propriétaires fonciers ou d’habitations, sauf autorisation spéciale (une telle autorisation a été systématisée pour les investisseurs étrangers au-delà d’un certain montant). De même, sauf autorisation du Premier ministre, une société ne peut, hors zone franche, être majoritairement étrangère.
Les adjuvants : le rôle de l’État et le comportement de la population
L’État : des mesures incitatives ciblées et pragmatiques
18La théorie économique met de plus en plus en évidence le rôle de l’État, non pas comme acteur direct du développement économique, mais comme régulateur (« maître des horloges ») et comme instaurateur d’un cadre inspirant confiance. Celle-ci est un facteur clef de la cohérence des décisions des agents économiques, de leur pari sur l’avenir, et donc de l’importance qu’ils vont accorder à l’investissement et à la consommation, ensemble de comportements qui accentueront la croissance économique. À Maurice, après la période d’interventionnisme direct ayant suivi l’indépendance, les politiques ont veillé à mettre progressivement en place un système plutôt incitatif, répondant aux demandes du secteur privé quand elles étaient justifiées. On a vu l’impact des choix politiques faits en matière de taux d’imposition. On a aussi mesuré l’importance de la confiance qu’ont inspirée les Mauriciens aux entrepreneurs étrangers, lesquels ont fait le succès de la zone franche.
19On peut aussi donner un exemple de la politique pragmatique, inspirée sans doute de la période anglaise, qui habite les relations entre acteurs : les entreprises franches sont regroupées au sein de la MEPZA qui vise à améliorer la situation du secteur par la formation, le conseil et le lobbying. Chaque année, cette organisation s’efforce d’améliorer concrètement le cadre des affaires plutôt que de proposer un vaste calendrier de recommandations qui risquent de ne pas aboutir13. En vingt ans, cela a finalement débouché sur un catalogue intéressant de mesures. Les pouvoirs publics ont également agi par le moyen de l’éducation entrepreneuriale au sens le plus large :
- création de la SMIDO14, qui appuie les PME manufacturières et, depuis peu, de services, par la formation, le conseil, la création de prototypes, mais aussi par la mise en place de programmes comme l’Entrepreneurship Development Program, destinés aux entrepreneurs potentiels ;
- création de cellules de sensibilisation au sein des ministères pour promouvoir l’entrepreneuriat : ministère de la Jeunesse et des Sports, avec le fonds « entrepreneuriat jeunesse », qui touche une large frange de jeunes des centres de jeunesse ; ministère de la Femme qui a, entre autres, créé un Women Entrepreneurship Council, visant à favoriser l’artisanat notamment ; ministère de Rodrigues qui a lancé des opérations de développement de l’entrepreneuriat dans cette île ; ministère des Finances qui favorise la création d’entreprises par la bonification de prêts distribués par la banque de développement ou par des allocations de démarrage ;
- bien que le système éducatif soit lui-même peu concerné par l’entrepreneuriat, une coopération s’est mise en place en 2003 avec l’Institut de la francophonie pour l’entrepreneuriat15 afin de former des professeurs orienteurs devant sensibiliser leurs collègues des divers collèges du pays. On peut noter que des initiatives comme les concours de business plan (de Shell Live Wire ou de la Jeune Chambre économique) ont un bon impact dans les grands collèges et lycées du pays.
Les programmes de promotion d’une culture de compétitivité
20Une action intéressante des pouvoirs publics, visant à créer implicitement ce cadre entrepreneurial, a consisté en la mise en place en 1999 du NPCC16, à l’image d’une organisation de même type qui oriente les activités des agents économiques à Singapour. Cet organisme tripartite (État, secteur privé, syndicats) a pour mission d’introduire la culture de compétitivité dans la population, utilisant des principes qui ont fait leurs preuves au Japon.
21Au lieu de s’intéresser directement aux entreprises par des campagnes de productivité risquant d’aliéner la participation des syndicats, le NPCC s’est d’abord orienté vers des actions destinées au grand public : définition des problèmes de fond dans le fonctionnement collectif (manque de culture de productivité), puis définition des actions à mettre en place. Ces dernières ont pris divers caractères : campagnes d’affichage et publicité sur la lutte contre les inefficacités (le « muda »), actions dans le système éducatif et les villages (cercles de qualité dans les familles permettant de comprendre les rôles respectifs et de mieux organiser les relations interpersonnelles), etc.
22Ensuite, le NPCC s’est orienté vers les entreprises, notamment publiques, pour montrer que lutter contre les inefficacités permettait d’enregistrer des gains importants. Des formations payantes ont suivi les campagnes de sensibilisation, des actions de diagnostic/conseil sont également proposées. Il est difficile de faire un bilan, mais la médiatisation et les actions de terrain ont certainement permis de diffuser les notions d’autonomie et de responsabilité personnelle dans le développement, valeurs de base de l’entrepreneuriat.
Esprit d’initiative et ouverture sur le monde de la population
23L’État n’est pas le seul à avoir favorisé ce développement par l’entrepreneuriat. Il y a aussi les qualités mêmes de la population, nées de ses origines, de son histoire et de sa situation îlienne. L’histoire de Maurice s’est fondée sur des générations d’immigrants qui ont quitté leur environnement et leurs familles dans des conditions incertaines17. Refaire sa vie si loin de ses bases comporte des risques et suppose des capacités d’innovation. De plus, les colonisations successives n’ont pas créé une culture de l’assistanat mais ont, au contraire, poussé le pays à subvenir à ses propres besoins et à exporter. Enfin, l’exiguïté des îles (50 km sur 80 à l’île Maurice, 15 km sur 8 à Rodrigues) a poussé les Mauriciens à considérer l’archipel comme le centre du monde tout en restant attentif aux grands courants mondiaux et à l’au-delà des mers.
24La coexistence entre diverses communautés, aux traditions fortes et bien ancrées à l’image des générations passées, même si elles se mélangent peu18, permet à chacun de voir chez son voisin des comportements ou habitudes de vie, de religion, fort différents des siens. Cette multiplicité, comme l’ont montré diverses études, est une chance pour faire comprendre à chacun la tolérance, l’existence dans le monde d’une grande diversité, pour être attentif aux besoins des uns et des autres, y compris dans le domaine de la production ou de la relation commerciale. Toutefois, cela n’élimine pas le risque d’affrontements sociaux (comme en 1999) qui, s’ils dégénéraient, pourraient détruire le consensus social patiemment construit, au fil des ans, et la confiance nécessaire au développement.
25Une île se doit aussi de rechercher un maximum d’autonomie, compte tenu des aléas des transports. Maurice a eu fort peu recours aux appuis du FMI et de la Banque mondiale19, préférant chercher à tirer son épingle du jeu par ses propres forces.
Des défis à relever par les entrepreneurs
26Des menaces se précisent, liées aux évolutions économiques consécutives à l’ouverture internationale et à la mondialisation20. Des décisions stratégiques partagées par la population sont nécessaires pour y faire face.
Les menaces
27Tout d’abord, la croissance économique a entraîné une augmentation du coût du travail. De ce fait, les productions à forte intensité de main-d’œuvre peu formée, essentiellement pour le textile de bas de gamme, sont les premières touchées par la concurrence des pays comme la Chine ou Madagascar21. Le taux de chômage, très bas à la fin des années 1990 (3 % en 1998), est remonté en 2003 à 10 %.
28La fin de l’accord multi-fibres au 1er janvier 2005, intervenu sous la pression de l’OMC, est un choc pour Maurice (Thomas, 2005). Ensuite, les avantages consentis dans le cadre des accords de Lomé puis de Cotonou avec l’Union européenne vont disparaître à l’horizon 2008. Cela concerne essentiellement pour Maurice la question du sucre, pilier de l’île depuis l’origine. Un gros effort de restructuration est en cours dans le secteur sucrier (mises en retraite anticipée notamment, rationalisation et regroupement des usines22) ainsi que la mise au point de variétés particulièrement résistantes et productives par le MSIRI23. Cependant, la configuration des terres ne permettra pas d’obtenir la productivité de certains pays comme l’Australie ou des pays producteurs à bas coût de main-d’œuvre comme le Brésil ou la Thaïlande. Ces mutations annoncées doivent être anticipées, ce qui mobilise l’esprit d’initiative des entrepreneurs et les capacités d’encadrement du gouvernement.
La réaction des pouvoirs publics pour une reconversion
29Les pouvoirs publics ont misé sur le développement de la technologie informatique et d’Internet pour faire de l’île une « Cyber Island ». Une cyber-cité, constituée de terrains viabilisés et d’immeubles proposés à des entreprises, a été installée par les pouvoirs publics au centre de l’île (entre l’université et les villes actives de Rose Hill et de Quatre-Bornes). Le raccordement du pays au câble sous-marin SAFE a permis d’obtenir des télécommunications internationales sûres, à haut débit et moins chères. L’Inde est étroitement associée à cette stratégie, à la fois en matière de formation et par l’implantation d’entreprises (comme le Recovery Center d’Infosys, le géant indien de l’informatique). Des centres d’appels européens se sont mis en place. Une université de technologie a été ouverte et des formations à l’informatique développées. Reste qu’il est trop tôt pour connaître le succès de cette orientation, que l’opinion publique a bien accueillie.
30D’importants investissements ont été faits pour transformer le port de Maurice en plate-forme d’éclatement vers les côtes d’Afrique, dont les infrastructures portuaires sont jugées moins sûres – à l’image de la fonction de Singapour pour l’Asie du Sud-Est. Toutefois, le niveau de trafic actuel ne permet pas d’abaisser les coûts de fret, ce qui en retour limite le trafic ! Sortir de ce cercle vicieux est difficile et ne peut se faire que lentement. Le port franc accueille des entreprises de transformation dans sa zone sous douane.
31Sur le plan financier, l’offshore, qui regroupe une vingtaine de milliers d’entreprises et une dizaine de banques, permet d’engranger des revenus notables. Il est tributaire de traités de non-double imposition, le plus intéressant étant celui avec l’Inde, qui peuvent cependant être remis en question à tout moment. La bourse, étroite, n’a pas apporté la vitalité et la source de financement espérées. La mise en place de la convertibilité de la roupie a constitué une évolution importante pour la crédibilité monétaire du pays. Des efforts sont faits pour lutter contre le blanchiment et pour une bonne gouvernance des entreprises, même si du chemin reste à parcourir (les comptes, notamment consolidés, sont peu publiés et parfois même un chiffre d’affaires annuel est considéré comme une information confidentielle…).
32Concernant le tourisme hôtelier, qui est un atout important du pays notamment en matière d’emploi, les sites de développement sont maintenant limités. Toutefois, une mise en valeur de la côte sud-ouest de Maurice, ainsi que de Rodrigues (avec notamment l’agrandissement de l’aéroport devenu international), a été largement engagée.
Dépasser le microcosme mauricien
33Si les pouvoirs publics ont pris des initiatives importantes24, leur succès ne pourra toutefois dépendre que de la confiance des opérateurs, de la vitalité des entreprises et du développement des initiatives. Le marché étant étroit (1,2 million d’habitants), la concurrence est souvent peu forte, une ou deux entreprises se partageant le marché, ce qui nuit à la compétitivité25. La solution est double pour les entrepreneurs :
- le tissu de PME modernes et performantes, souvent sous-traitantes des plus grandes entreprises, doit se développer ; la culture de qualité qui existe déjà, notamment par les certifications, doit mieux imprégner les PME pour qu’elles jouent leur rôle de relais avec une plus grande efficacité ;
- les grandes entreprises doivent regarder ailleurs et délocaliser dans d’autres pays les productions nécessitant de la main-d’œuvre peu qualifiée.
34En ce qui concerne ce second point, les entrepreneurs mauriciens ont commencé à s’établir à Madagascar. Ils ont implanté un nombre important d’entreprises en zone franche, de textile notamment, ainsi que dans d’autres secteurs (agro-alimentaire). Malheureusement, les événements politiques de l’année 2002, autour de la contestation du résultat des élections présidentielles, ont provoqué un blocage de l’économie malgache et réduit à néant la plupart de ces efforts. Une fois la situation assainie, une reprise prudente des investissements est apparue (mais un contentieux avec les autorités sur la TVA a freiné la reprise). Il y a en fait peu de possibilités de délocalisation pour les entreprises mauriciennes à part Madagascar, l’approche des marchés d’Afrique continentale étant risquée et peu en rapport avec les habitudes mauriciennes.
35Malgré tout, certaines entreprises ont choisi d’aborder le continent africain. Il s’agit essentiellement :
- d’ingénierie et d’exploitation dans le domaine sucrier, notamment au Mozambique et dans quelques autres pays (les activités en Côte d’Ivoire ont été réduites du fait des événements politiques survenus dans ce pays depuis 2002) ;
- d’activités de services : on peut citer le groupe d’audit et de conseil De Chazal du Mée (DCDM), présent dans une dizaine de pays d’Afrique ; des entreprises de certification et de tourisme-hôtellerie opèrent également en Afrique et dans l’océan Indien.
36La réflexion stratégique de grands groupes comme Rogers les pousse à se renforcer au niveau régional pour ensuite aborder les marchés situés au-delà, en Afrique, en Europe (Floréal y est présent dans la distribution, par l’intermédiaire d’Harris Wilson ; Bonair également) et en Asie.
Conclusion : faire durer la réussite
37Dans les années 1960, peu d’observateurs pariaient sur le succès économique mauricien. À leur image, James Meade, prix Nobel d’économie, constatait qu’un tel pays à forte croissance démographique et aux conflits politiques et ethniques latents, sans ressources naturelles et isolé des grands marchés mondiaux, n’avait d’autre avenir que l’augmentation du chômage ou l’accroissement des tensions entre les classes sociales : The outlook for peaceful development is poor26.
38Or, il n’en a rien été. La réussite de Maurice est due à la conjonction d’une volonté politique qui a su inspirer confiance et de l’initiative entrepreneuriale des grands groupes et, de façon croissante, des PME. Sans doute le pays est à nouveau arrivé à la croisée des chemins et doit surmonter les nouveaux défis de la fin des avantages sur le sucre ou le textile, mais son exemple est exceptionnel pour un grand nombre de pays qui avaient, il y a vingt-cinq ans, un revenu supérieur au sien et qui ont stagné, voire régressé.
39La clef de la réussite du développement passe par le désir d’entreprendre collectivement, en s’appuyant sur ses propres forces plutôt que sur une assistance extérieure qui risque de fragiliser la compétitivité du pays. Il convient de s’attaquer aux marchés, de repérer ou de créer (comme dans le cas des négociations internationales) des opportunités et de les utiliser. La cohérence entre les secteurs public et privé est aussi un gage de réussite et de force.
40Dans un cadre propice mis en place par les pouvoirs publics, les entrepreneurs sont la clef du succès et doivent toujours rechercher de nouvelles solutions, car les avantages d’un jour ne peuvent durer longtemps. La mondialisation des échanges est là pour le montrer.
Notes de bas de page
1 La république de Maurice (on dit Maurice ou Mauritius en anglais) comprend l’île Maurice et l’île Rodrigues ainsi que divers archipels comme Agaléga ou Saint-Brandon ; la question de la souveraineté sur l’archipel des Chagos, dont l’île de Diego Garcia, reste en suspens avec la Grande-Bretagne. Voir la carte de situation hors-texte n° 3.
2 Outre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international qui font référence à ce cas comme un succès de leur politique (English, 1998), on peut citer Dollfus (1997 : 118) ou Peemans (2002).
3 On peut se référer à la contribution d’Emmanuel Grégoire dans ce même ouvrage.
4 En 1968, seuls le Tchad, le Soudan et la Somalie avaient, en Afrique, un revenu par tête inférieur à Maurice (English, 1998).
5 Sir Anerood Jugnauth est l’actuel président de la République.
6 Arthur Laffer, fondateur de la théorie de l’offre et qui a argumenté le fait que « trop d’impôts tue l’impôt », aurait pu trouver ici une illustration à ses analyses.
7 Mauritius Export Processing Zone Association.
8 SADC : South Africa Development Cooperation ; UA : Union africaine ; Comesa : Common Market for East and South Africa ; IOR : Indian Ocean Rim ; COI : Commission de l’océan Indien.
9 Pays d’Afrique, Caraïbes, Pacifique.
10 Africa Growth and Opportunity Act.
11 La même stratégie avait été mise en place par Maurice auprès de l’Union européenne dans les diverses phases de négociations UE-ACP ou pour la prolongation du Protocole sucre. Les autres pays ACP n’ont pas toujours profité de ces avantages alors qu’ils étaient les mêmes que pour Maurice.
12 Voir aussi la contribution d’Emmanuel Grégoire.
13 Par exemple, une année, l’objectif a été d’obtenir de la douane que tout document de dédouanement déposé avant 11h soit retourné le même jour à 14h.
14 Small and Medium Industries Development Organisation.
15 Dont l’auteur assurait la direction à cette époque.
16 National Productivity and Competitiveness Council.
17 Ainsi, l’histoire édifiante de ces émigrants chinois à qui on a dit au moment de leur départ : « vous descendrez de bateau lorsque vous arriverez à un port au pied d’une grande montagne ». Ils sont descendus à Port-Louis, port dominé par la montagne du Pouce, au lieu du Cap dominé par la montagne de la Table.
18 Cette diversité sans mélange ne se retrouve pas dans l’île sœur, voisine de 200 km, la Réunion. Il convient de noter que la relation avec la puissance tutélaire ne s’y est pas opérée de la même façon : comme on l’a remarqué, la Grande-Bretagne par son non-interventionnisme a favorisé à Maurice l’initiative ; à la Réunion, le processus de départementalisation et d’intégration à la métropole a conduit à des coûts de production très élevés pour la zone ainsi qu’à une certaine assistance qui ne favorise pas l’entrepreneuriat (celui-ci existe, bien sûr, il y en a de bons exemples). Les taxes spécifiques sur les importations dans l’outremer français (octroi de mer) ont été un frein au commerce régional.
19 Toutefois, un programme d’ajustement structurel a été mis en place au début des années 1980 sous l’égide de ces deux organisations.
20 Sur ces menaces elles-mêmes, voir la contribution d’Emmanuel Grégoire dans le présent ouvrage.
21 Les entreprises textiles ont essayé de résoudre ce problème en ayant recours, de façon assez importante, à des travailleurs sous contrat de deux ou trois ans venant de Chine (et plus récemment du Bangladesh).
22 La Réunion voisine ne compte que deux usines sucrières depuis quelques années.
23 Mauritius Sugar Industry Research Institute, qui a une réputation mondiale dans son secteur.
24 Les moyens sont limités par le coût d’une politique d’État-providence développée par le passé et dont certains volets devront être revus (pensions de retraite…).
25 De façon plus diffuse, un risque insidieux pouvant affaiblir l’esprit d’initiative naît du fait que la société mauricienne est de taille réduite, petit microcosme où la plupart se connaissent et se côtoient, y compris entre les cercles politiques et de l’administration et le monde des affaires.
26 « Les perspectives de développement pacifique sont réduites ». Cité par Arvind Subramanian et Devesh Roy (2001).
Auteur
ponson@escp-eap.net
Bruno Ponson, économiste, professeur, ESCP-EAP (Paris), directeur général de l’Esaa (Alger) et ancien directeur de l’IFE (Maurice), associé à l’UMR Temps.
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