Introduction. La mondialisation : objet géographique
p. 13-41
Texte intégral
1La notion de mondialisation s’est imposée dans les débats scientifiques et politiques au cours des années 1990. Sans retracer la généalogie d’un terme qui remonte aux notions d’économie-monde de Fernand Braudel et de système-monde d’Immanuel Wallerstein (1979), il faut rappeler que son affirmation va de pair avec une reconfiguration géopolitique de grande ampleur liée à la chute du bloc de l’Est, facilitant l’extension à l’ensemble de la planète des flux de marchandises et de capitaux et l’implantation des firmes multinationales dans des pays qui leur avaient été jusqu’alors fermés. Surtout, l’effondrement du monde soviétique a conféré au couple démocratie formelle-économie de marché le privilège d’une réussite pratique face à l’échec de l’expérience socialiste. En toute logique, on a donc d’abord parlé de mondialisation ou de globalisation1 des firmes et des échanges, avant d’étendre la notion à tous les domaines de la vie des sociétés, les phénomènes culturels comme les mobilités des personnes. Enfin, la notion de mondialisation a été employée seule, comme s’il s’agissait d’un fait en soi, une nouvelle catégorie d’analyse permettant de reprendre certains débats, notamment celui sur le développement, et d’en poser de nouveaux. Son succès se confirme avec l’usage rétrospectif qui en est fait pour relire l’histoire du monde depuis l’époque moderne, voire la Renaissance, en termes de périodes de la mondialisation. Dans cette logique, les années 1990 correspondraient à l’une des phases de la mondialisation dont il importe par conséquent de préciser les caractéristiques.
2Le présent ouvrage ne prétend pas reprendre l’ensemble de ces discussions, mais souhaite les éclairer à partir de l’observation de l’évolution des espaces et des territoires des pays dits du Sud2. Fruit des travaux des chercheurs d’une unité mixte de recherche ENS-IRD, rassemblant des spécialistes de l’Amérique latine et de l’Afrique, il part d’une première hypothèse : alors même qu’on parle d’uniformisation, dans un « village planétaire » où tous accéderaient aux mêmes possibilités, les « pays du Sud » présentent toujours des originalités fortes dans la mondialisation. La catégorie « pays du Sud » s’est substituée aux concepts beaucoup plus chargés de sens de « pays en voie de développement » ou de « pays non industrialisés » ou de « tiers-monde » – ce dernier n’étant logiquement plus recevable si l’on pense que la mondialisation réalise l’unité du monde. Il s’agit de savoir en quoi ces pays conservent une spécificité dans la mondialisation, ce qui amène à repenser les questions de développement ou de modernisation des sociétés traditionnelles, à partir de l’étude concrète de certains exemples nationaux3. Il importe de savoir si la mondialisation vide de leur substance ces débats ou si elle correspond à une façon différente de les envisager.
3Cette question, abordée en termes de particularité des processus d’expansion de la mondialisation, amène aussi à formuler une deuxième hypothèse : l’accentuation des différenciations internes est plus brutale dans le Sud que dans le Nord. De nouveaux types d’espaces apparaissent, reliés à des phénomènes d’échelle mondiale, tout en étant ancrés dans des réalités locales. L’observation de leurs modes de production, de leurs formes, est une des méthodes qui permettent aux géographes d’étudier la mondialisation. La différenciation croissante entre régions et localités qui se replacent, plus ou moins bien, dans les nouvelles dynamiques économiques est lourde de conséquences pour des populations fragilisées par la pauvreté, les discriminations, des histoires récentes marquées par la violence ou les abus de pouvoir. Même si quelques exemples semblent montrer à l’inverse que la mondialisation offre une nouvelle chance aux espaces plus défavorisés et à leurs populations.
4Notre dernière hypothèse est que les territoires continuent d’exister mais se réorganisent, selon des modalités qu’il convient d’étudier. « Le Monde mondialisé est fait d’une multitude d’espaces associés entre eux selon des liens plus ou moins forts et, parmi eux, d’anciens et de nouveaux territoires » (Dollfus et al., 1999 : 343). Les territoires sont des espaces appropriés et organisés par les groupes sociaux, servant à leur reproduction matérielle et symbolique et participant de leurs transformations. Le territoire n’est pas un simple support ou un sous-produit de l’histoire des sociétés, c’est l’une de ses composantes. Les changements induits par la mondialisation – concentration des savoirs et des pouvoirs en quelques lieux, création de nouveaux pôles d’activité économique, mais également politiques de décentralisation ou encore revendications identitaires qui semblent également consubstantielles à la mondialisation – supposent des capacités de gestion, de contrôle, de sécurisation, d’appropriation et d’organisation d’espaces plus ou moins étendus. Les fonctionnements en réseau créent de nouvelles nécessités de gestion territoriale : renforcement des contrôles à certaines frontières, réorganisation de la gestion des lieux de rupture de charge ou de concentration des flux, etc. Il s’agit de comprendre les évolutions en cours à partir des changements territoriaux, en considérant ces derniers comme des révélateurs des enjeux et des rapports de force qui se jouent actuellement. C’est aussi la question des territoires nationaux qui est posée, alors que certains analystes (Badie, 1995, Appadurai, 1996) mettent en avant la perte de souveraineté des États face aux forces transnationales et l’affaiblissement des liens entre l’État, la nation et le territoire.
5La mondialisation n’est pas un fait qui s’impose de lui-même, comme la succession des jours et des nuits : il s’agit bien d’un processus social, construit, porté, approprié et transformé par des acteurs sociaux. Ce sont ces acteurs et leurs rapports qui traversent notre analyse tout au long de l’ouvrage, en donnant au terme, à la suite de Roger Brunet (Brunet et Dollfus, 1990), une acception très large : individus, groupes organisés de différentes tailles, firmes, gouvernements, autorités locales, organisations internationales. Ce qui constitue un acteur, c’est sa capacité à définir une stratégie qui comporte nécessairement une dimension spatiale, implicite ou explicite. Espaces et territoires sont, les uns et les autres, des créations des sociétés, et c’est en tant que tels que leur analyse permet de comprendre la mondialisation.
6Penser la mondialisation à partir de ces acteurs, c’est déconstruire le processus pour interroger les rapports de pouvoir qui le constituent. Le dogme libéral est d’abord porté par des acteurs globaux. Cependant, les relations avec les autres ne se produisent pas seulement sur le mode hiérarchique descendant. Des interactions de toutes natures modifient les positions respectives et particularisent les évolutions selon les lieux. Ce que l’on nomme mondialisation au Pérou n’est pas la même chose qu’au Chili ou au Sénégal. Ces adaptations ou ces interprétations transforment le processus lui-même, comme le suggérait déjà Olivier Dollfus (1997 : 113) selon lequel, « […] pour la compréhension du monde, il est nécessaire d’associer la vision d’ensemble à l’étude du local dans sa diversité [car] le monde procède de l’interaction des situations locales qu’il englobe ». Le matériel rassemblé démontre que l’influence des préceptes de la « mondialisation » n’est pas vraiment mondiale et qu’elle n’a pas partout les mêmes conséquences. On retrouve là les vertus d’une approche géographique qui montre « […] l’immense décalage entre l’idéologie et la réalité » (Peemans, 2002 : 392).
7C’est par l’examen de la diffusion de la mondialisation que s’ouvre cet ouvrage. Il s’agit de mettre en lumière la spécificité des pays du Sud, pour lesquels la mondialisation est synonyme d’obligations. Cette diffusion a pour effets l’extension des rapports économiques libéraux et des flux de marchandises à des endroits du globe restés jusqu’alors en marge, mais aussi la réorganisation des espaces productifs et de transport à partir de logiques qui dépassent les États et les régions. C’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage que de repérer – au-delà de la distinction, souvent malaisée, entre « territoires gagnants » et « territoires perdants » – les types spatiaux émergents, communs à nos différents terrains de recherche. À la mondialisation imposée et aux logiques spatiales dont elle est porteuse, les groupes humains territorialisés répondent et participent de façon variée. Dans la troisième partie, est mise en perspective l’action politique à l’échelle des grands ensembles géo-économiques ou des territoires locaux, mais aussi des États, dont le rôle, actuellement souvent minoré, est encore déterminant.
Les processus de la mondialisation au Sud
8Le phénomène de mondialisation est décrit comme inéluctable, ubiquiste et irréversible. Il paraît surdéterminer l’évolution des sociétés sans laisser d’alternative ou de place à la différence. Pour les citoyens des pays du Sud, cette contrainte semble portée par les pays du Nord et certains acteurs globaux qui leur sont liés, et peut être interprétée comme une nouvelle forme d’impérialisme ne disant pas son nom. Il y a à la fois une augmentation du champ des phénomènes d’échelle mondiale et un maintien des différences : entre des pays qui portent le projet de la mondialisation et ceux qui le subissent ; entre des pays qui en détiennent les moteurs économiques, en termes de production et de consommation, et des pays qui tentent de s’adapter. Ces différences recouvrent en partie la fracture entre ce qu’on appelait « pays développés » et « pays sous-développés », à quelques recompositions importantes près.
L’expansion de la mondialisation
9La singularité de l’étape de la mondialisation qui commence dans les années 1990, c’est qu’elle met potentiellement en jeu tous les espaces et tous les acteurs. Jadis protégés par des barrières douanières ou dépendants de conditions politiques nationales, aussi bien les petits producteurs péruviens que les habitants de Johannesburg participent désormais de réseaux mondiaux. Nombre d’obstacles ont sauté, à commencer par le mur de Berlin, des organisations transnationales s’intéressent à tous les espaces du globe, de l’Antarctique au Sahara, en passant par les villes du Sud, suivant une démarche descendante qui mobilisent des États souverains, des organisations non gouvernementales et des institutions multilatérales. L’inverse est aussi vrai, à savoir que, de tout point de la planète, il est possible d’accéder à des processus d’échelle globale. Les propos que tenait Olivier Dollfus en 1990 (Brunet et Dollfus, op. cit. : 529), rappelant que « […] le Monde, en lui-même, n’intéresse qu’une petite fraction de l’humanité », deviennent progressivement caducs. Ce qu’il disait par la suite, « en revanche l’humanité est, dans toutes ses parties, concernée par ses évolutions qu’elle subit plus qu’elle ne les programme », est toujours d’actualité. Cette expansion n’est rendue possible qu’en raison des multiples accélérations qui ont permis la consolidation d’un espace-monde unique au cours du xxe siècle : transitions démographiques, bouleversements techniques et technologiques, en particulier dans les transports et les communications, circulations en tous genres, des idées, des hommes, des marchandises mais aussi des microbes (Dollfus et al., 1999 : 82).
10Il n’y a pas de frontière à la mondialisation sinon les limites que la forme sphérique du globe impose à tout phénomène qui se produit sur terre. Et encore, certaines sociétés souhaitent les repousser vers d’autres planètes et satellites, faire de l’espace un « nouveau territoire » (Verger, 2002). Sur terre, les hommes cherchent depuis des millénaires à tout découvrir et maîtriser : l’idéologie du progrès, portée par la civilisation européenne, a repoussé les limites de l’inconnu, que ce soit au cœur du corps humain ou dans l’espace terrestre. Si l’œkoumène a des limites, tous ne sont pas prêts à reconnaître les contraintes. Pas un espace du globe n’échappe à l’appétit du Nord et des groupes multinationaux qui ont constamment besoin de rechercher de nouvelles matières premières, de nouveaux gisements, de nouvelles ressources agricoles, végétales, animales, etc. La frontière de l’habitat et de l’activité humaine recule sans cesse au point d’ouvrir aux sociétés des déserts terrestres, maritimes, des forêts, des montagnes ou de consolider leur présence dans ces espaces. Dans notre ouvrage, la description de la progression du soja dans l’Amazonie brésilienne illustre ce qu’une société conquérante peut faire quand elle investit un espace, une production, un territoire (cf. contribution de J.-P. Bertrand et H. Théry).
11La mondialisation actuelle apparaît ainsi comme une nouvelle phase de l’internationalisation des échanges par les firmes (Beaud, 1989 ; Grou, 1990 ; Santos, 1997). En ce sens, elle peut être interprétée comme la poursuite de l’extension du capitalisme et de ses logiques à tous les espaces de la planète, dans le contexte géopolitique de l’après-guerre froide. Dans ce processus d’expansion, les pays du Sud apparaissent tout particulièrement comme des territoires à conquérir. La globalisation économique met en lumière la capacité des entreprises à jouer sur différentes localisations pour accroître leur rentabilité, tout en bénéficiant d’une certaine homogénéisation des espaces – notamment à travers la standardisation des normes, des procédures et des langues. Localement, dans les pays du Sud, les privatisations introduisent, dans l’activité industrielle, dans les services et les réseaux d’équipement urbains, des opérateurs puissants ayant une expérience mondiale et qui ne lésinent sur aucun moyen pour faire passer leurs projets4. Ceux-ci agissent directement ou bien s’appuient sur des entreprises locales privatisées. Ces acteurs savent instrumentaliser la mondialisation, notamment les concepts à la mode, pour gagner de nouveaux marchés dans les pays du Sud. La privatisation de la gestion des services, la bonne gouvernance, la réduction de la pauvreté sont simultanément invoqués dans les projets de développement et soutenus par les opérateurs internationaux. En Afrique francophone, le partenariat privé-public permet à ces derniers d’investir des créneaux majeurs comme la distribution de l’eau ou de l’électricité, les télécommunications, les transports ferroviaires ou les plates-formes portuaires. À Maurice, une zone franche, créée sur initiative de l’État, a facilité l’installation des entrepreneurs étrangers aux côtés des entrepreneurs locaux (cf. contribution de B. Ponson). Au Brésil, l’État joue à la perfection son rôle d’appui au développement des infrastructures et des technologies nécessaires à une compétitivité jugée impérative.
12Ces conquêtes ne se font pas sans conflits ni destructions. Elles n’exonèrent pas les sociétés de responsabilités. La mondialisation, si elle intègre le monde, produit des différences, accentue les ségrégations, recrée des frontières que le progrès avait pu, un temps, paraître ignorer. L’implantation des hommes et des activités économiques, un peu partout à la surface du globe, contribue à fragiliser un environnement toujours en mouvement, avec des effets sur la vie humaine, économique et sociale lourds de conséquences5. Les dégradations de l’environnement affectent à leur tour la santé des hommes, comme le montre l’expansion du paludisme en Amazonie (cf. contribution de H. Da Costa Gurgel et J.-M. Fotsing).
13Ce qui particularise de manière générale la mondialisation dans les pays du Sud, c’est la rapidité et la violence avec lesquelles les évolutions se produisent, même si certains des processus décrits sont à l’œuvre aussi bien au Nord qu’au Sud, suivant des modalités différentes, notamment la désarticulation des rapports salariaux, la mobilité des activités économiques, l’affirmation des régulations par le marché et la décentralisation.
Décision au Nord, obligation au Sud
14Les pays du Sud sont endettés et dépendent des décisions des organismes internationaux qui leur octroient des financements.
15Ils font l’objet d’une application accélérée des préceptes de la mondialisation. Dans ce modèle libre-échangiste, l’industrialisation par substitution des importations, jugée inefficace et porteuse de distorsions, est écartée au profit des activités primaires, supposées correspondre aux avantages comparatifs de ces pays.
16Partout et en même temps, les médias, notamment des pays du Nord, diffusent l’idée que le processus de mondialisation est général et définitif pour tous les espaces du globe6. Il semble que le processus vertical et général de contamination des idéologies politiques et économiques – et donc de l’action sur le territoire – soit en marche. Un ensemble mouvant mais cohérent et puissant d’acteurs, parés des vertus du pragmatisme, monopolise la réflexion, propose des politiques qu’il a l’autorité de faire prévaloir, crée les technologies qui permettent de les appliquer, face à des institutions et des acteurs beaucoup moins puissants, beaucoup plus nombreux et dispersés, beaucoup plus divers dans leurs propositions et leurs héritages. L’échelle d’action des premiers est le monde ou une grande partie de celui-ci, horizon de la croissance des activités des grandes firmes du Nord et des ambitions normatives des institutions internationales qui les soutiennent. Ils n’en sont pas moins eux-mêmes liés à des lieux bien précis : les mégalopoles de l’archipel mondial, les grandes villes dans le reste du monde. L’échelle opératoire des seconds est variée, parfois nationale lorsqu’il s’agit d’appareils d’États ou régionale pour les groupements d’États, parfois locale avec les collectivités, les ethnies, les travailleurs d’une firme. Le territoire dans lequel ces derniers cherchent à intervenir se superpose souvent à leur propre cadre de vie.
17Dans les pays analysés ici, la façon dont les acteurs nationaux ou locaux s’approprient le discours des organismes internationaux tels que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, etc., est souvent saisissante. Cela s’explique par le fait que les figures politiques des pays du Sud, arrivées au pouvoir dans les années 1990, sont bien souvent elles-mêmes le produit de la mondialisation car elles ont fait leurs études dans les pays du Nord, travaillé pour la Banque mondiale ou le FMI, et sont physiquement proches des économistes qui ont mis en place le consensus de Washington. Les exemples d’Hernando de Soto, brièvement conseiller de l’ex-président péruvien Fujimori, comme ceux de l’ex-président béninois Nicéphore Soglo, fonctionnaire à la Banque mondiale, ou du ministre argentin Domingo Cavallo, diplômé de Harvard, sont là pour le confirmer. Participant à la mondialisation idéologique par la circulation des élites, inspirant confiance aux investisseurs, il est peu probable qu’ils adoptent des options contraires aux positions dominantes. La description détaillée des conséquences de leurs décisions sur les territoires, des lois qu’ils émettent, des choix spatiaux qu’ils réalisent, est un des apports de l’ouvrage.
18L’appauvrissement de la réflexion alternative des élites du Sud modifie la façon dont elles conçoivent la place de leurs pays dans la mondialisation et les modèles de développement. Extraire, produire, exporter restent les mots clés du credo libre-échangiste mondial dont le Sud arrive difficilement à s’affranchir. Le repositionnement des pays du Sud dans les échanges de matières premières stratégiques intéresse au premier chef les pays du Nord, gros consommateurs d’énergie, de métaux, de produits agricoles primaires, et obnubilés par le maintien d’un accès libre aux ressources. Ainsi, la crise bolivienne qui dure maintenant depuis plusieurs années s’explique par la pression du Nord (et du Brésil) sur ce petit pays pour qu’il laisse les sociétés extractrices prendre possession du gaz national et l’exporter comme elles l’entendent (cf. contribution de J.-C. Roux).
19Accompagnant la course effrénée aux ressources, de multiples processus de négociations, portés notamment par l’Organisation mondiale du commerce, née en 1995, instaurent de nouvelles règles dans les échanges mondiaux, qui se traduisent par la suppression d’anciens accords internationaux : par exemple, les Accords multifibres abolis en 2005 ou le Protocole sucre modifié en 2006 (cf. contribution d’E. Grégoire sur l’île Maurice). Les pays du Sud sont embarqués dans une fuite en avant, présentée comme la panacée, source de liberté et de développement économique et social. Il faut cependant se garder de tout schématisme : certains de ces anciens « pays du Tiers-Monde » ont la capacité de faire valoir leurs intérêts, en utilisant les règles édictées par le Nord et les avantages qui caractérisent le Sud (bas salaires, par exemple), quitte à porter préjudice à d’autres pays du Sud. Le Brésil a ainsi réussi à obtenir le démantèlement des accords internationaux sur le sucre qui avantageaient l’Europe, mais aussi un certain nombre de petits pays producteurs comme l’île Maurice, en les dénonçant comme une forme de protectionnisme. La libéralisation du marché des textiles favorise la Chine, mais met en danger les petits producteurs un peu partout dans le monde. Des firmes du Sud émergent alors dans le marché des matières premières, des produits agricoles, de certains biens de consommation. Quant aux pays moins puissants, leur économie qui ne dépend souvent que d’un ou deux produits principaux et ne peut s’appuyer sur de grandes capacités d’innovation est plus fragile et, partant, plus facilement mise en difficulté que celle des pays du Nord.
La fluidité : des rapports asymétriques
20L’accroissement des flux est un des aspects les plus remarqués de la mondialisation actuelle. Ainsi, depuis trente ans, les flux de capitaux, sous la forme d’investissements directs à l’étranger (IDE), ont connu une croissance spectaculaire – de 25 milliards par an au cours des années 1970 à 1 400 milliards en 2000 – (Bénichi, 2003 : 165). Les pays en développement ne produisent qu’une part minime de ces flux. Comme pays destinataires, ils ne participent que de façon partielle et sélective à cette dynamique. Ph. Hugon (2003 : 18) rappelle que « l’Afrique représente [seulement] 1 % des investissements directs mondiaux ». Un autre aspect de la mobilité des capitaux est la création d’un marché financier mondial, à la faveur de la suppression des contrôles nationaux des changes qui a été décidée par quelques acteurs puissants du jeu international, « sous une impulsion américaine et britannique » (Bénichi, op. cit. : 182).
21Même lorsque la participation d’un pays à ces flux est modeste, les conséquences de la nouvelle donne planétaire sont immenses. Le développement des IDE tout comme le libre-échange sont des phénomènes qui, à la fois, entraînent des avancées technologiques dans les transports de marchandises et d’information et sont permis par elles, dans le cadre d’une mondialisation « formée de l’ensemble des processus permettant la transaction généralisée entre les composantes de l’humanité », « fait total », « causé et causant » (Dollfus, 1997 : 12). Toutes les activités d’échanges s’en trouvent facilitées, depuis l’exportation de fruits d’Afrique du Sud, du Chili ou du Pérou, avec un acheminement rapide qui limite les pertes et permet leur livraison au moment exact où ils trouveront leur place sur les marchés du Nord, jusqu’aux trafics de drogue, d’émigrés et de femmes, étudiés dans le présent ouvrage en Afrique de l’Ouest (cf. contribution de N. Robin). Les coûts des nouvelles technologies, en particulier en matière de transmission de l’information, baissent assez rapidement pour que, en quelques années, y compris dans les pays du Sud, l’accès des populations et surtout des entreprises augmente considérablement.
22Malgré cette mise en mouvement généralisée, les rapports restent profondément asymétriques. Sauf exceptions comme le Brésil, le Mexique, l’Inde ou la Chine, les pays du Sud sont de petits marchés pour la consommation. L’intérêt d’investir dans ces pays repose sur la présence de ressources naturelles, le faible coût de la main-d’œuvre, ou encore les législations plus laxistes. Ces avantages sont cependant fragiles, comme le montre le cas de Maurice : au fur et à mesure des évolutions, les investisseurs se déplacent vers des pays aux conditions encore plus favorables. Malgré la hausse des niveaux de vie, le développement d’une production tournée vers le marché local est la plupart du temps illusoire dans les pays du Sud. Ceux du Nord restent les principaux consommateurs du marché mondial, comme les principaux producteurs pour un grand nombre de biens, y compris primaires.
23La libre circulation des biens et des personnes dans les pays du Sud, que le paradigme actuel présente comme souhaitable et normale, connaît un développement inégal. Alors que les pays du Nord ont le pouvoir de contrôler les flux de personnes à leurs frontières et que leurs entreprises ont la mainmise sur les ressources naturelles et matières premières mondiales, les pays du Sud subissent les nuisances sans enregistrer de réels bénéfices. Dans le cas de l’exploitation du gaz bolivien, les autorités locales tentent de remettre en cause non seulement le tracé du gazoduc vers le Chili, mais aussi le faible retour en devises d’exportation. Le Sénégal, vers lequel se sont reportés une partie des flux migratoires de l’Afrique de l’Ouest, doit assumer la charge économique et sociale de la présence de ressortissants ouest-africains auxquels il ne peut refuser l’entrée mais que les pays européens de l’espace Schengen lui demandent de retenir dans ses frontières.
24Il y a certes des exceptions notables aux difficultés des pays du Sud à contrôler et utiliser les flux mondialisés, comme les ports et zones franches qui renforcent l’économie du Chili ou de l’île Maurice. Cette dernière est devenue capable de participer à la production des flux d’informations, grâce à un raccordement par câble sous-marin permettant le développement d’activités autour d’Internet. L’impact spatial de la mondialisation semble également direct lorsque ce sont les réseaux migratoires, développés à différentes échelles, qui commandent les changements locaux. D’un côté, le départ en ville, à l’étranger, permet de découvrir autre chose et de ramener des idées, des capitaux à même d’être investis dans le territoire d’origine et dans des entreprises individuelles ou collectives. De l’autre, le migrant compose avec le territoire d’accueil qui, par conséquent, se transforme sous l’effet de ces multiples arrivées. L’exemple des populations andines qui descendent vers Santa Cruz en Bolivie et créent, en bonifiant leur expérience internationale en Europe ou aux États-Unis, de nouveaux territoires, à différentes échelles, est là pour le rappeler (cf. contribution de S. Blanchard). La migration transnationale souligne ainsi l’existence d’autres rapports au territoire : celui-ci n’est plus borné, limité à des frontières, mais sans cesse en mouvement. Son essence est constituée par la mobilité même, ce dont parlait déjà l’anthropologue Alain TARRIUS (1989) il y a une quinzaine d’années.
25Exemples et contre-exemples témoignent de la complexité des rapports de force portés par la mondialisation. De leur combinaison et des « mémoires de la nature et des hommes » (Brunet et Dollfus, op. cit.), surgissent des « identités spatiales », définies comme les « configuration[s] singulière[s] du rapport à l’espace d’une unité sociale » dont on cherchera à comprendre la logique propre (Lévy, 1994 : 93). C’est par le décryptage des interrelations spatiales qui s’imbriquent dans un même territoire que nous sommes allés plus loin dans notre tâche de compréhension de la mondialisation et de ses effets dans les pays du Sud.
Les formes spatiales de la mondialisation
26La mondialisation est parfois présentée comme une force homogénéisante, ce qu’elle est à un certain niveau, celui des idéologies dominantes, des règles économiques, juridiques et administratives. Cependant, en termes géographiques, elle crée plus de diversité que d’uniformité : suivant une formule qui obtint un remarquable succès, des auteurs ont depuis longtemps souligné l’existence de « territoires gagnants » (Benko et Lipietz, 1992), ce qui suppose bien sûr que d’autres ne le soient pas. La question de la mondialisation n’est pas seulement de savoir si tel ou tel État profite plus qu’un autre de ce processus, en raison de sa taille, de sa population, de son insertion dans les réseaux mondiaux de la connaissance, des infrastructures et des capitaux, mais si certaines parties de la population et des territoires en bénéficient plus que d’autres et, à ce titre, se rapprochent ou non d’autres groupes humains dans le monde et d’autres portions de l’espace mondial. L’affaiblissement des États, la décentralisation autorisent les évolutions divergentes des économies locales, accentuant des contrastes déjà forts dans nombre de pays du Sud. Si le monde est devenu un, les espaces qui le composent sont multiples. Au-delà des nouvelles modalités de la ségrégation, décrite notamment dans les villes (Dureau et al., 2000 ; Navez-Bouchanine, 2002), des configurations spatiales sont transformées, de nouvelles émergent, d’autres disparaissent, selon une logique qui fait apparemment fi des frontières étatiques et des hiérarchies administratives (Veltz, 1996) et qui entre en résonance avec des espaces façonnés par les processus économiques et sociaux à l’œuvre dans la mondialisation.
Gagnants et perdants : les ressorts actuels
27Avec la mondialisation, les contrastes demeurent, voire s’aggravent, dans la mesure où l’équipement du territoire national n’est plus une fin en soi. « En économie de marché, il est normal de rechercher le profit, donc de localiser le réseau là où il peut y avoir un usage prévu et attendu permettant de couvrir et de rentabiliser l’investissement », souligne Olivier Dollfus (1997 : 69) qui ajoute : « il s’ensuit des localisations […] qui accentuent les disparités spatiales à tous les niveaux », malgré les tendances à l’expansion des dessertes.
28La construction locale de la compétitivité, devenue impératif catégorique, justifie l’orientation des dépenses publiques vers les secteurs et aires géographiques les plus dynamiques. En revanche, l’État est largement absent pour les groupes et dans les lieux en difficulté, malgré les systèmes de compensation prévus par les institutions internationales. Ainsi, la cartographie des villes métropoles montre une tendance à l’augmentation des différences spatiales, distinguant quartiers aisés qui font l’objet de l’attention générale et de multiples investissements, et quartiers pauvres et isolés, abandonnés à leur sort. À Dakar (cf. contribution de J. Lombard et al.), les règlements protègent les quartiers destinés au développement des activités « mondialisées » des encombrements provoqués par les gares de « taxis de banlieue ». Le secteur privé, quels que soient par ailleurs l’origine, les moyens, le degré de formalité de ses agents, participe activement à une différenciation de l’espace urbain qui n’est plus qu’à la marge un territoire géré par l’État. En changeant d’échelle, le cas du Brésil met en lumière l’inégalité des ressources financières locales que viennent partiellement compenser les transferts fédéraux (cf. contribution de P. Waniez et al.). Avec la gestion locale des moyens, la décentralisation favorise les égoïsmes ou les corporatismes territoriaux, au détriment des mécanismes de solidarité. L’évolution des activités productives transforme l’ancienne organisation spatiale du pays, tant dans ses aspects matériels qu’à travers les évolutions culturelles qui leur sont parallèles : ainsi, la carte des changements religieux garde un rapport avec celle de l’avancée des fronts économiques. C’est la présence de ressources particulières, adaptées aux demandes des marchés mondiaux émergents, mais aussi la facilité avec laquelle les entrepreneurs pourront s’en emparer, qui aboutissent à un patchwork de situations contrastées, à partir d’espaces initialement plus homogènes. En Afrique du Sud (cf. contribution de D. Blanchon) comme au Pérou (cf. contribution de S. Aldana et al.), la privatisation et la marchandisation des ressources des territoires permettent aux investisseurs de faire leur choix et de réaménager les espaces malgré les résistances locales.
29Un des apports du présent ouvrage est de démontrer que, contrairement à ce que laisse entendre le discours des institutions internationales, marginalité et pauvreté ne sont pas liées à des caractéristiques intrinsèques de certains territoires et de certains peuples. Des espaces encore récemment dynamiques, peu suspects de « traditionnalisme », sont restés à l’écart du développement des « pôles de performance7 ». Certains de ces espaces sont paradoxalement desservis par des histoires politiques et des constructions sociales et culturelles territorialisées, complexes et riches qui, aujourd’hui, s’opposent aux desiderata des investisseurs privés. Dans ces conditions, pour ces territoires nouvellement marginalisés, le délai d’entrée dans une dynamique de croissance économique risque fort d’être long.
30La diversification en cours, bien qu’elle transforme l’espace de façon apparemment aléatoire, n’est pas synonyme d’absence de structures. Celles-ci sont déterminées dans leur fonctionnement par le modèle global imposé mais font aussi rejouer des héritages, de telle façon qu’il est parfois difficile de saisir le rôle de la mondialisation. Dit autrement, les différenciations spatiales semblent réactiver des structures, comme si la mondialisation venait s’y mouler, tout en effectuant une sélection et en modifiant les critères de la différence. C’est tout le sens de la réflexion menée par exemple sur l’Afrique du Sud où la ségrégation spatiale née pendant la période d’apartheid est reprise dans la phase actuelle (cf. contribution de A.Mabin). D’autres structures apparaissent comme nouvelles et s’affirment par leur tracé sur la carte tout autant que par leur rôle et leur signification dans la mondialisation.
Agglomérations polycentriques, enclaves et axes portuaires, régions frontalières...
31La connexion est le maître mot de la constitution ou de la réactivation des structures spatiales. Alors que les fronts pionniers, les enclaves productives, les quartiers pauvres caractérisent depuis longtemps la géographie des pays du Sud, traversés par des contrastes spatiaux plus aigus que les pays du Nord, les mêmes figures sont revisitées par la mondialisation en fonction de leur type de relation avec le système-monde. Pour juger de la connexion d’un lieu, plusieurs critères se combinent : la relation physique avec le reste du monde (aéroports internationaux, axes routiers, ports à grande capacité), le degré d’ouverture et de perméabilité aux interventions d’investisseurs d’échelle mondiale, l’intérêt de ces derniers pour ce lieu, la présence d’autres types d’acteurs mondiaux : ONG, opinions publiques, etc. Les trafiquants d’armes, de drogues, de prostituées ou de main-d’œuvre sont, au même titre que les entrepreneurs légaux, partie prenante de ces connexions, leurs activités étant favorisées par l’accélération des communications. Dans cette nouvelle géographie, les aires rurales et urbaines sont les unes comme les autres susceptibles d’un fort degré de mondialisation : les anciens « fronts pionniers » de l’Amazonie, du Chaco ou de la Patagonie, aujourd’hui espaces mondialisés, tout autant que les banlieues « branchées » de Johannesburg.
32Parallèlement, les liens de proximité tendent à se détendre, voire à se dissoudre : les espaces « connectés » bougent au rythme des innovations planétaires, mais les entités voisines font du sur-place, à l’image par exemple du Nordeste brésilien, figé par l’influence de ses oligarchies. Ce qui était différence tend à devenir fracture. Il faut sans doute dépasser cette dualité pour rendre compte de la variété des situations. Certains espaces, voisins les uns des autres, sont revivifiés par l’activité de l’axe de communication qui relie les espaces connectés au reste du monde. D’autres sont aidés, « relookés », afin d’attirer les entrepreneurs, ou encore mis en réserve sous l’influence des institutions internationales afin de satisfaire l’opinion publique mondiale. La multiplicité des liens sociaux crée des porosités insoupçonnées. Jean-Marc Offner (2002) doute cependant des avantages de la substitution, sans perte de qualité, des relations de proximité spatiale par des relations de connexité de réseau.
33Les agglomérations polycentriques combinent centres connectés et axes de communication. Comparés aux banlieues « blanches » du système d’apartheid dont le fondement, sur le principe de la différenciation ethnique, était le découpage de l’espace en zones étanches les unes aux autres, ces centres ont une nature nouvelle.
34Ce sont des lieux « high-tech », à la fois situés dans les centres historiques et dans des banlieues éloignées, organisés autour du centre commercial, du marché, de la zone d’activité, du pôle administratif et où s’entremêlent habitat, loisir, emploi, technologie. Ils sont reliés entre eux par des voies rapides (généralement à péage, c’est-à-dire inaccessibles pour la majorité des gens) qui ignorent les étendues pauvres intermédiaires. La globalisation économique entérine ainsi le découpage spatial des villes, renforçant à Dakar, à Abidjan8 ou à Johannesburg, le phénomène de « suburbanisation ». Les banlieues immenses peuvent finalement se rejoindre, par exemple dans l’ouest du Sénégal entre Dakar et Rufisque (via Pikine) ou entre Valparaiso et Santiago au Chili. La mondialisation met en scène, ici et là, les mêmes configurations spatiales de banlieues que certains auteurs présentaient comme étant la ville émergente (Ascher, 1995). Elle se singularise dans l’espace urbain par la violence des contrastes, l’exacerbation des processus de clôture, la difficulté à intégrer les sous-quartiers, faute de moyens et de volonté.
35À une autre échelle, les axes de communication sont, plus que des liens entre les lieux « connectés », des couloirs de sortie vers les marchés mondiaux. La course aux matières premières, dominante dans les relations Nord-Sud, affecte considérablement les espaces : renaît aujourd’hui le modèle primo-exportateur de la fin du xixe et du début du xxe qui valorise un axe de communication reliant les zones d’extraction aux ports d’exportation et qui fait fi des espaces traversés. Plus que de réseaux, il faut souvent parler d’« axes portuaires9 », conduisant au plus vite la production agricole ou minière des enclaves « compétitives » vers le monde : la « toile » des communications mondiales ne crée pas nécessairement de la réticulation locale. Certains des axes de communication anciens, datant des premières étapes de la mondialisation, sont redynamisés, améliorés, pour renforcer les activités d’exportation de matières premières, comme dans le Pérou des années 1990. Ce qui émerge, pour le futur (cf. contribution de P. Gondard), ce sont les projets de grandes infrastructures de communication sans rapport avec les réseaux existants, reliant directement les grandes aires productives aux marchés mondiaux, à l’échelle continentale et non plus nationale. Le Brésil cherche ainsi à exporter directement ses produits vers le bassin Pacifique et promeut les projets internationaux de routes « bi-océaniques », tracées à travers les Andes en ignorant, dans une large mesure, les réseaux anciens et les agglomérations existantes. Nouvelle forme de « mystification scientifique » et de « mythe politique » (Offner, 1993), la fluidification des circulations, via notamment la construction de grands axes de transport transcontinentaux sud-américains et africains, accentue le décalage entre réalité quotidienne et demande mondiale. Sans prise en compte du système spatial, de son épaisseur politique, économique et sociale, et malgré leur capacité d’anticipation et de détournement, les habitants ne tireront pas nécessairement grand bénéfice de la traversée à vitesse rapide de leurs territoires par des camions de fort tonnage et de forte capacité de nuisance sonore et environnementale.
36Pour augmenter la fluidité des circulations, il faut éliminer les entraves et en particulier les frontières ; mais sur le terrain, on constate qu’elles existent encore. Les politiques d’ouverture libre-échangiste ont par endroits réduit les flux frontaliers de proximité, qui se basaient sur l’évitement des taxes douanières tout autant que sur les différentiels de prix entre pays voisins. En revanche, échanges et circulations à grande distance augmentent. Or les frontières imposent toujours des barrières qu’on ne peut franchir en tout point. Selon la nature des produits échangés, licites ou illicites, on devra passer par un poste-frontière ou au contraire le contourner. Les trafics mondiaux de toutes sortes imprègnent ainsi de leur empreinte la vie des localités frontalières (cf. contribution sur la frontière boliviano-brésilienne de L. Perrier Bruslé). Ces espaces sont simultanément le centre des préoccupations des acteurs internationaux : institutions mondiales, ONG, entrepreneurs, qui tiennent à les rendre le plus accessibles possible (cf. contribution sur la frontière Pérou-Équateur de A.-M. Hocquenghem et É. Durt).
37L’espace n’est pas seulement une juxtaposition de territoires, mais aussi un système dont les éléments dépendent les uns des autres et dont le fonctionnement est aujourd’hui déterminé par le modèle global imposé. Originalité de ce fonctionnement, les arrière-pays sont en partie oubliés, au profit des relations avec le reste du monde. En ce sens, la création de territoires gérés de façon décentralisée est plus souvent fonctionnelle au modèle que propice à l’expression des choix divergents des acteurs non globaux. Les politiques territoriales, menées par les municipalités, communautés, États, ensembles régionaux, pourraient théoriquement compenser ces fractures. Mais compétitivité territoriale et solidarités ne font pas toujours bon ménage.
L’avenir des solidarités territoriales10
38Dans la mondialisation, plusieurs visions du territoire s’affrontent. Certaines postulent qu’un développement intégrant l’ensemble des populations est possible par diffusion spontanée, à partir de l’empreinte spatiale des dynamiques productives mondialisées. D’autres soutiennent des politiques d’aménagement du territoire visant à l’amélioration de la compétitivité. Les dernières maintiennent l’idée de nécessaires négociations, permettant la reproduction sociale par le biais de redistributions. L’échelle pertinente pour la mise en œuvre des aménagements comme des régulations est elle aussi remise en question. Alors que celle des États-nations a semblé longtemps aller de soi, en affaiblissant ce niveau, la mondialisation semble en révéler de nouvelles (Badie, op. cit.), suivant un ordre qui n’est pas hiérarchique : locales, régionales, continentales et mondiales. Pour autant, les interventions hésitantes des États du Sud démontrent que l’heure de leur fin n’a pas définitivement sonné. La transformation partielle des appareils étatiques en institutions représentantes de commerce, si elle fait le jeu des acteurs privés, n’en appelle pas moins à une redéfinition de l’action publique territorialisée. Les processus à l’œuvre dans les territoires résultent de l’interférence de dynamiques se développant aux différentes échelles.
Le devenir des grands ensembles géographiques
39La mondialisation conduit à repenser les partages du monde (Retaillé, 1997) : continents, grands espaces ou aires culturelles11. Certes, le fonctionnement localisé de la mondialisation paraît nier les échelles continentales, faisant surgir de nouveaux rapprochements parfois surprenants (Chili-Japon). La logique des réseaux vide aussi en partie de leur cohésion de grands ensembles dont chacun sait l’hétérogénéité. Pourtant, ces espaces multinationaux ou transnationaux apparaissent renforcés ou restructurés. En premier lieu, parce qu’ils s’étendent sur des milieux comparables ou complémentaires, sur lesquels les pressions de toutes sortes s’intensifient et qui sont utilisés dans le cadre de l’accélération des circulations. Les grands fleuves notamment demeurent des éléments structurants, du fait des pressions sur les ressources hydriques, mais aussi comme axes de transport – le Parana pour le Mercosur12. Ces dynamiques sont potentiellement conflictuelles et rendent d’autant plus nécessaire la signature de conventions internationales. Ainsi, le bassin amazonien qui fait l’objet d’un traité ancien de coopération entre les États redevient un élément important de la dynamique continentale. L’affirmation des préoccupations environnementales pour une gestion commune, les progrès du front pionnier brésilien qui atteint les frontières nationales et tend même à les dépasser, l’usage que font de ces marges nationales les réseaux criminels justifient, de part et d’autre des limites nationales, une reprise en main conjointe et coordonnée par les États. Les divergences entre les différents pays limitent cependant le rôle de ces alliances ; ainsi, la Communauté andine des nations (CAN) affronte de façon divisée la question de la protection des « ressources phytogénétiques utiles à l’alimentation et à l’agriculture », malgré des ébauches de législation commune (cf. contribution de M. Chevarría Lazo).
40La réalisation d’infrastructures de transport, conformes aux nécessités de la circulation, rejoint des espaces séparés, recrée des continuités qui existaient par le passé. Elle suppose que les États, les collectivités et les acteurs privés concernés fassent l’effort de se rapprocher. Les grands projets d’infrastructures, même s’ils ne sont pas effectivement réalisés, induisent une dynamique sociale, modifient la perception des territoires par les acteurs, comme dans le cas du couple Argentine-Chili (cf. contribution de J. Negrete Sepulveda et S. Velut). Concevoir et gérer ces réseaux routiers ou énergétiques suppose une entente pratique, parfois difficile à concrétiser, en raison des interdépendances induites qui accroissent la vulnérabilité et les tensions.
41La tendance au rapprochement continental, plus avancé en Amérique du Sud qu’en Afrique, s’appuie également sur des héritages communs donnant aux pays des caractéristiques semblables. Le legs colonial dans les deux continents, avec des temporalités et des contraintes différentes, est à l’origine de nombreux traits qui peuvent aussi bien susciter des rapprochements qu’exacerber les concurrences. Ces solidarités de proximité ne se diluent pas dans la mondialisation. Elles se renforcent, s’entrecroisent à différentes échelles et interfèrent avec les nouvelles dynamiques. Face aux contraintes imposées, les États misent sur ce rapprochement pour adopter des positions et des politiques communes, même si cela va à l’encontre de certains dogmes. C’est à cette condition que les unions de pays permettront de créer de nouveaux espaces de régulation, en accord avec les besoins des populations et en dépassant le stade des velléités ou de l’accroissement des flux de marchandises. Ces territoires politiques qui tendent à affaiblir les animosités liées aux histoires nationales et à réinventer une façon de vivre ensemble peuvent aussi se limiter à des espaces économiques, uniquement caractérisés par une densité d’échanges. On peut ainsi s’interroger sur leur nature : ne sont-ils pas seulement « [des] entités supranationales [qui] dessinent [...] les contours de marchés digitaux globalisés et de grands ensembles de libre marché » (Sassen, 2004 : 9) ?
42La construction politique de ces regroupements d’États est moins avancée dans les pays du Sud que du Nord, qu’il s’agisse de la CAN ou du Mercosur, déjà cités, de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ou de la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (SADC). L’affirmation d’une nouvelle identité supranationale paraît être un objectif lointain. Ces organisations peinent à s’imposer face au développement du bilatéralisme impulsé par les États-Unis, ainsi que par rapport à des institutions essentiellement destinées à consolider de grands marchés, comme l’Initiative des Amériques ou l’Organisation internationale de la francophonie. Elles offrent pourtant une garantie dans le monde d’après-guerre froide, celle de faire baisser les tensions géopolitiques entre États qui se sont parfois affrontés dans le passé (Pérou-Équateur, Argentine-Brésil et Argentine-Chili, République sud-africaine ou Côte d’Ivoire et leurs voisins) et, partant, de garantir la paix, ce qui n’est pas négligeable.
De nouveaux territoires infranationaux
43Si, comme ailleurs, les grands ensembles géopolitiques paraissent constituer l’avenir des organisations humaines au Sud, la décentralisation territoriale des pouvoirs est présentée comme le nouveau support du développement. Dans les pays étudiés, les mesures allant dans ce sens sont générales. Elles ont pour fondement la recherche d’une plus grande efficacité de la dépense publique et le souci de rapprocher la décision de son point d’application. L’enjeu est aussi de laisser davantage de place à des choix locaux de société, et partant de consolider la démocratie.
44Dans la pratique, la décentralisation se concrétise par le renforcement ou la création d’un ou de plusieurs niveaux infranationaux de gestion des territoires : provinces en Argentine, aires métropolitaines et provinces en Afrique du Sud, municipalités et États au Brésil, municipalités et régions au Pérou, communes urbaines, communautés rurales et régions au Sénégal. Dans ces territoires, les politiques mises en pratique favorisent souvent les acteurs de la mondialisation, transnationaux et locaux, aux dépens de la majorité des habitants. Même ceux qui opèrent au plus près de la population et revendiquent une action de développement sont issus de dynamiques qui dépassent le cadre territorial dans lequel ils agissent. Filiales d’ONG internationales, groupements associatifs liés à l’émigration d’une partie de leurs membres, partis politiques ou syndicats appartenant à des organisations mondiales, les « nouveaux » pouvoirs doivent autant à la mondialisation des idées, des circulations et des mœurs qu’à une logique nationale, voire locale. Ces collusions sont aussi masquées par l’invocation de la « mondialisation », force incontournable et « naturelle » qui rendrait impossible toute intervention « politique », à l’échelle locale comme à l’échelle nationale, sinon sur le mode de l’adaptation.
45Dans sa nouvelle évaluation, le local est considéré comme étant en prise directe avec le monde. La décentralisation doit permettre aux collectivités de base d’administrer directement les services, les populations et les territoires qui les concernent. Ce niveau de gestion est en même temps celui de la lutte contre la pauvreté, considérée comme liée à des caractéristiques locales et non à des structures sociales d’échelle supérieure : « dans cette approche, bonne gestion locale, émergence locale du marché, intervention ciblée contre la pauvreté vont de pair » (Peemans, op. cit. : 313). Dans certains cas, le discours de la Banque mondiale soutient que les possibilités d’amélioration de la vie des habitants dépendent exclusivement de la croissance économique locale actuelle. Il nie tout objectif politique de redistribution des richesses produites et accumulées dans le passé ou dans d’autres régions du pays13. C’est même le contraire qui est valorisé. Au rebours des mesures de développement reposant sur la mise à niveau de territoires en retard, sont mises en avant la force des spécificités et des solidarités locales, l’expérience accumulée, l’originalité d’un produit pouvant être directement vendu sur les marchés internationaux14. Dans la mesure où l’on sait tirer parti de ses avantages spécifiques, tout en préservant la « durabilité » selon les préceptes de l’Agenda 2115, le territoire de la collectivité locale est vu comme l’espace adéquat du développement et de la compétitivité.
46Les acteurs locaux, eux aussi pris dans des réseaux englobants, réagissent de façon diverse aux évolutions proposées ou imposées par les entrepreneurs de la mondialisation. Des collectivités locales entières sont embarquées dans la nouvelle dynamique économique, comme dans le cas du développement de la culture des mangues au Pérou. Dans d’autres cas, cette dynamique provoque des interrogations, suscite des réactions à partir desquelles les habitants d’un lieu donné s’organisent. Le territoire administratif est ainsi valorisé par les autorités municipales de Valparaiso au Chili, à partir de la notion de patrimoine. Ailleurs, en Amazonie par exemple, face à l’action des investisseurs, le territoire est réclamé, par ceux qui en ont été les premiers occupants – les indigènes –, et par les défenseurs de la nature : les uns et les autres proposent de le délimiter pour le protéger.
47Les territoires sont cependant soumis à des pressions constantes. La mondialisation fait exploser les repères traditionnels, les bornages administratifs, la cohésion interne. Des conflits surgissent ou réapparaissent, des contradictions se font jour. L’émergence du niveau local offre de nouveaux horizons pour des acteurs qui interviennent dans la gestion des territoires et qui ont des stratégies d’utilisation de la mondialisation. Des intérêts divergents opposent ainsi différents groupes sociaux, comme à Motupe, au Pérou, où les logiques en marche supposent l’exclusion à terme d’une partie des petits agriculteurs d’origine indigène : la municipalité, discréditée par des problèmes de gestion, et la communauté paysanne, sans ressources, n’ont pas les moyens de contribuer au renforcement des solidarités (cf. contribution de É. Mesclier et J.-L. Chaléard). À Valparaiso, la volonté des uns de protéger le patrimoine entre en conflit avec le souci des autres de tirer un parti économique des avantages de la mondialisation, pour soi-même ou pour la collectivité (retombées financières par le tourisme, par les aides, etc.) (cf. contribution de S. Jacquot). À Johannesburg, les revendications des populations se traduisent par la création de comités locaux ou civics, mais ceux-ci sont instrumentalisés par les pouvoirs en place, soucieux de conserver leur emprise sur le territoire (cf. contribution de C. Bénit et al.). La dimension mondialisée d’un phénomène détermine aussi l’évolution de sa reconnaissance, de sa prise en charge et des rapports de force en présence. Les leaders indigènes d’Amazonie s’appuient sur la mondialisation pour consolider leurs réseaux et leurs soutiens, nécessaires à la préservation du patrimoine naturel et de leurs territoires (cf. contribution de F.-M. Le Tourneau et al.).
48Pour les territoires locaux, l’enchevêtrement des échelles est porteur d’immenses possibilités mais aussi d’incertitudes. La perte de légitimité de l’État, l’affaiblissement de son lien avec la nation, le renouveau des questions ethniques, les mobilités des individus font rejouer des identités qui paraissaient établies et auxquelles il faut trouver un nouveau fondement. De façon cohérente avec la décentralisation, la valorisation des spécificités locales, l’inventaire des cultures et des différences, des diversités et des richesses, susceptibles de devenir patrimoine et marchandise, transforment le territoire en un nouveau terreau identitaire. Dans sa proximité et sa familiarité, la « petite patrie » l’emporterait sur la « grande patrie », qu’elle soit nationale ou planétaire. Point n’est besoin d’insister sur les possibles dérives de cette proposition. Elle contient en elle les germes de l’exclusion sur des bases spatiales de plus en plus étroites. Après les bantoustans, le quartier privé ? La valorisation des identités, portée par une vague culturaliste qui cherche aussi à éviter l’imposition de modèles à des sociétés qui répondent à des critères propres, masque le plus grave problème qui soit, celui de l’inégal développement. Se préoccuper des mille manières de préparer le repas est une chose, savoir si chacun mange à sa faim en est une autre.
L’État malgré tout
49L’évaluation de la décentralisation dans les pays du Sud fait apparaître les limites du processus et souligne des difficultés que l’imposition d’un modèle génère. Menée à marche forcée, elle ne se traduit pas nécessairement par un renforcement de la participation ou de la démocratie, surtout si les sociétés locales ne comportent pas de contre-pouvoirs ou de groupes sociaux intermédiaires capables d’agir. La corruption s’est décentralisée et démultipliée, les mouvements sociaux, teintés de réflexes identitaires, se sont accentués au point que les bailleurs de fonds, pourtant à l’initiative de ce type de réformes, réexaminent leurs politiques territoriales.
50L’État redevient un niveau porteur d’avenir. Au cours du xxe siècle, et quels que soient leurs engagements internationaux (remboursement de la dette) et le contexte idéologique du moment (s’ouvrir aux capitaux étrangers, favoriser le libre-échange), les États du Sud ont pris des décisions de politique économique16. Dès la fin des années 1970, la critique de l’industrialisation par substitution des importations et de l’ingérence étatique dans l’activité économique a été formulée et reprise par le Chili, avant de se diffuser à d’autres États latino-américains qui ont successivement pris des mesures de libéralisation, de dérégulation des marchés et de privatisation des entreprises publiques17. Aujourd’hui, malgré les discours qui annoncent leur inéluctable dissolution face aux dynamiques mondiales des entreprises, des marchés, des organisations supranationales et des communautés transnationales, les États sont envisagés comme pouvant rejouer un rôle déterminant dans les évolutions des territoires locaux, régionaux et nationaux18.
51Sans doute ne faut-il pas s’étonner que l’État ne soit pas encore mort. Il demeure responsable de la gestion d’une totalité (Santos, 1997), le territoire national, et dispose d’instruments pour agir. On peut lire l’action de l’État dans les conséquences de ses choix territoriaux, dans les transferts qu’ils impliquent entre régions, dans la modification des conditions de reproduction des sociétés et la régulation des tensions sociales. Par ailleurs, les discontinuités frontalières, voire les limites administratives, peuvent demeurer de réelles coupures, de part et d’autre desquelles règnent des conditions distinctes dont tirent parti les acteurs, des individus aux firmes, qui savent jouer sur les différentiels (Bennafla, 2002 ; Carrizo et Velut, 2005). La contradiction majeure que révèlent dans leurs dimensions territoriales les processus en cours est que les gouvernements centraux, malgré leur affaiblissement, ne sont pas les derniers à favoriser les projets des entrepreneurs là où ils les jugent bons et utiles. Le territoire national apparaît, à la fois, comme l’un des principaux moyens de l’action politique par laquelle les pouvoirs publics s’acquittent d’une mission de « gouvernance » qui avantage les entreprises mondialisées, et comme le révélateur du changement de paradigme qui voit l’État se désengager de parties importantes de l’espace dont il considérait avoir la charge, et s’accorder avec les acteurs privés. Tout en réduisant leurs droits de douane et en prenant des mesures protégeant l’investissement étranger, les États jouent de façon différenciée sur leur insertion dans le commerce international pour créer un cadre favorable à l’émergence de secteurs compétitifs et au développement d’entreprises et de spécialités parfois inattendues.
52L’État du xxie siècle a changé : il est devenu le garant de la stabilité des équilibres, le garant des investissements privés, le garant de la mondialisation libérale. Le risque est qu’il ne s’en tienne à l’avenir qu’à cela. Le simple fait de laisser la mondialisation dans tous ses aspects s’installer, sans contrepartie ni compensation, est déjà un choix, parfois imposé sans ménagement à la population. Les États ont ainsi vu leurs prérogatives restreintes aux pouvoirs régaliens traditionnels, mais ô combien indispensables à l’économie libérale, que leur confère le contexte idéologique international : ordre, sécurité, liberté d’entreprendre, abaissement des garanties sociales. Dans certains États du Sud, les contraintes internationales ont été reportées sur une partie de la population, généralement trop démunie pour réagir. C’est le cas de pays africains dont les classes dirigeantes, selon G. Duruflé (1988, 1994) qui a observé la Côte d’Ivoire, Madagascar et le Sénégal durant les années 1980, ont réinterprété à leur profit les injonctions des organismes internationaux. De même, les réformes argentines ont touché avant tout la classe moyenne. Ainsi, entremêlé avec ce premier mouvement idéologique descendant, un second processus de diffusion des dynamiques, cette fois-ci horizontal, voit les pouvoirs locaux, soucieux de respecter les desiderata internationaux, composer avec les lobbies d’entrepreneurs et entretenir les réseaux de clientèle19. Il y a donc combinaison des deux processus, pour le meilleur et pour le pire, dont témoignent les évolutions territoriales présentées dans la troisième partie.
53Quant aux populations, elles perdent, en proportion inverse aux investisseurs extérieurs, leur capacité de contrôle sur les ressources de leur territoire et ne sont pas forcément toutes intégrées au « développement » dans les mêmes conditions. Les conséquences les plus négatives de la mondialisation pourraient-elles être évitées si les pouvoirs publics locaux s’abstenaient de ces initiatives exagérées censées favoriser l’entrée des investissements étrangers ? Lorsque l’appareil d’État, celui des collectivités locales et une partie des fonctionnaires sont obnubilés par les programmes internationaux, il est difficile d’envisager une alternative endogène locale et collective, un rééquilibrage des politiques économiques au profit de l’ensemble des sociétés.
54Refuser d’adopter la mondialisation serait pour les pays du Sud une façon de rater le coche de la modernisation qui, ainsi que le soutient J.-P. Peemans (op. cit.), a été proposée de manière normative et sous différents aspects depuis les années 1950 et dont la mondialisation est le dernier avatar. Le débridement libéral actuel accentue les tensions et interfère lourdement dans la construction d’identités et de territoires à multiples visages et échelles. Seul un niveau politique territorial adéquat dans lequel chacun se reconnaît peut redonner sens au rassemblement des individus. Les différentes autorités politiques doivent, avec les individus, les groupes socioéconomiques, le secteur privé, les sociétés en général, réinventer le pouvoir de fabriquer du territoire, à des échelles multiples et évolutives. Au-delà des diagnostics spatiaux permettant de faire la part des choses, une recherche active sur le développement des pays du Sud dans la mondialisation doit se donner pour tâche de contribuer à l’émergence de figures nouvelles de régulation, distinctes de celles de jadis et intégrant une pluralité d’échelles et de niveaux. Sans cette construction, la mondialisation apportera aux pays du Sud, comme à ceux du Nord, surtout des déceptions.
Notes de bas de page
1 Dans cet ouvrage, nous utilisons le néologisme mondialisation, plutôt que celui de globalisation directement calqué de l’anglais globalization. En effet, le terme global ne fait pas en français, à la différence de l’anglais, référence au monde.
2 À ce titre, nous nous inscrivons dans la ligne des études réalisées en Afrique par A. Dubresson et J.-P. Raison (1998) ou encore en Amérique latine et dans la péninsule ibérique par C.A. De Mattos et al. (1998).
3 C. Colclough (1991-1994 : 29), en introduction à une série d’études de l’Institute of Development Studies, signale que « l’introduction d’un régime libéral dans un contexte de pauvreté est très différente de son introduction dans un contexte de croissance dynamique », ce qui expliquerait des résultats également divergents entre, par exemple, le Sud-Est asiatique et l’Afrique subsaharienne.
4 Sur l’échelle de la corruption établie par l’ONG Transparency International, la place des pays du Sud, si elle paraît exonérer les pays du Nord de telles pratiques, ne dédouane pas les firmes multinationales qui interviennent au Sud et qui sont pour la plupart d’origine européenne, américaine ou japonaise.
5 Le raz-de-marée de décembre 2004 en Asie du Sud a rappelé aux yeux avertis combien la destruction des mangroves sur les fronts de mer, pour construire à la place des hôtels et des villes, avait des effets dévastateurs en cas de montée des eaux.
6 Il semble justifié de considérer avec J.-F. Staszak (2000 : 110) que « la prophétie de la mondialisation est pour une part autoréalisatrice ».
7 Les pôles de performance ou encore « lieux qui gagnent » sont ainsi qualifiés à partir de la compétitivité de leurs entreprises : ainsi, selon O. Dollfus (1995 : 271), « la compétitivité, produit de la différence des performances dans la production de biens et services, permet à une entreprise, un groupe d’entreprises ou un pays de gagner des parts d’un marché […]. Par métonymie, on peut dire qu’il y a des “lieux qui gagnent” en sachant que ce sont les entreprises qui sont performantes, entraînant avec elles l’enrichissement ou une amélioration des revenus de la population, ou d’une partie des habitants ».
8 Cf. les travaux de B. Bertoncello et S. Bredeloup sur les centres commerciaux et marchés d’Abidjan (Bertoncello et Bredeloup, 2002).
9 Cf. les travaux sur les interfaces portuaires en Afrique (Debrie et De Guio, 2004) ou sur les réseaux de drainage des matières premières en Amérique du Sud (Foulquier, 2001).
10 Solidarité entendue comme une interdépendance mise en place intentionnellement et mêlant, en proportions variables, la dépendance et la communauté d’intérêts.
11 Nos travaux ne portant que sur l’Afrique et l’Amérique latine, ils ne permettent pas de se prononcer sur la cohérence d’autres grands ensembles géographiques.
12 Marché commun de l’Amérique du Sud, associant Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay.
13 Cf : City Of Johannesburg (2002a : 8-9), cité par C. Bénit et al. dans le présent ouvrage.
14 Cf. les travaux de B. Pecqueur (2000) sur le développement local.
15 L’Agenda 21 est un programme d’action pour le xxie siècle orienté vers le développement durable. Il a été adopté par les signataires de la Déclaration de Rio de Janeiro en juin 1992. Ses principaux objectifs sont la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, la production de biens et de services durables ainsi que la protection de l’environnement.
16 Même si, en ce début du xxxie, leurs marges de manœuvre s’avèrent réduites.
17 À la même époque, en Afrique, les populations ont commencé à entendre parler des plans d’ajustement structurel, présentés comme inéluctables par les autorités politiques des États (DIOUF, 2002 b).
18 Cf. le propos de J. Coussy (2005 : 9) dans Alternatives internationales : « Aujourd’hui, les donateurs soulignent l’importance des États et la nécessité de leur rendre leurs prérogatives. Concrètement, ils envisagent de réduire l’aide à des projets qu’ils contrôlaient de A à Z et de financer les budgets des gouvernements afin de donner à ces derniers les moyens de conduire leurs propres politiques. C’est une évolution étonnante dans le discours des institutions financières internationales, naguère farouchement opposées au soutien budgétaire en soulignant à l’envi la corruption des États. »
19 Les fonctionnaires des États concernés sont en première ligne pour subir l’ajustement de leur fonction aux impératifs décidés par leurs gouvernements. Cependant, le numéro de la revue Autrepart (n 2001/20), consacré à cette catégorie de personnels politiques « entre deux eaux », montre comment celle-ci recompose localement les pouvoirs de décision et d’action.
Auteurs
jerome.lombard@ird.fr
Jérôme Lombard, géographe, chargé de recherche, LPED, IRD, membre de l’UMR Temps.
evelyne.mesclier@wanadoo.fr
Évelyne Mesclier, géographe, chargée de recherche, IRD, UR Refo, associée à Prodig, membre de l’UMR Temps.
Sebastien.velut@ens.fr
Sébastien Velut, géographe, chargé de recherches, C3ED, IRD, maître de conférences à l’École normale supérieure, membre de l’UMR Temps.
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